- 1 Dans le cadre du contrat post-doctoral de recherche (ANR-15-IDEX-01, 2021-2023) et avec le soutien (...)
1Dans le cadre d’une recherche menée sur la notion de tiers-lieux culturels (TLC) dans un contexte international au cours des dernières années1, il a été constaté que les TLC ne pouvaient pas être ramenés à une réalité strictement française. Un travail préliminaire d’ordre conceptuel (Magkou et al., 2024), visant à enrichir une étude comparative sur les TLC, mettait en évidence les différentes dimensions socioéconomiques à prendre en compte, soulignant la rareté des recherches mettant en dialogue les expériences françaises avec d’autres du même type à une échelle internationale. Dans cette perspective, cet article vise à situer le phénomène des TLC dans un contexte européen. Plus particulièrement, l’article propose d’étudier la genèse et les fondements conceptuels de trois réseaux culturels européens qui regroupent des espaces portés par l’engagement des artistes, des opérateurs culturels et de la société civile, et qui évoluent en marge de la culture contemporaine dominante et institutionnelle. Le point de départ de cet article repose sur le fait que le désir d’appartenir à un réseau européen relève d’une volonté d’être intégré à une communauté proche de soi. Ce sont ces marqueurs identitaires que l’article explore qui permettent de distinguer les trajectoires des différents espaces culturels alternatifs en Europe par le biais de leur dénominateur commun : leur appartenance à un réseau. Le premier de ces réseaux, Trans Europe Halles (TEH), créé en 1983, fédère des centres culturels visant à affecter des bâtiments industriels adaptés à des usages artistiques et culturels. Ensuite, le European Network of Cultural Centres (ENCC), créé en 1994, regroupe des espaces plutôt fondés sur une logique encourageant la participation culturelle. Finalement, le European Creative Hubs Network (ECHN), créé dans les années 2010, rassemble des espaces destinés aux professionnels des industries culturelles et créatives.
2Cette réflexion avait fait l’objet d’une notice intitulée « International » dans l’ouvrage (Un) abécédaire des friches (Magkou, 2023a). Dans le souhait d’avancer sur ce débat, les questions soulevées sont les suivantes : quels sont les fondements conceptuels et l’historique de ces trois réseaux – et, par extension, de leurs membres ? Ces trois réseaux européens, créés au cours de trois décennies différentes, représentent-ils différents paradigmes des espaces culturels alternatifs en Europe ? Est-ce que l’on peut esquisser des lignes de continuité avec les TLC ?
3Dans une première partie, je dresse un premier état des lieux des TLC en France et des constats qui ont émergé autour de leur affiliation à d’autres expériences européennes similaires. La deuxième partie raconte la genèse, les critères d’adhésion et les caractéristiques des membres des réseaux annoncés. Dans la troisième partie, je montre que si leurs fondements conceptuels, leurs histoires et leurs membres présentent des différences, les réseaux ont des caractéristiques qui font également écho aux dits TLC. Cet article vise à alimenter le débat sur la compréhension du phénomène des TLC et à encourager l’amplification des recherches sur les réseaux culturels européens (Magkou, 2023b).
4En France, le terme « tiers-lieu » désigne une large typologie d’espaces qui, selon Antoine Burret (2015 ; 2018), se caractérisent par des configurations sociales où les rencontres entre individus favorisent, de manière intentionnelle, l’élaboration de représentations communes. Burret distingue ces espaces des « troisièmes lieux » définis par Ray Oldenburg (1989). Trois critères permettent de les différencier des autres configurations sociales : la rencontre entre des individus aux profils variés, un engagement intentionnel, et la co-construction de représentations partagées. Les TLC constituent une sous-catégorie spécifique, caractérisée par leur ancrage dans les secteurs culturels et créatifs.
5Définir la notion de TLC telle qu’elle se développe en France est un exercice complexe, tant elle englobe une diversité d’entités aux formes variées, souvent perçues comme des espaces de réinvention et de réflexion sur les mutations contemporaines – qu’elles soient écologiques, numériques, politiques et culturelles (Liefooghe, 2018 ; Idelon, 2022 ; Observatoire des tiers-lieux, 2024 ; Pélissier & Magkou, 2024). Une récente contribution aux Cahiers de recherche de l’Observatoire des tiers-lieux (Magkou et al., 2025) explore l’origine de cette notion tout en soulignant les frontières floues qui la séparent des concepts connexes : les espaces culturels intermédiaires et indépendants (Joanny, 2015 ; Henry, 2023), les squats et friches culturelles (Raffin, 2007 ; Aubouin et Coblence, & 2013 ; Henry, 2013), ainsi que les incubateurs culturels, parfois considérés comme des tiers-lieux culturels à vocation entrepreneuriale (Magkou, 2024). Cette pluralité se reflète dans les dynamiques des TLC, où coexistent plusieurs logiques parfois contradictoires : une logique contestataire et alternative héritée des friches culturelles ; une approche participative axée sur les droits culturels (Aufrère & Coler, 2022), les communs culturels (Pélissier & Magkou, 2024) et l’inclusion ; mais aussi des logiques managériales et entrepreneuriales et du travail dans les industries culturelles et créatives (Dechamp & Horvath, 2021). Cette porosité met en lumière la richesse et la complexité des TLC, qui se situent à l’intersection de multiples visions et finalités.
