1Cette recherche prend place dans le contexte scientifique et empirique du développement par les institutions culturelles de dispositifs numériques de médiation patrimoniale. En 2010, nous assistions dans le paysage culturel, et ce, depuis une dizaine d’années, à une certaine injonction à « basculer » vers le numérique, pressant les institutions culturelles à s’inscrire dans cette dynamique en évolution permanente (Bouquillon & Matthews, 2010 ; Le Marec, 2007). C’est cette effervescence autour du développement du numérique dans le champ culturel qui nous a décidée à engager cette thèse en muséologie, médiation et patrimoine.
2La problématique de la thèse est un questionnement dialectique entre les injonctions technologiques et économiques adressées au champ culturel des patrimoines urbains pour qu’il intègre les médiations numériques et l’expérience patrimoniale effectivement proposée par les écritures numériques de ces patrimoines. Nous entendons dans cette thèse le terme « numérique » non pas dans son sens technologique, mais dans tout ce qu’il véhicule comme discours, imaginaires, pratiques et horizons d’attente (Doueihi, 2013 ; Hillaire, 2015). Cette problématique aux dimensions et enjeux pluridisciplinaires rejoint des interrogations que pose à la société l’arrivée de toute nouvelle innovation technologique réputée « nouvelle » Jeanneret, 2007).
3Face à la pluralité des formes de patrimoine, nous avons choisi de nous intéresser à l’espace urbain patrimonial, notamment aux parcs urbains dans lesquels se trouvent des bâtiments patrimoniaux et qui font l’objet de mesures de valorisation. Il existe une riche littérature associant ville et numérique. En tant qu’espace public, la ville est associée à des valeurs de liberté, de circulation, de démocratie, de participation, et à un imaginaire, celui d’un monde où chaque citoyen participerait à l’action culturelle de sa ville (Miège, 2010 ; Denis & Pontille, 2010 ; Doueihi, 2013 :12). Les dispositifs numériques renvoient sensiblement aux mêmes valeurs et, dans un contexte culturel, favoriseraient un nouveau rapport à la connaissance et au patrimoine (Casemajor-Loustau, 2012). La convergence de certains discours autour de ces valeurs communes nous a ainsi confortée dans notre choix de ce type de patrimoine pour mener une recherche comparative.
4La carte étant une forme privilégiée de médiation du patrimoine urbain, les institutions culturelles en charge de ces patrimoines ont pour la plupart choisi de développer des plates-formes cartographiques sur le Web. Ces dernières, pour lesquelles nous avons proposé la notion de « dispositif cartographique interactif », fonctionnent sur le principe d’un fond de carte sur lequel sont spatialisés de nombreux contenus (textes, images, vidéos) qui s’ouvrent sous forme de phylactère sous l’action de l’internaute. Ces dispositifs sont disponibles en ligne sur Internet sous forme de sites web et sur terminaux mobiles sous forme d’applications mobiles.
5Au-delà d’une analyse critique des discours portés sur la technologie, nous avons adopté une approche inspirée de la théorie de la socio-sémiotique des médias (Bonaccorsi, in Barats, 2013 ; Pignier & Drouillat, 2008). Du fait de la dimension internationale du doctorat, nous avons étudié deux terrains, l’un en France, l’autre au Canada : la Cité internationale universitaire de Paris et son centre de valorisation du patrimoine L/OBLIQUE ; le Mont-Royal à Montréal et Les amis de la montagne. Ces deux institutions sont engagées dans une reconnaissance de ces patrimoines et proposent des offres de médiation similaires, ce qui justifie notre choix de terrains. Pour chacun de ces deux terrains, nous avons analysé l’ensemble de l’offre de médiation proposée par les deux institutions patrimoniales sélectionnées.
