1Le Maroc a connu, après 2004, une importante mutation dans la structuration du champ de l’art, importé d’Europe au XVe siècle, dans l’indifférence générale. Trois écoles des Beaux-Arts furent créées au XXe siècle, la première à Oujda durant la Première Guerre mondiale, la seconde à Tétouan et la troisième à Casablanca au milieu du siècle. Elles sont tout d’abord destinées aux étrangers, plus précisément aux femmes d’officiers en ce qui concerne les deux premières. Des formations destinées à des peintres marocains ne se développent qu’après 1950 et surtout 1960. Une formation à l’art contemporain et non plus à l’art moderne académique apparaît dès 1994 à l’Institut national des Beaux-Arts de Tétouan. Le premier marché s’organise peu à peu autour des ventes qui se déroulent essentiellement dans les ateliers, de façon plus marginale dans les galeries tenues au départ par des étrangers, puis, de plus en plus, par des Marocains. Après 1990, de nouveaux points de vente se développent à Marrakech et dans les très grandes villes de la côte atlantique. Plusieurs maisons d’enchères marocaines sont créées après 2000, ce qui lance le second marché : celui qui établit des cotes au moins pour une centaine d’artistes sur les 2 500 artistes actifs à l’heure actuelle dans les arts visuels. Inconnues auparavant, des biennales sont lancées ainsi qu’une revue luxueuse, Diptyk. Plusieurs musées (ou prétendus tels) ouvrent à cette époque : ainsi un Musée national d’art moderne et contemporain voit le jour à Rabat, qui, lors de son inauguration, prend le nom de Musée Mohammed VI.
2Un des aspects de cette mutation globale, moins visible que les autres, est la multiplication des résidences d’artistes, apparues initialement sous la forme de « résidence-mission », si on peut se permettre cet anachronisme pour parler d’un artiste parti dans un espace autre que le sien afin d’y produire des œuvres destinées à créer ou à modifier des perceptions collectives. Au Maroc, elles apparurent dès le XVe siècle avec l’envoi d’un artiste grec, Domenico Zenoï, le premier à être chargé de la production d’images réellement figuratives de ce pays. Puis, on vit apparaître au début du XXe siècle des résidences qui reçurent pour d’assez longues périodes des artistes désignés pour établir la propagande en faveur de la Résidence générale de Rabat. Lyautey développa cette forme nouvelle de résidence dans les années mille neuf cent vingt. L’artiste était alors pris en charge par l’État et n’avait à financer ni son voyage ni son séjour comme, par exemple, Henri Matisse en 1912 et 1913. Mais ce modèle type de résidence, qui s’appuyait sur le modèle de la villa Abd el-Tif d’Alger, ne survécut pas au Maréchal.
- 1 Les résidences d’artistes travaillant dans le domaine des arts plastiques ont fait l’objet d’un rap (...)
3Après la guerre de 1939-1945 se développent les premières résidences de création privées. Dans les années 1950, elles prennent naissance, dans le quartier des Oudaïas à Rabat. Toutes sont créées par des peintres pour d’autres peintres, qui mettent à disposition des pièces de leur maison, voire la totalité de leur logis après leur décès. Une solution qui n’est pas durable. Si quelques très rares résidences perdurent encore dans les années 1970 et 1980, elles entrent toutes dans le cadre d’institutions culturelles étatiques étrangères. C’est à la période récente que les choses changent, avec l’apparition de 67 résidences, pour la plupart situées en ville, bien que quelques-unes se trouvent à proximité de grands centres urbains, comme Le Jardin rouge ou Dâr al Ma’mûn non loin de Marrakech. Certaines s’implantent à la campagne, comme le Centre d’art contemporain d’Ifitry, d’autres en montagne ou dans les régions prédésertiques du Sahara1.
- 2 Jean-François Clément, Projet de coordination des résidences d’artistes sur le territoire marocain, (...)
