Cette étude a été financée par le projet de recherche interdisciplinaire, l’Action de Recherche Incitative (ARI) du Laboratoire de Recherche Sociétés et Humanités (LARSH) de l’Université Polytechnique Hauts-de-France (UPHF). Nous remercions aussi les membres de de l’équipe ARI-Éthique et Gestion de Projet à l’heure du Numérique qui ont co- élaboré notre questionnaire. Nos réflexions ont été grandement aidées par les échanges avec les participants de la Conférence internationale sur l’Ethique de l’Information et de l’Organisation des Connaissances qui s’est tenue le 8 et le 9 juin 2023 à l’Université de Lille.
1Avec les bouleversements de la transition numérique quel sens les individus accordent- ils à la justice informationnelle dans nos sociétés pluralistes ? Dans un article intitulé Les questionnements éthiques en systèmes d’information, Hamet & Michel (2018 : 103) soulignent comment les personnes subissent un technostress et une perte de pouvoir face aux systèmes numériques. De même, s’interrogeant sur la manière dont les technologies affectent nos vies, Doat (2021), constate qu’elles nous donnent de nouveaux pouvoirs, lesquels nous posent « d’innombrables questions nouvelles sur nos responsabilités, nos droits et nos devoirs ». En conséquence « la référence à une tradition morale unique pour guider l’agir humain n’est plus possible » (Doat 2021). Ces bouleversements peuvent altérer notre perception de l’« agir-humain » relatif à nos modes de communication. Celle-ci se prête alors à un questionnement éthique sur le sens que l’on attache désormais à la justice informationnelle, considérée comme la perception de justice face à la communication d’information.
2Dans ce contexte, nous supposons que le travail en mode projet constitue une expérience singulière pour les salariés qui s’y engagent. A partir de là, on peut se demander comment le questionnement – sur nos responsabilités, droits et devoirs – se répercute sur la manière dont les salariés intériorisent en tant que vécu expérientiel – ce qui est perçu comme juste et injuste ? Le travail en mode projet se présente comme une activité prometteuse en termes de changement, souvent unique et novatrice, mais aussi porteuse d’incertitude et de risque, mise en place en vue de produire un livrable dans un temps donné à partir des ressources circonscrites par un budget (Westland, 2003). Kemp (2006) précise les différentes facettes de la gestion de projet, d’une part en tant que résultats attendus et d’autre part comme myriade de différents sous-processus qu’il faut combiner au bon moment. La description de Westland (2003) et de Kemp (2006) posent plusieurs questions, car les différentes facettes d’un projet peuvent créer des tensions ambiguës, voire des injonctions paradoxales. Or, sur quoi pourrait reposer un processus de conciliation de ces tensions ?
- 1 Cet article développe une communication présentée lors de la Conférence internationale sur l’Ethiqu (...)
- 2 L’idée d’injonction renvoie aux consignes à exécuter sous menace de sanctions possibles. Une injonc (...)
3Au regard de la généralisation des pratiques de projet et du recours aux dispositifs numériques de travail, notre étude1 soulève des perspectives de réflexion en « éthique-vécue ». Cette dernière est entendue comme fondée sur des convictions des acteurs de terrain, de ce qu’ils déclarent comme « juste » et « injuste ». Cette éthique-vécue (intériorisée) se trouve juxtaposée à une « éthique opératoire » des principes moraux ou des injonctions2 normatives. Notre étude se donne, ainsi, comme point de mire l’éthique vécue par l’individu avec ses contradictions et paradoxes éventuels (Hadot, Laugier et Davidson, 2001).
4Entre mars 2022 et mars 2023, un groupe d’une dizaine de chercheurs de différentes disciplines en SHS se sont engagés dans un projet de recherche intitulé Éthique et Gestion de Projet à l’heure du Numérique (EGPN) au sein du Laboratoire de Recherche Sociétés et Humanités (LARSH) de l’UPHF. Le point de départ de ce travail de recherche est étroitement associé à la « justice organisationnelle » (Janiczek et al., 2012 : 100). Colquitt (2001) présente le concept de justice organisationnelle comme la perception individuelle de la justice entre les membres d’une organisation lors des prises de décision. Le projet EGPN cherche à identifier comment les acteurs de terrain perçoivent les pratiques présentées comme « éthique » dans un digital workspace (espace de travail) où « le numérique contribue à améliorer des pratiques, y compris éthiques, lors d’un travail en mode projet » (Westland, 2003 : 4).
5Ces pratiques prennent place dans un contexte d’intérêt accru pour le bien-être et l’utilisation d’outils numériques lors du travail en mode projet. Parmi les valeurs et les principes des acteurs de terrain se trouvent la perception (traitement de l’information fondé sur le « seuil perceptif qui permet une sensation psychologique », Lieury, 2013 : 100) de ce qui serait « juste », et son corollaire la « justice », lesquels sont au cœur des préoccupations de l’éthique. L’objectif consiste alors à dresser un état des lieux de ce qui est vécu et rattaché à une pratique éthique vécue sur le terrain par les acteurs engagés dans des projets, sous l’angle de ce que Janiczek et al. (2012) nomment la « justice organisationnelle ». Dans cette optique, et à la suite des travaux de Greenberg (1987) et Janiczek et al. (2012), la justice organisationnelle est déclinée en quatre dimensions : procédurale (la manière dont les décisions sont prises et mises en œuvre), distributive (conséquences des décisions), interpersonnelle (relations avec les collègues) et informationnelle (compréhension des décisions prises).