6Ce qui distingue la diffusion du concept de TLC en France et dans l’espace francophone, c’est son ancrage solide dans le vocabulaire des politiques publiques. Sa popularisation a été orchestrée par une diversité d’acteurs, incluant des porteurs de projets des tiers-lieux et des universitaires qui ont œuvré à approfondir sa compréhension. Les pouvoirs publics français ont redoublé d’intérêt pour ces espaces perçus comme des leviers stratégiques pour revitaliser les centres-villes, les zones périurbaines et les territoires ruraux. Au cours des cinq dernières années, ces lieux ont fait l’objet de nombreux appels à projets visant à soutenir leurs dynamiques territoriales et assurer leur pérennité. Placés sous le signe du « faire ensemble », ces lieux privilégient le lien social et les initiatives collectives, favorisant l’émancipation, la participation citoyenne et l’implication des publics (Magkou & Lambert, 2021) ainsi que l’exploration de nouvelles formes de travail culturel (Aroufoune et al., 2024 ; Galli et al., 2024). Toutefois, leur institutionnalisation suscite des débats, notamment autour de leur liberté d’action et des risques d’appropriation à des fins extérieures aux mondes culturels (Horvath et al., 2024 ; Magkou & Pélissier, 2024 ; Magkou et al, 2025). Malgré ces enjeux, ils se présentent comme une opportunité pour repenser les politiques publiques, en plaçant la participation et la collaboration au centre des actions publiques (Guillon, 2023).
- 2 « Tiers-lieux pour l’Europe : Des initiatives citoyennes aux politiques publiques ». France Tiers-L (...)
- 3 « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Agence nationale de cohésion des territoires, publié le 4 mai 2 (...)
7Le terme TLC reste une terminologie spécifiquement franco-française. Sébastien Lo Sardo (2024) souligne qu’en Belgique francophone, ce concept est encore émergent dans la nomenclature institutionnelle, tandis qu’au Luxembourg, des appels à projets destinés aux TLC ont été lancés déjà en 2019 dans le cadre de l’année Capitale européenne de la culture ESCH22 (Pamart & Quidu, 2024). Toutefois, des espaces présentant des caractéristiques similaires existent à travers l’Europe et au-delà, incarnant des lieux d’art et de culture en marge des dynamiques culturelles dominantes. Cette dimension européenne a été mise en lumière par l’Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) qui, en juin 2023, a organisé à Montpellier une rencontre internationale intitulée « Tiers-lieux pour l’Europe2 » dans le cadre du programme Nouveaux lieux, nouveaux liens3, lequel visait à faire connaître des initiatives propres à chaque pays européen et à promouvoir la conception de politiques publiques de niveau européen adaptées à leur pérennité. Les organisateurs ont souligné que la dynamique des tiers-lieux ne se limitait pas à la France, et ont consacré une session aux réseaux européens des tiers-lieux, parmi lesquels la plupart étaient des réseaux culturels européens.
8L’ANCT avait commandité deux études préparatoires à la rencontre de Montpellier. La première d’entre elles, Dynamique des tiers-lieux en Europe : Étude exploratoire (Houzet, 2023), proposait une analyse des dynamiques des lieux similaires aux tiers-lieux en Europe à travers le prisme de trois priorités : l’appropriation des droits culturels, la citoyenneté active et la relocalisation des systèmes de production. Cette étude faisait référence à deux réseaux culturels : TEH et ENCC. La seconde, Les Tiers-Lieux en Europe : Une analyse comparative (Dageville, 2023), était une étude comparée articulée autour des fondements des tiers-lieux : la capacitation des citoyens et la construction de la citoyenneté ; la relation entre pouvoirs publics et tiers-lieux ; leur rôle comme porteurs des transitions et la mise en réseau de tiers-lieux. Dans cette étude, la seule référence aux réseaux porte sur TEH, dont il est dit : « Le concept de “third place” n’apparaît dans aucune de leurs publications mais il est clair que les lieux que TEH a mis en réseau se rattachent à ce concept. » (Dageville, 2023 : 6) Les auteurs de ce rapport soulignent que la difficulté d’une étude comparée réside dans le fait qu’il n’existe pas encore de terme européen pour nommer ces espaces nés, pour la plupart, « d’initiatives bottom-up », qui « partagent pourtant des caractéristiques fondamentales communes » (ibid. : 2).
9Les deux études posent les bases d’une réflexion sur le phénomène des tiers-lieux, y compris les TLC, à l’échelle européenne. Cependant, la question de la diversité des dénominations reste un enjeu majeur pour les chercheurs souhaitant étudier ce type d’espaces au-delà des frontières françaises et francophones. Birgit Eriksson et al. (2018) avaient déjà souligné que le peu de recherches sur les espaces culturels à l’échelle européenne s’explique en partie par leur diversité et leur complexité, ces espaces se manifestant sous des formes et des appellations multiples. Mener une étude comparative nécessite de prendre en compte la singularité du contexte historique et socioculturel de chaque espace, d’autant plus que, contrairement aux organisations culturelles traditionnelles – telles que les musées, bibliothèques ou théâtres, dont les activités sont aisément identifiables –, l’éventail des activités proposées par les espaces culturels alternatifs est si vaste que leur classification devient un véritable défi (Pfeifere, 2022).
