« Oser la singularité », entretien avec Marc Atallah, directeur de La Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains, réalisé par Marie-Sylvie Poli
Entrées d’index
Mots-clés :
culture populaire, apprendre à regarder, contre-culture, hétérotopie, activité de pensée, singularité, révolteRubriques :
Expériences et points de vueNotes de la rédaction
Entretien réalisé le 20 avril 2022
Texte intégral
1Marie-Sylvie Poli : La Maison d’Ailleurs aborde des questions culturelles contemporaines fréquemment en lien avec la science-fiction, la pop culture ou les médias numériques En quoi cette approche pluridisciplinaire irrigue-t-elle autant la programmation que les collections ?
2Marc Atallah : Tous ces sujets ont une profondeur historique importante et, en même temps, demeurent d’une très grande actualité de nos jours : on en parle fréquemment dans les médias et dans la société civile. On comprend alors qu’ils se retrouvent légitimement dans les travaux artistiques et les biens culturels. C’est en raison de cette prégnance que, dans les expositions que j’imagine, j’exploite des productions artistiques de la scène contemporaine qui vont permettre, d’une certaine manière, d’approfondir les sujets susmentionnés, tout en tissant des échos signifiants avec le patrimoine. En quelque sorte, j’inverse le paradigme muséographique traditionnel : plutôt que de mettre en avant le patrimoine ou les œuvres, je mets en avant une question de société ou d’actualité importante que je vais faire dialoguer avec le patrimoine et les artistes.
3MSP : À l’avenir, imaginez-vous que le numérique puisse prendre un peu plus de place dans les musées ?
4MA : Pas forcément, car je cherche toujours à ne pas trop me faire influencer par des marottes idéologiques qui ne sont pas les miennes. J’ai l’impression de penser le développement du musée en m’affranchissant de ce qui s’est fait auparavant mais, en même temps, je refuse, par principe, un ensemble de « modes muséales ». Par exemple, le numérique ne me parait nécessaire que s’il est central pour traiter le thème de l’exposition ou qu’il permet d’en révéler une dimension fondamentale. Le musée doit rester un lieu où l’on apprend à regarder. Notre société de l’image a pour conséquence négative de saturer notre attention d’images, de perturber notre regard ; et, pour moi, le musée est un lieu qui doit mettre l’accent sur la vision, mais aussi sur le regard intellectuel en vue de penser les choses différemment. C’est un pas de côté en fait, pas parce que c’est un musée du futur et de la science-fiction, mais parce que c’est un musée qui réfléchit aux valeurs d’une société qui va très vite et qui multiplie les informations, une société dans laquelle on oublie peut-être de prendre le temps de la réflexion intellectuelle. C’est un peu un retour dans un passé que je n’ai pas connu : un passé fantasmé et une envie de proposer au visiteur une expérience qu’il ne vit plus dans son quotidien.
5MSP : Voilà qui va dans le sens des études de publics dans lesquelles les visiteurs répondent majoritairement que le temps passé au musée est pour eux un temps qu’ils souhaitent un peu hors du temps, coupé du flux des autres activités, des téléphones et des écrans connectés.
6MA : Je me sens très proche de la notion d’« hétérotopie » chère à Michel Foucault. Pour moi, le musée a un rôle politique au sens noble du terme, c’est un de ces espaces étranges dans lesquels le temps s’écoule différemment et, à la fois, c’est un espace en lien, mais pas forcément linéaire, avec la société civile. Prenons un exemple : il est compliqué de saisir le lien entre une exposition Picasso et la société civile, car, pour comprendre cette esthétique, on doit parler du cubisme, du surréalisme, et contextualiser ces choses-là, mais on risque de perdre le lien avec le quotidien des gens. Alors que moi, j’aime que le musée dialogue avec le visiteur sur un mode un peu étrange, en reflet inversé, d’exagération parfois, de provocation au sens étymologique ; j’aime l’idée qu’on appelle les gens vers quelque chose, vers un élargissement du regard. Je désire que la qualité du temps de visite soit l’occasion de pouvoir mettre ce temps à contribution, non pas pour consommer ni pour divertir, mais davantage pour prendre le temps de penser, de regarder, de se laisser conduire. C’est comme si on créait des portes ouvertes chez les gens !