6Les différents défis de la gestion de projet ayant recours aux outils numériques de travail mettent en évidence, d’une part, la nécessité de co-élaborer une cohérence globale ayant un sens pour tous et, d’autre part, celle de faire coexister différents niveaux d’éthiques explicitées par la suite. La justice organisationnelle est prise dans l’acception de Greenberg (1987 : 9), selon qui la notion est fondée sur l’idée de fairness en anglais (c’est-à-dire un traitement impartial, sans favoritisme3), par exemple, lors d’une résolution de conflit, de négociation ou de sélection. La justice organisationnelle joue donc un rôle de médiation pour assurer un vivre- ensemble pour certaines personnes. A savoir, maintenant, qui sont ces « certaines personnes » ? Pour le dire autrement, ce qui est présenté dans une organisation comme “la justice” peut être vécue et perçue comme « injuste » si certains estiment qu’ils ne font pas (suffisamment) partie du vivre-ensemble. Or, comme le souligne Bachler (2020 : 47), le vivre-ensemble devient une injonction si elle ne consiste qu’à accepter la présence de l’autre à côté de soi sans précisions. L’absence de précisions, notamment si l’individu est lié au destin des autres, sert alors « à dissimuler une forme d’individualisme caractéristique de nos démocraties ». Au vu de ces constatations, nous pouvons poser la problématique de recherche suivante : Comment les salariés vivent-ils un ensemble d’injonctions, souvent ambiguës, de gestion de projet du point de vue de la justice informationnelle ? La problématique interroge ainsi les pratiques de travail en mode projet qui favoriseraient une approche « éthique » à l’ère du bien-être accru et du numérique.
7Selon De Gaulejac (2009 : 131) le travail en mode projet (impliquant de l’innovation, des risques, des délais à respecter) utilise des pratiques à aspiration éthique comme l’expression du souhait « de remettre de la cohérence et du symbolique dans un univers incohérent et chaotique ». Parler de l’éthique permet de rehausser l’image de marque d’une organisation. L’appel récurrent à l’éthique organisationnelle sert également à légitimer la réussite financière (Kuepers et Aroles 2020 : 165, Saleh et Antheaume 2020 : 78, De Gaulejac 2009 : 133-134). Alors, comment faire pour limiter une instrumentalisation abusive de ce qui est présenté comme des pratiques « éthiques » ? Une réponse à cette question tient à l’institution d’une forme de « justice organisationnelle » - telle que nous le concevons en lien étroit avec la gouvernance de l’organisation. Cela permet de réguler le vivre-ensemble au sein d’un lieu de vie comme l’entreprise. La perception de justice organisationnelle se réfère à la perception de fairness (« impartialité ») dans l’organisation (Greenberg, 2010). Nous proposons ainsi d’arrimer la perception de l’impartialité à la gouvernance de l’organisation afin que les décideurs de l’entreprise puissent prendre en compte des « perceptions » du terrain. Il y a un enjeu de taille pour la gouvernance car les perceptions de l’équité et de l’iniquité peuvent avoir un effet direct et positif sur la performance et la durabilité de toute organisation (Karkoulian et al., 2016, Ousseynou et Seydou, 2020). D’autres, comme Piasecki et al. (2019 : 118), affirment que la perception de justice renvoie au jugement des décisions prises à l’égard des salariés mais également à la qualité perçue du traitement qu’ils reçoivent au sein de l’organisation.
8Une autre manière d’aborder la justice organisationnelle est de la relier à la façon dont les acteurs cherchent à négocier en élaborant des règles de conduite se déployant sur plusieurs niveaux. Dès lors, la dynamique organisationnelle se conçoit dans sa multidimensionnalité globale. Dans cette optique, Crozier et Friedberg (1977 : 246) définissent l’organisation comme « un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure (...) par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux ». C’est dans l’optique de mettre en avant le rôle de la justice organisationnelle, notamment son aspect « informationnel », que nous proposons d’aborder le domaine d’éthique de manière multidimensionnelle en interaction constante avec la justice organisationnelle (voir le Schéma 1 ci-dessous).
9La première dimension désigne l’éthique désirée. Elle s’élabore souvent à long terme avec des mouvements de va-et-vient et d’adaptation. Elle s’apparente à ce que Paul Ricœur (1990) nomme l’« éthique visée » et qu’il définit en ces termes : « Appelons « visée éthique » la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (italiques dans le texte de Ricoeur, 1990 : 202). Vu sous cet angle, l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, tandis que la morale est définie par son caractère déontologique (Ricoeur, 1990 : 200). La nature normative de la morale transparaît, par exemple, dans la Règle d’Or d’Hillel, à savoir « Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait » (Ricœur, 1990 : 202). Pour Ricœur (1990), l’éthique intègre les rapports interpersonnels au sein d’une institution juste en tenant compte des normes (morales) partagées. Le rapport entre l’éthique et la morale, tel que Ricœur (1990) le conçoit, résonne dans les grandes lignes chez Hamet & Michel (2018 : 103) selon qui « L’éthique vise à établir des normes pour l’action humaine ». Dans cette optique, l’éthique désirée participe à une gouvernance organisationnelle en proposant des lignes directrices jugées juste et injuste comme l’horizon d’une conduite visée, à laquelle on aspire. Il s’agit bien, ici, d’une éthique prescriptive choisie (« désirée ») ayant pour but d’avancer des lignes directrices et des outils d’analyse afin d’améliorer la prise de décision, tout au moins, dans le domaine de la gestion de projet (Jonasson & Ingason, 2013 : 16). Le mode de communication de la gouvernance peut aboutir à une médiation préventive lorsqu’elle est institutionalisée par des fonctions ou expressions formelles ou informelles.
