1Le rapport au territoire est fondamental dans les tiers-lieux. Ces lieux de partage, de socialisation, mais aussi d’innovation et d’entrepreneuriat (Burret, 2015) jouent un rôle important dans la manière d’habiter la ville et de participer à sa vie sociale (Oldenburg, 1989), voire de la fabriquer selon de nouvelles modalités (Besson, 2017). Dans les mondes de l’art et de la culture, ils visent également un nouveau rapport au territoire et aux habitants, dans la lignée des nouveaux territoires de la culture (Lextrait, 2004). Ni grand équipement ni retraite pour les artistes, ils se définissent comme des lieux hybrides et ouverts pour « sortir d’une vision élitiste et diffusionniste de la culture et s’intéresser aux acteurs informels et aux espaces de la vie quotidienne » (Besson, 2018 : 19).
2Du fait de leur caractère propice à l’expérimentation (Martin & Pélissier, 2023 ; Pélissier & Magkou, 2023) et à l’innovation participative (Liefooghe, 2018), les pouvoirs publics ont fait des tiers-lieux de nouveaux instruments de l’action publique (Pignot & Saez, 2018) pour transformer les territoires. Ce passage de la marge et de l’informel à une institutionnalisation potentiellement uniformisante (Besson, 2018 ; Horvath et al., 2023) n’est cependant pas leur seule évolution récente. Le cadre des labellisations telles que les Fabriques de territoire les a également sortis de leur milieu urbain initial. Mais si c’est en milieu rural que les tiers-lieux se développent le plus ces dernières années, les dynamiques de leur ancrage territorial et ce qu’ils y produisent restent peu étudiés (Flipo, 2020).
3Pour répondre à ces interrogations, cet article s’appuie sur le cas d’Ormet (nom fictif), petite ville rurale du centre de la France singulière par son activité artistique et culturelle. Pour 1 300 habitants, elle compte en effet depuis 2021 7 tiers-lieux, 30 associations culturelles et d’animation, 20 ateliers d’artistes et galeries, et une centaine d’événements culturels et sportifs y ont eu lieu en 2023. Labellisée « Petite ville de demain », programme de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) qui soutient des centralités rurales dans leur transition écologique, elle s’appuie sur une Fabrique de territoire, regroupement de tiers-lieux financé ici depuis 2021 par le ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales. Ormet se distingue ainsi par la volonté de transformer le territoire par l’art et la culture, par l’importance des tiers-lieux dans cette orientation et par la reconnaissance institutionnelle de ces initiatives. Le cas d’Ormet fournit en ce sens un contexte singulier pour analyser la manière dont des tiers-lieux peuvent s’inscrire dans un territoire rural, ce qu’ils y fabriquent et sous quelles formes.
4Cet article s’appuie sur l’étude monographique de l’émergence et de la réception des tiers-lieux à Ormet à partir d’une enquête menée entre décembre 2022 et janvier 2024 dans le cadre d’une recherche partenariale regroupant l’Ocim, centre d’idéation et de ressources de référence en France dans le secteur muséal et patrimonial, et le laboratoire de recherche de l’un des auteurs. La problématique générale de l’étude portait sur l’évolution des écosystèmes des lieux culturels et leur inscription territoriale. L’enquête a eu lieu in situ et repose sur un entretien préparatoire avec le coordinateur de la Fabrique de territoire en décembre 2022, suivi par dix entretiens semi-directifs menés en février 2023 auprès d’onze parties prenantes de l’art dans cette ville (voir tableau en annexe). Un atelier participatif a aussi été organisé sur la même période avec sept résidents d’Ormet se considérant comme non-publics de ces lieux. Enfin, la mobilisation de l’un des auteurs par la mairie d’Ormet et par la Fabrique de territoire, dans le cadre d’une étude quantitative menée en parallèle sur les perceptions du développement de l’art sur le territoire par les résidents, a permis des observations informelles, tant dans le tiers-lieu nommé ici Relais des possibles que lors de réunions entre le coordinateur de la Fabrique de territoire, le maire et les artistes entre juin 2023 et janvier 2024.
5Les données collectées permettent d’analyser les rapports et les tensions entre l’action publique culturelle, les initiatives artistiques et les attentes habitantes à partir des caractéristiques idiosyncratiques du territoire d’Ormet. En ce sens, la perspective adoptée ici retient de la sociologie de la traduction l’idée que le cheminement des démarches innovantes dépend de manière prépondérante des relations que les acteurs entretiennent avec le projet (Akrich et al., 2006) et que celui-ci se pérennise si les acteurs convergent vers des compromis qui modifient tant le projet que le réseau qui le porte et les identités des acteurs qui y participent (Durand et al., 2018). L’analyse réalisée vise en ce sens à contextualiser la forme que prennent les tiers-lieux à Ormet en tant que forme innovante de l’action publique, notamment pour l’équipe municipale. Dans ce but, les évolutions de ces projets sont considérées au regard des différentes bifurcations de l’action culturelle publique à Ormet et des processus de négociation ou d’enrôlement qui y participent. En ce sens, les entretiens réalisés ont également intégré des éléments des trajectoires biographiques et professionnelles des acteurs. Cette approche est ici confrontée aux spécificités territoriales d’Ormet. La sociologie des acteurs de cette ville implique en effet de prendre en compte les antagonismes propres aux contextes ruraux (voir notamment Rehany, 2010 ; Laferté, 2019 ; Guéraut, 2023) et les dynamiques artistiques de ce type de territoire (Guyot et al., 2019).
6Après avoir présenté brièvement le contexte singulier que sont Ormet et ses tiers-lieux, nous mettrons en évidence les capacités à l’œuvre dans les logiques d’expérimentation et de capitalisation appliquées par l’équipe municipale de cette ville. Nous évoquerons les tensions en matière de légitimité induites par le renouvellement de sa population autour de la mise en visibilité de l’art et de la culture dans le cadre de ces politiques, avant d’analyser in fine le rôle de médiation, parfois indirect, que les tiers-lieux y jouent.