10Partant de l’hypothèse que l’adhésion à un réseau spécifique reflète une volonté des membres de s’identifier à une communauté de pratiques proche de la leur, la deuxième partie de cet article examine trois réseaux culturels européens relevant de la catégorie des TLC. Il convient toutefois de souligner que le choix de se concentrer sur ces trois réseaux ne couvre pas l’ensemble des espaces existants, dont certains ne sont ni affiliés ni intégrés aux réseaux actuels. Rappelons ici que les premiers réseaux culturels ont émergé en Europe dans les années 1980 pour promouvoir la coopération transnationale et défendre la société civile culturelle dans l’intégration européenne (Autissier, 2016). Leur objectif était de faciliter la collaboration et le partage de ressources entre acteurs culturels, redéfinissant ainsi les modes d’appartenance communautaire (Magkou, 2021). Bien qu’ils aient été sous-estimés au départ par les acteurs de la politique européenne, leur importance a été progressivement reconnue, notamment dans le cadre de l’engagement de l’Union européenne avec ses citoyens par le biais de la société civile (Dacheux, 2003). Ces réseaux ont rassemblé divers acteurs, créant des communautés transfrontalières et favorisant la diversité culturelle (Steinkamp & Magkou, 2023 ; Magkou, 2023b). Avec le temps, leur rôle a évolué grâce à des financements ciblés, faisant d’eux des acteurs clés de la politique culturelle européenne (Littoz-Monnet, 2013 ; Magkou & Kolokytha, 2024 ; Scioldo, 2024).
- 4 La plupart des entretiens ont été menés en anglais et les traductions sont de l’auteure de cet arti (...)
11Cette section présente les principaux enseignements issus de l’analyse documentaire, des entretiens et des observations participantes, permettant de mieux comprendre les dynamiques et les identités des trois réseaux culturels étudiés. Concernant les entretiens, ils ont été menés entre 2020 et 2024 avec des membres du secrétariat, du bureau et des adhérents des trois réseaux examinés4. Une étude plus approfondie de l’ECHN inclut vingt-deux entretiens avec des membres du réseau, ainsi que cinq avec des acteurs clés impliqués dans son développement, ce qui a donné lieu à un article sur l’émergence de ce réseau en tant qu’écosystème pour les entrepreneurs dans les industries culturelles et créatives (Magkou, 2024). Concernant TEH, trois entretiens ont été réalisés avec des membres du secrétariat, deux avec des membres fondateurs du réseau (Kulturfabrik et Melkweg) et deux autres avec des membres plus récents (ZWAP et Communitism). Pour l’ENCC, un entretien a été mené avec un membre du bureau, un autre avec une chercheuse intégrée au réseau, et trois autres avec des membres, dont un associé, l’Association des centres culturels de proximité (ACCPR).
12Fondé en 1983, Trans Europe Halles regroupe aujourd’hui 162 centres artistiques et culturels indépendants répartis dans 40 pays, principalement en Europe. Selon les informations présentes sur le site internet du réseau, ses membres sont animés par des valeurs fortes telles que le DIY (do it yourself), l’indépendance et la participation. Le rôle du réseau est de soutenir les communautés locales dans leurs efforts pour réinvestir des espaces abandonnés et les transformer en centres dynamiques consacrés à l’art et à la culture, tout en favorisant la régénération des quartiers et des villes et en promouvant la justice sociale, environnementale et spatiale.
13À l’origine, les membres du réseau étaient souvent installés dans d’anciens bâtiments industriels convertis en espaces artistiques et culturels, gérés par des collectifs dans une logique contestataire. Des initiatives telles que Melkweg à Amsterdam (1970) ou ufaFabrik à Berlin (1979) visaient à répondre à un sentiment d’inertie face aux politiques culturelles (Maunaye, 2004) et à créer des espaces de travail et de collaboration entre artistes et citoyens, sous l’impulsion des mouvements issus de la vague techno underground, punk, et du mouvement des squatteurs. En France, ce mouvement est lié aux friches culturelles des années 1980, se positionnant en marge des dynamiques urbaines dominantes (Ambrosino & Andres, 2008). Ces initiatives ont instauré un modèle participatif autonome et non institutionnel, alliant protestation et autogestion. C’est le cas d’ufaFabrik à Berlin, où l’une des fondatrices, toujours active au sein de TEH, raconte comment un groupe de jeunes, en 1979, a transformé les 18 566 mètres carrés d’anciens studios de cinéma en un espace consacré à leur vision collective et écologique :
Notre vision était la création d’un espace de travail et de vie avec trois orientations principales : les arts et la culture, l’écologie – aujourd’hui, nous l’appellerions durabilité – et l’engagement social. (Entretien, mars 2024)
14Alors que des espaces similaires commençaient à émerger dans divers pays européens en réponse à la désindustrialisation et à la prolifération de friches industrielles vacantes, c’est en 1983, lors d’une réunion informelle organisée par Philippe Grombeer des Halles de Schaerbeek à Bruxelles, que les représentants de plusieurs centres culturels – Huset (Copenhague), Kulturfabrik (Coblence), Melkweg (Amsterdam), Ny Scen (Göteborg), Pali-Kao (Paris) et Rote Fabrik (Zurich) – ont décidé de se rencontrer régulièrement pour s’entraider et améliorer leurs pratiques. C’est ainsi qu’est né TEH. Le fondateur du Melkweg explique que Grombeer, n’ayant pas le soutien des autorités ni des communautés locales, a convoqué les représentants d’autres espaces européens partageant une logique similaire pour légitimer son projet.
15Les critères d’adhésion au réseau5 incluent l’indépendance, un programme pluridisciplinaire, la promotion d’une société démocratique et pluraliste, ainsi que l’interaction entre pratiques artistiques locales et internationales. L’indépendance par rapport aux pouvoirs publics et aux logiques marchandes reste essentielle pour TEH. Cependant, comme le souligne un membre du secrétariat :
De nombreuses nuances coexistent. Certains (centres) tendent vers un anarchisme radical, refusant tout ce qui est associé à une pensée institutionnelle et structurelle. D’autres, en revanche, sont bien ancrés en tant qu’institution, profondément enracinés dans leur écosystème, tout en s’efforçant, tant sur le fond que sur la forme, de ne pas devenir un établissement. (Entretien, mars 2024)
16Pour la coordinatrice du réseau, la question de l’indépendance est davantage liée à la gouvernance qu’au financement. En effet, pour elle, tous les centres proviennent de « communautés intentionnelles », c’est-à-dire « de gens qui ont envie de développer des modes de vie et des initiatives collectives à l’intérieur de lieux donnés, avec un engagement très fort vis-à-vis de ces lieux » (entretien, mars 2024).