- 4 Le terme date de 1846, sous la plume du missionnaire britannique Henry Hare Dugmore (Polverini, 201 (...)
10La deuxième dimension est celle de l’éthique opératoire. Ce qui caractérise l’éthique opératoire est la transformation des lignes directrices de l’éthique désirée en règles (en formulant une déontologie), voire en méthodes d’analyses (articulation d’un ensemble de règles) et en conduites précises. De ce point de vue, il s’agit de recourir, si besoin, à une médiation préventive afin de s’assurer que le message soit compris. Dans une autre optique opératoire, Hempel (2018) avance trois questions éthiques pour élaborer un « diagnostic » : Qui s’intéresse (cares) au « succès » d’une action ? Qui se soucie (cares) de son « échec » ? Qui peut être « blessé » par les conséquences de l’action ? Ce type de diagnostic peut servir dans un cadre où le « project ethics » est au cœur de ce qui caractérise le chef de projet comme professionnel d’après Jonasson & Ingason (2013 : 16). Sur le plan opératoire, de telles méthodes d’analyse génèrent ce que Ricœur (1990 : 212) nomme le « pouvoir-jugé ». Celui-ci se rapporte à la capacité (« pouvoir ») de déterminer (« jugé ») la conduite qui satisfait un manque à soi « par la médiation du manque à l’autre ». Il s’agit, là, d’une médiation corrective régulatrice. Par ailleurs, la démarche de Ricoeur (1990) rappelle un dicton zoulou d’ubuntu (être humain), popularisé par Desmond Tutu et Nelson Mandela : umuntu ngumuntu ngabantu (« Je suis humain à travers d’autres humains4 »). Ce dicton souligne l’importance d’une communauté de membres interdépendants pour la mise en œuvre d’une éthique opératoire via les règles de conduite (sportive, déontologique…) qu’elle encourage et décourage.
- 5 Pour Zacklad et Rouvroy (2022 : paragraphe 16), la démarche relevant de l’éthique-située cherche à (...)
- 6 Selon l’Oxford Reference, cette expression renvoie à un « Terme introduit par Dewey pour désigner l (...)
11La troisième dimension est nommée éthique-vécue. Elle se rapporte à la dimension expérientielle que l’acteur social vit à sa manière. Sur le plan théorique, elle fait référence au concept d’énaction, c’est-à dire à un entrelacement du corps-en-action intégrant des éléments organiques, sensorimoteurs et intersubjectifs dans un monde « socio-matériel » (Di Paolo, Cuffari & De Jaegher, 2018 : 81). Cette éthique-vécue repose sur une cognition vécue immédiate, ici et maintenant, à partir d’un ensemble d’émotions, de raisonnements et d’expériences corporelles en interaction avec un environnement. Le vécu expérientiel de cette éthique s’apparente plutôt au terme Erlebnis en allemand, c’est-à-dire à une expérience vécue (Leben) ponctuellement, éventuellement passagère, à un moment donné. Lorsque ce vécu ponctuel fait partie d’un parcours (Fahrung), en l’occurrence de mise en lien avec des Erlebnis répétées et des connaissances, il se transforme en une expérience enrichie qu’on peut qualifier en allemand comme Erfahrung. La distinction entre d’Erlebnis et d’Erfahrung est ce qui différencie l’éthique-vécue de l’éthique-située5 évoquée par Zacklad et Rouvroy (2022 : paragraphe 7). Celle-ci comprend des normes qui guident l’action « justifiées par sur une assertabilité garantie (warranted assertibility6, Dewey 1941) par des expériences répétées ». En ce sens, l’éthique-située penche vers l’expérience Erfahrung. En revanche, l’éthique-vécue se rapporte à l’expérience singulière de l’individu, telle qu’il pense la vivre, possiblement inspirée par une vision d’une éthique-désirée ou par des normes de conduite d’une éthique opératoire à un moment donné. Que la perception de l’individu corresponde à une véritable justice effective, ou non, n’est pas la question. Il s’agit, essentiellement, de décrire de manière idiographique (Labour, 2016 : 321) ce qu’un acteur social perçoit comme juste ou injuste. Sous cet angle, l’éthique-vécue peut faire partie d’un des éléments d’une éthique située.
12Se pose alors la question de ce qui relie ces trois grandes dimensions de l’éthique en un tout organiquement fonctionnel. À la suite des travaux fondateurs de Greenberg (1993), nous proposons un modèle théorique faisant apparaître les multiples dimensions éthiques en interaction, au centre duquel se trouve le rôle « médiateur » de la justice organisationnelle – comprenant sa déclinaison spécifique en justice informationnelle – qui relie des aspects de gouvernance (Éthique-désirée), de principes déontologiques (Éthique-opératoire) et de régulation (Éthique-vécue) par une série de médiation. Le rôle médiateur associé à la justice organisationnelle contribue ainsi à assurer un vivre-ensemble pour que l’éthique-vécue puisse être prise en compte dans un espace de vie partagé avec d’autres éthiques-vécues.
