1Cette recherche a été menée au cours d’un stage de six mois au sein du service nu­mérique du Western Australian Museum de Perth (Australie), consacré à la conception d’une nouvelle application mobile de culture scien­tifique (CST). De cette expérience est né un questionnement plus global sur le potentiel, les avantages et les limites de tels dispositifs dans le domaine de la CST.

Les acteurs de la CST et les applications mobiles

2Les applications mobiles sont présentées, par leurs promoteurs, comme susceptibles de toucher des publics nouveaux à travers un dis­positif accessible par un outil personnel, que ces publics ont choisi et avec lequel ils sont familiers (Economou & Meintani, 2011). Dans le cas des musées de sciences, les applications mobiles permettraient de toucher ces publics non seulement pendant, mais aussi avant et après la visite au musée.

3Aujourd’hui les smartphones sont consi­dérés comme le vecteur indispensable pour la personnalisation et l’« augmentation » de l’expérience des visiteurs. Ces nouveaux ou­tils correspondent à un nouveau paradigme du musée, fondé sur l’échange et le dialogue, centré sur l’activité de réception du public récepteur plutôt que sur la délivrance d’infor­mation, et dont les maîtres mots sont l’enga­gement, la participation et la contribution des visiteurs (Kahr-Hqjland dans Katz, LaBar & Lynch, 2011). L’utilisation de smartphones aiderait les institutions culturelles à atteindre ces objectifs. Grâce aux technologies mobiles, le visiteur peut passer du statut de visiteur du musée traditionnel à celui d’usager actif et participatif. Les applications mobiles sont également considérées par les institutions culturelles comme des outils susceptibles de rendre l’expérience des visiteurs (à distance ou dans l’espace d’exposition) plus large, plus diversifiée et plus mémorable. Dans la réa­lité, les applications mobiles de musées sont encore peu nombreuses et la plupart ne peuvent pas être considérées comme aug­mentant la visite d’une manière significative (Valtysson, Holdgaard & Ling dans Katz, LaBar & Lynch, 2011). La majorité des appli­cations mobiles de musées et muséums sont en effet des audioguides enrichis d’images fixes, parfois de vidéos et de textes supplé­mentaires, et peu supportent réellement l’in­teraction sociale.

Analyse d’un panel d’applications mobiles de CST

4Afin d’identifier les différentes manières dont les applications mobiles peuvent partici­per à la transmission des connaissances scien­tifiques, et les moyens employés pour y parvenir, onze applications mobiles de CST ont été sélectionnées. Ont été notamment analysés le type de contenus délivrés, l’accessibilité et l’ergonomie.

5Ces applications ont été choisies pour leur diversité, tant sur le thème qu’elles couvrent que sur la manière dont elles vulgarisent leurs contenus. Il s’agit dans tous les cas d’applica­tions développées par des institutions produc­trices de savoirs scientifiques (centres de recherche, universités) ou par des institutions de médiation des sciences (musées, centres de sciences), car nous souhaitions analyser com­ment les acteurs de la CST eux-mêmes répondent à ces innovations technologiques et sociales. Le corpus retenu est le suivant : Bugs Count (Natural History Museum, Londres), CEA Matière (CEA), CNES (CNES), Dinosaurs (American Mu­seum of Natural History, New York), Field Guide to Western Australian Fauna (Western Austra­lian Museum, Perth), Mille milliards de fourmis (palais de la Découverte), GoReact (Museum of Science and Industry, Chicago), Inserm (Inserm), Leafsnap (Columbia University, University of Maryland, Smithsonian), Rocket Science 101 (Nasa), Universcience.tv (Universcience).

6Concernant les types de contenus dispo­nibles dans ces applications, nous avons iden­tifié les cinq catégories suivantes :

• informations sur l’actualité scientifique ;

• informations sur une thématique précise ;

• guide pratique ;

• combinaison des deux catégories précé­dentes ;

• manipulation de contenus par l’utilisateur.

7Dans la première catégorie, les applications traitent de l’actualité, offrent régulièrement de nouveaux contenus et encouragent les utilisa­teurs qui veulent se tenir informés à rouvrir régulièrement l’application. Par exemple, Universcience.tv renouvelle son contenu en pro­posant quinze nouvelles vidéos chaque semaine. Ces mises à jour régulières permettent d’assurer une certaine pérennité du dispositif.