17Au fil de son histoire, TEH a permis à des projets collectifs et indépendants, nés dans des friches, de se renforcer en confrontant leurs expériences (Brunet & Dréano, 2006). Comme l’explique l’un des fondateurs de Melkweg :
Être membre d’un réseau européen peut avoir un impact significatif à niveau local. Cela vous confère crédibilité et reconnaissance, surtout lorsque les autorités vous regardent avec mépris, se demandant qui vous êtes et quels sont vos objectifs. Lorsqu’elles réalisent que vous évoluez dans un contexte international, cela renforce votre crédibilité et le soutien que vous pouvez recevoir. Je considère que c’est l’aspect le plus essentiel de TEH. (Entretien, mars 2024)
18Un exemple illustrant cet aspect est le ZAWP (Zorrotzaurre Art Work in Progress), un espace situé dans la Ribera, le quartier des anciennes usines de Bilbao, délaissé pendant plusieurs années, qui fait désormais partie des projets de revitalisation urbaine de la municipalité basque. ZAWP a développé un projet où créativité et innovation s’harmonisent avec la sociabilité du quartier, contribuant à la narration parfois conflictuelle d’un territoire en pleine ré-urbanisation (Gainza, 2018 : 793). Cet espace-temps de régénération urbaine, qualifié de mientras tanto par l’ancienne chargée de projet, Ruth Mayoral (2017) – traduisible par « entre-temps » (on parlerait, aujourd’hui, d’urbanisme transitoire) – a même inspiré le titre de la conférence du réseau TEH en 2018 : « Mientras Tanto. Space-Time Intruders ». Son créateur (entretien, mai 2020) a souligné qu’il était nécessaire de rejoindre les réseaux européens pour renforcer leurs revendications. Un autre exemple est Communitism à Athènes, une communauté ouverte de professionnels créatifs fondée en 2018 axée sur la notion de communs et la revitalisation du patrimoine bâti dans un quartier d’Athènes en pleine gentrification. Comme l’explique sa créatrice, aujourd’hui membre du bureau de TEH (entretiens, février 2022 et mars 2024), Communitism a initialement intégré le réseau grâce au programme de soutien au développement des centres culturels autogérés mené par TEH. Dans leur cas, c’est l’Asilo à Naples, un espace emblématique du mouvement des communs culturels en Italie, qui les a aidés à forger leur identité par le partage d’expériences de pair à pair.
19Dès ses débuts, TEH a adopté une logique ascendante, transformant des espaces délaissés en lieux de création artistique et de rencontre communautaire. Ce modèle, désormais intégré aux politiques urbaines et culturelles en Europe (particulièrement de l’Ouest), a émergé dans un contexte de crise industrielle et d’austérité, où les municipalités ont favorisé des solutions culturelles temporaires (Gainza, 2018). La montée des concepts de « créativité » (Le Corf, 2013) et de « ville créative » (Landry, 2008) a permis à des initiatives « marginales » comme celles des membres de TEH de s’inscrire dans les stratégies de régénération urbaine et patrimoniale et à TEH d’exercer comme un levier d’influence, plaidant pour une reconnaissance accrue du rôle de la culture dans les politiques urbaines (Nehl & Landau-Donnelly, 2025) :
TEH a réellement ouvert la voie à un modèle qui est devenu un vrai modèle de développement de ces lieux interstitiels par la culture, et qui est maintenant devenu un modèle de développement urbain durable […]. D’un réseau punk, un peu alternatif, un peu hors catégorie, on est devenu l’un des réseaux les plus importants d’Europe […]. On est sur la transition énergétique et la transition urbaine durable, on est sur des problématiques sociales […], sur la question de l’engagement démocratique, et notamment de l’engagement de la jeunesse. (Entretien avec coordinatrice TEH, mars 2024)
20En 1985, le Confort moderne à Poitiers, cofondé par Fazette Bordage – qui deviendra coordinatrice du réseau en 1993 – rejoint TEH, dont il demeure toujours membre. D’autres membres français du réseau incluent la Friche la Belle de Mai à Marseille et les Mains d’Œuvres à Saint-Ouen, des espaces qui se définissent aujourd’hui comme des TLC, issus du mouvement des friches culturelles, porteurs d’une approche contestataire et participative à la culture. Cependant, malgré leur expansion rapide, ces espaces font face à des défis liés à leur institutionnalisation et à la « contre-culture domestiquée » (Pattaroni et al., 2020 ; Magkou & Pélissier, 2024), une problématique centrale parmi les membres du réseau TEH et dans le mouvement des TLC.
21Le European Network of Cultural Centres (ENCC), fondé en 1994, regroupe des espaces engagés dans une approche « socioculturelle ». À ses débuts, ce réseau était l’initiative de cinq opérateurs culturels de Flandres, de Finlande et de Pologne, qui ont réuni trente autres futurs membres. À l’exception de la Pologne, il s’agissait de réseaux nationaux ou régionaux regroupant des centres culturels à vocation sociale, par exemple, la Fevecc (Fédération des centres culturels flamands reconnus – aujourd’hui cult!), où travaillait Ivo Peeters, l’un des fondateurs de l’ENCC et son président depuis l’origine. Ce réseau flamand souligne sur son site internet que, malgré la diversité de ses membres, tous partagent un ancrage solide dans la société6.