13Le concept de médiation est un concept-clé dans le champ constitué des Sciences de l’Information et de la Communication (Deschamps, 2018). La médiation intra- organisationnelle désigne un processus qui nécessite la mise en œuvre d’un dispositif dans une situation de manque de contact ou de lien dans un contexte d’inachèvement (Deschamps, 2018). Les travaux de Féral-Schuhl (2022), Housty (2021), Six (1990) et Guillaume-Hofnung (1955/2012) nous rappellent que la médiation a davantage un rôle préventif que correctif. Elle consiste à instaurer un dialogue social, à le restaurer si nécessaire, à faciliter les échanges et la confiance dans un cadre confidentiel permettant de sécuriser les acteurs. De ce fait, la médiation a pour but de rendre justice (dans le sens d’une justice organisationnelle) avant toute utilisation de la Justice au sens légal ou institutionnel. Dans ce contexte, les entreprises peuvent nommer des médiateurs dédiés à cette fonction. Ces derniers font « partie d’une meilleure justice organisationnelle » (Féral-Schuhl et Jaurel, 2022 : 118). Le schéma, ci-dessous, permet de visualiser les liens entre les différents processus.
Schéma 1 : Justice organisationnelle et éthique multidimensionnelle
14Dans le cadre de notre étude, nous nous intéressons principalement à l’éthique-vécue des individus en lien avec la justice informationnelle. L’exploration des travaux abordant cette thématique montre que l’hypothèse fondatrice de Greenberg (1993 : 83), selon laquelle il existe quatre dimensions distinctives de justice, fait encore consensus. Il s’agit des dimensions distributive (allocation des ressources de manière équitable) et procédurale (processus décisionnel bien informé) partageant deux sous-dimensions de l’interpersonnelle (bienveillance envers une personne) et de l’informationnelle (accès aux informations vérifiables et correctes). Ainsi, la justice informationnelle vise à évaluer à quel point une autorité est capable de communiquer et d’articuler les informations qui sous-tendent le processus de décision (Ousseynou et Seydou, 2020 : 7). La pauvreté de la littérature scientifique traitant de la justice organisationnelle en contexte de gestion de projet démontre la nécessité d’approfondir ce sujet (Ousseynou et Seydou, 2020). Il apparaît que la justice informationnelle tend à se limiter à la circulation, au traitement et au stockage d’un ensemble de données à but « informatif ». Or, dans le contexte de notre étude, la « pertinence » de l’information implique un niveau de construction de sens. Cette construction de sens passe par la circulation des données. Le terme « sens » pose une double acception de meaning-making (ce qui est perçu comme significatif, voir Frémeaux, Radu-Lefebvre & Diaz-Matajira 2021 ; Lukianova & Fell 2015) et de sense-making (rendre cohérent un ensemble de meanings, cf. Labour 2016, Klein 2011).
15Les études portant sur la justice organisationnelle, comme celles de Janiczek et al., (2012), ont servi comme points de départ à l’élaboration d’un questionnaire soumis à plusieurs terrains et univers professionnels. Nous prenons comme prémisse que le sens donné à ce qui est vécu comme juste ou injuste agit aussi dans la mise en œuvre et la conduite de projet au sein des organisations, contribuant à assurer son succès ou son échec, en particulier lorsque ce projet requiert l’usage d’outils numériques. Pour interroger cette prémisse, nous adoptons une approche inductive pour élargir le concept actuel de justice informationnelle à partir des réponses des acteurs de terrain. Pour ce faire, l’étude a adopté une démarche exploratoire et descriptive (Oiry et al., 2015 : 6). Il est important de souligner que les répondants ont déclaré ce qu’ils ont vécu au cours d’un projet donné, d’où est venue l’idée de recourir au concept d’éthique-vécue/expérientielle. Il ne s’agit aucunement de déclarations de ce qu’ils désirent (éthique désirée ou aspirationnelle) ou prescrivent (règles, gouvernance et régulation) et mettent en œuvre (éthique opératoire).
16Le questionnaire cherche à mieux comprendre la perception de ce qui perçu comme juste et injuste dans la gestion de projet. Le questionnaire final de 23 pages et de 34 questions fermées et semi-fermées a fait l’objet d’une pré-étude afin de valider les questions et le cadre d’interprétation des données. Le questionnaire a été soumis en ligne (Google Forms) à des personnes engagées dans des projets. Parmi les 215 réponses recueillies, 203 réponses ont été retenues.
17Ce type de questionnaire peut être délicat à appliquer en entreprise car les questions posées permettent l’expression de l’insatisfaction du salarié envers l’entreprise. Notons tout de même que la possibilité d’exprimer cette insatisfaction en entreprise est une tendance croissante qui se dessine avec la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), l’audit social, l’éthique du care, la fonction du Happiness manager. L’accès au monde de l’entreprise a été ici effectué par les réponses des apprentis en Master (58 % du corpus) et en licence (34 % du corpus).
18L’analyse statistique menée est fondée sur la mesure de coefficient de corrélation (r), c’est-à-dire sur la relation linéaire entre deux variables. Cependant, ce n’est pas parce deux variables semblent évoluer ensemble statistiquement que cela signifie qu’une variable est la cause de l’autre ; corrélation n’est pas causalité. Néanmoins, une corrélation, comme une non- corrélation, sert à aiguiller la réflexion dans la compréhension d’un corpus de données en fonction du cadre conceptuel déployé pour interpréter des données.
19Le tableau ci-dessous, présente une Analyse en Composantes Principales (ACP) visant à identifier les principales corrélations entre nos variables. Plusieurs, techniques sont possibles. En l’occurrence, nous avons adopté une technique exploratoire avec une analyse parallèle fondée sur une rotation des composantes (créant des « pôles attracteurs », nommé Rotation Component, RC, en anglais) de type orthogonal Varimax avec le logiciel JASP (version 0.17.2.1). Les flèches vert foncé de l’analyse indiquent une corrélation positive, tandis que les flèches rouge clair désignent une corrélation négative. L’intensité de la corrélation statistique est signalée par la largeur de la flèche.