7MSP : Le fait que vous soyez enseignant-chercheur a-t-il pesé dans votre intérêt à prendre la direction d’un lieu tel que celui-ci ?
8MA : J’ai fait mon doctorat sur la littérature de science-fiction, donc quand on m’a proposé de reprendre le musée, je ne me suis pas dit qu’il y aurait des liens entre mon métier de chercheur et celui de directeur de musée. C’est au fur et à mesure des années qu’effectivement l’envie de dialoguer entre la société et les domaines de compétence du musée s’est formée, et que le savoir intellectuel ou artistique est apparu comme un moyen, un tremplin. De la même façon que lorsque je donne des cours à mes étudiants, par exemple sur un auteur de science-fiction, ce qui m’intéresse ce n’est pas qu’ils « recrachent » le cours, mais qu’ils profitent de la production d’un auteur afin de développer leur propre pensée critique et de voir le monde autrement. On est loin de la posture de l’auteur vénéré : il devient un moyen noble pour appréhender le monde différemment.
9Au musée, je me retrouve dans une situation relativement analogue, car je ne souhaite pas transmettre un savoir, mais plutôt profiter d’un savoir pour produire des dialogues inédits. C’est la même chose pour une exposition. Je m’appuie sur du savoir pour créer un dispositif dont la finalité ultime n’est pas la vénération du dispositif : ce n’est pas un dispositif qui s’auto-valorise, mais un dispositif qui est toujours lié à la fuite, à la sortie du dispositif. C’est comme si je voyais le musée semblable à une sorte de voyage dans le monde hétérotopique des musées, avec une scénographie étonnante, des objets surprenants, des œuvres d’art différentes. Ce voyage dans une sorte de contrée symbolique fait que, lorsque je reviens dans ma réalité, dans ma vie de tous les jours, dans ma société, je suis enrichi par ce voyage, mon regard est aiguisé en quelque sorte.
10Pour illustrer mon propos, en 2022, on présente une exposition sur la censure dans la culture populaire : Les super-héros reviennent à la Maison d’Ailleurs. J’ai eu envie de réfléchir à cette question pour créer des échos avec une société qui, aujourd’hui, est assez prudente sur ce qu’on peut ou non interdire. Dans l’exposition, par exemple, on se rend compte que c’est aberrant de parler de censure sans parler d’idéologie, car s’il y a censure, il y a toujours idéologie ; les débats médiatiques sur le sujet ont tendance, parfois, à minimiser la part de l’idéologie, comme si c’était naturel de censurer la liberté d’expression.
11À mon sens, c’est ça le musée du futur : pas le musée du futur au sens high-tech, mais un musée qui revient à ce qu’est pour moi la source du savoir selon Aristote, soit des étonnements, des corrélations, et l’envie d’approfondir.
12Le musée du futur doit être plus humain que le musée du passé, pas plus high-tech ! On doit y retrouver de l’humanité, car je crois qu’on est dans une société fondamentalement déshumanisante. On le voit dans notre rapport aux minorités, dans le rapport des gens entre eux, dans la paupérisation de la société civile ; on est dans une société qui est extrêmement dure, où on consomme sans fin pour supporter cette violence du quotidien. Peut-être qu’entre vingt et trente ans on ressent moins cette violence, parce que c’est un âge où tout est possible. Ça me fait penser aux mots de Saint-Exupéry parlant de la société qui emboutit la jeunesse. À un moment, tu es embouti, tu ne comprends pas ce qui arrive parce qu’il semble qu’à vingt-deux ans tu étais plein d’énergie, tu voulais changer le monde, et à trente ans tout devient compliqué. Tu te dis : je bosse comme un malade mental, je vois autrement mon couple et mon conjoint, je ne sais plus trop comment faire pour avoir de l’énergie, j’ai des enfants, je ne dors plus, je n’en peux plus. Même si je caricature, je trouve que ce monde est très déshumanisant, en particulier parce que nous ressentons que chaque instant de notre vie est capté par une société de surconsommation et que rien ne doit lui échapper. Quand je vais me promener en montagne, par exemple, je marche sur des chemins balisés et je rencontre 350 promeneurs qui font la même chose que moi !