22Un autre membre est la Fédération nationale des centres socioculturels allemands (Bundesverban Soziokultur), qui défend explicitement la notion de Soziokultur, pierre angulaire de ce réseau. Originaire des années 1970, cette notion revêt en Allemagne une dimension sociopolitique, visant à transformer la culture en un outil pour inverser les tendances inégalitaires de la société, en favorisant la participation sous toutes ses formes et en rejetant une culture trop élitiste (Goudin-Steinmann, 2014). Émanant d’un mouvement urbain qui promeut des formes alternatives d’expression culturelle et de médiation, les centres et initiatives socioculturels en Allemagne sont aujourd’hui des acteurs incontournables du paysage culturel, dans les zones tant urbaines que rurales. Le Bundesverban Soziokultur définit la socioculture comme « une désignation programmatique pour les discours, les contenus, les pratiques et les formes organisationnelles qui relient la vie sociale et l’expression culturelle, qui est fondée sur la notion de la participation culturelle7 ». Cette approche fait écho à la philosophie des maisons des jeunes et de la culture en France qui, selon Laurent Besse (2015), combinent la « démocratisation culturelle » héritée de l’éducation populaire avec la « démocratie culturelle » axée sur la valorisation de la créativité sous toutes ses formes. Il est à noter que les maisons de la culture sont – bien que rarement – mentionnées comme des antécédents des TLC8.
23Faute d’un terme consensuel au niveau européen, la recherche d’une définition universelle de l’approche « socioculturelle » représente un véritable défi pour le réseau. Selon la chercheuse qui mène une recherche-action au sein du réseau depuis quelques années autour de la notion de durabilité (entretien, mars 2024), cette complexité réside dans les différentes perceptions du terme « culture » selon les pays. Elle souligne que la socioculture est une notion hybride, souvent située dans le domaine social davantage que culturel et composée de ses propres institutions et communautés (Ranczakowska, 2023).
24Aujourd’hui, l’ENCC fédère des réseaux nationaux et régionaux de centres culturels en milieu urbain et rural. Sous l’impulsion de son fondateur Ivo Peeters, le réseau a progressivement élargi son périmètre pour inclure non seulement des initiatives socioculturelles opérant dans des espaces physiques, mais aussi des organisations artistiques inclusives et des membres individuels en tant qu’associés. Un centre culturel est généralement défini comme un espace mêlant activités artistiques et créatives, favorisant la diversité des publics, l’engagement civique, le bénévolat et l’ouverture aux initiatives ascendantes (Eriksson et al., 2018). Le réseau s’attache également à promouvoir la valeur de ces initiatives en Europe et au-delà, qui réside dans la revitalisation de la démocratie européenne, le renforcement de la société civile, l’inclusion et les dynamiques interculturelles. Certains membres s’appuient davantage sur les initiatives de la société civile ; d’autres adoptent une logique que l’on pourrait qualifier de descendante, souvent pilotée par les autorités publiques. Cependant, l’objectif principal reste de reconnecter les lieux, les artistes et les opérateurs culturels avec les citoyens qui se sentent éloignés de la culture. Comme l’a souligné un membre du bureau interviewé, bien que les centres culturels présentent des cadres organisationnels et des statuts juridiques variés, ils partagent tous un critère fondamental : leur engagement envers leur communauté locale, surtout à travers un prisme socioculturel.
Si un centre artistique organise des expositions sans établir le lien avec les citoyens, et sans montrer la volonté d’en créer, cela ne nous intéresse pas. En revanche, si ce centre est prêt à revoir son approche ou à l’adapter, c’est le cas idéal pour nous. Cela témoigne d’une reconnaissance des changements en cours dans la société. Un centre d’art ne peut plus se considérer comme une île isolée dans son océan local ; il doit être profondément connecté à la communauté. (Entretien, mars 2024)
25Cette perspective est clairement exprimée par l’ancienne responsable des membres à l’ENCC et actuellement chargée de mission à l’Association des centres culturels de rencontre (ACCR), qui explique dans son interview le processus pour devenir membre de l’ENCC :
Devenir membre de l’ENCC représente en fait un acte symbolique, une affirmation de notre parcours vers une collaboration avec les communautés et l’intérêt porté à notre rôle social […]. Parce que pour moi, le socioculturel, c’est vraiment l’action culturelle qui met le citoyen au centre de sa préoccupation, donc il l’implique, il coopère avec et il répond, en fait, par la culture, à ses questionnements et ses besoins. (Entretien, mars 2024)
26Le réseau adopte une réflexion centrée sur la participation citoyenne, en s’inscrivant davantage dans la perspective des « droits culturels » (bien que cette formule ne soit pas largement utilisée par le réseau) plutôt que dans celle du « droit à la culture ». Cette approche reflète une évolution de la logique de démocratisation culturelle vers une véritable démocratie culturelle, où l’attention se déplace des indicateurs traditionnels, tels que les taux de fréquentation et les chiffres de la billetterie, vers une diversification et une amélioration de l’inclusion des publics grâce à des démarches participatives (Magkou & Pamart, 2024). Cette vision s’aligne également sur l’esprit des TLC, qui mettent en avant les droits culturels, les communs et une participation active des communautés.