4L’apparition de déconvenues, voire de conflits entre artistes et gestionnaires ou propriétaires de ces structures, amène le ministère marocain de la Culture à envisager en 2014 un classement des résidences, ce qui les oblige à préciser leurs projets : sont-elles vraiment au service des artistes ou, au contraire, les artistes sont-ils instrumentalisés par leurs responsables afin de constituer des collections à bas prix ? Avec en préambule, une question : l’État doit-il s’ingérer dans ces conflits ? Il est en effet utile pour les responsables de l’État de savoir comment distinguer les résidences touristiques, qui font payer leurs « invités », des résidences artistiques proprement dites, qui financent au moins le séjour des artistes, parfois aussi leurs voyages, sans oublier les expositions ultérieures et l’écriture de documents mettant en valeur les travaux réalisés durant la résidence. Il convient également de déterminer celles qui imposent des obligations de résultat – et en combien de jours, ce qui influence, dans de nombreux cas, la valeur esthétique des œuvres – et celles qui se présentent comme des résidences de réflexion ou d’expérimentation. Une problématique en lien direct avec la durée de la présence des artistes. Ce sont là les premières questions posées, en 2013 et 2014, dans le cadre d’une analyse globale du champ des arts visuels au Maroc tel qu’il s’était façonné après 2005.2 Un travail qui, pour plusieurs raisons, n’a pas été utilisé afin de créer des labels, l’État disposant simplement d’un premier bilan de ce phénomène apparu en très peu de temps et d’une ampleur nouvelle dans le pays.
- 3 Cf. la recherche menée sur le monde arabe en général et sur le Maroc et l’Égypte en particulier par (...)
- 4 Philippe Chaudoir, Les résidences d’artistes en questions, Lyon, AMDRA, collection Clef de huit, 20 (...)
5Cette base de données interne à l’État, beaucoup plus riche en informations que celles qui furent ensuite réalisées par diverses institutions3, a ainsi permis de cartographier ce nouveau phénomène des résidences d’artistes des arts visuels au Maroc. Elle met en évidence des problèmes différents de ceux présentés par Philippe Chaudoir dans son livre paru en 20054. Ces résidences marocaines ne sont, à proprement parler, marocaines que pour une partie d’entre elles. Elles dépendent souvent de fondations étrangères ou de réseaux internationaux dont les finalités peuvent être de créer, dans une ou deux décennies, des musées à l’étranger témoignant de l’évolution de l’art marocain – ou plus généralement africain – au début du XXIe siècle. Ce que les musées du Golfe ont pu faire en quelques années à grands frais aux alentours de 2010, les résidences tentent de le réaliser sur une longue durée mais à moindre coût : ce qui peut assurer la rentabilité de l’investissement. C’est ainsi qu’un capital à la fois patrimonial et économique peut se constituer, bien qu’on puisse tout aussi bien considérer qu’il y a là, comme pour des collections assemblées actuellement à peu de frais, une forme d’exploitation néocoloniale.
6De plus, si les sièges de ces fondations sont dans des pays européens à fiscalité très faible celles ayant pour objet l’art, l’État marocain perd des ressources. Par exemple, la résidence Mountain Propre d’Imlil, pilotée par une institution suisse, Summit Foundation et dont la coordinatrice locale, Aniko Boehler est anthropologue. On peut alors penser que les artistes sont utilisés afin de promouvoir l’image de la vallée, mais aussi indirectement celle de la fondation. Quelques-unes de ces résidences dépendent même d’États étrangers, par exemple celles de l’Institut français du Maroc ou certaines ayant des liens avec l’Institut Goethe (Green Eye). Ce qui entraîne le développement de politiques culturelles parfois très différentes de celles du ministère marocain de la Culture. En effet, ce dernier doit tenir compte des rapports de force établis, par exemple, par les salafistes ou les islamistes partisans d’un art « propre » défini par le ministre des Affaires générales, Najib Boulif, comme « moralement acceptable », ce qui peut signifier qu’il est arbitrairement censurable. On observe que les résidences créées par des institutions européennes dépendant directement de Bruxelles sont présentes en Tunisie (projet NOSTOI), mais pas au Maroc. Dans tous les cas, les résidences qui se développent au Maroc depuis une dizaine d’années sont des occasions d’ouverture sur place, venant en complément des résidences offertes à des artistes marocains à l’étranger : même s’il existe plus de mille possibilités de résidences en Europe, en particulier le dispositif important de mobilité représenté par la Cité internationale des arts à Paris, la plupart des artistes marocains ignorent cette offre externe.
