1La question des relations, complexes, multiples, voire contradictoires entre le monde de l’entreprise et celui du musée ne concerne pas seulement les musées d’entreprise, elle touche aussi plus largement les diverses formes de coopération entre des musées de collectivité publique ou d’association et des entreprises. C’est cette dialectique entreprises-musées extérieurs qui est interrogée dans cet article, en la situant dans le contexte évolutif d’un territoire en reconversion, le Roannais.

2Si l’on privilégie une approche symbolique du patrimoine, considéré comme le résultat de processus de patrimonialisation qui sont construits et organisés socialement par des entités collectives (Davallon, 2002 : 74-77), la question centrale devient celle des usages sociaux des patrimoines. En particulier, le patrimoine industriel ne peut pas être considéré seulement comme un ensemble de bâtiments et de collections, mais tend à être utilisé par nombre d’acteurs sociaux (professionnels de la culture ou du tourisme, chercheurs, enseignants, sociétés savantes, élus, organismes consulaires, syndicats, dirigeants d’entreprise, salariés, retraités, chômeurs, etc.) comme une ressource (Davallon, 1999 : 17) : culturelle, scientifique, technique, identitaire, éducative, communicationnelle, sociale mais aussi économique (tant au niveau micro que macro) et citoyenne. Le patrimoine procède de la reconnaissance d’objets du passé auxquels on réaffecte un rôle concret dans le présent, produisant ainsi des objets patrimoniaux que l’on pourrait qualifier de « consommables » (Rautenberg, 2003 : 156). Pour synthétiser, des opérations à caractère identitaire, où le patrimoine est utilisé comme outil de légitimité (Micoud, 1995), coexistent avec des opérations à finalité économique, qui relient patrimoine et marché (Poisat, 2001 : 5). Dans ce cadre, la question des relations entreprises-musées renvoie à maintes interrogations. Comment les ressources patrimoniales, qui constituent pour les entreprises des externalités productrices de valeur d’usage sociale, peuvent-elles être internalisées par elles pour produire de la valeur économique (Greffe, 2003) à court, moyen ou long terme ? Quelles sont les conditions, formes et conséquences de cette appropriation pour les entreprises et les musées ? À l’évidence, la question ne se résume pas à des problèmes de communication entre musées et entreprises, mais renvoie à un conflit d’enjeux, d’objectifs, de valeurs entre ces deux types de structures, qui fonctionnent selon des logiques différentes. C’est pour rendre compte de la tension qui caractérise ces rencontres entre mondes différents que nous parlons de dialectique entreprises-musées. Dans la réalité, comment cette dialectique trouve-t-elle des solutions qui rendent possibles des formes efficaces de coopération ? Nous tenterons d’apporter un éclairage en nous intéressant à l’exemple de la patrimonialisation du textile dans le Roannais.

4Depuis fin 2021, le réseau de musées a lancé une réflexion sur les liens entre musées et entreprises, en particulier pour contribuer à l’analyse et au développement de la sauvegarde du patrimoine immatériel et des savoir-faire dans le Roannais, thèmes déjà traités au cours de deux journées d’étude ainsi que lors du colloque « Patrimoines et territoires ». En tant qu’enseignant-chercheur et vice-président de l’Écomusée du Roannais, de 1981 à 2010, puis coprésident fondateur du Réseau de musées en Roannais depuis 2012, nous avons suivi l’évolution de ces structures et de leurs rapports avec les parties prenantes. De plus, de juillet 2022 à janvier 2023, une vingtaine d’entretiens avec les responsables des six musées du textile du réseau, des élus et des dirigeants d’entreprise ont permis d’analyser plus finement les enjeux et les formes des rapports musées-entreprises aujourd’hui dans ce secteur.