Il y a quelque chose de spécial à Ormet, qui n’est pas facile à identifier, ça se sent, c’est quelque chose. (Artiste photographe, galerie à Ormet depuis 2017)
7Ormet n’est en effet pas un village comme les autres. Le ton est donné dès la page d’accueil de son site internet : Ormet se présente comme une « petite ville du futur ». C’est aussi l’image qu’elle véhicule dans la presse quotidienne régionale, mais aussi nationale (Le Monde, Le Point) ou sur TF1, France 2, France 3, BFM TV et France Inter, où elle est régulièrement citée entre 2019 et 2023 comme initiative destinée à casser l’image d’un monde rural disqualifié et déserté. C’est enfin le projet auquel la mairie compte faire adhérer ses habitants. En témoigne la brochure qui leur est destinée, réalisée en 2019 par l’équipe municipale, et qui retrace en quinze pages les grandes lignes de ce projet et les différentes étapes de cette transformation.
- 1 Les verbatim suivants sont tirés de la page « Petite ville du futur » du site internet d’Ormet [con (...)
8Ce projet correspond au départ à une volonté forte de l’équipe municipale de rendre Ormet plus attractive et de renforcer sa position de « chef-lieu de territoire ». Des leviers variés sont mis en avant. Il faut (ré)inventer la ville pour la rendre « ergonomique pour les nouvelles populations : personnes âgées, jeunes en recherche d’opportunités économiques1 ». Il faut participer au développement économique en redynamisant le centre-ville pour le rendre « pêchu [en redonnant] un “coup de jeune” aux commerces […] en cohérence avec les nouvelles habitudes de consommation ». Il faut travailler le vivre-ensemble d’une « ville dans laquelle on vit heureux [grâce à ses] espaces de rencontres/de spectacles ». Il faut enfin « favoriser le développement durable ». Pour cela, le rôle des habitants est conçu comme central : le projet doit être « fédérateur, réalisé et partagé par la population ». Il s’agit en somme d’innover en matière de démocratie locale pour changer le territoire.
9Mais « petite ville du futur » n’est pas qu’un slogan. L’appellation correspond à une démarche incubée dans la région en 2011 et menée plus particulièrement dans le Pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) auquel est rattaché Ormet. Le président de ce pôle est à l’époque adjoint à Ormet (il en redeviendra le maire en 2020). Dans ce cadre, deux écoles d’architecture interviennent en 2015 dans le but d’affiner le diagnostic du territoire. En 2016, 30 000 euros sont attribués à la commune pour expérimenter collectivement. La suite du projet est confiée à un groupement d’architectes, de paysagistes et de designers d’expérience. La démarche participative est lancée en 2017. Elle est complétée en 2018 par un questionnaire rempli par 40 % de la population. Un premier chantier participatif est choisi de manière concertée : la rue commerçante doit être embellie. Les habitants repeignent les volets de ses maisons, puis participent à en fleurir plusieurs secteurs et à fabriquer du mobilier urbain pour la rendre plus accueillante. Par la suite, la mairie rachète des commerces fermés et des bâtiments en ruine du centre historique. Ils sont en partie détruits et remplacés par une halle couverte et de nouveaux locaux pour des activités économiques et culturelles. Trois fresques murales sont également réalisées par un artiste. Dans le même temps, une compagnie théâtrale effectue une résidence pendant un an afin de renforcer la dynamique participative locale. L’aboutissement en est une déambulation mettant en valeur les lieux culturels et patrimoniaux d’Ormet par les habitants.
10L’art et la culture sont ainsi valorisés comme ressorts du vivre-ensemble et du dynamisme d’Ormet. Le terreau associatif y est particulièrement riche pour une petite ville de 1 300 habitants. Ce sont en effet trente associations qui animent Ormet, avec des propositions qui vont au-delà des activités familiales ou des traditions et de l’histoire locales. Les arts plastiques, le théâtre, la musique, l’écriture, le rétrogaming et le recyclage de meubles y sont par exemple présents. Accès à la pratique et organisation de spectacles et de festivals rythment l’année dans un éclectisme culturel éloigné de l’image d’un territoire vieillissant et délaissé.
- 2 Liaison entre actions de développement de l’économie rurale.
- 3 Fonds européen de développement régional.
11Les élus se mobilisent pour obtenir d’autres fonds publics : conseil régional, conseil départemental, fonds européens (programmes Leader2 et Feder3) et État par le biais de l’ANCT et du dispositif « Petite ville de demain ». L’année 2021 ouvre une nouvelle phase du projet lorsqu’est saisie l’opportunité de faire émerger des tiers-lieux à Ormet. Six projets sont lancés, dont la diversité et l’envergure reflètent l’ambition de l’équipe municipale. Trois s’inscrivent dans la mouvance maker. IciPays est une manufacture rurale collaborative et solidaire de 600 mètres carrés ouverte dans une ancienne usine hydroélectrique. Appuyée par un réseau fondé à Montreuil, cette structure vise au développement du « faire » par les habitants et d’un savoir-faire d’artisans d’art « made in Ormet ». Le Relais des possibles est un lieu de convivialité qui propose des solutions d’hébergement aux personnes en transition vers le monde rural, des repas associatifs, un potager partagé et des spectacles. Enfin, la Mission numérique locale intègre un fab lab et un centre de télétravail.
12D’autres projets traduisent, avec plus ou moins de clarté, l’esprit tiers-lieu dans des structures existantes. L’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) local a ainsi reçu un financement de 150 000 euros à la suite de l’appel « Faire tiers-lieu en Ehpad » de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). La salle polyvalente est rénovée pour favoriser le brassage intergénérationnel et un centre de transformation alimentaire avec cuisine partagée, conserverie commune et micro-brasserie artisanale est créé. La Maison des associations, dont l’objet est initialement la mise à disposition de salles, doit s’ouvrir à des pratiques artistiques en lien avec les artistes locaux. Enfin, l’Entreprise à but d’emploi des Portes du Pays, inscrite dans le territoire zéro chômeur de longue durée local, se revendique comme « entreprise tiers-lieu ». Elle justifie cette appellation paradoxale par ses expérimentations participatives pour améliorer l’emploi et la qualité de vie sociale sur le territoire.