7On peut constater que l’État marocain n’a pas lui-même organisé, pour le moment, de dispositif de résidence. Il est aussi à relever, à la différence de ce qu’on observe en France, que les collectivités locales sont totalement absentes de ce secteur, en conséquence de quoi, les résidences ne sont jamais conçues pour attirer l’attention sur un territoire ou le valoriser. Ce sont les festivals ou les moussems culturels qui remplissent cette fonction. La quasi-totalité des résidences appartient donc, en dehors des ambassades, au secteur privé marchand ou non-marchand. Mais ces résidences ont des statuts multiples, car il faut distinguer les individus des institutions et, parmi les individus, ceux qui ont fait fortune à l’étranger et cherchent à donner du sens à leur retraite en investissant dans l’art des Marocains, de ceux qui créent des résidences tout en étant en activité, qu’ils soient propriétaires ou responsables d’entreprises. Leur but est autre puisqu’ils cherchent à aider des artistes à se perfectionner ou à créer des collections destinées à être valorisées dans le moyen terme après avoir été utilisées dans le cadre d’expositions offertes ou vendues clés en main.
8Les plus riches propriétaires de résidences, Dâr al Ma’mûn, Le Jardin rouge, Ifitry, etc., paient – ou ont payé selon les cas – non seulement les voyages et les séjours, mais offrent parfois aux artistes des bourses de production – la plus élevée atteignait 5 000 ¤, à Dâr al Ma‘mûn – le coût de la vie quotidienne s’ajoutant au séjour. Ces propriétaires ont les moyens de recruter des gestionnaires compétents, qui peuvent même prendre en charge les recrutements des personnes invitées, ainsi que la gestion quotidienne des résidences et les relations avec les artistes. Ils proposent également des durées de séjour parfois assez longues, qui peuvent aller d’une semaine à un an, voire trois ans, ce qui est exceptionnel. De plus, ces structures offrent presque toujours le matériel ou les outils pour travailler.
9Quelques galeristes proposent eux-aussi des résidences afin d’y faire produire des œuvres exceptionnelles déjà précommandées ou pour donner une visibilité aux œuvres destinées à une exposition déjà prévue. C’est le cas avec Culture Interface qui envoie le photographe Mustapha Azeroual dans le Haut-Atlas.
10D’autres responsables de résidences trouvent par l’intermédiaire de l’exploitation de l’art, l’essentiel de leurs ressources ou tout du moins un complément à leurs revenus. On peut situer dans cette catégorie tous les hôteliers ou les propriétaires de riads qui font payer les séjours de leurs « invités », ainsi que leurs déplacements depuis leurs pays ou leurs villes d’origine. Certains artistes, enfin, ont créé des ateliers surdimensionnés afin d’aider d’autres artistes en vendant des stages ou en louant des locaux pour des résidences. D’autres projets sont plus désintéressés comme The ultra Laboratory de Rita Alaoui à Casablanca ou L’appartement 22 à Rabat. On voit aussi des collectifs d’artistes installer des résidences comme le Kech Collectiv, Trankat à Tétouan, AJAD à Oujda ou l’APAC à l’origine du Mac-A d’Asilah, plus récemment Arkane dans ses nouveaux locaux de Casablanca. Il en est de même pour la nouvelle résidence H2/61-26 créée par Mohamed Rachdi qui est aussi un centre de réflexion situé au sommet d’un immeuble du centre de Casablanca. Quelques résidences, comme le Studio Iwa de Valérie Liais du Rocher, ont été créées par des spécialistes du marketing culturel.