5En résumé, les partenariats entre structures productives et musées n’ont jamais connu un très fort développement dans le Roannais, mais jouent néanmoins un certain rôle dans la patrimonialisation du textile, essentiellement dans les zones rurales du bassin. Les travaux que nous menons depuis 1980 sur les conditions de valorisation, tant économique que symbolique, du textile roannais (Poisat, 1982 ; 1983 ; 1993 ; 2005 ; Goujon & Poisat, 2010) ainsi que l’enquête de 2022 nous conduisent à formuler trois hypothèses sur la dialectique entreprises-musées dans ce territoire. Tout d’abord, les musées du textile locaux ne peuvent atteindre complètement leurs objectifs culturels et sociétaux sans l’aide d’entreprises. Réciproquement, dans les conditions actuelles de valorisation du capital dans le textile-habillement, des entreprises trouvent un intérêt à coopérer avec les musées pour faire du patrimoine une ressource communicationnelle et éducative, notamment afin de valoriser l’image du textile made in France et de faciliter les recrutements. Enfin, la négociation et l’efficacité des partenariats s’avèrent être significativement facilitées et renforcées par l’implication des différentes parties prenantes : dirigeants, salariés et retraités d’entreprises industrielles ou artisanales, professionnels et bénévoles de la culture et du tourisme, mais aussi collectivités territoriales et établissements publics de coopération intercommunale.

6Pour la clarté du propos, nous présenterons d’abord à grands traits les six musées enquêtés, en les resituant dans le contexte local. Dans un second temps, nous argumenterons nos différentes propositions, d’abord en analysant les modes majeurs de coopération entre entreprises et musées locaux en fonction des objectifs poursuivis, puis en questionnant les enjeux et les acteurs de ces partenariats.

Les musées roannais, institutions de patrimonialisation du textile local

7De fait, c’est l’industrie textile qui a donné son unité au « pays roannais » (Cretin, 1993), au point d’apparaître en quelque sorte comme « l’inventeur » d’un territoire pertinent qui comprend l’arrondissement de Roanne (157 300 habitants en 2020) et le canton rhodanien de Thizy-les-Bourgs (26 500 habitants) (Chappoz & Poisat, 2000 : 84). À l’exception de quelques entreprises spécialisées dans le haut de gamme, les industriels du textile-habillement de l’agglomération roannaise, en majorité spécialisés dans la bonneterie, ne se sont jamais beaucoup intéressés à l’Écomusée du Roannais ni au patrimoine textile local (Poisat, 1999 : 91-100). En revanche, dans les zones rurales du nord de la Loire (Charlieu, Bussières, Panissières, Cervières) et plus marginalement dans le Haut-Beaujolais, où plusieurs entreprises de tissage bénéficient du label « Entreprise du Patrimoine Vivant », d’intéressantes initiatives locales de partenariat musées-entreprises ont fleuri dans divers domaines (fig. 1).

8Dans la région de Charlieu (3 700 habitants), au nord-est de l’arrondissement de Roanne, de la quarantaine d’entreprises de tissage qui existaient vers 1950, il en reste moins de dix qui ont su s’adapter aux mutations technologiques et organisationnelles et à la globalisation des économies. Installé dans l’ancien Hôtel-Dieu de Charlieu depuis 1992, le Musée de la soierie, labellisé musée de France, porte témoignage de l’activité soyeuse qui fait la réputation du Charluais depuis deux siècles. Accueillant environ 5 000 visiteurs par an, il se veut à la fois mémoire des produits (étoffes et vêtements de soie, notamment pour la haute couture, catalogues d’échantillons, etc.), mémoire des techniques (métiers anciens et modernes en état de marche, ourdissoir, dévidoir, cannetière, navettes, peignes à tisser), mémoire du textile d’aujourd’hui (échantillons des productions actuelles), mémoire de la corporation des tisserands de Charlieu (brancard de procession, bannières, drapeaux, vêtements de Notre-Dame de Septembre), mémoire des savoir-faire (démonstrations des gestes du tissage), mais aussi outil de transmission des compétences (stages textiles) (Miguet et al., 1993 : 18-24).

10La maison des Grenadières de Cervières (115 habitants) fut créée en 2002, dans le but de conserver le savoir-faire de la broderie au fil d’or, qui occupa plus de 1 000 femmes dans le pays nétrablais pendant un siècle. Elle est gérée par Loire Forez agglomération (112 000 habitants) et a reçu 3 600 visiteurs en 2022. L’exposition permanente met en valeur des insignes brodés pour les corps militaires et diverses structures publiques ou privées, et la visite inclut une démonstration et une expérimentation de la broderie à la cannetille. Afin de redynamiser et de réutiliser ce savoir-faire, l’association des Grenadières du Haut-Forez, fondée en 2012, dispense des formations et développe une activité de production en répondant à des commandes personnalisées. Aujourd’hui, Loire Forez agglomération et la commune de Cervières conduisent un ambitieux projet de redéploiement du musée dans un bâtiment plus vaste, ce qui permettra d’augmenter les surfaces d’accueil et d’exposition et de créer un atelier de recyclerie ouvert aux habitants, associations et artisans d’art.