Tableau 1. Les corrélations des quatre dimensions de la Justice Organisationnelle
20Le but principal de l’analyse est de mettre en évidence les liens statistiques sous-jacents entre les justices (J.) procédurale (cohérence structurelle), distributive (partage des ressources), interpersonnelle (dignité de l’individu) et informationnelle (compréhensibilité des décisions). Globalement, l’analyse montre que la justice informationnelle aurait une corrélation faiblement négative avec les justices interpersonnelle et procédurale, d’une part. Elle indique aussi que la justice informationnelle n’a aucune corrélation positive avec les autres dimensions de la justice organisationnelle, d’autre part.
21Plus précisément, la justice informationnelle, telle que nous la comprenons, aurait une qualité distinctive dans la mesure où elle est la seule qui fasse l’objet d’une corrélation négative plus affirmée, en l’occurrence, de la part de la justice interpersonnelle. La nature sous-jacente des résultats est importante à souligner car, de prime abord, une telle tension ne figure pas de manière claire dans la plupart des tableaux des réponses des répondant.e.s qui suivent. Alors, quelles sont les raisons pour lesquelles les répondant.e.s n’expriment pas explicitement les tensions d’ordre éthiques qu’ils vivent ? Un début de réponse éventuelle à cette question est proposé lors de la discussion des résultats, notamment, dans les tableaux 9 et 10. Cela nous conduit à évoquer l’hypothèse de la présence probable d’une « injonction paradoxale » (De Gaulejac et Hanique, 2015 : 261, voir plus bas).
22Remarquons au passage que la justice interpersonnelle n’aurait pas son propre pôle attracteur RC mais serait plutôt négativement co-dépendante des justices informationnelle, distributives et procédurale. Or, l’examen de ce résultat dépasse le cadre de cet article.
Tableau 2 : Résultats sur 1e choix
Tableau 3 : Résultats des sur-classements
23Dans le tableau 2, l’écart entre deux grands types de justice organisationnelle peut surprendre. D’une part, la justice informationnelle et la justice interpersonnelle sont étroitement associées dans une forme de dimension « interactionnelle » (Greenberg, 1993 : 83). D’autre part, il existe une justice « structurale » des hard skills à travers la justice distributionnelle et la justice procédurale. On attendait des réponses plus au moins équilibrées entre les quatre justices organisationnelles mais ce n’est pas le cas.
24La justice interpersonnelle (45 %, n = 92) prédomine tandis que la justice distributionnelle (9 %, n = 19) est la moins sollicitée. Clairement, ce qui prime fortement est l’interaction entre les membres de la gestion de projet. On peut se demander si cela est un effet de la période post-Covid 19, ou plutôt un besoin, par exemple, d’appartenance sociale et d’interaction. Après le Covid-19, un tiers des Français demande de « mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle », 50 %, de changer de rythme de travail, et 41 % de faire davantage de télétravail (Courières, 2023 : 187). Les données de notre étude soulignent l’importance des rapports interpersonnels. De nombreuses recherches révèlent que la perception de la justice conduit à un engagement affectif envers l’organisation (Colquitt et al., 2001). Le comportement des acteurs sera toujours contradictoire et complexe. Chaque acteur créera et réduira simultanément l’incertitude en générant et résolvant des problèmes, essaiera et rationalisera un certain nombre d’opérations ; aucune logique linéaire ne sera jamais capable d’expliquer un comportement réel qui est toujours contradictoire voire dialectique (Croizier et Friedberg, 1995/2000 : 152).
25Rattachée aux aspects structurels de l’organisation, la justice distributionnelle est quant à elle vécue comme une préoccupation de moindre importance. Cela peut étonner car à l’ère de l’écologie et de la responsabilité sociale des entreprises, on aurait pu penser que la distribution des ressources et ses conséquences aurait occupé une place plus significative. De même, l’importance accordée à la justice procédurale (15 %, n = 31) peut surprendre car les répondants, majoritairement des étudiants, adoptent constamment des procédures dans la mise en œuvre des projets et évoluent dans une « culture de la procédure ». Les outils numériques sont aussi intrinsèquement constitués de procédures.
26Au tableau 3 figurent les surclassements (mise en ordre de priorité) des choix des répondants. En l’occurrence, quatre choix ont été présentés aux répondants, lesquels ont classé leurs choix pour chacun des quatre aspects de la justice organisationnelle. Bien que la justice informationnelle se trouve en deuxième place, on peut constater que les deux premiers choix (justice interpersonnelle et informationnelle) sont presque ex aequo. Dans l’ensemble, les quatre choix sont surclassés de manière assez proche. Cela pourrait indiquer une certaine indécision quant au choix de leur importance.
Tableau 4 : Justice informationnelle et justice distributionnelle
27Le tableau 4 montre une corrélation fortement négative entre le surclassement des choix accordés à la justice informationnelle (construction de sens par la circulation des données) par rapport à la justice distributionnelle (répartition des ressources et ses effets concomitants) de -0.92. Cette corrélation fortement négative est un des traits qui différencie la justice informationnelle des trois autres justices déclarées. En effet, en croisant la justice informationnelle avec la justice interpersonnelle, la corrélation est de 0,41 et le rapport entre la justice informationnelle et la justice procédurale est de 0.23. De même, le croisement des trois autres justices organisationnelles entre elles montre qu’elles sont corrélées positivement. Comment, donc, expliquer cette corrélation de -0.92 entre la justice informationnelle et la justice distributionnelle ?
