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1En France, l’utilisation des réseaux socio-numériques par les musées commence en 2007 par l’inscription sur Facebook et Flickr des Abattoirs, le musée d’Art contemporain de Toulouse. D’autres vont suivre à l’initiative des museogeeks : ces professionnels, professionnelles et amateurs s’interrogent sur les potentialités qu’offrent les technologies de l’information et de la communication en termes de participation des publics, influencées par l’idéologie de la participation comme caractéristique d’Internet (Flichy, 2001). Au sein de ces réflexions, les réseaux socionumériques ont une place toute particulière : ils en sont le support et un des sujets principaux1.
2Les réseaux socionumériques sont définis au sens de Thomas Stenger et Alexandre Coûtant (2011) qui reprennent trois caractéristiques tirées des recherches de Boyd et Ellison (2007) : « Des services web permettant aux utilisateurs 1) de construire un profil public ou semi-public au sein d’un système, 2) de gérer une liste des utilisateurs avec lesquels ils partagent un lien et 3) de voir et naviguer sur leur liste de liens et ceux établis par les autres au sein du système. » (Stenger et Coûtant, 2011 : 11-12.) La quatrième caractéristique est que les usagers et usagères de ces services en font des usages extrêmement variés, tournés majoritairement vers la socialisation et l’individualisme expressif (Allard, 2008, s.p.). Dans cette thèse, un community manager est défini comme toute personne qui gère l’animation des comptes d’un établissement sur les réseaux socionumériques. Cette définition empirique fait écho au fait que les professionnels et professionnelles dont il est question ont des postes existants dans divers domaines professionnels (conservation, médiation et accueil, communication, multimédia). En distinguant les publics en ligne des publics in situ par leurs usages des réseaux socionumériques, les community managers se disent compétentes pour les connaître, communiquer auprès d’eux, faire de la médiation culturelle et les faire participer.
3Le thème de la participation des publics est présent dans l’histoire de la muséologie (Mairesse, 1998) et s’inscrit particulièrement dans le mouvement des « nouvelles muséologies » des années 1970 (Meunier et Soulier, 2010 : 313). Par là, c’est la dimension sociale du musée qui s’affirme et qui est reconfirmée en 2002 lorsque la loi sur les musées de France qualifie le musée de service public. Dans les discours institutionnels, les projets participatifs sont souvent convoqués mais les chercheurs et chercheuses en soulignent les limites (Chaumier, 2008 ; Le Marée, 2007 : 251). Dans le cadre de cette thèse, nous avons analysé comment les pratiques des professionnels et professionnelles du musée donnent un cadre d’action à la participation des publics. Il nous a semblé que les community managers sont des révélateurs de la manière dont peuvent s’ancrer ces discours en regardant les « coulisses des musées » (Coville, Couillard & Schlageter, 2016).
4La particularité méthodologique de cette thèse est d’enquêter sur un terrain en pleine évolution et produisant de nombreuses traces numériques. Nous avons choisi d’observer les acteurs et actrices sur le terrain pendant six ans dans la perspective des méthodes ethnographiques et en développant une approche compréhensive. Pour ce faire, nous avons endossé différents rôles : doctorante, professionnelle du ministère de la Culture et de la Communication et museogeek.
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- 3 Réalisée à la demande du département de la Politique des publics (direction générale des Patrimoine (...)
5À partir de cette posture d’observation participante, trois enquêtes spécifiques ont été construites. La première porte sur des concours photographiques sur les réseaux socionumériques présentés par les community managers comme des projets participatifs. La deuxième a pour objet la deuxième édition de Museomix. Ce dernier événement, inventé par quelques museogeeks, s’annonce comme participatif et sans hiérarchie entre les participants et participantes2. Dans ces deux cas, il s’agissait d’en faire une analyse sous l’angle de la participation des publics et de la « place » qui leur est faite (Eidelman, Roustan & Goldstein, 2008). Pour les concours, elle a été menée à partir d’entretiens avec leur concepteur ou conceptrice, des règlements juridiques, des traces numériques, et des lots à gagner. Du côté de Museomix, une enquête auprès des participants et participantes interrogeait les représentations des publics en jeu et les enjeux du processus collaboratif. Une troisième enquête, classique en sociologie des professions, prend pour objet les community managers (tels que définis plus haut). L’analyse porte sur leurs profils socioprofessionnels, leurs parcours universitaires, leurs pratiques culturelles et numériques ainsi que l’organisation de leur travail. Elle a pris la forme de questionnaires (n = 206) complétés par des entretiens semi-directifs3.