8Les deux applications mobiles de notre cor­pus délivrant des contenus sur une thématique précise ont été conçues par des musées dans le cadre d’expositions. La limite que nous ob­servons concernant ce type d’outils est que, si l’institution ne met pas les contenus à jour ré­gulièrement, l’application aura une durée de vie limitée dans le temps, et plus encore dans le cas d’une exposition temporaire.

9Nous entendons par “guide pratique” des applications mobiles dont l’objectif principal est de proposer une série de clés d’identifica­tion qui permettra à l’utilisateur de reconnaître des espèces animales ou végétales. Ces appli­cations se caractérisent par une utilisation ponctuelle mais étalée sur un temps long. Après avoir parcouru l’ensemble des contenus, même si les applications ne sont pas réguliè­rement mises à jour, l’utilisateur pourra s’y référer à un instant donné lorsqu’il aura besoin de reconnaître une espèce. Dans ce cas, l’ap­plication se caractérise par une durée de vie plus longue.

10La dernière catégorie identifiée correspond à la manipulation de contenus. Dans ce cas, le contenu délivré dépend directement de l’action de l’utilisateur : deux utilisateurs différents peuvent ainsi vivre deux expériences diffé­rentes. Bien que le contenu général de l’appli­cation ne soit jamais modifié ou mis à jour, ce type d’application peut donner envie de reve­nir plusieurs fois pour en explorer les nom­breuses possibilités.

11Tout outil de médiation grand public néces­site généralement d’aménager différents niveaux de lecture. Cela permet de satisfaire un éven­tail de profils différents et de répondre aux degrés d’intérêt et de curiosité de publics hété­rogènes dans leurs niveaux et leurs motivations. Créer différents niveaux de lecture peut se matérialiser de diverses manières. L’herbier Leafsnap est un premier exemple d’application qui a su répondre à ce critère en proposant sept manières différentes de chercher une plante. CEA Matières et Universcience.tv pro­posent d’accéder aux contenus de l’application en filtrant par exemple par date, thématique, ou contributeur/institut producteur. Une autre manière de segmenter l’information est de pro­poser des ressources complémentaires pour les lecteurs qui aimeraient en savoir plus, en agré­mentant l’article d’hyperliens cliquables et de ressources en ligne “pour aller plus loin”.

12L’accessibilité est aussi un critère fondamen­tal de tout outil de médiation. Dans le cas des applications mobiles, plusieurs possibilités s’offrent aux concepteurs pour rendre leurs contenus accessibles. Certaines options ergo­nomiques facilitent la lecture des textes (par exemple, ajustement de la taille du texte, ajus­tement du contraste). Inversement, parmi les applications mobiles de notre corpus délivrant des vidéos, aucune ne propose de sous-titrages ou de transcriptions des vidéos. Cela rend l’ap­plication difficile d’utilisation pour les publics malentendants, ou dans un contexte bruyant (par exemple, hall de gare, centre commercial), à moins d’utiliser des écouteurs. Les institutions ont été nombreuses à multiplier les plateformes d’accès et donc à ne pas limiter le contenu au dispositif « smartphone ». En effet, presque toutes les institutions ont mis en ligne l’ensemble ou la plupart des contenus de leur application mobile. Ainsi l’information est aussi accessible aux personnes ne disposant pas de dispositifs mobiles ou ne disposant pas du système d’ex­ploitation adapté. En effet, les seuls systèmes d’exploitation représentés dans notre corpus d’étude sont iOS et Android, excluant d’office les utilisateurs sous BlackBerry OS, Windows Phone et les autres systèmes d’exploitation.

Field Guide to Western Australian Fauna : le point de vue des utilisateurs

13Après ce rapide tour d’horizon d’applica­tions mobiles de CST, nous avons voulu nous intéresser plus particulièrement à leurs utilisa­teurs en recueillant leurs retours sur l’applica­tion, afin de connaître les raisons qui ont motivé le téléchargement, et mieux cerner leurs usages mobiles d’une manière plus générale. L’enquête (trente et une réponses) a été menée par questionnaire via le site internet, la news­letter du musée, les réseaux sociaux, et lors de deux sessions de démonstration de l’applica­tion au musée de Perth, Australie.