28Une interprétation possible serait que ceux qui privilégient la justice informationnelle semblent ne pas se préoccuper des conséquences des décisions prises. Ils restent en amont du processus décisionnel. Les conséquences voulues et non-voulues de la distribution des ressources ne semblent pas être un facteur prépondérant pour eux. Le rôle joué dans la gestion de projet pourrait expliquer cela. Ainsi, ce qui est vécu comme « juste » - du point de vue informationnel - semble se cantonner dans une optique assez myope, voire indifférente, aux effets qui pourraient se produire sur les autres. Cela suggère une forme d’éthique-vécue qui pourrait être qualifiée d’« individualiste ». La démarche se rapproche des injonctions de l’éthique du résultat chiffré (delivery ethics), fondée sur la morale de l’intérêt individuel, de la prise de risques et de l’innovation industrielle comme porteuse de progrès sociétal (De Gaulejac, 2009 : 134-135).
Tableau 5 : Témoins d’injustice et vécu d’injustice
29Parmi ceux qui ont positionné en premier choix la justice informationnelle, peu évoquent avoir été victime d’injustice et témoin d’injustice. Il y a une corrélation quasi-totale (r = 0.98) entre ceux qui déclarent avoir vécu une injustice et ceux qui déclarent en avoir été témoin. Est- ce le cas dans les 61 entreprises de chacun des 61 répondants ? N’y aurait-il donc aucune perception d’injustice ? Il semble, donc, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Certes, cela peut rassurer des décideurs. Mais pour le scientifique, des réponses extrêmes interrogent lorsqu’il s’agit d’un domaine sensible comme l’injustice organisationnelle. Réfléchir sur l’injustice sociale fait courir le risque de mettre en cause le statu quo. Cela peut pousser l’individu dans une situation d’inconfort qui consiste à questionner sa posture éthique et celle de l’entreprise.
30La neutralité apparente face à l’injustice serait-elle un moyen individuel de déni protecteur qui s’apparenterait à une forme d’éthique de l’évitement ? En effet, l’évitement des situations déplaisantes a été beaucoup étudié en psychologie sociale. Selon la théorie de la dissonance cognitive de Festinger (1957), il existe un phénomène de involuntary exposure to information (l’exposition involontaire aux informations). Pour Festinger (1957 : 131 - 137, 265), l’individu tend à éviter les informations qu’il estime trop divergentes car cela peut provoquer un inconfort psychologique dérangeant, qu’on nomme la dissonance cognitive. Cette dissonance génère une tension psychique qui peut pousser l’individu à questionner ses valeurs éthiques et, par conséquent, à se confronter à un conflit en lui, ou avec quelqu’un d’autre.
31Dans cette optique, ne peut-on pas reposer la question de l’individualité alors même que la gestion de projet est en soi un travail collaboratif ? Cela entrerait-il en tension avec la justice interpersonnelle, sauf à ne pas la définir par le jeu des relations mais par le bien-être individual ?
Tableau 6 : Justice informationnelle : Encadrants et Non-encadrants
32Le tableau 6 affiche ceux qui se sont déclarés comme Encadrant et Non-encadrant lors de leur gestion de projet. Sur ce point, les Encadrants et les Non-encadrants ont une corrélation extrêmement forte. Le premier choix des Encadrants (24 %) pour la justice informationnelle comparativement aux Non-encadrants (18 %) est surprenant. Cependant, la justice informationnelle semble être un domaine plus sollicité en tant que 2e et 3e choix pour les Non- encadrants (34,5 % et 35,5 %, respectivement), au contraire des 2e et 3e choix des Encadrants (28 % et 28 % respectivement). La logique est presque identique (r = 0.97) entre Encadrants et Non-encadrants. Pour ces deux populations, la justice informationnelle arrive en second et troisième choix. Il y a une cohérence sur ce point sachant que, pour les Non-encadrants, c’est la justice interpersonnelle qui prime. Cela signifierait-il qu’à l’ère du numérique l’information est acquise et que la question de la justice informationnelle ne se poserait plus de la même manière ? Son importance est-elle relative ? Ou peut-on dire que, parce que l’information est la plupart du temps top-down, il n’est plus nécessaire de se positionner sur ce type de justice car, encore une fois, la marge de manœuvre des Non-encadrants est limitée. De façon plus générale, leur principale marge de manœuvre et donc jeu de pouvoir se situerait sur la justice interpersonnelle.
33Les encadrants se voient, souvent, devenir le réceptacle d’injonctions paradoxales où un travail pensé pour être collectif se dégrade en un travail individualisant intense, reposant sur les épaules d’une seule personne, le chef de projet (Bataille, 2021 : 24-27). Ils se trouvent en position « d’homme-orchestre » à tout faire, et non comme un « chef d’orchestre » de spécialistes. Cela étant dit, le dispositif numérique n’est pas une panacée. Il contribue aussi à la perception d’hyperconnexion et à la porosité de la frontière entre le monde professionnel et personnel (De Gaulejac et Hanique, 2015 : 37).