6La recherche pluridisciplinaire (muséologie, sciences de l’information et de la communication) que nous avons menée nous a permis de discuter des concepts issus de ces différentes disciplines tels que média informatisé (Angé & Renaud, 2012 ; Davallon (dir), 2012), médiation (Caillet & Jacobi, 2004 ; Poli, 2010), patrimoine (Davallon, 2006 ; Morisset, 2009 ; Rautenberg, 2003), carte et représentation (Chartier, 1984 ; Goody, 1994 ; Marin, 1994), récit (Genette, 1972 ; Lits, 2008 ; Ricoeur, 1983 ; Triquet, 2012), tous questionnés par la généralisation des technologies numériques. Cette recherche a également été l’occasion d’engager une réflexion sur des travaux interdisciplinaires en cours entre informatique et sciences d’information et de la communication, notamment ceux questionnant la participation en régime numérique (Andreacola, 2015, et plus généralement les travaux réalisés au sein de la fédération de recherche Agorantic).
7Les principaux résultats de cette recherche doctorale sont développés autour de trois axes. Tout d’abord, le dispositif cartographique interactif s’inscrit dans l’histoire des médiations de l’espace urbain patrimonial et repose sur des formes traditionnelles de la médiation patrimoniale. Nous analysons alors comment une même forme est transposée en fonction des formats sur lesquels elle est développée et des contextes d’usages anticipés. Cependant, même s’ils sont similaires dans leur forme, ces dispositifs proposent des logiques de médiation très différentes. L’analyse des organisations documentaires déployées dans les dispositifs cartographiques interactifs traduit des logiques de médiation patrimoniale différentes, allant de la médiation documentaire (Bachimont, 2007 ; Gardiès & Fabre, 2012 ; Tardy, 2014) à la médiation culturelle (Caillet & Jacobi, 2004). Chacune de ces deux logiques propose une configuration des rôles de médiateur et de visiteur. Alors que L/OBLIQUE a essentiellement procédé à un travail de médiation documentaire lors de la conception de sa plateforme web, Les amis de la montagne ont produit des dispositifs s’assimilant davantage à une médiation culturelle en proposant une scénarisation des documents sur leurs applications web et mobile. Ainsi, nous mettons en évidence des formes de médiation particulières : du site ressource se rapprochant de la banque de données documentaire au dispositif de médiation culturelle se rapprochant de l’exposition ou du guide multimédia. Seule l’une des applications mobiles de nos corpus, Heritage Experience, développée par L/OBLIQUE, offre une médiation expérientielle originale.
8Notre analyse sociosémiotique nous amène également à nous intéresser à la reconfiguration des rôles de médiateur et de visiteur dans les dispositifs cartographiques interactifs. L’analyse montre cependant que plus qu’une reconfiguration des rôles entre l’institution patrimoniale médiatrice et l’internaute visiteur, nous assistons, lors de la conception de ces dispositifs, à une hybridation des compétences des médiateurs, entre compétences muséographiques et pratiques issues du numérique. Ainsi, loin de bouleverser les fonctions et l’identité des institutions patrimoniales, les dispositifs numériques mis en œuvre dans ces deux terrains renforcent leur légitimité en tant que médiateurs culturels. L’analyse des marques d’auctorialité et d’énonciation dans l’ensemble des dispositifs de médiation nous permet de mettre en évidence des ruptures et des continuités dans les formes de médiation de ces institutions, notamment au niveau des mises en scène de l’ethos de ces institutions, entre affirmation et effacement de l’auctorialité, ou plus exactement du geste auctorial. Si Les amis de la montagne signent leurs textes sur tous leurs dispositifs de médiation, le nom de L/OBLIQUE est absent sur les dispositifs numériques. Plus encore, on ne retrouve aucun texte de L/OBLIQUE, ni de proposition de scénario de navigation. C’est comme si, avec le numérique, les usagers n’avaient pas besoin d’être guidés par l’institution patrimoniale.
9Dès lors, ces deux institutions se positionnent, lors de la conception de dispositifs numériques de médiation, en tant qu’expertes de la médiation patrimoniale. Les médiations proposées sont pour la plupart savantes, tournées vers l’acquisition de connaissances, la présentation des espaces urbains patrimoniaux, la sensibilisation à leur protection et leur conservation, comme c’est le cas dans les autres dispositifs de médiation. En régime numérique et dans un contexte de médiation patrimoniale, le rôle de l’institution patrimoniale en tant que productrice et médiatrice du savoir reste prépondérant.