27La dernière décennie a vu l’émergence d’un nouveau réseau d’espaces culturels atypiques : Le European Creative Hubs Network (ECHN). Ce réseau rassemble des lieux connectant entreprises et individus des secteurs culturels et créatifs, mobilisant un écosystème d’acteurs et de ressources pour accompagner les professionnels de la culture dans leurs projets (Magkou, 2024). Deux dynamiques ont favorisé l’émergence de ces espaces en Europe. D’une part, la crise financière de 2008 a transformé les politiques culturelles, marquées par le passage de subventions généreuses à des coupes budgétaires drastiques, imposant une gestion plus stricte du secteur culturel (Zamorano & Bonet, 2022). Ce virage, aligné sur le paradigme néolibéral de l’économie créative et le « tournant des industries culturelles et créatives » (Beauregard, 2018) dans les politiques culturelles, a encouragé l’entrepreneuriat culturel. D’autre part, les espaces de l’ECHN illustrent un changement de paradigme dans l’organisation et la flexibilisation du travail (De Peuter et al., 2017) dans la mesure où, dans leur ensemble, ils sont apparus comme des solutions aux schémas établis de l’emploi et de l’auto-emploi dans les industries culturelles et créatives. Émergeant souvent comme des plateformes de soutien mutuel face à la précarité (Avdikos & Merkel, 2020), ils représentent une approche collective et communautaire du travail culturel (Merkel, 2015) et proposent une « syntopie » (Vidaillet & Bousalham, 2020) aux travailleurs indépendants, artistes et start-ups du secteur. Aujourd’hui, l’ECHN regroupe une variété d’organisations, notamment des espaces de coworking, des fab labs, des makers spaces et des coliving spaces, types d’espaces étroitement liés au concept des tiers-lieux.
28L’un des membres notables du réseau est le Fashion Green Hub à Roubaix, décrit par l’une de ses cofondateurs (entretien, février 2023) comme « un tiers-lieu professionnel » consacré à la promotion de l’innovation et de la durabilité dans les secteurs de la mode et du textile. Ce lieu se distingue par sa capacité à mutualiser les ressources et à favoriser le travail collectif. Ses fondateurs ont été très actifs dans le mouvement des tiers-lieux en France, défendant qu’un tiers-lieu est une communauté qui a un but de progression ou de résolution de problèmes. La cofondatrice interviewée explique la motivation qui a guidé la création cet espace :
On se disait : il faut aider les entreprises de la mode à réaliser leur transition vers la durabilité. Il faut leur donner des outils, des outils mutualisés. Il faut aider les jeunes entrepreneurs à arriver sur ce marché de la mode durable, mais il faut aussi aider les grands acteurs de l’industrie de la mode à avancer dans leurs démarches. Il faut aider les écoles à mettre en place des programmes. Il faut accompagner tout le monde et il faut aussi s’accompagner mutuellement, en groupe […]. On est le seul espace, en fait, où il y a toute la chaîne de valeurs ensemble du début à la fin. (Entretien, février 2023)
29Pour les membres du réseau, leur influence ne se limite pas à l’économie, car ils jouent également un rôle social significatif, tant pour les communautés qu’ils hébergent que pour les territoires dans lesquels ils s’inscrivent. La cofondatrice de CRU Creative Hub, dans le quartier artistique de Porto, a ainsi noté que la croissance de son espace, qui a accueilli de nombreux professionnels des industries culturelles et créatives (ICC) depuis 2012, s’inscrit dans un véritable engagement social :
De nombreuses initiatives ont vu le jour dans ma ville grâce à notre existence. J’ai atteint un point où j’ai dit : « J’en ai assez, je pourrais tout fermer. » Mais c’est alors que j’ai réalisé que j’avais une responsabilité sociale envers l’entreprise que j’avais fondée […]. Ce fut un tournant décisif pour moi : en prenant conscience de cette responsabilité, j’ai compris que si je faillais, je décevrais de nombreuses personnes. (Entretien, février 2023)
30La genèse de l’ECHN s’écarte de la trajectoire typique d’une approche ascendante de la création des réseaux culturels européens. Divers acteurs institutionnels ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation de cet écosystème axé sur les ICC, qui s’est ensuite structuré en réseau, notamment le British Council (BC) (Magkou, 2024). Mais l’occasion de structurer ces rencontres informelles en Europe s’est présentée dans le sillage d’un appel à projets par l’Union européenne pour lequel le BC a coordonné un consortium incluant des creative hubs, notamment Bios (Athènes), Betahaus (Berlin), Kulturni Kod/Nova Iskra (Belgrade), et d’autres entités soutenant les ICC : Addict (Portugal), Creative Edinburgh (Royaume-Uni), Factoria Cultural (Espagne) et le European Creative Business Network (ECBN). Le soutien apporté à l’ECHN par la Commission européenne était fondé sur son engagement à promouvoir la croissance des industries culturelles et créatives, à la suite du livre vert Libérer le potentiel des industries culturelles et créatives (Commission européenne, 2010), lequel a marqué un changement de paradigme, passant d’une vision de la culture comme identité à celle d’un marché soutenant l’innovation et la croissance économique (Salvador & Benghozi, 2023).