13Je vois notre rapport au musée et à la culture comme une façon d’oser faire une pause dans ce flux incessant de la vie, comme l’envie de créer un espace pour s’autoriser à ressentir, à être étonné, à être curieux, à penser.
14MSP : De quelle manière les collections, qui sont depuis longtemps à la Maison d'Ailleurs peuvent-elles participer à ce musée du futur ?
15MA : C’est la même chose qu’avec les expositions ! L’objectif est de créer un dialogue suffisamment original pour que le visiteur puisse être surpris et le prendre à sa charge. Ce dialogue s’opère ici toujours entre les collections du musée et les œuvres d’art. La structure même du dispositif muséal est pour moi une structure en dialogue où les productions artistiques contemporaines qui m’intéressent sont celles qui s’enracinent dans une tradition historique et esthétique – et c’est cette tradition qui va être exhibée par le biais des collections au musée. Autrement dit, les collections du musée, indépendamment de leur intérêt, sont là pour contextualiser et créer cette structure dialogique des expositions.
16Je reviens à l’exemple de l’exposition sur la censure. J’invite des artistes contemporains qui détournent des icônes de la culture populaire, en particulier les super-héros, pour, finalement, questionner notre société et notre condition humaine. Mais le problème est que si je mets un visiteur face à ça, ce n’est pas sûr qu’il soit capable de tout décrypter : il va peut-être reconnaitre Superman, Wonder Woman ou je ne sais qui d’autre, mais il risque de s’arrêter là, de dire « j’aime bien », « c’est beau », « ce n’est pas beau », etc. Alors que moi, je crois que les collections nous aident à nous rendre compte que, dans la culture populaire, on a toujours modifié les icônes, parfois de manière dramatique, comme avec la censure pendant la guerre, et d’autres fois de manière un peu moins dramatique. Tous les jours, on se rend compte qu’un objet tout simple, comme une BD, peut devenir le lieu symbolique dans lequel se joue un ensemble de problématiques sociales. Ainsi, il reste au visiteur à faire le dernier pas : celui de décrypter les œuvres pour comprendre comment, elles aussi, par le biais de transformations, elles vont proposer une interrogation, une réflexion. Les collections servent donc d’interlocuteur au dialogue entre les œuvres et le visiteur, puisqu’elles offrent les codes permettant de décrypter les œuvres !
17MSP : Continuez-vous à acquérir des collections ?
18MA : Bien sûr, on a plusieurs fonds d’acquisition : soit en vue de projets d’expositions, ce qui nous permet de montrer assez vite ce qu’on a acquis ; mais on a aussi une politique pour compléter les fonds possédés incomplets sur lesquels on voudrait mettre l’accent.
19MSP : Qui gère le texte expographique, c’est-à-dire les cartels, les étiquettes, les notices qui peuvent faire parler les œuvres ?