10En revanche, nous observons que le rôle de l’internaute visiteur est modifié notamment du fait de la quasi-absence de discours de médiation dans les dispositifs cartographiques interactifs. L’internaute visiteur est invité à constituer son propre parcours de médiation du fait de l’absence de connecteurs logiques langagiers et sémiotiques lui permettant de suivre un programme d’usage anticipé par l’institution patrimoniale. Nous voyons donc une reconfiguration des rôles de médiateur et de visiteur dans le cadre de la mise en œuvre de ces dispositifs numériques de médiation de l’espace urbain patrimonial, sans pour autant voir une « renaissance du visiteur » (comme le suggère Milad Doueihi à propos d’autres terrains, 2011). Dans nos terrains, l’institution patrimoniale reste largement énonciatrice de la médiation, le visiteur étant surtout invité à concevoir son propre parcours de médiation à partir des contenus proposés par l’institution patrimoniale.
11Cette thèse est également l’occasion de comparer deux processus de patrimonialisation dans deux pays différents. La posture adoptée pour analyser le patrimoine et la patrimonialisation dans nos terrains a consisté à prendre en compte la production et la réception de la patrimonialisation comme deux dimensions étroitement imbriquées (Davallon, 2006 ; Morisset, 2009 ; Tardy, 2009). Cette comparaison nous permet de questionner le rapport au patrimoine, et donc les valeurs qui lui sont associées dans deux contextes différents.
12L’analyse des discours présents dans les documents de communication montre que ces institutions utilisent le terme de « patrimoine » dans deux acceptions qui ne sont pas équivalentes : dans une première acception, est appelé « patrimoine » ce qui fait l’objet d’une reconnaissance par une instance légitime attestant d’une valeur patrimoniale ; dans une seconde, ce terme est utilisé pour désigner les éléments possédant une valeur patrimoniale aux yeux de ces deux institutions.
13Mais plus encore que les discours, nous analysons comment la mise en œuvre de dispositifs numériques de médiation participe de la patrimonialisation de ces deux espaces urbains patrimoniaux. La forme particulière des dispositifs cartographiques interactifs avec la spatialisation d’une riche documentation sur un fond de carte est intéressante à étudier pour vérifier notre hypothèse. Cette fragmentation nous permet de mettre au jour la manière dont ces deux institutions conçoivent le patrimoine et la patrimonialisation. En effet, selon nous, ces dispositifs numériques proposent davantage une médiation de points d’intérêts qu’une médiation de l’ensemble du site patrimonial (comme c’était le cas dans les dispositifs papier).
14Dans ces deux terrains, si la médiation proposée concerne plus spécifiquement certains lieux du territoire (des points d’intérêts) plutôt que son ensemble, aucune différence n’est faite entre des espaces patrimonialisés légitimement, en voie de patrimonialisation ou encore d’autres simplement situés dans l’espace urbain patrimonial. C’est donc notamment par leurs actions de médiation que ces deux institutions font reconnaître l’ensemble de leur territoire comme patrimonial. Les deux institutions jouent un rôle de reconnaissance sociale de leur patrimoine. L’identité des lieux s’en trouve modifiée : par la présence de quelques sites classés, c’est l’ensemble de l’espace urbain patrimonial qui bénéficie du statut patrimonial par le pouvoir symbolique, performatif et social de la médiation.
15C’est dire combien les discours, mais également les médiations du patrimoine, jouent un rôle prépondérant dans son processus de reconnaissance.
16Cette relative autonomie des publics et la fragmentation des contenus ont une autre conséquence sur le rapport au patrimoine : elles impliquent un rapport au patrimoine plus personnalisé, l’institution patrimoniale jouant moins un rôle de prescripteur dans l’accompagnement de la découverte des espaces urbains patrimoniaux. C’est donc un rapport plus intime à l’espace urbain patrimonial qui se construit, intimité qui se perçoit aussi dans le choix de publier des récits dans les dispositifs cartographiques interactifs.