6En termes de structuration, les community managers de musées ne constituent pas à l’heure actuelle un groupe professionnel stabilisé. L’intitulé de leur poste est rarement une terminologie qui indique l’animation des réseaux socionumériques même si, par ailleurs, des services transversaux dédiés aux politiques numériques commencent à émerger dans certains grands établissements publics. Leurs postes d’origine sont issus de la conservation-recherche, de la médiation et de l’accueil, de la communication-mécénat et du multimédia. Les community managers ne sont donc pas les descendants directs des webmasters.
7Pour les actions en ligne, leurs tâches s’orientent majoritairement vers de l’éditorialisation des informations délivrées et des savoirs formalisés par les musées et vers des productions éditoriales spécifiques. Par là, la communication et la médiation en ligne constituent un moyen de se distinguer dans un paysage culturel concurrentiel.
8Ces professionnels et professionnelles se positionnent comme des intermédiaires culturels (Jeanpierre & Roueff, 2014), c’est-à-dire qu’ils et elles tentent de mettre en correspondance des œuvres et des publics. Pour cela, une triple médiation est opérée : une médiation institutionnelle, c’est-à-dire l’explication du musée en tant qu’institution, de son rôle, de ses activités, de son fonctionnement ; une médiation culturelle, c’est-à-dire portée sur les collections ; et une médiation technique des ressources numériques (expliquer le fonctionnement d’une base de données ou du site internet par exemple).
9Dans leur quotidien, les community managers expérimentent ce que sont les rapports avec les publics. En effet, les trois quarts d’entre eux et elles ont des métiers d’origine avec peu de contacts avec les publics en principe. Dans les entretiens, ils et elles expriment une ambivalence dans leurs relations aux publics, entre goût pour la discussion avec eux et irritation à l’encontre des critiques, des plaintes, ou la récurrence de certaines questions dont ils et elles sont destinataires. Est alors mise au jour la tension entre la construction de politiques des publics qui prennent de plus en plus en compte les usages, les spécificités, les demandes des publics, et l’application de normes culturelles qui façonnent les rapports avec eux (être trop « fan » par exemple).
10Par l’analyse des entretiens, nous montrons comment la rhétorique de la participation des publics structure la professionnalisation des community managers, mais plus généralement comment ces derniers et dernières se positionnent comme acteurs et actrices de la démocratisation culturelle par les trois types de médiation mis en œuvre (institutionnelle, culturelle et technique).
11En 2012, les concours photographiques constituent un moyen d’appropriation des réseaux socionumériques comme outils professionnels plus qu’ils ne témoignent d’un intérêt pour de nouvelles formes culturelles produites par les publics. En effet, leur organisation permet aux professionnels et professionnelles de faire de la pédagogie à propos des réseaux socionumériques auprès de leurs collègues lors des réunions préparatoires et de jurys. La participation est valorisée en tant que telle mais les photographies produites ont un statut ambigu : elles doivent être esthétiques et originales, critères de l’artification (Heinich & Shapiro, 2012), mais sans être jugées comme des œuvres d’art. Les conditions de participation sont souvent l’occasion de réaffirmer le caractère hiérarchique descendant des interactions entre les musées et les publics. Muséomix ne déjoue pas non plus les hiérarchies entre professionnels et publics mais participe d’une réflexivité sur les manières de travailler et les relations de pouvoir qui se manifestent au musée en tant qu’organisation. En effet, le processus participatif est convoqué beaucoup plus comme idéal dans des relations de travail et la prise en compte de tous les corps de métier que comme modalité de démocratisation culturelle.
12Les publics (et leur participation), en tant qu’objet de discours, constituent la seule entrée possible à certaines catégories professionnelles pour s’imposer dans un musée très hiérarchisé (Triquet & Davallon, 1993). Les discours sur le numérique des museogeeks constituent en ce sens un ensemble de questionnements sur ce qu’est l’institution muséale plus qu’une volonté d’imposer les Technologies de l’information et de la communication (TIC) en elles-mêmes. Repris au sein des musées, les discours sur les TIC sont difficiles à argumenter puisque des résistances existent toujours à leur sujet. La participation dont il est question renverrait alors à une critique du musée comme organisation professionnelle. On peut également considérer ces discours sur la participation comme permettant de donner du sens aux pratiques professionnelles dans un contexte où les musées sont de plus en plus soumis à des logiques marchandes et d’évaluation des politiques publiques.
Résumé par l’auteure