Tableau 7 : Choix de la justice informationnelle
34D’après le tableau 7, les dispositifs numériques pour échanger comprennent les courriels, les messageries et tchats, le téléphone, les outils de visio-conférence, paperboard, etc. Il s’agit d’interroger la manière dont un dispositif numérique dans un espace de travail (digital workspace) peut contribuer à améliorer des pratiques (Westland, 2003 : 4). Le but de l’interrogation se fonde sur la supposition d’Hauptman (1999) selon laquelle la technologie se définit comme « the use of a discovery in order to find a better tool to make life easier, safer, or better » (Hamet & Michel, 2018 : 100). Ce dispositif soulève les enjeux de la dématérialisation sous la forme de l’archivage, de l’accès et du partage des données ainsi que des modes d’échanges et du travail collaboratif, notamment en expliquant et en incitant les utilisateurs à s’en servir à bon escient.
35Dans cette optique, ceux interrogés affirment à 66 % que le numérique n’aggrave pas leur travail en mode projet. Ils expriment à 57.5 % une aisance avec l’outil numérique. Sur ce point, ceux qui ont choisi la justice informationnelle en 1er choix ont répondu sensiblement de la même manière. En somme, l’outil technique ne représente pas un problème en soi.
36De prime abord, les outils analogiques jouent un rôle assez limité pour les répondants. La réponse de « Oui » et de « Plutôt d’accord » ont tous les deux un taux de réponses de 29.5 %, soit presque moitié moins que l’usage du numérique. De plus, les réponses réservées, voire négatives, sont plutôt élevées, tout au moins comparées aux données sur le numérique. De toute évidence, une transition vers un « presque-tout » numérique est en cours.
Tableau 8. Usage des outils numériques au sein du projet
37Lorsque que les répondants sont invités à choisir à partir d’une liste l’usage qu’ils font des outils numériques au sein du projet, on s’aperçoit que, globalement, il y a une forte corrélation entre les encadrants et non-encadrants. Les données indiquent que les outils de partage d’information et de stockage des données semblent être les usages prédominants. Par ailleurs, les encadrants déclarent qu’ils ne donnent pas de directives par le numérique. En revanche, il semble que ce soient les non-encadrants qui, eux, relaient les directives via le réseau numérique. Le taux de réponses « non-concerné » est assez élevé chez les non- encadrants. Cela signifie-il que des non-encadrants – par une réponse de non-déclaration – portent peu d’intérêt à l’usage du numérique ? Les réponses de ceux qui ont choisi la justice informationnelle entretiennent une corrélation forte avec ceux qui ont opté pour la justice procédurale et distributionnelle. Toutefois, seuls ceux qui favorisent la justice interpersonnelle minorent l’usage du numérique, sauf en cas d’organisation d’actions liées au projet où là, l’outil numérique joue un rôle très important.
Tableau 9 : Rentabilité et qualité
Tableau 10 : Rentabilité et innovation
38Dans le domaine de la gestion de projet, la « qualité » est souvent définie comme ce qui satisfait les attentes des clients ou apporte une utilité voulue à l’utilisateur (Jonasson & Ingason, 2013 : 61). Sous cet angle, une éthique d’excellence correspond au projet qui est égal ou surpasse les attentes des parties prenantes. Une des qualités de cette excellence est celle d’améliorer la manière de produire un résultat qui sera difficile à refaire et dont on se souviendra (Jonasson & Ingason, 2013 : 57). C’est ainsi que Jonasson & Ingason (2013) associent implicitement les notions de qualité et d’innovation en mode projet.
39Les sociologues du travail De Gaulejac et Hanique (2015) soulèvent une tension au cœur de la gestion de projet. L’esprit d’ouverture de projet exige la créativité avec une capacité réflexive au service de l’innovation. Or, le projet est contraint par des impératifs impérieux de fabriquer un livrable conforme « aux cadrages, aux référentiels, aux dispositifs de contrôle, prescriptifs et normatifs » (De Gaulejac et Hanique, 2015). Cette tension entre l’ouverture créative, d’une part, et l’adhérence aux impératifs, d’autre part, peut conduire à une pathologie managériale, nommée « injonction paradoxale ». Celle-ci désigne des « obligations contradictoires qui induisent une impossibilité de répondre à l’une sans contrevenir à l’autre » (De Gaulejac et Hanique, 2015 : 261). Cette injonction produit une « sidération lorsque le non- sens provoque un trou noir qui empêche de penser » (De Gaulejac et Hanique, 2015 : 252). Cette injonction s’apparente à la dissonance cognitive (Brasseur, 2017 : 101-101, Labour, 2016 : 287 – 295, Festinger, 1957).
40En revanche, les paradoxes sur la rentabilité ne sont pas toujours considérés comme un élément significatif en gestion de projet. Autant la qualité et l’innovation sont fortement corrélées, autant entre qualité et rentabilité la corrélation est négative. En somme, la rentabilité n’est pas obligatoirement source de qualité. Elle se chiffre et est mesurable (comme la qualité) mais un projet peut parfaitement être rentable sans être de qualité. La rentabilité financière primerait d’ailleurs sur la qualité (des matériaux, des ressources, des rendus …). En gestion de projet, comme rien n’est jamais défini et que la majorité adopte une méthode agile, il est largement préférable de se centrer sur la qualité plutôt que sur la rentabilité. Cela se confirme dans le tableau 11, ci-dessous.