11Le Haut-Beaujolais, en dépit des crises et de la disparition de nombre d’entreprises textiles, a su mieux assurer sa mutation et sauvegarder un fort taux d’emplois industriels (Lager, 2022 : 44). La communauté d’agglomération de l’Ouest rhodanien (51 000 habitants) coordonne les deux musées labellisés musées de France du territoire. Le Musée Barthélemy Thimonnier de la machine à coudre et du cycle d’Amplepuis (5 000 habitants) expose des cycles ainsi qu’une collection d’une centaine de machines à coudre, « du métier à coudre » de 1830 à l’ordinateur de couture des années 2000. À l’origine du musée, l’association des Amis du Musée B. Thimonnier – GRAHA continue ses travaux de recherche sur l’histoire et le patrimoine locaux et apporte quotidiennement son aide à l’équipe du musée. L’Écomusée du Haut-Beaujolais, installé dans l’ancienne manufacture de couvertures et molletons de Thizy, gère plus de 5 000 objets, témoins de la vie des habitants et de leurs rapports avec leur environnement et leur territoire. Au regard de l’histoire locale, le domaine textile occupe une place particulière et concerne tant les produits finis (cotonnades, couvertures) que les machines et lieux de production (usines, ateliers de façonniers). Fondatrice de l’écomusée, l’association Patrimoines Haut-Beaujolais a collecté les premiers objets, met ses archives à disposition et participe activement à l’animation du lieu. Actuellement fermé au public, le site est en cours de réhabilitation par la communauté d’agglomération de l’Ouest rhodanien, dans le cadre d’un projet scientifique et culturel qui définit les orientations du futur musée.

12Quelles relations ces six musées entretiennent-ils avec les entreprises de leur territoire ?

De multiples formes de coopération entre musées et entreprises

13Dans quels domaines musées et entreprises développent-ils des partenariats ? Pour l’essentiel, ces coopérations visent à la fois à valoriser l’image du textile, qui a joué un rôle fondateur dans la construction de l’identité du territoire, et à sauvegarder des savoir-faire. Car tous les récits de légitimation et d’exposition du territoire roannais invoquent la permanence historique et les savoir-faire locaux (Braudel, 1986 : 182-208 ; Houssel, 1986).

Valoriser l’image du textile, « inventeur » du territoire

14Même si la participation des entreprises locales à la patrimonialisation du textile n’a jamais été massive, de nombreux exemples de coopération musées-entreprises se sont développés dans les zones rurales du Roannais, en ce qui concerne tant la création et la gestion des musées que la conduite de projets locaux coconstruits de valorisation du territoire et des entreprises. Nous n’évoquerons que les actions les plus significatives.

15En premier lieu, les six musées textiles sont nés en grande partie grâce à la mobilisation d’entreprises industrielles ou artisanales, de retraités et de salariés. Le Musée du tissage et de la soierie de Bussières fut créé en 1977 par un ancien canut avec le soutien de la commune. Installé dans une ancienne usine depuis 1998, il est géré par une association, dont le conseil d’administration compte quatre représentants d’entreprises du territoire et qui est présidée par un industriel retraité. De même, le Musée de la cravate et du textile de Panissières naquit en 1995 de la volonté conjointe du maire, de chefs d’entreprise et de tisseurs à domicile de sauvegarder la mémoire du travail et le patrimoine industriel local. Et les associations d’amis de ces deux musées rassemblent de nombreux anciens salariés du textile, qui n’hésitent pas à solliciter les entreprises en activité en cas de besoin de matériels ou d’appui technique (Bernard et al., 2018 : 7). À Charlieu, dès les années 1960, une première mise en scène de matériel ancien de production, sauvegardé par quelques fabricants locaux de soierie et passionnés de patrimoine, avait trouvé place à l’étage d’une maison à pans de bois en centre-ville. Dans la dynamique lancée par l’Écomusée du Roannais, la Société des amis des arts de Charlieu sut convaincre le maire, lui-même industriel de la soie, d’ouvrir en 1992 le Musée de la soierie. Fait significatif : grâce au capital relationnel des chefs d’entreprise charliendins, de nombreux représentants de maisons de haute couture (Lesage, Lanvin, Givenchy, Buche, Moreau, Tassinari, Le Manach, Gandit, Abraham, Lemarié) assistèrent à l’inauguration du musée, comme le rappelle l’ancienne conservatrice dans son rapport d’activité (Miguet, 2020 : 5). En Haut-Beaujolais, dans les quarante dernières années, deux associations, composées en partie d’anciens salariés et dirigeants du textile, ont constitué une collection impressionnante de machines, d’objets, d’échantillons et d’archives qui proviennent d’entreprises locales de production de couvertures, pour la plupart fermées depuis longtemps. Ce fonds constitue une partie des collections musée de France de l’Écomusée du Haut-Beaujolais, qui devrait rouvrir en 2024 (Lager, 2022 : 46).

