1Le fil conducteur de notre recherche s’articule autour de deux exemplaires d’un outil majeur de la physique du début du xxe siècle, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : un accélérateur de particules de type Cockcroft-Walton (CW). L’un est fondamental dans le contexte historique lyonnais ; l’autre est exposé pour la première fois au public dans un « musée de France » depuis décembre 2014. Notre recherche explore plus particulièrement la potentialité des objets scientifiques contemporains à devenir des objets de patrimoine. Si ces objets gagnent lentement une place dans nos musées, leur présence aux côtés des collections historiques ne va pourtant pas de soi.
- 1 Avant de devenir en 2010 le laboratoire S2HEP, cette équipe d’accueil de recherche a connu plusieu (...)
- 2 EPIC : Éducation, Psychologie, Information et Communication.
2Ce travail de thèse s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire, héritière de l’histoire du laboratoire Sciences, société, historicité, éducation et pratiques (S2HEP), laboratoire de sciences humaines et sociales implanté au cœur d’une université scientifique (université Claude Bernard Lyon 1) et comprenant des didacticiens, historiens, anthropologues et philosophes des sciences. Il s’agit de relier dans une même étude les questions de patrimonialisation, de transposition médiatique et de mise en récit pour participer au renouvellement de ces approches. Ce décloisonnement a nécessité la mobilisation et l’articulation de différents cadres théoriques issus de plusieurs champs disciplinaires, notamment les sciences de l’information et de la communication, la didactique des sciences, la philosophie du récit, l’histoire et l’épistémologie des sciences. Cette recherche s’est développée grâce à une collaboration entre le musée des Confluences à Lyon et le laboratoire S2HEP1 à travers le co-encadrement de Philippe Lautesse et Françoise Khantine-Langlois, au sein de l’école doctorale EPIC2, dans le cadre d’une convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) d’une durée de trois années.
3L’enjeu de cette thèse est de mettre en valeur les spécificités du processus de patrimonialisation, en s’appuyant sur les travaux de Krzysztof Pomian (1987a, 1987b, 1990 : 177-198), Dominique Poulot (1993 : 601-1613, 2001, 2010 : 22-38), Jean Davallon (2006 : 119-126, 2009 : s. p.), et Sophie Mariot-Leduc (2008), pour les objets répondant aux caractéristiques d’un objet dont la nature scientifique et la temporalité contemporaine sont déterminantes. À partir du cas d’étude – l’accélérateur CW -, il est ainsi possible d’analyser la manière dont un objet de ce type est valorisé dans différents contextes : institution muséale (Poli, 2002, 2010 : 8-13 ; Triquet, 1993), manuel scolaire (Mendibil, 2008 ; Pasho & Kisi, 2012) et médias artistiques (De Hosson et al, 2014 ; Tatalovic, 2009).
4Deux exemplaires de cet objet scientifique contemporain sont conservés à Lyon, mais avec des statuts différents :
-
- 3 La partie exposée ne concerne en réalité que la partie supérieure de l’accélérateur : le générateur (...)
L’accélérateur Cockcroft-Walton (Philips, 1958) de la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, exposé3 au musée des Confluences dans l’exposition permanente Sociétés, le théâtre des hommes ;
-
- 4 La partie conservée ne concerne en réalité que le générateur de haute tension, partie donnant son n (...)
L’accélérateur Cockcroft-Walton (Haefely, 1953) de l’institut de physique nucléaire de Lyon (IPNL), conservé4 en pièces détachées dans l’institut et faisant l’objet d’un projet de valorisation.
5Le choix de cet objet offre un terrain d’analyse particulier. D’une part, c’est un instrument scientifique issu des laboratoires de physique, premier de la lignée des accélérateurs de particules et de ce qu’on appelle aujourd’hui la Big Science. Il émane d’un milieu de recherche de plus en plus spécialisé et devenu très complexe pour les non-spécialistes. D’autre part, le contexte d’étude permet un parallèle constant entre un objet considéré comme patrimonialisé, mais qui peine à trouver une légitimité dans une exposition (l’accélérateur CW du musée des Confluences), et un objet qui entre seulement dans un projet de valorisation, mais dont la trajectoire de vie et l’importance locale en font déjà un objet emblématique (l’accélérateur CW de l’IPNL).
6Nous avons tout d’abord réalisé une analyse contextuelle de l’objet, qui constitue le cadre de référence – historique, épistémologique et scientifique – de notre travail, exposé dans la première partie de la thèse, que nous utiliserons dans nos autres contextes d’études.