13Au centre de ces six projets se trouve une septième structure. La labellisation Fabrique de territoire en 2021 a permis l’ouverture de la Fabrique de liens. Cette structure a pour mission première de coordonner le groupement des tiers-lieux et d’augmenter leur capacité d’action. L’objectif fixé par l’équipe municipale est cependant plus large. Comme l’indique en entretien le responsable de la Fabrique de liens, « l’idée, en fait, c’est de concevoir l’esprit tiers-lieu à l’échelle de la ville, c’est que la ville soit tiers-lieu ». Pour cela, l’objectif de la structure est de tisser des liens entre les acteurs d’Ormet et avec les habitants. Elle met donc en relation un large ensemble d’acteurs de la ville (associations, institutions, établissements scolaires ou médico-sociaux, commerçants, galeries et lieux de convivialité) par des projets structurants, afin de renforcer un écosystème émergent. Ses actions visent in fine à contribuer au développement économique, culturel et artistique du territoire. Son maillage s’étend également hors d’Ormet, notamment par le réseau régional des tiers-lieux, où elle bénéfice du partage d’expériences avec d’autres lieux émergents.
14Ormet s’est ainsi approprié les tiers-lieux comme nouvelle forme d’action publique. Le maire y voit de nombreuses vertus, notamment dans le domaine culturel :
Le tiers-lieu est probablement moins élitiste, mais il peut accueillir des choses très pointues. Il vient d’une énergie associative et bénévole, mais il peut aussi accueillir des professionnels. Il est pluridisciplinaire et ce melting-pot correspond à des attentes et fait tomber les murs un peu plus facilement que des scènes culturelles traditionnelles. Cela nous sort un peu des impasses dans lesquelles on était, avec des opérations plus lourdes, plus concentrées et qui dépendaient en fait d’une direction artistique ou d’un ou deux élus et puis le jour où ils sont plus là ça bascule. (Entretien avec le maire d’Ormet, février 2023)
15En ce sens, les tiers-lieux sont alignés avec la « petite ville du futur », participative, attractive et conviviale.
16La logique d’expérimentation de l’action publique n’est pas nouvelle à Ormet, notamment dans la culture. Elle s’appuie sur les capacités singulières d’une équipe municipale présente depuis 1995, prompte à saisir toute opportunité d’innover et capable de capitaliser sur ces expériences.
17La place de l’art à Ormet est ancienne. Les deux maires qui se sont succédé depuis 1995 sont ainsi parties prenantes des tentatives de structuration de l’action culturelle dans les environs. Ils en ont expérimenté différents formats, dont les tiers-lieux sont, pour l’actuel maire d’Ormet, le dernier avatar :
Les politiques culturelles et les grands établissements sont concentrés dans les villes. Il y a eu des tentatives multiples de faire des choses dans l’espace rural : des conventions de développement culturel entre les territoires et la Drac dans les années 1990. Ensuite, on a misé beaucoup sur l’Abbaye de Marigny, une ruche d’artistes en écho à la maison de la culture du chef-lieu de département, ça s’est mal terminé. On a essayé avec le parc régional d’avoir une scène nationale en réseau, là aussi, c’est fini. Ma conviction en voyant les choses se déployer depuis quatre-cinq ans de façon nationale, c’est que les tiers-lieux sont la nouvelle réponse à cette impossible politique culturelle dans le monde rural. (Entretien avec le maire d’Ormet, février 2023)
18Cette capacité à expérimenter en s’appropriant de nouvelles formes d’organisation et les dispositifs institutionnels associés est sans doute facilitée par le profil singulier des deux maires concernés. Membres de la même équipe municipale, ce qui assure une certaine continuité de la logique d’expérimentation, ils occupent cette position en fonction de leurs autres mandats locaux et nationaux : l’un est président du conseil départemental sur la période ; l’autre, député et secrétaire d’État. Leur parcours s’inscrit dans un mouvement de prise de pouvoir au niveau local par des élus au fort capital scolaire, après le temps des notables et celui du corporatisme agricole (Laferté, 2019). L’actuel maire s’est ainsi formé à l’Institut d’études politiques (IEP) et à l’École nationale d’administration (ENA). Au-delà de cette stature, qui participe à leur connaissance des enjeux en territoire rural, mais aussi des dispositifs existants, ils mettent à la disposition d’Ormet et de son territoire une vision, des réflexions et des ressources liées à leur parcours. L’actuel maire a été fortement investi pendant son mandat de député sur les questions du numérique, de l’innovation démocratique et des fractures territoriales. Conscient de l’importance de cet équipement, il œuvre en tant qu’élu avec le maire pour qu’Ormet soit une ville d’expérimentation du déploiement de la fibre optique et des nouveaux usages ruraux dans le dispositif mis en place par le département en 2015.
19Les opportunités saisies ne se limitent cependant pas à l’appropriation – avec succès – de nouveaux dispositifs publics et des compétences pour répondre aux appels à projets ou à manifestation d’intérêt. Elles sont également liées à la mobilisation de ressources issues de ces différents réseaux. Ormet monte ainsi un partenariat avec la chaire que dirige l’actuel maire dans un IEP en région sur les transformations publiques. Cette opération donne lieu à une enquête menée par les étudiants sur les besoins de la population, qui outille la gestion du projet « Ormet, ville tiers-lieu ». L’installation progressive d’artistes à Ormet relève du même principe à l’œuvre. Lorsque l’Abbaye de Marigny doit cesser ses activités en 2015, des œuvres jugées trop audacieuses étant rejetées par une partie de la population au point de faire basculer la ville à droite, les liens construits font que le maire d’Ormet offre l’hospitalité à certains des artistes en résidence. Ceux-ci, cherchant un endroit plus accueillant, rejoignent alors les premiers artistes arrivés dans les années 1990. La logique d’expérimentation est ainsi facilitée par les compétences de « maire décideur » (Vignon, 2016) des deux maires successifs d’Ormet : la maîtrise de réseaux d’interconnaissance localisés, la familiarité avec les rouages administratifs et la mise en place de pratiques managériales.