11Presque toutes ces institutions souffrent de graves problèmes, à commencer par l’absence très fréquente de business plan établi sur une longue durée : dans ce type de structure économique, il ne peut y avoir de retour sur investissement dans le court terme comme dans une entreprise classique. De même, on observe souvent une méconnaissance du contexte économique et culturel marocain, y compris de la part des Marocains eux-mêmes. En conséquence, les résidences d’artistes apparaissent et disparaissent très rapidement, comme Palm Hôtel des arts ou Onion Place, ou se reconvertissent dans d’autres domaines comme le sport ou le développement personnel. Car il faut bien évidemment gérer le temps sur une durée qui n’est pas celle qu’enseignent habituellement les écoles de commerce. Les tableaux ou les œuvres donnés par les artistes en fin de séjour ne peuvent pas être revendus immédiatement, une fois mis de côté les tableaux éventuellement destinés à un projet de musée, qu’il faut conserver pour une utilisation ultérieure. Les œuvres ne peuvent pas non plus être mises en vente de façon trop rapide en raison du risque de faire chuter les cotes. Au passage, on observe que celles qui ont été réalisées trop rapidement n’ont souvent pas une très grande valeur, ce qui fragilise les résidences qui ne proposent que des durées de séjour très courtes. Sans ce dernier cas, on n’est alors que dans une logique de marque, mais avec, en réalité, des productions de second choix.
12Autre question : comment sont recrutés les artistes et qu’est-ce qui fait que certains noms d’artistes ayant bénéficié de résidences disparaissent ensuite des listes des lauréats ? Environ 2 500 artistes visuels sont actuellement actifs dans le pays. Très peu fréquentent les résidences, qui ne sont pas des institutions de formation continue même si elles peuvent donner l’opportunité d’apprendre des techniques nouvelles, comme la fabrication du papier à Ifitry. Ce sont donc souvent les mêmes artistes, les plus connus, qui passent d’une résidence à l’autre, y compris sur d’autres continents : soit un petit groupe de 200 noms à l’heure actuelle. S’en trouvent exclus toutefois les artistes les plus renommés, en particulier sur le marché international, c’est-à-dire ceux qui sont en contrat d’exclusivité avec des galeries. Les autres utilisent ces invitations dans des résidences comme outils de légitimation. On voit alors leur mention dans les CV après la liste des expositions et avant la liste des collectionneurs ou des musées qui ont acheté leurs œuvres. S’agit-il d’aider ceux qui n’ont pas encore eu besoin d’aide, c’est-à-dire des artistes définis par leur potentiel ou par une première réussite déjà manifeste ? On aborde alors, sous couvert d’une question de sociologie de l’art, la question des enjeux de ces résidences après leur explosion quantitative récente et leur classement dans différentes catégories.
13Les artistes sont-ils sélectionnés pour eux-mêmes ou pour valoriser indirectement celui qui les invite et qui a pu faire fortune comme trader à Londres ou dans les affaires en Russie ? Sont-ils manipulés, comme le pensent certains anciens résidents, pour faire vivre des commerçants ? Ceci poserait alors une question centrale : doit-on parler au Maroc de « résidence d’artistes » ? Plusieurs responsables de résidences se sont exprimés sur ces points lors d’entretiens parus dans la presse. Car les questions posées sont complexes, et, si les résidences sont souvent conçues dans une perspective de gain réciproque, cela n’est pas toujours perçu comme tel au terme du séjour par les artistes.