20MA : On n’affiche plus de textes dans les expositions. Je me suis rendu compte que les gens les lisaient peu. Ça prend de l’espace, ça coûte cher, ce n’est pas super écolo et, en plus, ce n’est pas lu. Il y a donc peu d’avantages ! On met les cartels pour les gens qui veulent avoir la référence de l’œuvre, le nom de l’artiste, la date de publication dans les journaux, mais il n’y a plus plus de textes dans l’exposition, et ça marche très bien. On a externalisé les textes sous la forme d’un petit programme que les gens peuvent prendre. L’idée était d’inciter les gens à faire un acte. J’aime bien cette idée assez triviale que, quand les gens viennent au musée, ils doivent faire un choix. Ce choix c’est : je veux en savoir plus ou je préfère déambuler, occuper mon temps ; mais si je veux en savoir plus, je dois faire un acte. On propose alors des petits programmes gratuits à l’entrée du musée, ainsi les gens peuvent avoir tous les textes d’exposition réunis dans un beau fascicule ; d’ailleurs, ils l’emportent souvent avec eux à la fin de la visite. C’est à la fois un chouette souvenir de l’exposition et, en même temps, un support au dialogue, à la réflexion amorcée par l’exposition.
21MSP : En effet, dans nos études de publics, cette pratique qui consiste à garder le livret pour se remémorer l’exposition ou pour en parler autour de soi est très fréquemment évoquée.
22MA : Dans l’idée du musée du futur, je dirais que les réformes que nous avons entreprises ces dernières années n’avaient pas pour objectif de créer « l’expo qui tue », mais plutôt de proposer un dispositif global cohérent avec nos valeurs, et avec ce que doit être un musée selon moi. Pour nos responsables marketing, le petit livret, c’est de la bonne promotion ; et c’est vrai. Mais pour moi, c’est aussi une manière de continuer le dialogue ; alors qu’un texte d’exposition, au sens strict du terme, reste dans l’exposition car on ne peut pas partir avec. Si les gens parlent de l’exposition autour d’eux grâce au fascicule, c’est du dialogue ; et si nous voulons que nos valeurs perdurent, elles doivent aller vers les gens et pas seulement attendre, passivement, que les gens viennent à nous. Cela fait deux ans qu’on fait ça et ça marche extrêmement bien : aucun visiteur ne s’est plaint ou a demandé une autre forme de textes d’exposition. On joue sur l’aspect immersif des salles et, en même temps, on propose aux publics de continuer le dialogue, avec eux-mêmes ou avec autrui, mais hors du musée. Ainsi, le musée déborde de ses murs, mais pas de manière ingérante ; il déborde de ses murs parce qu’il sème des traces matérielles ou symboliques chez les visiteurs, qui seront ensuite nourris de nouveau – très peu ou beaucoup – par ces traces.
23MSP : Comment s’opère la fabrication des expositions et de ces fascicules ?
24MA : Il s’avère qu’on est une petite équipe, et je prends un certain nombre de tâches très en amont. J’écris l’exposition sous la forme d’un texte d’une trentaine de pages avec les artistes, les œuvres que je souhaiterais présenter dans l’exposition, avec des idées de scénographie, de son, d’audiovisuel, etc. Une fois ce concept global rédigé, mes collaborateurs le développent : il s’agit là d’amender, de modifier, de changer, de me proposer autre chose. Chaque collaborateur va donc travailler activement pendant cinq ou six mois pour élaborer le concept, le rendre « exposable » et pas seulement cohérent sur le papier. C’est un long et passionnant travail itératif : on dialogue, on réfléchit ensemble, on pose des questions, on sélectionne, on désélectionne. Une fois que tout ce travail a été fait, on a la version finale, l’implantation des salles, l’accrochage, et l’idée des œuvres. À partir de là, j’écris le texte qui va unifier ces différents objets dans la thématique choisie. Comme c’est mon métier d’écrire et que j’écris vite, j’arrive facilement à assurer la cohérence de l’ensemble.
25MSP : En quoi ce type de management peut être révélateur d’un musée du futur, d’un musée qui soit un musée d’auteur, puisque chaque exposition est à la fois une exposition collective et une exposition d'auteur ?