20Une telle logique d’expérimentation permet d’accumuler les expériences. Dans le cas d’Ormet, cette accumulation est progressivement capitalisée comme autant d’atouts pour maintenir la dynamique de l’action culturelle publique en la traduisant en fonction des opportunités. L’installation des artistes est significative de cette logique de capitalisation, qui se cristallise dans le projet de ville tiers-lieu d’Ormet.
21Ainsi, les deux premières vagues d’installations d’artistes sont perçues par l’équipe municipale comme un atout important pour Ormet. Elles sont en partie déclenchées, à l’instar des départs de Marigny, et, dans tous les cas, accompagnées par un accueil personnel du maire et par des aides – dont la mise à disposition de locaux à moindre coût. Elles s’inscrivent, comme ailleurs, dans un mouvement de « migration d’agrément » (Martin, 2013), dans lequel la fréquentation touristique de la région, ou la présence de famille dans les environs, a pu révéler les nombreux atouts d’Ormet : la proximité du parc naturel régional, la possibilité d’une double résidence (Paris est facilement accessible), un prix de l’immobilier attractif, la présence de touristes assurant des débouchés marchands et une vie culturelle riche impulsée depuis 1995.
22La municipalité entretient cette dynamique qui s’accélère, comme l’indique le maire actuel :
Il y a ce qui relève des intentions politiques, mais aussi ce qui relève de réseaux de gens qui se créent, qui s’alimentent, qui s’invitent et qui s’installent, et donc ni démiurge ni chef d’orchestre clandestin. […] On l’a impulsé, on l’accompagne, on le facilite, voilà c’est un peu ça l’idée et là, il y a matière franchement à avoir vraiment une nouvelle forme d’action culturelle, qui mériterait de devenir aussi une politique culturelle si on le regarde depuis la Région ou depuis la Drac. (Entretien avec le maire d’Ormet, février 2023)
23Avec l’arrivée de nouveaux artistes, un collectif informel se constitue. Là encore, la mairie appuie la démarche par des actions destinées à mettre en valeur leurs productions. Les liens se tissent et les projets collectifs commencent à émerger, puis se structurent en association. La trajectoire de son président, artiste peintre arrivé de Montreuil en 2018, rend compte de cette dynamique :
On a visité la ville, on a vu qu’il y avait une galerie, on est rentrés et on a sympathisé avec les artistes. Donc on s’est dit, il y a des choses qui se passent. Ensuite, on a rencontré le maire et son épouse, au cours des dîners avec la propriétaire qui nous vendait la maison. On a senti qu’il y avait une dynamique importante. Une fois installés, on est rentrés un peu dans la vie culturelle d’Ormet. On a échangé avec notre voisin photographe et l’idée nous est venue de créer des portes ouvertes. On a fait notre première édition en 2020. La première année, on était une vingtaine d’artistes, l’année dernière, une cinquantaine. Les ateliers ont reçu cette année plus de mille personnes en un week-end. On a créé une association. (Entretien avec un artiste peintre arrivé à Ormet en 2018, février 2023)
24Au total, une vingtaine d’artistes se sont installés à Ormet. Ils y apportent des formes d’art variées : des plasticiens, photographes, artisans d’art, comédiens, vidéastes, sculpteurs y exercent leur activité. La mairie leur offre un appui informel pour aller vers les habitants ou les commerçants et les intègre dans les projets d’action culturelle locaux en les reconnaissant individuellement et collectivement comme des interlocuteurs pertinents. L’augmentation des installations et leur mise en visibilité nécessitent de penser explicitement la place des artistes. L’équipe municipale se réfère aux modèles existants ailleurs (Guyot et al., 2019) : plus qu’une colonie d’artistes, une option serait de faire « un village d’art ». Ormet pourrait devenir « le Pont-Aven du territoire. On a eu en tête la création d’un label “fait à Ormet” et la valorisation d’“Ormet, cité des artistes” » (entretien avec le coordinateur de la Fabrique de liens, février 2023).
25L’ouverture de la Fabrique de liens est l’occasion de repenser encore une fois le rôle des artistes sur le territoire. L’idée de capitaliser sur l’existant étant explicitement dans la feuille de route de la structure, la culture y devient officiellement mobilisée en tant que levier du vivre-ensemble, de l’attractivité d’Ormet et de son développement économique. La Fabrique de liens porte en grande partie les événements fédérateurs de la vie artistique et culturelle d’Ormet : le parcours des galeries, l’Été culturel et la fête des associations et des tiers-lieux. Le modèle territorial est repensé à partir d’une traduction de la ville créative en contexte rural (Flipo, 2020). Comme le relève le maire :
On n’avait pas forcément projeté il y a quinze ans que ce serait ce type de population créative, comme on dit dans le jargon, qui arriverait. Il y a le pari que c’est un levain et que les gens qui arrivent ici ne viennent pas simplement en refuge. Les gens qui sont arrivés sur ces cinq dernières années sont hyper présents dans la cité et ils sont généreux, ça c’est intéressant. (Entretien avec le maire d’Ormet, février 2023)
- 4 Soit la différence entre le nombre de naissances vivantes et le nombre de décès, ici sur une année.