16À l’évidence, la plupart des collections permanentes des musées textiles proviennent des entreprises. À Bussières, les métiers à tisser de différentes époques, du métier à bras jusqu’au métier à lances Dornier, sont tous des dons d’artisans tisseurs ou d’entreprises industrielles. À Panissières, la majeure partie des collections vient d’entreprises de la commune qui ont fermé leurs portes. Dès son arrivée en 1991, la conservatrice des musées de Charlieu a entrepris un important travail de collecte auprès des entreprises charliendines, d’abord de matériel de production, puis d’échantillons, catalogues, vêtements et accessoires en soie, archives, photographies, qui ne figuraient quasiment pas dans le fonds de départ. Et les dons d’entreprises en activité se poursuivent aujourd’hui, principalement en ce qui concerne les tissus. La maison des Grenadières de Cervières, quant à elle, a reçu en prêt une partie des archives du groupe Marck, spécialisé en uniforme et équipement, lesquelles comprennent notamment les documents du dernier facteur de fabrique qui a travaillé sur le territoire (Therrat & Séret, 2018 : 27). De plus, les musées du tissage font appel aux entreprises en activité et à d’anciens tisseurs et gareurs pour entretenir, monter, réparer les métiers, mais aussi pour former les guides qui sont chargés de les faire fonctionner devant les publics. C’est ainsi que le Musée de Bussières fait ourdir les chaînes de ses métiers à tisser par une entreprise locale. Au fur et à mesure des besoins, les entreprises fournissent également des tissus pour les boutiques des différents musées, qui vendent des produits fabriqués localement, ainsi que pour les activités périscolaires ou les expositions temporaires. En 2018, l’exposition Tisser l’excellence montrait des tissus d’exception réalisés par onze entreprises de la région de Bussières-Panissières pour des personnalités (Vanessa Paradis, Michelle Obama) ou des lieux de pouvoir (Versailles, le Kremlin). De même, dans le Haut-Beaujolais, pour une exposition Scènes de ménage. Créations textiles contemporaines en 2011, des artistes du collectif Trame de soi ont bénéficié de fournitures (bobines, produits finis) offertes par un fabricant de wassingues de Cours. Au Musée de la soierie de Charlieu, entre 1992 et 2016, des couturières qualifiées ont réalisé, pour la boutique du musée, des créations originales utilisant les étoffes haut de gamme offertes par des entreprises locales.

Sauvegarder les savoir-faire locaux

18La gestion des connaissances et des compétences, la restructuration des processus d’apprentissage constituent des enjeux économiques, managériaux et politiques tels qu’en dehors de la sphère productive, des instances culturelles (musées, associations, écomusées, économusées, centres de culture scientifique, technique et industrielle, etc.) jouent depuis longtemps un rôle dans la valorisation et la transmission des savoirs et des savoir-faire (Poisat, 2001 : 1).

19Dans le territoire étudié, on trouve des exemples de partenariat entre musées et entreprises locales pour sauvegarder les savoir-faire textiles, tant pour les transmettre que pour encourager la création contemporaine, plus rarement pour réutiliser ceux qui ont quasiment disparu.