26MA : Je pense que toute exposition est un véritable travail d’équipe. Mon rôle est celui d’un directeur, de quelqu’un qui dirige, une sorte de souffle qui dit « là-bas, c’est bien ». J’assume cela. J’aime bien cette idée de musée d’auteur, mais je n’irais pas jusque-là, je dirais plutôt un musée engagé, mais pas forcément au sens politique. J’ai toujours aimé et trouvé fascinants les métiers à vocation : dans la vocation, comme dans la provocation d’ailleurs, il y a pour moi cette idée de l’appel extérieur. Être appelé à faire quelque chose. Un peu comme dans une rencontre amoureuse, il y a quelque chose qui nous appelle quelque part : fonder une famille, voyager, je ne sais quoi. Ça peut donner une énergie considérable à l’individu, car la question du sens, qui est essentielle à nos vies, est toujours en lien avec une extériorité. C’est peut-être pour cela que, dans nos sociétés consuméristes, on a du mal à trouver du sens, parce qu’on est en circuit fermé. On travaille pour consommer et pour reconsommer. Le directeur doit avoir pour vocation de dire « On va là-bas » ; l’aspect difficile de ce rôle est que s’il y a un problème, c’est de sa responsabilité de le régler.
27MSP : Cette conception peut exister en Suisse ; en France, avec le maillage des institutions rattachées au politique, les directeurs de musées de société, qui sont pourtant engagés, peinent souvent à s’émanciper des tutelles.
28MA : C’est la même chose pour moi. Je me suis déjà fait « allumer » sur ces questions, car ma position est inadmissible pour certains politiques. Certes, en Suisse, il n’y a pas de ministère de la politique culturelle, mais il y a plein de micro-politiques culturelles. Dans ma ville, la politique culturelle a une tendance un peu écolo, citoyenne, participative, inclusive – des grands mots qui, pour moi, ne veulent rien dire, car ils sont écrits mais ni pensés ni irrigués. Du fait de mon éducation et de mon caractère, je crois qu’on a besoin de cris, de larmes, qu’on a besoin de se révolter. Ainsi, l’année prochaine, je vais faire une exposition sur la révolte ! Je préfèrerais me faire licencier – ce n’est pas ce qui va se passer – ou être haï parce que j’ai osé dire qui je suis, plutôt que de rentrer dans quelque chose de consensuel : ça ne m’intéresse pas, car je trouve que la vie n’est pas consensuelle.
29MSP : Le musée du futur n’est donc surtout pas un musée consensuel ?
30MA : Il n’y a rien de pire. Je vois la démocratie de manière très louable comme un système où, justement, il y a des luttes de pouvoir et de contre-pouvoir, avec des combats profonds pour ses idées, pour ses pensées. La démocratie nous malmène, nous oblige à devoir être aussi en lutte avec nous, nos facilités, nos habitudes de pensée. Pour moi, c’est ça le musée du futur, celui qui n’est pas appelé par la société d’aujourd’hui. Faire un musée consensuel de nos jours, c’est faire le jeu de la société politique alors que, selon moi, le musée doit être un contre-pouvoir. Si, socialement, on est dans le consensuel, le musée doit être engagé, révolté. Si, dans notre société civile, on est révolté, peut-être que le musée doit jouer un rôle consensuel, mais il doit être en opposition, en dialogue.
31En France, on donne beaucoup d’importance – à juste titre – aux conservateurs. Néanmoins, je trouve que les conservateurs, qui ont une fonction essentielle dans les musées, sont des gens qui, par leur fonction même, vont tendre vers une présentation plus ou moins érudite, scientifique, précise de l’objet, et cela ne conduit nulle part, cela ne crée aucun sens car cela s’appuie sur le présupposé que le sens est immanent à l’objet, ce qui est faux. Pour moi, l’objet est une étape. J’en reviens donc au rôle du directeur que je trouve très noble : il a pour mission de clairement diriger une équipe quelque part. Les expositions qui m’intéressent sont celles dans lesquelles il y a un souffle, celles qui disent « On va là-bas ». Je pense que le musée du futur est un musée qui s’engage à dire, à raconter quelque chose qui ait un lien avec la question du sens.