Tableau 11 : Qualité et innovation
41Pour ceux ayant choisi la justice informationnelle en premier choix (n = 61), la qualité dans la gestion de projet est prioritaire (62 %) ainsi que, dans une moindre mesure, l’innovation (41 %). L’innovation est au cœur de la gestion de projet ; c’est ce qui le définit. De prime abord, rien de véritablement surprenant. Par contre, la qualité questionne. Nous pouvons l’expliquer par les études suivies par la majorité des répondants qui prônent justement la qualité et l’amélioration continue dans la gestion de projets. La transparence de l’information serait source de qualité dans le travail. Comment se définit alors cette qualité ? Est-ce par rapport aux rendus ou par rapport à la démarche globale mise en œuvre ? Qualité et innovation sont fortement corrélées (r = 0,9), ce qui pourrait signifier que la dimension la plus importante et source d’évaluation en gestion de projet ne repose pas sur les résultats mais sur le processus innovant et la qualité. Y aurait-il une relation entre qualité et résultats ?
42Le travail au sein d’une organisation instituée, notamment en mode projet, requiert de l’interaction sociale. Comment, alors, peut-on caractériser cette « interaction sociale » ? Des philosophes comme Ricoeur (1990 : 201) proposent une éthique qui imbrique l’estime de soi et le respect de l’autre vers quoi l’interaction sociale peut évoluer. Or, notre étude ainsi que la littérature (Bataille, 2021 : 24-27) révèlent plutôt des tendances où chacun tend à travailler pour soi, peut-être poussé par une éthique du chiffre ambiante ou une éthique de la performance individuelle sous-jacente, ou encore poussé par une « insociable sociabilité » kantienne. Il n’est pas aisé de situer l’éthique du chiffre et celle de la performance économique entre une éthique désirée (but ultime) et une éthique opératoire (moyen conjoncturel visant un but). Force est de constater que la dominance de l’éthique du chiffre ou celle de la performance conduit vers un chacun pour soi qui peut mettre en péril un vivre-ensemble inclusif et juste (fair) pour toutes les parties prenantes. Comment fait-on, donc, pour rentrer en dialogue ou pour faire coexister d’autres modes d’éthique dans le monde du travail ?
43Dans ce contexte, un des apports de cette étude repose sur la mise en perspective de plusieurs dimensions de l’éthique qui émergent à partir de l’analyse de ce qui est vécu comme juste ou injuste par ceux qui travaillent en mode projet. La première dimension nommée « éthique désirée ou aspirationnelle » est une éthique voulue, souhaitée par l’individu mais pas toujours réalisée. L’éthique désirée à travers la règle détermine ce qui est juste et injuste dans une vision aspirationnelle. La deuxième nommée « éthique opératoire » transforme à travers des règles, des lignes directrices, l’éthique désirée en opérationnelle. La troisième dimension, l’éthique-vécue, renvoie à la manière de vivre le projet en fonction des émotions qu’il génère mais également des raisonnements et des expériences corporelles en interaction avec un environnement.
44Un deuxième apport de l’étude tient à conceptualiser la justice organisationnelle non seulement comme une « perception » de l’organisation mais aussi comme un phénomène social qui a permis de faire le lien entre les trois dimensions de l’éthique (désirée, opératoire et vécue) concernant ce qui est perçu comme juste et injuste. Notre étude fait un focus particulier sur le lien entre justice informationnelle et éthique vécue. Paradoxalement, nous notons l’absence notable de déclaration de perception d’injustice chez les acteurs de terrain interrogés, en dépit d’une frustration relative à la rémunération, à l’impression d’avoir travaillé plus que les collègues et de disposer de moins d’informations. Selon Gangloff, Finkelstein, et Holmick (2017 : 329), ce type de résultats indiquerait une croyance en un monde « juste » par essence en considérant que la victime d’une injustice est, en partie, responsable de sa situation. Cette attitude peut s’expliquer par une absence d’esprit critique (Langlois, 2005 : 22), ou comme une manière pour l’individu de se mettre à l’abri de l’inconfort d’une situation de dissonance cognitive (Festinger, 1957).
45Notre étude présente certaines limites inhérentes au questionnaire (semi)fermé. Parmi ces limites se trouvent le biais du sens que les différents répondants auraient pu accorder aux questions ainsi que le biais de la désirabilité sociale (Crowne et Marlowe, 1960), c’est-à-dire la tendance du répondant à se montrer sous un jour social favorable en donnant les réponses qu’il pense que le chercheur souhaite entendre. Un paramètre qui a probablement influencé l’étude est le fait que la grande majorité des répondants étaient des apprentis en entreprise au statut précaire, et non des salariés à temps plein.
46L’ensemble des résultats ouvre des perspectives. La première porte sur les relations entre ce qui est perçu comme (in)juste au regard de l’exécution des tâches et comportements citoyens. Colquitt et al. (2013) ont montré comment ces relations étaient renforcées par la présence d’indicateurs de la qualité de l’échange social comme la confiance, l’engagement organisationnel, le soutien organisationnel perçu et l’échange leader-membre (Eisenberger et al., 1986). L’affect joue également un rôle de renforcement des relations à l’égard de la perception de justice et de la performance. La deuxième perspective pose la question de la prise de décision et de la répartition du pouvoir dans l’organisation ou entre les parties prenantes du projet. Enfin, l’analyse des justifications et des référentiels mobilisés par les salariés dans les différents registres d’éthique relevés (éthique d’excellence, éthique des chiffres, ...) permettrait de mieux cerner les critères du juste et l’injuste relatifs à la justice informationnelle vécue dans le travail en mode projet. C’est ce que suggèrent les travaux des sociologues Kellerhals et Languin (2008) qui ont montré que plusieurs règles coexistent au sein des différents registres de justice, ou encore les travaux du philosophe Ruwen Ogien qui invitent à passer ces justifications au crible de conditions logiques pour en traquer la cohérence et les incohérences (Ogien, 2005).