20Les entreprises textiles du territoire ont été associées plusieurs fois à des opérations de transmission de la mémoire orale, notamment pour la réalisation de films. Même si elles n’étaient pas à l’origine des projets, rien n’aurait pu être réalisé sans leur participation. En janvier 1996, nous avons assuré la direction scientifique d’un film VHS de 22 minutes, Tisser à Charlieu : Parcours d’entreprises, produit par les musées de Charlieu avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de Rhône-Alpes, de l’Union interentreprises textile Lyon et région (UNITEX) et des membres d’Inter Soie France. Les dirigeants des dix entreprises de tissage encore en activité à Charlieu ou dans les environs furent interviewés pour évoquer leurs productions et leurs choix stratégiques de positionnement sur un marché textile très concurrentiel (Miguet & Poisat, 1997). Ce film a été présenté en continu dans le parcours du Musée de la soierie pendant plusieurs années, affirmant ainsi sa mission consistant à témoigner aussi de la vie industrielle et des savoir-faire d’aujourd’hui. Vingt ans plus tard, dans le cadre d’un renouvellement des supports de visite, le musée, grâce à un financement de la DRAC Rhône-Alpes, a fait réaliser, par le pôle cinéma du lycée Jérémie de la Rue de Charlieu, un film de 52 minutes, Nos mémoires textiles, dont le propos est d’instaurer un dialogue de générations entre anciens tisseurs et textiliens d’aujourd’hui, mais aussi de faire comprendre aux visiteurs les étapes techniques du tissage et ce qu’il représente dans la mémoire collective. Deux sociétés emblématiques du tissage à Charlieu ont ouvert leurs portes aux cinéastes pour des interviews des dirigeants et de quelques salariés. Plus récemment, il importe de mentionner le film d’atelier de 93 minutes Quelqu’un plus tard se souviendra de nous, qui fut réalisé en 2021 par la classe CAP force de vente du lycée professionnel des Monts du Lyonnais de Chazelles-sur-Lyon, accompagnée des réalisatrices Charlotte et Antonia Pouch, en partenariat avec l’Atelier-Musée du chapeau et les musées de Bussières et de Panissières, dans le cadre de la convention de développement de l’éducation aux arts et à la culture portée par la communauté de communes de Forez-Est. Dix-huit élèves ont parcouru en bus les villages du Forez pour aller interviewer et filmer d’anciens chapeliers ainsi que des dirigeants, des salariés et des retraités de sept entreprises de tissage des Montagnes du Matin. Il s’agissait tant de faire découvrir la richesse d’un passé textile et des entreprises actuelles, créatrices et novatrices, à des jeunes qui connaissent peu leur territoire que de mettre en avant l’importance de la transmission des savoir-faire.

21D’autres actions visent plus explicitement à encourager la création contemporaine. En « Terre de tisseurs », le soutien des entreprises locales prend toute son importance avec l’événement « Les 48 heures de la création textile », organisé en 2014, 2016, 2018 et 2022 par les musées de Bussières et de Panissières, avec l’aide logistique et financière de maints partenaires (entreprises, collectivités locales, associations, écoles, maison des jeunes et de la culture). Dans le but de valoriser à la fois le passé, le présent et l’avenir du textile sur le territoire, de nombreuses manifestations sont organisées pendant trois jours. Un marché textile, qui se déroule dans un ancien atelier de confection prêté par une entreprise locale, accueille une vingtaine d’artisans et de vendeurs d’articles made in France ainsi qu’un stand « Terre de tisseurs » tenu par des bénévoles, qui vendent des tissus offerts par les entreprises aux deux musées. Un concours de création, où s’affrontent huit ou neuf équipes – d’étudiants en 2014 et 2016, puis, en 2018 et 2022, de professionnels (couturiers, stylistes, créateurs, artistes) et de jeunes diplômés du secteur textile – permet de faire se rencontrer jeunes créateurs et fabricants de tissus. Enfin, le samedi et le dimanche, un défilé-spectacle est proposé par un styliste et metteur en scène autour d’un thème défini : par exemple, les quatre saisons en 2018 et la route de la soie en 2022. Les tenues réalisées pour le défilé ont été présentées au festival de la soie Silk in Lyon en novembre 2022. Des entreprises locales offrent les tissus pour le concours et la réalisation des tenues spécialement conçues pour le défilé. Elles sont invitées à venir se présenter lors de l’inauguration du concours et à assister au spectacle. Certaines participent également au financement de l’événement. Tout au long du week-end, les deux musées proposent des animations (visites guidées, expositions) en lien avec le thème de l’année. Et l’office de tourisme Forez-Est organise des visites d’entreprises textiles partenaires. Les 48 heures de la création textile constituent un événement phare, qui permet aux élus, aux habitants et à tous les visiteurs de redécouvrir la richesse des entreprises, leurs productions et leurs savoir-faire. L’intérêt pour les entreprises nous a d’ailleurs été présenté, lors d’un entretien téléphonique, par le maire de Panissières, vice-président de la communauté de communes de Forez-Est en charge du tourisme : « Au départ, les entreprises ne voyaient pas bien l’intérêt de “Terre de tisseurs”. Les choses ont changé grâce aux 48 heures de la création et aux rencontres musées-entreprises. Les chefs d’entreprise sont fiers de reconnaître leurs tissus dans le défilé-spectacle. » Ainsi, en plus d’encourager la création, cette manifestation offre l’occasion de resserrer les liens entre les musées, les entreprises et le territoire. Dans un autre registre, qu’en est-il de la réutilisation des savoir-faire textiles ?

