1L’Alimentarium, une fondation de l’entreprise Nestlé, le premier musée global sur l’alimentation, fut inauguré le 21 juin 1985 à Vevey, en Suisse. Le bâtiment du musée est sis au bord du lac Léman et fut construit entre 1918 et 1920, en style néo-­classique, comme siège administratif de la nouvelle entreprise Nestlé & ­Anglo-Swiss Condensed Milk ­Company, créée par fusion de ces deux unités. Un transfert des bureaux dans des locaux plus spacieux devenant nécessaire, le beau bâtiment au centre de Vevey, un immeuble de prestige, se trouva donc vacant. L’entreprise Nestlé, créée en 1867, l’une des premières entreprises de produits alimentaires au monde, plonge ses racines dans une longue tradition. Et c’est exactement ce message global que la direction voulait donner à la nouvelle institution. De là est née la motivation de l’entreprise pour créer un musée : lieu et idée se sont bien rencontrés.

2On peut se demander pourquoi l’entreprise envisagea d’emblée un musée général de l’alimentation, alors qu’un « Musée Nestlé » aurait pu faire l’affaire. Les recherches nutritionnelles sont essentielles pour développer de nouveaux produits et pour comprendre les caractéristiques d’une bonne alimentation. Une telle approche globale doit aussi inclure l’histoire et les habitudes extra-européennes pour relativiser ainsi nos modèles alimentaires. Étant donné le contexte de mondialisation, l’interdisciplinarité de l’Alimentarium – soit une présentation de toute la chaîne alimentaire (agriculture, fabrication, nutrition, consommation, géographie globale, etc.) – s’imposait. Un tel programme s’insérait parfaitement dans la politique générale de l’entreprise, qui a finalement trouvé un lieu pour le présenter, tout en dépassant le cadre strict des activités de l’entreprise Nestlé. C’est aussi la raison pour laquelle le nom du musée n’inclut pas celui de l’entreprise, mais le mentionne seulement dans le sous-titre : « Une fondation Nestlé ». Les dirigeants de l’époque ont donc bien compris qu’une simple accumulation statique de souvenirs Nestlé aurait été une pure perte et que l’entreprise ne devait pas faire de la publicité sur le dos de son musée ! Raison de plus, d’ailleurs, pour créer une fondation permettant de bien séparer juridiquement la nouvelle institution de l’entreprise. L’Alimentarium ne doit donc son existence ni à une collection, ni à une action publicitaire, ni à un événement particulier, par exemple un anniversaire.

3L’interdisciplinarité est aussi pensée du côté de l’activité des visiteurs ; elle était intégrée dès le début du projet dans l’exposition permanente. Celle-ci était organisée sur deux étages (environ 800 mètres carrés), en trois sections intitulées « Du soleil au consommateur » (qui traitait principalement de biologie) ; « Le pain d’autrefois » (histoire) ; « Le pain des autres » (ethnologie). Une organisation de l’exposition permanente selon les disciplines universitaires nous semblait la plus appropriée. S’y ajoutaient l’ancienne salle de réunion pour les séances du conseil d’administration (environ 50 mètres carrés), laissée intacte comme « objet historique » relatant l’évolution de l’entreprise, ainsi qu’un grand espace (environ 450 mètres carrés) sur un troisième niveau pour les expositions temporaires (en général une par an, sur tous les aspects de l’alimentation : ethnologie, sociologie, anthropologie, science, biologie, etc.). De telles expositions thématiques, quelques-unes étant itinérantes, sont absolument indispensables pour le dynamisme d’un musée. J’en ai organisé plus de trente sur tous les aspects de l’alimentation : aliments, histoire, pays, économie, technique, science et j’en passe ! La collaboration internationale qui en découlait était toujours très enrichissante. Pour chaque exposition ou presque, nous proposions aussi un livre accompagnant (normalement trilingue). Et cela sans oublier l’exposition vivante : le jardin !

4Un point très important pour nous était l’activité du visiteur, surtout dans la cuisine expérimentale, intégrée dans l’exposition même, qui offrait de riches programmes d’activités et permettait aussi d’organiser des démonstrations et des séminaires. De plus, les visiteurs pouvaient observer la préparation et participer à la création des mets à savourer par la suite à la cafétéria ! S’y ajoute encore pour les plus petits l’Alimentarium Junior (environ 250 mètres carrés au sous-sol), séparé des salles d’expositions ; cette offre est surtout appréciée par les écoles.

5Cette multidisciplinarité fut encore renforcée dans la deuxième mouture de l’Alimentarium, que j’ai eu la chance de concevoir au tout début du millénaire (ouverture en 2002). Trilingue comme la première version, elle était marquée par une organisation encore plus interdisciplinaire : les quatre secteurs n’étaient plus organisés selon les disciplines classiques, mais selon des thèmes dépassant les limites disciplinaires. Ils étaient intitulés avec des verbes liés aux activités alimentaires : « Cuisiner », « Manger », « Acheter », « Digérer ». Nous commencions au milieu de la chaîne alimentaire et élargissions ensuite notre présentation en amont et en aval. Chaque thème comprenait des exemples de sujets. Ainsi, dans le secteur « Manger » étaient abordés des aspects ethnologiques, historiques, économiques, techniques, agricoles, etc. de cette activité. L’exposition était agrémentée de nombreux éléments incitant les visiteurs à devenir actifs et aussi à suivre des démonstrations (avec ou sans visite guidée) ; la cuisine était considérée comme une véritable partie intégrante de l’exposition ; s’y ajoutaient encore davantage de programmes interactifs (tels que, entre autres, « Testez vos sens » et « Attribuez les graines aux épis »). Et, finalement, à ne pas oublier : une nouvelle entrée orientée vers le lac rendait le bâtiment encore plus attractif !

8Comment la création de l’Alimentarium a-t-elle été appréciée par le personnel de Nestlé, par les autres entreprises alimentaires, par les professionnels de musées ainsi que par le public en général ? L’appréciation par Nestlé et par ses employés s’est révélée très positive. Parfois, les professionnels de l’entreprise nous faisaient savoir qu’ils auraient aimé davantage d’informations sur le sponsor ! En général, l’initiative de Nestlé était commentée très positivement aussi par les autres entreprises alimentaires. Les collègues d’autres musées appréciaient le nouvel établissement à leur tour. Et le public en général ? Le fait que le musée pouvait accueillir quelque 70 000 personnes par an démontre bien son succès ! Les visiteurs étaient aussi certainement attirés par la fourchette géante que nous avions réussi à planter dans le lac Léman comme signalétique pour l’Alimentarium et comme symbole pour l’alimentation tout court. Cette œuvre d’art, photographiée par tous les touristes, est même devenue un emblème pour la ville de Vevey, voire une icône internationale !

9L’Alimentarium s’est transformé à partir des années 2010, après mon départ en retraite. La présence des préoccupations de l’entreprise Nestlé est devenue plus prononcée, mais sans qu’il devienne un musée d’entreprise. On a attribué plus d’importance à la boutique et au restaurant, à la gastronomie et à la nutrition en général. En revanche, on a réduit l’importance de l’objet et des expositions temporaires, par exemple, soit les éléments purement « musée ». Nul doute que l’Alimentarium continuera d’évoluer selon les circonstances et les valeurs d’une nouvelle époque.