14Les artistes invités qui font le bilan de leurs séjours s’expriment oralement, presque jamais par écrit, mais on sait parfaitement lorsqu’on les interroge ce qu’ils pensent : ce qui a été fait à l’occasion du rapport destiné au ministre (Clément, 2014, op. cit.). Ils peuvent par exemple avoir été flattés d’avoir été retenus, ce qui est presque toujours le cas. Leurs témoignages révèlent leur sensibilité aux lieux qu’ils ont fréquentés et à leur confort : cela peut aller de la serre ou de la cabane de jardin à la villa somptueuse avec piscine. Ils peuvent aussi se sentir floués ou exploités. Un artiste marrakchi, dont le prix moyen des œuvres s’établissait entre 20 000 et 25 000 dirhams (soit, 1 800 à 2 300 euros), a dû laisser, il y a cinq ans, trois œuvres après un séjour d’une semaine. Il protesta, mais avait initialement signé un contrat qu’il avait lu de façon superficielle. Tout récemment, en avril 2018, un autre artiste expliquait que, lui aussi, avait dû laisser des œuvres pour le fonds d’art de la résidence, ce qui est une règle générale, mais que de plus, selon les termes du contrat signé, il restait redevable à la résidence de 25% des ventes de toutes les œuvres emportées après son séjour : une clause à laquelle il avait prêté peu d’attention. Dans leurs discours apparaissent la question de la dénomination de la résidence, souvent dotée d’un nom français ou anglo-saxon, même s’il en existe, mais c’est plus rare, qui portent des noms arabes ou amazighs, comme Ifitry, Dâr al-Ma’mûn, Dâr Batha, Dâr Bellarj, Dâr Zagora, etc. Certains noms de résidences sont des « monstres » linguistiques ou des mots-valises : Awaln’Art, Dabateatr, Tissardmine Café, Caravane Tighmert.
15Certains artistes évoquent aussi l’absence presque totale de contact avec le public sauf lorsqu’une exposition est organisée dans la foulée, ce qui ne se produit que pour les résidences les plus importantes, puisque les visites dans les ateliers sont exceptionnelles. Les retombées, sous forme d’exposition, de catalogue ou de livre, sont usuelles lorsque le créateur de la résidence est un galeriste, comme L’Usine à Casablanca. Un point important est à noter : les résidences ne font pas appel à des historiens ou des critiques d’art. Le travail produit n’est donc jamais vraiment pensé, sinon par les remarques de collègues. Il est également à relever que peu de responsables s’intéressent aux besoins ou aux désirs exprimés par les artistes. Il s’agit d’une politique de l’offre, à l’intérieur de réseaux d’interconnaissance : il n’existe aucun site indépendant susceptible de présenter de façon neutre et objective toutes les résidences marocaines avec leurs particularités, les dates de séjour –beaucoup de résidences sont fermées durant l’hiver– et les modalités d’inscription5. Celles-ci en raison de l’absence de diffusion de leurs appels à projet, ne sont guère visibles à l’international et assez peu sur le plan national. On peut se demander si de telles conditions sont favorables à la création d’œuvres susceptibles d’être considérées comme importantes, voire majeures.
16Un point très positif est cependant souligné par beaucoup d’artistes dans leurs témoignages. Durant leur séjour, ils créent sous le regard des autres et non dans la solitude de leurs ateliers. C’est là quelque chose de très important pour des métiers par essence solitaires. La résidence permet d’échanger, souvent de partager un repas avec les autres, de participer à des soirées festives. Elle offre parfois même l’occasion de rencontres amoureuses la plupart du temps sans lendemain : ce qui a pu créer des conflits et même parfois, générer des sanctions. Les artistes peuvent faire connaissance dans des relations de face à face et non à distance ou à travers des rapports artificiels comme ceux qui se nouent à l’occasion des vernissages. Il apparaît ainsi des réseaux dont on voit par la suite les effets lors d’expositions où les invitations s’établissent à partir des liens noués dans des résidences.