26La dynamique enclenchée a rendu Ormet plus attractive. Sa population s’est stabilisée à un peu moins de 1 300 habitants d’après le dernier recensement, après avoir baissé d’un cinquième depuis 1968 selon les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). En comparaison, sa rivale Marigny, pourtant plus accessible, compte un peu plus de 1 300 habitants, après avoir perdu un tiers de sa population sur la même période. Elle sera bientôt dépassée sur ce critère par Ormet : quand Marigny continue de perdre 1,9 % de sa population chaque année entre 2015 et 2021, Ormet n’en perd que 0,4 %. Car Ormet attire de nouveaux habitants : son solde des entrées-sorties de 1,5 % compense en grande partie un solde naturel4 bas lié à une population vieillissante (49,8 % des habitants ont 60 ans ou plus). De la même manière, le taux de logements vacants est moins important à Ormet (15,7 % contre 25 % à Marigny), en partie grâce à un taux de résidence secondaire plus important (27,3 % contre 8,7 %). Cette attractivité se traduit également en matière de sociologie : la population d’Ormet est significativement plus diplômée (28,7 % contre 33,7 % sans diplôme, 7,2 % contre 4,1 % avec un diplôme de bac +5 ou plus) et plus en emploi (6,2 % de chômeurs contre 8,7 %).
27Cette évolution est en partie liée à une nouvelle vague d’arrivées, certes encore faible, mais qui a augmenté dans la période post-covid : après les artistes, c’est une population de néoruraux qui s’installe, attirée par l’image culturelle de la ville. Le coordinateur de la Fabrique s’inscrit dans ce mouvement. Docteur en biologie et ancien cadre dans l’industrie pharmaceutique, il décide vers 40 ans de changer de vie et de monter avec ses amis un tiers-lieu écologique en milieu rural. Convaincu par le projet d’Ormet et son potentiel culturel, c’est ici qu’il décide de bifurquer en 2021. Il connaît la région, car sa famille est originaire d’un village voisin. Il est particulièrement actif dans le Relais des possibles, où il loge comme d’autres personnes en cours de transition. Son arrivée est confortée par un accueil enthousiaste et une intégration rapide dans le microcosme artistique. Comme il l’indique en entretien, il doit être un catalyseur pour les tiers-lieux, mais aussi pour les galeries, encore à la recherche de leur modèle économique :
[L’artiste que j’avais rencontrée] m’a dit qu’on m’attendait avec impatience. Ils se connaissaient déjà tous : il y avait des apéros, c’est une bande de potes. […] Ils voulaient qu’on trouve un moyen d’avoir plus de monde dans les galeries et que ce soit dynamique toute l’année. (Entretien avec le coordinateur de la Fabrique de liens, février 2023)
28Artistes, entrepreneurs dans la restauration, chargés de mission liés aux tiers-lieux se fréquentent au gré des vernissages. Les parcours sont proches : ils sont significativement plus diplômés, pour une partie anciens Parisiens ou Montreuillois souhaitant bénéficier d’un cadre de vie plus calme à la campagne. Ils importent à Ormet des attentes plus urbaines : restaurants moins traditionnels, art contemporain, pratiques écologiques, mobilité douce, etc. Impliqués dans la ville, ils prônent l’ouverture vers l’autre et une culture accessible. La participation aux projets est croisée. Le coordinateur de la Fabrique participe aux actions culturelles (notamment la fanfare) et certaines artistes travaillent aussi dans les tiers-lieux :
J’essaie au mieux de participer à faire changer Ormet. Je travaille sur le parcours des galeries, je travaille au Relais. Je fais les repas le samedi soir, c’est quand même un gros investissement, mais c’est aussi une manière de rencontrer plein de gens, les anciens, les nouveaux. (Entretien avec une artiste plasticienne, installée depuis vingt-deux ans à Ormet, février 2023)
29Là encore, la mairie accompagne le mouvement.
30Bien que disposant de réseaux d’interconnaissance étendus (certains exposent encore à Paris, par exemple), les nouveaux arrivants tentent donc de construire un capital social plus ancré dans leur quotidien. Mais malgré leurs efforts, ils sont trop souvent perçus comme membres d’un entre-soi fermé aux anciens résidents. Faire participer les habitants à leurs projets est problématique : « On voudrait que tous les habitants soient le public et aujourd’hui, c’est un peu la frustration. […] On est heureux quand on brasse du jeune et de l’Ormet de souche, mais ça ne marche pas toujours. » La convivialité ne suffit pas, comme l’illustre l’échec suivant :
En 2022, il y a eu le lancement de la thématique pour fédérer autour de l’art à Ormet. On s’est dit, on va essayer de désacraliser l’art et les galeries, en utilisant le moyen de la bouffe, de l’alcool et de la musique […]. Des petits concerts dans la ville, devant les galeries, des partenariats avec les commerçants locaux pour faire des dégustations, la fanfare, voilà, et on avait pas trop mal communiqué. Ce fut un moment de très, très forte convivialité, de joie, mais sur le public cible qui était ceux qui ne venaient pas, c’était un foirage total. Les gens ne se sont pas dit : « Tiens, je vais aller bouffer gratos ou je vais aller boire un coup, etc. » Ils sont restés au café de la grande place et ils n’ont pas bougé. (Entretien avec le coordinateur de la Fabrique de liens, février 2023)
31Conscient du risque de gentrification perçue qui pourrait mettre à mal la dynamique de la petite ville du futur, le maire d’Ormet relance les réflexions pour « construire ensemble une petite ville qui soit réellement partagée et que ça ne soit pas simplement un slogan ». C’est dans ce cadre que le coordinateur de la Fabrique de liens et le maire font appel à l’un des auteurs de cet article pour les aider à analyser les perceptions de l’art à Ormet par ses habitants. Ils reproduisent par là leur pratique de mobilisation de ressources universitaires pour objectiver leur ressenti et outiller l’action culturelle sur le territoire. L’enquête quantitative menée en face à face entre le 15 novembre et le 15 décembre 2023 donne des résultats clairs : la population est majoritairement satisfaite des actions menées, mais une partie des 234 répondants ne sont pas convaincus des bienfaits de l’art et de la culture pour la ville. En fonction des items, ils sont au moins un tiers à estimer que l’art ne rend pas Ormet plus attractif (33 % de désaccord) ou plus dynamique (35 %) et qu’il ne participe pas au développement économique de la ville (44 %). Ce sont également eux qui trouvent majoritairement que l’art à Ormet s’adresse surtout aux touristes ou que ce n’est pas pour tous les habitants. L’opposition n’est pas tant avec le monde agricole, mais plus avec la petite bourgeoisie et les employés, et il n’est pas surprenant de constater que la variable sociodémographique la plus significativement liée à ces opinions est l’ancienneté de résidence à Ormet. Plus « on est du coin », moins on trouve un intérêt dans la présence de l’art à Ormet sous sa forme actuelle.