7Un objet ne devient véritablement un objet de patrimoine que lorsque la sphère sociale, représentée par le public, le reconnaît en tant que tel. C’est pourquoi nous avons choisi comme terrain d’étude celui de l’exposition Sociétés, le théâtre des hommes. Nous faisons l’hypothèse, dans notre étude, que les difficultés posées par la mise en exposition de cet objet scientifique contemporain s’expriment en partie, de manière plus ou moins explicite, dans le texte de l’exposition. L’analyse de ce texte nous permet d’identifier les partis pris méthodologiques et épistémologiques des concepteurs de l’exposition. Plus généralement, il s’agit de montrer que les récits, au sens de Paul Ricœur (1991), sont essentiels tout au long de la trajectoire de l’objet (Bonnot, 2002), qu’ils interviennent dans la patrimonialisation de l’objet, dans sa mise en exposition, ou qu’ils interfèrent avec les représentations que l’on s’en fait (Lewis, 1978 : 37-46). Cette hypothèse est mise à l’épreuve d’un point de vue théorique et pratique dans la deuxième partie de notre thèse.
8Au préalable, nous examinons le fonctionnement, le contexte historique et les conditions d’émergence de l’accélérateur de particules CW, notamment lors de la construction du prototype par John Cockcroft et Ernest Walton en 1932, au laboratoire Cavendish de l’université de Cambridge. Il est alors possible de décrire, dans un contexte à la fois historique, anthropologique et social, la trajectoire de l’accélérateur CW de l’institut de physique nucléaire de Lyon (IPNL) et de la comparer à celle des accélérateurs CW dont nous avons trouvé une trace aujourd’hui dans le monde, qu’elle soit historique (article de recherche) ou matérielle (remonté, exposé, utilisé). Ces analyses s’appuient sur différents types de ressources : des sources primaires (articles scientifiques, rapports annuels, documentation de laboratoire, sources orales, documentation photographique, thèses, articles de presse, documentation administrative, archives audiovisuelles, etc.), mais aussi un certain nombre de sources secondaires nous donnant un accès plus facile au contexte scientifique très complexe autour de l’année 1932.
9Nous discutons ensuite la mise à l’épreuve à la fois théorique (patrimonialisation) et pratique (valorisation) de l’hypothèse selon laquelle les récits sont essentiels tout au long de la trajectoire de l’objet. Ainsi, nous proposons une approche du patrimoine scientifique contemporain à travers ses fondements théoriques, développés essentiellement par les sciences de l’information et de la communication, et la place qui lui est faite dans nos institutions. Nous étudions alors les textes de l’exposition, mis en place autour de l’accélérateur CW au musée des Confluences, pour faire émerger les éventuelles difficultés rencontrées par les concepteurs. Enfin, nous étendons l’étude à des supports différents. Ainsi, le contenu représentationnel de l’accélérateur CW est étudié sur le plan didactique dans un manuel de physique de terminale scientifique, mais également dans des récits de fiction provenant de médias artistiques (bandes dessinées et films).
10L’un des apports de ce travail permet d’établir que ce n’est pas tant l’objet qui est particulier, mais sa trajectoire, que nous avons pu retracer grâce aux récits ayant marqué son parcours : récits présents dans les traces écrites (articles de journaux, rapports annuels, articles de recherche, projets de valorisation avortés, archives papier de l’institut, archives du fabricant, rapport de l’étude préalable au projet de conservation-restauration, factures, livres, etc.) et récits oraux (témoignages spontanés, interviews d’utilisateurs, enregistrements radio, etc). Quel que soit le niveau du récit, l’objet a autant de significations qu’il a d’usages (instrument scientifique, objet de patrimoine, etc.) et de fonctions (accélérer les particules, servir de témoin d’une ou des histoires) le reliant à un groupe d’usagers (scientifiques, restaurateurs, conservateurs, auteurs, réalisateurs, scénographes) ou de spécialistes, l’associant à une discipline (physique, conservation, restauration, etc.) ou une pratique déterminée (Gellereau, 2012 : 75-97 ; Leveau, 2011, s.p.).
11Constatant qu’il y a bien eu des « consciences patrimoniales » qui se sont exprimées pour la sauvegarde de ces objets, nous nous sommes attachée à caractériser le processus de patrimonialisation pour ces objets scientifiques et contemporains. À la suite de ce travail, nous avons produit un modèle qui correspond à la manière dont nous percevons le processus de patrimonialisation pour les objets scientifiques contemporains. Ainsi, nous avons considéré les différentes étapes du processus de patrimonialisation comme une superposition de niveaux qui montrent les trois existences de l’objet : dans son monde d’origine, dans le monde de la découverte et dans le monde ultime, celui qui donne accès au statut d’objet de patrimoine.
12L’analyse du discours développé autour de l’accélérateur de particules CW dans l’exposition Sociétés, le théâtre des hommes du musée des Confluences, que nous avons conçue à partir des travaux de Marie-Sylvie Poli (2002), nous a permis de mettre en évidence que les difficultés posées par la mise en exposition de l’accélérateur CW sont en partie exprimées dans le texte de l’exposition. Cette analyse nous a également permis non seulement d’identifier les partis pris méthodologiques et épistémologiques des concepteurs de l’exposition, mais aussi de montrer que les mots, en raison de leurs différentes fonctions, participent directement à l’interprétation et à l’appropriation de l’objet. Ces résultats suggèrent de concevoir différemment la mise en exposition des objets scientifiques contemporains pour permettre au visiteur d’interpréter et de s’approprier les objets qui lui sont présentés.