Un profil majoritairement culturel

14Concernant les motivations à télécharger l’application, trois profils ont été mis en évi­dence. Tout d’abord, les utilisateurs adoptant un profil d’usage culturel : ils s’intéressent avant tout à la nature du contenu et aux informations que contient le service numérique proposé avant de s’intéresser à l’ergonomie et aux pos­sibilités techniques offertes par l’application mobile. Ensuite, le profil “technologique” : les utilisateurs présentent un vif intérêt pour les nouvelles technologies et aiment essayer des services numériques en général ; ils sont plus intéressés par les possibilités techniques que par le contenu lui-même. Enfin, les utilisateurs adoptant un profil d’usage “institutionnel” voient dans les services proposés par l’institution une opportunité nouvelle de découverte ou d’épa­nouissement personnel et aiment essayer les nouveaux services proposés par le musée, quels que soient leur nature (exposition, conférence, application mobile, site internet) et leur sujet (zoologie, géologie, archéologie).

15Le profil d’usage des utilisateurs de Field Guide to WA Fauna est majoritairement “cultu­rel” et la principale motivation pour télécharger l’application est le contenu en lui-même. Cette observation souligne la nécessité de distribuer les contenus sur d’autres plateformes de diffu­sion, tels les sites internet, et ne pas se limiter seulement à l’application mobile.

Les diplômés surreprésentés

16L’utilisation de Field Guide to WA Fauna dépend fortement du niveau d’éducation des usagers : les diplômés de l’enseignement su­périeur sont surreprésentés et les personnes ayant une qualification minimale sont sous-représentées. Ces observations semblent confirmer une tendance soulignée dans un rapport du Credoc (2013), d’après lequel les personnes les plus équipées en smartphones sont également les plus diplômées. Ces résul­tats concernant le niveau d’éducation sont certes à prendre avec précaution, l’étude ne portant ici que sur un échantillon réduit. Mais la réalité de la fracture numérique entre les classes sociales incite à une grande prudence dans les discours sur la médiation qui mêlent avancées technologiques et élargissement des publics.

Le jeu et le réseautage social plus importants que la participation

17Interrogés sur le type d’applications mobiles qu’ils ont l’habitude de télécharger, les enquê­tés ont déclaré rechercher en priorité des appli­cations pédagogiques et d’apprentissage. Viennent ensuite les applications de jeux et de divertissement, puis les applications de réseaux sociaux. Puis enfin les applications informa­tives, telles que les journaux en ligne. Les ap­plications participatives n’arrivent qu’en avant-dernière position, devant les applications consacrées aux podcasts et aux vidéos. Alors que la CST se veut aujourd’hui de plus en plus participative dans son mode de transmission de l’information scientifique, elle se heurte ici à l’attente du public majoritairement utilisateur, pour qui l’apprentissage, le jeu, le réseautage social et l’information sont préférés à la parti­cipation.

Faciliter l’accessibilité au dispositif, faciliter le dialogue

18Malgré les chiffres sensationnels et promet­teurs fournis par les opérateurs, le très fort taux de pénétration des smartphones dans la société ne devrait pas être une raison suffisante pour la mise en place d’une stratégie numérique du “tout mobile” pour la médiation scientifique. Une application, aussi élaborée et complète soit-elle, appuyée sur des études sur les usages utilisateurs, ne répond pas à tous les besoins de médiation des publics, et cela même si le taux de pénétration des smartphones atteignait un jour 100 %. Les institutions de CST devraient donc envisager l’utilisation des technologies mobiles en complément de dispositifs diffé­rents, plus traditionnels, permettant une réelle diversité de choix pour les publics diversifiés qu’elles espèrent atteindre.

19Une étude menée sur les utilisateurs (visiteurs et mobinautes) de musées de Scandinavie, et rapportée lors du colloque Creativity and Tech­nology (Valtysson B., Holdgaard N. et Ling R. dans Katz J.E., LaBar W. et Lynch E., 2011), sou­ligne un net décalage entre le profil type du vi­siteur de musée (femme de plus de cinquante ans), l’utilisateur du site internet de l’institution (femme de trente à quarante ans) et les utilisateurs de téléphones mobiles en général (plus jeunes et plutôt masculins). Créer une application mobile peut donc être une stratégie payante pour at­teindre un public différent du public habituel du musée, pour inscrire celui-ci dans la modernité des usages technologiques, mais ne peut tenir lieu de politique de médiation.