32Ces détracteurs de l’art à Ormet sont également ceux qui ont exprimé le plus de commentaires dans les questions ouvertes de l’enquête. Les discours de rejet sont évidemment présents. Revient régulièrement l’idée d’un « trop-plein » d’art : « Trop d’art tue l’art ! Si la musique a un fort impact sur l’attraction de la ville, pour moi et la majorité de ruraux qui habitent Ormet, il n’en est pas de même ! » Cette trop grande présence est vécue comme un conflit d’usage de la ville, voire une spoliation en faveur des nouveaux arrivés :
Trop d’art tue l’art !! Ormet est devenue un théâtre grandeur nature avec tous ces dessins qui ornent la ville, sans oublier les commerces à l’abandon dont on se sert pour exposer les œuvres d’art de ces artistes venus de la région parisienne. Un local dédié à l’art pourquoi pas, mais pas dans toute la ville !! (Verbatim enregistré dans le cadre de l’enquête quantitative, novembre-décembre 2023)
33Comme l’indique le coordinateur de la Fabrique, les opinions des habitants sur la place de la culture et sa mise en visibilité sont révélatrices d’une tension plus profonde autour de l’action de la mairie :
La partie culturelle, c’est 10 % de mon temps, mais comme c’est hyper visible, que la mairie communique, dans les réseaux sociaux, l’affichage, il y a ce sentiment que la mairie n’en fait que pour les artistes, qu’elle dépense de l’argent là-dedans alors qu’en fait, c’est uniquement des subventions que l’on a été chercher ailleurs. Mais ça, les personnes ne le voient pas. (Entretien avec le coordinateur de la Fabrique de liens, février 2023)
34Mais même parmi les discours les plus virulents, c’est moins la culture qui est rejetée qu’une forme d’élitisme éloignée d’une demande de culture plus classique, locale et authentiquement ancrée dans le quotidien des habitants, comme l’exprime le verbatim suivant :
Revenir au festival de la chanson et en finir avec le festival de va-nu-pieds qui ne savent rien faire. Mettre en avant la poésie, la littérature, la peinture et pas les fausses œuvres de gens qui prétendent exercer le métier d’artiste juste pour ne pas se lever le matin pour aller travailler. Rendre à Ormet ses vrais commerces et artisans. Ormet n’a pas besoin de néoruraux bobos qui brassent de l’air et produisent du vent à coup d’aides et autres subventions ! Proposer des ateliers/stages créatifs de sculpture, de peinture, des séances d’histoire de l’art, des cours de dessin et d’arts appliqués, des soirées dansantes, des contes, des cours de danse, des bals […]. Mettre en avant l’art par le biais de l’histoire de notre belle région et de ses vrais artistes et artisans. (Verbatim enregistré dans le cadre de l’enquête quantitative, novembre-décembre 2023)
35Difficile de ne pas voir, comme le résume ce retraité revenu à Ormet pour reprendre l’exploitation familiale après une carrière professionnelle en milieu citadin, un antagonisme entre fractions de classes, que structurent des capitaux économiques, culturels et autochtones différents :
Quand le commerce était florissant à Ormet, c’était ce groupe social qui avait un peu la mainmise. […] Quand la désertification rurale a commencé à avoir son impact, c’est l’autre groupe qui est devenu dominant […]. Puis les touristes hollandais ont amené un renouveau qui ne s’est pas fait sans heurt, parce qu’évidemment, il y a toujours les esprits de territorialité qui se mettent là-dedans. Mais la manne financière des Hollandais a été absolument essentielle au redéveloppement économique d’Ormet. Manne financière, mais aussi culturelle : des gens plus jeunes, avec un état d’esprit moins arriéré, plus citadin. […] Les états d’esprit ont un peu changé et il y a un renouveau de la ville. Une fois les choses réamorcées, ça donne envie à des citadins français de revenir ici. Forcément, il y a une demande sur une culture que les locaux n’avaient pas […]. Il y a quand même des opposants qui sont médisants, parce qu’ils n’ont pas leur place. (Entretien avec un retraité, revenu à Ormet près de ses parents en 2014, février 2023)
36Les évolutions récentes du territoire ravivent les antagonismes sur les usages légitimes de la ville, qui touchent autant les loisirs et les pratiques culturelles que les sociabilités, la mobilité et la place que chacun occupe à Ormet. Car ces tensions ne concernent pas que les (anciens) habitants : les artistes comme les nouveaux arrivants doivent eux aussi trouver leur place. Ils se retrouvent alors à négocier sous contrainte leur identité professionnelle comme personnelle. C’est le cas notamment de certains artistes. Parfois venus « pour être au calme et produire », ils font face à des injonctions plus ou moins fortes à s’investir dans la ville, voire à développer une activité d’animation socioculturelle auprès des habitants sans forcément en avoir l’appétence initialement. Ils doivent dans le même temps recréer un mode de vie qui leur convienne tout en s’intégrant. La même logique est à l’œuvre pour le coordinateur de la Fabrique de liens ou l’animatrice culturelle de l’Ehpad en charge du tiers-lieu. Cette question est d’autant plus importante que certains ont acheté leur logement en arrivant, que d’autres sont employés avec un contrat à durée déterminée et que d’autres enfin cherchent encore leur modèle économique. Dans ce contexte d’incertitude, le mot d’ordre commun est donc : « On a besoin les uns des autres. » (Entretien avec une artiste photographe, installée dans une galerie à Ormet depuis 2017, février 2023)
37Au-delà des trajectoires individuelles, les alliances sont également instables. D’un côté, le collectif d’artistes est en cours de stabilisation et, si l’effet de taille facilite les projets affinitaires, la divergence des situations en matière de reconnaissance et de capacité à vivre de son art peut être un frein. De l’autre, certains résidents craignent la gentrification d’Ormet et leur déclassement (Tommasi, 2018) face à un microcosme artistique perçu, comme ailleurs (Lartigue, 2016), comme un entre-soi élitiste. Cette opposition entre nouveaux et anciens résidents est sans doute renforcée par la faible présence sur le territoire des « travailleurs de la main gauche de l’État », habituels alliés de la petite bourgeoisie culturelle (Guéraut, 2023). Les équilibres sont donc émergents et fragiles, entre groupes parfois en cours de constitution, antagonistes dans leur représentation de ce que doivent être la culture, l’art et Ormet, et aux temporalités d’action ou d’installation désynchronisées (Rosa, 2021).