22Dans de nombreux cas, le capital immatériel que constituent les savoir-faire fait l’objet d’un processus social de patrimonialisation, se trouve stocké dans la mémoire collective pour être éventuellement déstocké, c’est-à-dire internalisé, recomposé et réutilisé par des entreprises, devenant ainsi source de production de normes et de valeur économique (Poisat, 2001 : 1). Dans le Roannais, les entreprises de tissage, qui aujourd’hui produisent essentiellement des articles haut de gamme, réutilisent quotidiennement des savoir-faire traditionnels qu’elles reconfigurent et adaptent aux technologies nouvelles. Mais le seul exemple significatif de sauvegarde d’un savoir-faire menacé impliquant un musée réside dans la tentative de la maison des Grenadières de Cervières de redynamiser le savoir-faire des brodeuses au fil d’or du Haut-Forez. Or, plus aucune entreprise n’employant de brodeuse sur ce territoire depuis 2016, le projet repose essentiellement sur l’association des Grenadières du Haut-Forez et non pas sur la coopération du musée avec des entreprises existantes (Therrat & Séret, 2018 : 25-30). Cependant, la présidente de l’association a constitué en 2018 une petite entreprise, dans le but de créer et de commercialiser des produits brodés au fil d’or, essentiellement des couteaux brodés et des broderies destinées aux habits et coiffes des militaires et hauts fonctionnaires. Voilà qui constitue un exemple intéressant de contribution d’un musée et d’une association à la création d’une entreprise, dans le cadre d’une tentative collective de développement de l’économie locale grâce à un savoir-faire historique.

23Après avoir esquissé le paysage des partenariats entre musées et entreprises dans le Roannais, nous proposerons quelques éléments d’analyse des enjeux et des acteurs de la coopération.

Les enjeux et acteurs de la coopération

24Quelles sont les raisons qui poussent des entités aussi différentes que les musées et les entreprises à coopérer ? Et quels sont les facteurs qui peuvent faciliter le développement et l’efficacité des partenariats, plus précisément en ce qui concerne le rôle et l’implication des différents acteurs dans ces processus ?

Pourquoi coopérer ? La confrontation des enjeux

25Les musées enquêtés ne se limitant pas à valoriser le passé du textile, la coopération avec les entreprises en activité présente pour eux un intérêt évident. « Le Musée de la soierie de Charlieu », écrivait la conservatrice en 2018 à propos du film Nos mémoires textiles, « a été créé en 1992 avec la triple volonté affirmée de faire découvrir la technique du tissage, les entreprises locales et l’histoire de la production de soie dans la région. […] Les entreprises de Charlieu, toutes très sensibles au rôle du musée comme vecteur de leur identité professionnelle et entretenant de longue date des relations avec lui, ont immédiatement apporté leur soutien à ce projet » (Miguet, 2018 : 24). Et les responsables des musées de Bussières et de Panissières de préciser : « En Terre de tisseurs, les partenariats entre musées et entreprises à l’échelle du territoire sont donc réguliers et indispensables à la dynamique créée depuis quelques années sur le plan culturel et touristique. Ensemble, nous travaillons pour la connaissance et la reconnaissance du savoir-faire textile local ancien et actuel, du made in France et de l’excellence. » (Bernard et al., 2018 : 12) Même à Amplepuis et à Thizy-les-Bourgs, où les relations avec les entreprises ont toujours été ponctuelles, les responsables de l’Écomusée du Haut-Beaujolais ont le projet de faire le tour des entreprises en activité pour valoriser la réalité contemporaine du secteur textile dans le futur parcours du musée.