32MSP : Dans cette approche, les esthétiques muséales sont-elles aussi à envisager de cette manière ? Je pense aux esthétiques des cultures populaires, par exemple. Peut-il y avoir une approche politique, critique, design de l’esthétique expographique, selon le sujet exposé ?
33MA : À mon sens toutes ces questions sont secondes, car les objets sont des moyens pour atteindre quelque chose qui transcende le musée, c’est-à-dire la question de l’existence humaine. Pour moi, le but est de tendre vers le dialogue humain qui nous permet de mieux comprendre le monde et notre place dans ce monde. Dans La Littérature en péril, Tzvetan Todorov montre que la finalité des œuvres littéraires est d’offrir une meilleure compréhension des hommes et du monde. Je pense que le musée est aussi une manière de mieux comprendre l’homme et le monde. Ainsi, le musée, le patrimoine et l’esthétique sont des outils. Si, pour amener à cette compréhension du monde, j’ai besoin d’esthétique, et bien je vais parler d’esthétique, mais si je n’en ai pas besoin, je ne vois pas pourquoi je rajouterais une couche. Dans notre exposition actuelle, on a une partie sur l’esthétique qui montre que, dans la culture populaire, la manière de détourner des motifs connus crée une esthétique de la transgression qui conduit d’abord à heurter nos propres représentations. À partir du moment où j’accepte que mes représentations soient heurtées, je peux commencer à dialoguer. C’est ce que dit Aristote quand il parle de la condition du savoir, en disant que le savoir commence par l’étonnement. Autrement dit, ce qui nous parait évident ne l’est pas, ou se révèle sans contingence. L’esthétique sert à cela, à poser une question, à construire le sens, car c’est ce qui est premier.
34MSP : Quand on s’est rencontrés à Marseille, le Mucem allait ouvrir l’exposition VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie ! avec laquelle ils prennent des risques en assumant une esthétique en rupture avec les représentations de l’esthétique muséale. Or, on sait que la plupart des visiteurs de musées viennent en espérant de la beauté, de l’harmonie. Mais que faire si les publics délaissent le musée s’ils trouvent que les nouveaux modes d’expositions sont trop rudes, que cette rupture esthétique et thématique ne correspond pas à leurs attentes ?
35MA : Je ne me pose pas ce genre de question. Je suis convaincu de la vocation de ce que je fais, et que ce que je fais a du sens. Je ne dis pas que c’est bien, je dis que ça a du sens, que ça rencontre le public. Je suis persuadé que l’être humain est en manque de sens. Mais de quoi manque-t-on ? Techniquement, dans le monde occidental, nous ne sommes plus dans le manque en raison de nos modes de consommation compulsifs. Freud parlait déjà d’une « économie de la pulsion », et notre société a trouvé des systèmes techniques qui nous permettent de consommer tout le temps, n’importe quand. Voilà pourquoi, en tant que directeur de musée, mon présupposé est que l’être humain est en recherche de sens, et que le sens c’est justement ce questionnement inlassable et compliqué qu’on a, soi-disant, seulement quand on est jeune. Tandis que, pour moi, ce questionnement existentiel est inlassable, n’a pas d’âge, même s’il peut être mis de côté dans des périodes où on se consacre à son travail, à la vie matérielle, où l’on n’a pas le temps de penser. Je crois que, justement, le musée a un côté très soft qui permet de reposer ces questions-là. Des questions triviales comme : « Est-ce que je me sens un peu comme un robot ? ». Réfléchissons alors à ce qu'est un robot : « Sommes-nous dépendants de la technologie ? » Réfléchissons à notre hybridation à la technologie par le motif du cyborg : « Sommes-nous tracés en permanence par le web, par les capteurs ? » Réfléchissons un petit peu à notre transformation en intelligences artificielles : « Sommes-nous devenus de moins en moins corporels, car on passe de plus en plus de temps sur des écrans virtuels ? » Réfléchissons à ce que nous faisons avec ce corps qui nous parait de plus en plus surnuméraire : « Est-ce que je suis pris dans une société dans laquelle je ne sais plus très bien ce que j’ai le droit de dire ou de ne pas dire ? » Alors réfléchissons à ce que c’est que la censure.