38Cette renégociation se joue aussi au niveau institutionnel. D’un côté, il s’agit de continuer à expérimenter en saisissant les opportunités dans un temps très contraint, comme l’indique le maire d’Ormet :
Nous ne sommes pas en stabilisation, nous sommes dans un blitzkrieg [qui concerne] la construction des lieux et notamment des tiers-lieux. […] En ce moment, il y a une politique nationale d’encouragement. […] Il y a quelque chose à gagner, vraiment. Il y a des programmes nouveaux qui arrivent, […] et l’idée, c’est de réussir en investissant sur […] des idées concrètes et des financements à portée de main, à réussir dans les deux, trois ans qui viennent. (Entretien avec le maire d’Ormet, février 2023)
39De l’autre, le besoin de stabilité se fait sentir face à une logique de projet qui mène à la multiplication des opérations avec des moyens humains limités. Les effets d’attente s’amplifient sur les projets qui peinent à se concrétiser et qui risquent d’être perçus comme des coquilles vides. La dépendance à l’investissement de personnes sur des postes au financement limité dans le temps devient palpable. L’incertitude est pesante, comme l’exprime la directrice d’IciPays :
Il n’y a pas de stratégie culturelle de la ville d’Ormet, ça n’existe pas. C’est au coup par coup à six mois du truc, donc ça ne peut pas marcher. À un moment donné, si quelqu’un vous lâche, ça s’écroule. […] Il faudrait qu’on prenne le temps d’écrire trois pages sur la stratégie. (Entretien avec la directrice d’IciPays, arrivée sur le territoire en 1996, février 2023)
40Les identités de chacun semblent en ce sens autant en construction que le projet et le réseau qui le porte. Cette instabilité est en partie inhérente au financement par projet ou au caractère ouvert et réversible revendiqué par les tiers-lieux. Paradoxalement, elle produit cependant de l’interdépendance : être soumis au même mode de fonctionnement normalise en partie les attentes et renforce l’intérêt de la coordination comme celui de l’intégration à la ville, mais dans un cadre incertain et donc problématique.
41Face à ces difficultés, la Fabrique de liens est censée être « le hub qui permet une approche moins descendante » (selon la formule du maire d’Ormet) et apporter la coordination nécessaire pour diffuser « l’esprit tiers-lieu » voulu par le maire. Du fait de la logique de projet, de nombreuses opérations ont été menées ces trois dernières années. Les formes de ces médiations ont cependant été très différentes, là encore selon un principe d’expérimentation, mais dont la capitalisation est complexe. Or, comme le résume une adjointe très investie sur ces questions, « il faut faire rentrer la culture par tous les chemins possibles » (entretien avec une adjointe au maire, née à Ormet, ancienne professeure de technologie au collège, février 2023).
42L’une des ambiguïtés de ces opérations est qu’elles visent au moins autant à légitimer les artistes et leurs productions, à mieux les intégrer dans la ville et à viabiliser leur marché et leurs revenus, qu’à faciliter la participation aux tiers-lieux d’Ormet. La création du Parcours des ateliers, dont la Fabrique de liens est partie prenante, répond à ces impératifs. Si cette initiative attire un public résidant hors d’Ormet, elle n’a pas autant de succès auprès des habitants. D’autres opérations sont quant à elles menées avec un objectif explicite d’enrôlement. En particulier, l’exposition de portraits des habitants réalisée par une photographe installée à Ormet est appréciée comme une forme de reclassement pour les habitants, sans que l’artiste se sente cantonnée à un rôle d’animatrice culturelle. L’acceptation de l’une des « anciennes » de la ville, connue de tous, de se faire photographier a été déterminante pour intéresser d’autres habitants. L’Été culturel, facilité par la coordination de la Fabrique de liens, est enfin l’occasion d’étendre les démarches participatives en entrant dans les logements pour les équiper de voiles colorés à mettre aux fenêtres. Si l’effet visuel est apprécié au-delà d’Ormet, là encore, les détracteurs s’interrogent sur l’intérêt de cette forme d’art hormis pour la valorisation du bâti.
43Mais les appels à projets et les médiations ne sont pas les seuls objets frontières (Trompette & Vinck, 2009) autour desquels se redéfinissent les rôles de chacun. Les outils mis en place par la Fabrique de liens et la municipalité (études, enquêtes, cahiers d’Ormet) ont permis de faire émerger une nouvelle manière de travailler le territoire grâce aux (et à cause des) tiers-lieux, plus participative. L’idée en est d’objectiver les retours négatifs entendus au café ou lus sur la page Facebook de la ville. Si certains habitants s’inquiètent qu’Ormet devienne à force une « ville PowerPoint », ces informations ont permis de réinterroger les besoins culturels des habitants. Les discours recueillis contribuent en effet à une meilleure reconnaissance de l’appétence pour plus d’éducation artistique et culturelle et de mise en valeur de la culture légitime, en particulier locale, notamment chez celles et ceux qui semblent éloignés des formes plus contemporaines que proposent les artistes d’Ormet.