27Concrètement, comment organiser la collaboration musées-entreprises en mobilisant les acteurs du territoire ?

Avec qui coopérer ? L’implication des parties prenantes

30On ne saurait oublier les collectivités locales et les établissements publics de coopération intercommunale, qui jouent souvent un rôle déterminant non seulement pour assurer la pérennité des structures culturelles, mais aussi pour organiser ou faciliter les rapports entre musées et entreprises. Par exemple, en lançant en 2012 le programme « Terre de tisseurs, terre d’excellence », les anciennes communautés de communes de Balbigny et des Collines du Matin (aujourd’hui Forez-Est) ont permis la mise en synergie des différents acteurs (musées, office de tourisme, habitants, élus et entreprises), afin de valoriser le patrimoine local. Et aujourd’hui, la communauté de communes de Forez-Est prépare un projet culturel de territoire. À Panissières, la rénovation en cours du musée s’inscrit dans un projet de tiers-lieu, qui sera installé dans le même bâtiment et que la municipalité souhaite imaginer avec des initiatives et des idées partagées. Depuis juin 2022, des temps de réflexion sont ouverts aux habitants, associations, commerçants et entreprises pour construire ce tiers-lieu, qui permettra notamment de développer les relations entre tous les acteurs du territoire, y compris le musée et les entreprises.

Conclusion

31Depuis les premiers musées techniques à la fin du xviii^e siècle (Poulot, 1997), les musées d’art et d’industrie et les musées des ingénieurs aux xix^e et xx^e siècles (Schaer, 1993), le Musée national des arts et traditions populaires (Rasse, 2017 : 178-186), les écomusées (Duclos, 2019 : 18-21) et les musées de société (Vaillant, 1993 : 16-38), la valorisation du patrimoine industriel mobilise de nombreux acteurs, qui sont animés de motivations différentes et parfois divergentes, illustrant par là le caractère fondamentalement contradictoire des rapports de travail et de production. Le patrimoine textile peut ainsi être utilisé comme une ressource par les habitants, les élus, les chercheurs et les différentes entités du territoire : ressource symbolique, pour témoigner de l’identité d’un territoire, conserver une mémoire industrielle ou ouvrière ; ressource culturelle et scientifique, pour mettre en perspective les évolutions techniques, les modes de production, valoriser des travaux de recherche, préserver des collections et faciliter la création (Bary, 1994) ; ressource éducative, pour transmettre des savoirs et des savoir-faire ; ressource de communication, pour valoriser l’image du textile, des entreprises et des métiers ; enfin ressource économique, pour stimuler le développement du secteur textile. L’exemple du textile roannais montre que des structures qui poursuivent des objectifs différents – produire de la valeur d’échange, de la plus-value pour les entreprises, créer de la valeur d’utilité sociale pour les musées – peuvent se rejoindre dans l’usage du patrimoine comme ressource. Valoriser l’image du textile, sauvegarder des savoir-faire sont des enjeux communs. Les musées bénéficient de l’aide d’entreprises qui trouvent un intérêt objectif à coopérer avec eux. En exposant publiquement l’histoire, les productions, les savoir-faire des entreprises, les initiatives muséales contribuent à les rendre visibles. Or, telle est bien l’une des fonctions primordiales des patrimoines : « faire exister une entité collective, laquelle est toujours abstraite, en la rendant visible métaphoriquement par l’exposition publique de ces biens qu’elle aurait en commun » (Micoud, 1995). Musées et entreprises trouvent ainsi des raisons objectives de négocier des partenariats et de résoudre en partie la dialectique musées-entreprises. Encore faut-il que s’organisent localement des processus collaboratifs qui permettent de mobiliser l’intelligence collective territoriale pour faciliter la communication entre les parties prenantes, ces rencontres parfois improbables entre mondes différents qui rendent possibles des échanges fructueux, des fertilisations croisées, et facilitent l’innovation dans tous les domaines, culturel et économique.