36Ce sont des questions qui ne sont pas nobles, qu’un enfant peut nous poser parfois. Je suis adepte de ce qu’on appelle la problématologie, cette capacité à poser des questions à des objets, car je crois que c’est plus compliqué d’apprendre à poser des questions que d’y répondre. Or, on est dans une société qui a beaucoup trop de réponses, et je crois à la nécessité de dire les choses, de poser les questions, et ça me plait. Je pense que le public est avide de questions anciennes et contemporaines. Si j’arrive, avec mes expositions, à poser ces questions de manière très douce, sans agresser, sans rage, j’ai l’impression que je ne peux pas perdre mon public. Bien sûr, je vais perdre des publics sur des expositions, mais je vais en gagner d’autres. La Maison d’Ailleurs reçoit entre 20 000 et 25 000 visiteurs par année ; en sachant que, seulement en Suisse, il y a environ 8 millions de personnes, j’ai donc de la marge ! Mais c’est à moi de trouver d’autres questions et d’autres façons d’y répondre, pour satisfaire un besoin, pour proposer quelque chose qui fasse écho avec notre être.
37Pour moi, la Maison d’Ailleurs illustre cette vision et c’est en ça qu’elle est surprenante : ce n’est pas parce ce qu’on y montre de la science-fiction, c’est parce qu’elle a cette capacité de surprendre.
38MSP : Tentons de faire la synthèse de cet échange pour donner une perspective à cette idée de musée du futur.
39MA : Je pense que le musée du futur ne doit pas être l’image du futur. Il ne doit pas être idéologique, par exemple tout numérique, parce que c’est l’air du temps. Il ne doit pas être en phase avec l’idéologie, car si le musée est en phase avec l’idéologie, on tombe dans le travers dénoncé par Platon selon lequel le poète n’est admis dans la Cité que s’il chante les louanges de la Cité, alors que la force de la culture réside dans sa capacité à ne pas chanter les louanges de l’idéologie. Cependant, on s’est tous « prostitués » pour de l’argent, pour faire l’exposition qui nous ramènera des sponsors, du public, etc. Je n’ai pas envie de faire ça, parce que ça n’a pas d’âme. Je crois profondément que l’âme humaine n’est pas réductible à l’esprit. C’est autre chose, c’est une force qui nous pousse quelque part. Un musée, du futur ou pas, doit être pétri d’une âme. Le musée du futur, c’est celui qui n’est pas celui qu’on lui dit qu’il doit être.
40MSP : J’ai vécu cette sensation en visitant le musée Ghibli au Japon qui, alors qu’il est irrigué par les talents de Miyazaki, m’est pourtant apparu comme un musée occidental idéal, un standard. Ne connaissant pas le japonais, je n’avais pas accès au texte, et heureusement, car c’est là que j’ai trouvé une part d’étrangeté.
41MA : Pour moi c’est exactement cela : il faut se méfier de l’uniformisation, car les modèles politiquement et économiquement efficaces ont été trouvés et formatés. Le musée du futur doit oser la singularité, ne pas être un pan de la consommation culturelle. Je refuse l’idée de la banalité qui est une insulte à nos singularités.
Pour citer cet article
Référence papier
Marc Atallah et Marie-Sylvie Poli, « « Oser la singularité », entretien avec Marc Atallah, directeur de La Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains, réalisé par Marie-Sylvie Poli », Culture & Musées, 41 | 2023, 209-215.
Référence électronique
Marc Atallah et Marie-Sylvie Poli, « « Oser la singularité », entretien avec Marc Atallah, directeur de La Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains, réalisé par Marie-Sylvie Poli », Culture & Musées [En ligne], 41 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/culturemusees/10204 ; DOI : https://doi.org/10.4000/culturemusees.10204
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page