17Celles-ci sont aussi l’occasion de créer des œuvres communes, à deux, trois ou quatre mains, parfois plus. L’œuvre plurale en arts plastiques en est une variante qui existe aussi, mais très rarement, hors des résidences. On observe, en revanche, qu’elle est courante au sein de ces institutions. Cela manifeste une volonté de dialogue, de création d’une proximité avec d’autres artistes venus pour certains de très loin. Parfois il y a aussi le sentiment d’abolir des frontières ou d’exprimer une valeur de tolérance dans une langue relativement universelle, celles des arts plastiques, alors même que les artistes présents peuvent venir d’États en conflit sur le plan politique. Des informations circulent aussi dans l’espace de la résidence et des créations métissées sont possibles. Elles apparaissent dans la complicité qui mêle des styles différents. Mais lorsque de telles œuvres apparaissent, c’est aussi l’occasion de mettre en question le statut auctorial de l’œuvre. Dans ces cas, les résidences deviennent bien autre chose qu’une institution touristique où l’acte de création serait simplement délocalisé. Des patrimoines ou des créations diverses avec leurs matériaux et leurs techniques se confrontent dans l’espace de la résidence comme on le constate, par exemple, au Jardin rouge, à Ifitry ou à la résidence des Aït Benhaddou qu’organise l’association Arkane pour la promotion de l’art et la sauvegarde du patrimoine.
18Les artistes venus de l’étranger, sans doute plus sensibles à l’exotisme, sont davantage tentés de réagir à l’ambiance locale, parfois aux matériaux trouvés sur place, voire aux pigments ramassés localement afin de créer leurs œuvres. Les nationaux sont davantage préoccupés par l’évolution de leur œuvre dans la continuité de ce qu’elle était auparavant ou dans la rupture, mais sans la volonté de s’emparer des images ou des matériaux fournis par l’environnement proche du lieu de la résidence.
19Pour le moment ces nouvelles résidences marocaines obéissent, dans leur majorité, à un tout autre modèle que celles présentes en Europe. Elles se développent en dehors du contrôle de l’État, qui jusqu’à présent n’a jamais élaboré de plan d’action les concernant. Un service est rendu par des institutions étrangères ou par le secteur privé à une minorité d’artistes. Circulent alors des savoirs et des savoir-faire dont vont bénéficier les personnes invitées. Il s’invente donc dans ces lieux, des politiques culturelles de fait, qui fonctionnent très souvent en vase clos. Il n’y a, en effet, pas d’incitations à diverses formes d’ouverture qui iraient, dans le meilleur des cas, au-delà des enfants du voisinage, exception faite pour Culture Vultures à Sefrou ou aux Aït Benhaddou, lorsque s’est développée une coopération entre Arkane et l’association locale Aït Aïssa pour la culture et le développement. L’enjeu est alors de mettre en œuvre des pratiques alternatives de développement qui ne soient pas fondées exclusivement sur un tourisme tourné vers le passé ou le patrimoine.
20Car on peut déceler, lorsque de tels projets sont élaborés avec des personnes résidant autour des artistes présents, des créateurs locaux particulièrement doués dont le destin peut changer puisque la présence d’artistes venus d’ailleurs peut libérer les imaginaires et offrir des possibilités d’études et de formation impensables auparavant. C’est ainsi que des personnes vouées à ne produire que de l’artisanat ou des œuvres « naïves », « singulières » dans le meilleur des cas, peuvent s’emparer de nouveaux moyens d’expression et s’adonner à la pratique de l’art contemporain dans ses formes les plus radicales. Ainsi Abdelmalik Berhiss, artiste autodidacte d’Essaouira, qui a réussi après un passage en résidence, à produire des œuvres beaucoup plus élégantes et poétiques que celles de ses débuts, et surtout à s’exprimer sur des supports nouveaux comme des bonbonnes de gaz. Manifestement cet artiste, durant ses multiples séjours en résidence, a beaucoup regardé et beaucoup appris. Il peut désormais exposer dans des lieux dédiés à l’art contemporain comme la prestigieuse galerie Tindouf à Marrakech. Dans ce cas précis, la résidence, sans fournir de cours à proprement parler et sans être une institution de formation continue, permet cependant à des créateurs d’évoluer alors qu’il n’existe aucune possibilité de le faire en temps ordinaire, à moins de fréquenter des écoles d’art payantes, parfois organisées par des associations et fonctionnant en vase clos, c’est-à-dire avec des élèves et des professeurs exclusivement locaux.
Flux RSS