31Entre 2016 et 2018, le projet a focalisé ses efforts sur l’établissement de liens entre les hubs à travers l’Europe par le biais de rencontres et de sessions de formation spécifiques. Des outils pratiques ont été développés pour aider les gestionnaires de hubs à identifier et à articuler leur influence et pour créer à la fois un sentiment d’appartenance et un vocabulaire commun pour ce type d’espaces, ce qui est évident dans le propos des différents fondateurs de lieux membres de l’ECHN interviewés, comme les cofondatrices de Lottozero à Prato, créé en 2016, et de Nova Iskra à Belgrade, créé en 2012 :
Je construisais un espace hybride qui n’était pas envisagé dans l’économie de l’époque. (Entretien avec la cofondatrice de Lottozero, février 2023)
Jusqu’à ce moment-là, nous ne savions pas si nous étions pertinents. Prendre part au projet nous a fait comprendre que nous pourrions être plus pertinents en tant que partie d’un concept plus vaste […]. C’était une bonne occasion de prendre conscience de nous-mêmes et de nous placer dans un contexte d’aspirations plus grandes. (Entretien avec la cofondatrice de Nova Iskra, mars 2023)
32Il est clair que le terme hub a servi de référentiel commun pour plusieurs espaces (comme le terme tiers-lieu), tout en suscitant une certaine confusion quant à sa définition (Pratt, 2021). De nombreux termes similaires, tels qu’« incubateurs », « espaces de coworking », « laboratoires d’innovation » ou « fab labs », sont également employés pour décrire ces espaces. Par ailleurs, le concept de creative hub, introduit et promu par le British Council, manque d’une traduction directe dans d’autres langues, ce qui en complique la compréhension. Comparé aux tiers-lieux culturels, il semble plutôt s’approcher de ceux axés sur l’entrepreneuriat culturel.
33Dans les sections précédentes, j’ai retracé l’histoire de ces trois réseaux et expliqué comment ils ont rassemblé divers espaces culturels européens autour d’identités communes, tout en mettant en lumière la complexité des définitions internes à ces réseaux. Trois traits identitaires marquants émergent, différenciant ces réseaux tout en les rapprochant du concept de tiers-lieux culturel : la reconversion d’espaces abandonnés par la culture ; la participation culturelle et l’essor des industries culturelles et créatives. Il est évident que le TEH est étroitement lié au mouvement des friches culturelles en France. Ces pratiques marginales face aux dynamiques culturelles et urbaines dominantes (Ambrosino & Andres, 2008) sont souvent identifiées comme à l’origine des tiers-lieux culturels (Magkou et al, 2025). Les membres du ECHN, quant à eux, s’apparentent davantage aux tiers-lieux culturels à vocation entrepreneuriale. Bien qu’étroitement liés à la notion de tiers-lieu en tant que lieux de travail, ils se distinguent des autres tiers-lieux culturels par leur vocabulaire et leurs activités, axés sur l’accompagnement des acteurs des industries culturelles et créatives. En France, plusieurs espaces, tels que le Port des Créateurs à Toulon, la Halle Tropisme à Montpellier ou La Vapeur à Dijon incarnent cette dynamique entrepreneuriale. Cependant, ces structures ne sont affiliées à aucun des réseaux culturels européens étudiés ici. Enfin, l’ENCC met un fort accent sur la participation culturelle, une dimension également présente dans les autres réseaux et liée à l’émergence et à l’évolution des concepts de « démocratie culturelle », de « développement culturel » et de « diversité culturelle » (Bonet & Négrier, 2011). Cette approche de la participation résonne avec la dimension du « faire ensemble » intrinsèque aux tiers-lieux culturels (Pamart & Quidu, 2024). Elle s’inscrit également dans la dynamique des droits culturels, en rassemblant des communautés diverses qui coconstruisent des activités favorisant la rencontre, le partage et la vie culturelle collective.
34Bien que des différences fondamentales existent entre ces réseaux, certaines similitudes témoignent de l’évolution des pratiques culturelles au fil des années. Tout d’abord, comme déjà mentionné, ces espaces situés en marge de la culture institutionnalisée incarnent un idéal de participation, valorisant des principes tels que la cocréation et la solidarité. Cette dynamique s’inscrit dans le « tournant participatif » des politiques culturelles (Bonet & Négrier, 2018), qui occupe également une place centrale dans les politiques culturelles européennes (Magkou & Pamart, 2024). Ces dernières encouragent les acteurs culturels à s’engager avec des publics divers, partant du constat que les citoyens qui participent à des activités culturelles sont davantage susceptibles de s’impliquer dans la vie civique et démocratique (Commission européenne, 2023). En ce qui concerne la reconversion d’espaces abandonnés, emblématique des membres de TEH, on peut observer qu’elle se retrouve également dans l’ECHN. Par exemple, Bios Romantso à Athènes, membre et leader du réseau ECHN, occupe une ancienne imprimerie de la revue Romantso, tandis que le projet Faber, à Timișoara, s’est installé dans un bâtiment anciennement lié à une usine. Ce phénomène se retrouve également parmi les membres de l’ENCC, comme la Cárcel à Ségovie, située dans une ancienne prison. Les stratégies employées par les centres culturels membres de TEH depuis les années 1980 pour investir, réhabiliter et entretenir des bâtiments abandonnés à travers l’Europe illustrent des modèles alternatifs, non invasifs et centrés sur la communauté, pour la réutilisation de l’environnement bâti (Barcelloni Corte et al., 2024 : 3). Ces initiatives jouent un rôle clé dans la régénération urbaine, transformant ces espaces négligés en centres culturels et renforçant ainsi la légitimité des acteurs culturels dans ces dynamiques. Par ailleurs, l’essor des industries culturelles et créatives (ICC) et le changement de paradigme dans l’organisation du travail culturel et créatif ont conduit les trois réseaux à adopter le lexique des ICC, largement promu par les politiques culturelles européennes (Salvador & Benghozi, 2023), bien que ce soit à l’origine central pour l’ECHN. Par exemple, TEH a coordonné le projet Creative Lenses (2015-2019), visant à explorer la manière dont les organisations artistiques et culturelles pouvaient diversifier leurs sources de revenus et adopter des pratiques plus durables, sans compromettre leur mission à but non lucratif (Bogen, 2018). TEH participe également au pilotage de la KIC (Knowledge and Innovation Community) Culture et créativité, une initiative de l’Institut européen d’innovation et de technologie visant à renforcer l’écosystème européen des ICC et à établir une communauté durable moteur de compétitivité à l’échelle européenne. De son côté, l’ENCC s’engage également sur ce thème, notamment par sa participation au projet Horizon In Situ, qui explore les écosystèmes des ICC dans les zones non urbaines.