44In fine, ce travail de médiation est grandement facilité par le tiers-lieu probablement le plus proche d’un espace de sociabilité (Burret, 2015). Le Relais des possibles, par sa convivialité et ses modes de participation fondés sur l’échange de compétences ou les chantiers participatifs, a favorisé la rencontre entre des populations a priori éloignées. Là encore, l’intégration n’est pas facile : le lieu est perçu comme une concurrence par le café de la place principale et par l’association Culture et loisirs présente depuis des décennies. Mais le Relais a permis la réouverture de l’ancienne auberge, et passer une soirée ensemble, trouver des outils ou aider à couper du bois (comme pour repeindre les volets au départ de la transformation d’Ormet) s’intègre plus facilement dans les modes de sociabilité du territoire que le fait de participer à un safari-photo dans Ormet ou d’accepter de mettre des voiles aux fenêtres du centre-ville.
45L’histoire d’Ormet, « ville tiers-lieu », possède sans conteste un caractère idiosyncratique lié aux spécificités de ce territoire rural et de ses acteurs. Il nous semble cependant que ce cas permet de mieux saisir certaines des dynamiques, mais aussi des tensions, à l’œuvre lorsque les collectivités se saisissent des tiers-lieux pour expérimenter d’autres formes d’action publique sur leur territoire.
- 5 Établissement et service d’accompagnement par le travail.
46En premier lieu, les types de tiers-lieux présents ici sont intéressants. Ils reflètent en effet toute une gamme de problématiques et de pratiques propres à ce que la littérature décrit de cette mouvance (voir par exemple Besson, 2018 ; Horvath et al., 2023), tout en étant regroupés en un même territoire. Ces structures, sans doute normées par le filtre des appels à projets, la trajectoire de leurs porteurs et leurs actions communes, partagent des traits déjà décrits par la littérature – caractère informel, agilité, importance de l’interconnaissance, volonté participative (Aubouin, 2018). Elles se distinguent cependant nettement par la forme de leur encastrement dans le territoire et par les tensions qu’elles y font émerger, entre des structures efficaces institutionnellement, mais peinant à trouver leur public participatif au-delà de leurs alliés institutionnels (par exemple, le collège ou l’Ésat5 locaux), et d’autres, menées par les mêmes acteurs, moins ambitieuses dans leurs objectifs de développement culturel, mais porteuses d’une plus grande convivialité.
47Les tensions observées quant à leur réception par les habitants sont sans doute renforcées du fait du contexte politique actuel dans un monde rural qui se sent déclassé, de la taille d’Ormet, ou de la singularité des expériences menées dans ce contexte et des sociabilités rurales à la fois soutenues et enfermantes (Renahy, 2010 ; Amsellem-Mainguy, 2021). Elles rejoignent cependant des problématiques observées dans des contextes urbains plus traditionnels : difficulté des modes participatifs, gentrification perçue, cristallisation des antagonismes sociaux (Besson, 2018). Ici non plus, l’instrumentalisation des tiers-lieux comme compromis facilitant l’aménagement du territoire (Landon, 2022) ne semble pas complètement opérante. Ces difficultés rappellent par ailleurs la nécessité d’analyser les tiers-lieux en prenant en compte les recompositions territoriales qui les précèdent et qu’ils induisent, qu’il s’agisse ici des différentes vagues d’installations à Ormet ou des expérimentations de l’équipe municipale pour dynamiser la ville.
48L’échelle d’analyse monographique ici adoptée du fait de l’expérimentation d’une « ville tiers-lieu » permet d’observer sur un temps plus long les tensions entre parties prenantes d’Ormet (ici principalement les habitants, l’équipe municipale, les acteurs des tiers-lieux et les artistes, mais également indirectement les associations ou encore les commerçants), mais aussi les tensions intra-individuelles à l’œuvre. Chaque étape de traduction du projet de redynamisation d’Ormet est en effet l’occasion pour ces protagonistes de penser ou de repenser leur identité professionnelle, du fait de leur installation, ainsi que leur identité d’habitant. Cette double négociation identitaire revient par exemple pour les artistes à changer leur place professionnelle après une installation dans un registre d’agrément, en se transformant en militant de l’art à Ormet, voire en s’ouvrant à une approche plus socioculturelle, tout en cherchant à s’intégrer en tant qu’habitant avec des attentes spécifiques.
- 6 Appellation locale des jeux de loto publics, très fréquents dans la région.
49Enfin, ces tensions montrent également la portée transformative des tiers-lieux, y compris dans un contexte où la logique institutionnelle semble primer. La crispation de certains habitants a permis une reconnaissance de la légitimité de leurs attentes culturelles, bien qu’ils aient pu être considérés auparavant comme un non-public uniquement intéressé par la chasse, les rifles6 et l’histoire locale. Des actions sont définies pour aller vers des territoires plus traditionnels de la « bonne volonté culturelle », sans forcément renier les attentes plus éclectiques des néoruraux et des artistes. Ce sont ainsi autant les figures professionnelles des artistes que les types de médiation qui ont été négociés lors de ce processus. En ce sens, les tiers-lieux ont bien rempli à Ormet leur rôle d’interrogation d’une vision élitiste de la culture, que ce questionnement découle de la bonne volonté des acteurs, des craintes politiques d’un rejet de l’art sur le territoire, ou de l’interdépendance entre des acteurs économiquement fragiles. Ces lieux auront permis une médiation entre différents groupes sociaux pour tisser des liens et fabriquer du commun grâce à la capacité de certains de leurs acteurs à sortir de l’injonction à la participation, injonction qui touche le monde de la culture bien au-delà des tiers-lieux (Appiotti & Sandri, 2020).