35Finalement, un renouveau des liens entre les expressions artistiques, culturelles et les initiatives socioéconomiques en faveur de la durabilité environnementale et d’autres transitions contemporaines émerge au sein des trois réseaux, une dynamique également au cœur des tiers-lieux en France (Observatoire des tiers-lieux, 2024). L’ENCC concentre ses efforts depuis quelques années sur le rôle des centres socioculturels dans un monde en mutation, à la fois sur les plans sociopolitique et environnemental (notamment par le biais du projet Cube). TEH s’investit également dans ces enjeux, particulièrement autour de la transition énergétique des bâtiments et de la durabilité urbaine. Plusieurs membres de l’ECHN, quant à eux, mettent l’accent sur la transition écologique dans la chaîne de valeur des industries culturelles et créatives.
- 9 Le programme Europe Créative est l’initiative de l’Union européenne consacrée au soutien des secteu (...)
- 10 L’appel à projets pour les réseaux des organisations culturelles et créatives de la Commission euro (...)
36Il convient de souligner que ces trois réseaux, largement soutenus par des financements spécifiques dans le cadre du programme Europe Créative9, sont désormais soumis à des priorités bien définies par les politiques culturelles européennes. Cela entraîne une homogénéisation croissante de leurs activités et de celles de leurs membres (Magkou & Kolokytha, 2024 ; Scioldo, 2024). Cette tension constante entre le financement par projet et la nécessité d’assurer une pérennité structurelle explique pourquoi les thèmes abordés par ces réseaux convergent de plus en plus. Cela reflète les priorités de la Commission européenne, que ces réseaux contribuent également à façonner par leurs actions de lobbying et leur participation à des consultations10. C’est d’ailleurs un enjeu partagé par les TLC.
37Dans cet article, j’ai voulu poser les premiers jalons d’une réflexion sur les espaces opérant hors des cadres normés et officiels au niveau européen par l’étude de trois réseaux culturels et les associer au concept de tiers-lieu culturel. L’intention était plutôt d’examiner le dénominateur commun qui relie les différents espaces culturels à l’échelle européenne, afin de mettre en lumière les spécificités propres à chaque réseau et d’identifier les similitudes avec la récente notion de tiers-lieu culturel, tout en reconnaissant l’absence d’un terme générique faisant l’objet d’un consensus unanime. En revanche, affirmer que tous les espaces membres de ces réseaux sont des tiers-lieux culturels serait hasardeux. Même en France, l’intérêt croissant pour les TLC de la part des acteurs publics, des chercheurs et des professionnels du secteur artistique et culturel, ainsi que la multiplication des espaces se revendiquant comme tels soulèvent de nombreuses interrogations qui alimentent des débats quant à la définition d’un TLC, à ses fondements conceptuels et à la manière dont les politiques publiques se sont approprié ce terme (Magkou et al., 2025).
38Ces différents types de réseaux prouvent qu’en Europe, des préoccupations à la fois culturelles, économiques et sociales coexistent souvent dans les espaces qui présentent bien des points communs avec les tiers-lieux culturels français. Leur essor dans de nombreux territoires témoigne d’une évolution des pratiques culturelles dans nos sociétés contemporaines. On a vu qu’au-delà de leurs différences, incarnées dans leur appellation, leur histoire et le paradigme conceptuel autour duquel ils se sont construits, ces réseaux présentent aujourd’hui de plus en plus de traits semblables. Certaines de ces similarités de pratiques reflètent les évolutions sociales contemporaines, mettant particulièrement l’accent sur les mutations du monde du travail culturel et créatif et sur les transitions contemporaines.
39Les différences entre ces trois réseaux sont difficiles à appréhender à première vue en raison de la fluidité des formes adoptées par leurs membres, de la nature hétérogène des projets et des services offerts, de la diversité des acteurs qui les animent, ainsi que de leur trajectoire et de leur ancrage territorial. Même au sein de chaque réseau, on observe une grande diversité d’espaces et une multitude de termes pour les qualifier, reflet de la singularité de chaque lieu. Comme le signalent Birgit Eriksson et al. (2018), il existe presque autant d’appellations que d’espaces culturels et de pratiques différentes. Cela est également le cas pour les tiers-lieux, qui incarnent une pluralité d’identités : ils peuvent être à la fois un « espace de l’entre-soi et espace de mise en commun, espace de développement de l’entrepreneuriat créatif et espace de création artistique, lieu d’accompagnement de la gentrification urbaine et lieu à la marge, espace de création contemporaine et espace de patrimonialisation, espace de flânerie et espace de diffusion artistique, espace du trouble et espace d’expérimentation » (Pamart et al., 2024 : 3).
40Les particularités historiques, sociopolitiques, les pratiques spécifiques et les enjeux propres à chacun des trois réseaux empêchent de les assimiler trop facilement à la notion de tiers-lieux culturels, qui elle-même est ancrée dans un contexte français. Bien qu’un certain isomorphisme institutionnel soit indéniable dans le contexte idéologique actuel, la diversité des appellations à l’échelle européenne ainsi que les histoires propres à chaque espace et à chaque réseau ouvrent un vaste champ de recherche pour des études comparatives plus approfondies.