« Je dirais qu’une des grandes raisons pour lesquelles nous ne poursuivons pas, en priorité, une politique active d’acquisitions est une véritable inquiétude sur notre capacité de pouvoir prendre soin correctement de collections en expansion. »
« Je pense, avec le recul, que nous sommes encore et toujours en train de gérer la masse des acquisitions réalisées dans les années 1970 et 1980. »
« Il y a beaucoup de questions : qu’est-ce que nous avons ? Devons-nous tout garder ? Que devrions-nous garder des vingt dernières années, et même devrions-nous garder quelque chose ? Et que devrions-nous garder à partir de maintenant, si nous gardons quelque chose ? »
1Les citations ci-dessus proviennent de conservateurs de musées d’histoire sociale que nous avons rencontrés entre 2016 et 2017 dans le cadre de la recherche sur laquelle cet article est basé. Quelques citations parmi beaucoup d’autres qui montrent la volonté des conservateurs de collectionner plus d’objets de notre vie quotidienne récente et contemporaine alors qu’ils se sentent submergés par la profusion d’objets collectés déjà là et le travail que ceux-ci nécessitent.
2L’utilisation par les conservateurs d’adjectifs tels qu’« en expansion », « vaste » et « énorme » pour décrire leurs collections, ainsi que les soupirs et les gestes de la main qui les accompagnent, expriment leur frustration face à ce que nous appelons « la lutte contre la profusion ». Une fonction clé des musées est de servir de dépositaire de la mémoire culturelle, en rassemblant des objets matériels et des informations pour se prémunir contre leur perte anticipée. Au fil du temps, la « prolifération du patrimoine » continue (Macdonald, 2013 : 137) peut conduire à une « crise d’accumulation » (Harrison, 2013).
3De plus, les collections que les conservateurs considèrent comme particulièrement lourdes ont souvent été créées dans le cadre de la collecte de sauvetage massive de modes de vie considérés comme sur le point de disparaître (Macdonald, 2013 : 141-144). Les efforts des conservateurs dans le passé pour anticiper leur perte contribuent cependant à une situation paradoxale dans la mesure où les conservateurs aujourd’hui se sentent limités dans leur capacité d’entreprendre une même mission.
- 1 Note de la rédaction : le texte original dit : « significance assessment » qui est un des critères (...)
- 2 Note des traducteurs : parmi les différentes appellations du phénomène de décroissance des collecti (...)
- 3 La boîte à outils de l’Association des musées du Royaume-Uni (Museums Association, 2014) définit l’ (...)
4Cette situation soulève des questions importantes sur la durabilité future de la collection dans les musées, y compris la capacité de continuer à collectionner et de collecter dans de nouveaux domaines. Une réponse à cela serait une plus grande sélectivité, en particulier grâce à une meilleure définition des politiques d’acquisition et au transfert des concepts d’évaluation de l’importance1, de gestion et de conservation, utilisés pour le patrimoine culturel, au domaine des collections muséales (Macdonald & Morgan, 2018a). Une autre approche, plus rare – qui n’est généralement entreprise qu’avec une grande réticence –, est le retrait planifié d’objets des collections par le biais de ce qu’on appelle, avec différentes inflexions, « l’aliénation2 », « l’élimination » et « l’embellissement » des collections3. Bien que ce ne soit pas nouveau, cette forme de disparition organisée – de plus en plus souvent entreprise ces dernières années – fait de plus en plus l’objet de discussions (Macdonald & Morgan, 2018a ; Brusius & Singh, 2018 : 11-13).
5La proposition curatoriale selon laquelle un avenir muséal plus durable pourrait impliquer une perte ciblée est au centre de cet article. Elle est issue de nos recherches ethnographiques pour le projet « Heritage Futures » (Harrison et al., 2016) dans lequel nous examinons ce que les musées collectent de la vie quotidienne récente et contemporaine pour l’avenir. Alors que notre intérêt initial portait sur ce qui est préservé, la question de « ce qu’il ne faut pas garder » a émergé à plusieurs reprises dans les entretiens avec les conservateurs (Macdonald & Morgan, 2018b). Certains de ces conservateurs se sont montrés intéressés par l’idée de l’aliénation ou s’y étaient eux-mêmes engagés, tandis que d’autres ont fait valoir qu’elle était « trop complexe » ou « trop difficile » à faire réellement, et pouvait même être moralement répréhensible.
6Sans entrer dans le débat sur la question de savoir si les musées devraient ou non se livrer à l’élimination, nous examinons ici comment des idées empruntées au-dehors de la sphère muséale pourraient permettre des façons moins négatives (et peut-être même plus positives) de penser la « perte » d’une partie des collections existantes. Plus précisément, nous nous intéressons aux philosophies de la « décroissance » développées, entre autres, grâce aux travaux de l’anthropologue-économiste français Serge Latouche (Latouche, 2009 ; Kallis & March, 2015 ; Kallis, 2017). Pour étudier les implications possibles des idées de décroissance, notre analyse examine les façons dont celles-ci sont déjà en jeu dans les musées, ainsi que l’engouement et la réticence des conservateurs à leur encontre. Il convient de souligner que nous ne suggérons ni que les musées doivent se débarrasser des choses, ni que l’aliénation soit la seule approche, ou la plus appropriée, pour lutter contre le sentiment répandu de faire face à une accumulation indisciplinée, une inondation incontrôlable et continue des objets potentiellement collectables. En effet, nous explorons en partie quelles autres idées sur la collection dans les musées – y compris celles des professionnels des musées – pourraient être considérées comme compatibles avec les perspectives de décroissance. À cette fin, nous nous appuyons sur les travaux de Steven Lubar (2015, 2017) et Nick Merriman (2008, 2015) pour approfondir ce qui pourrait être impliqué dans la perspective d’idées de décroissance pour façonner de nouveaux futurs patrimoniaux.
- 4 Il ne s’agit pas de minimiser les différences nationales. Tinterow (2011) soutient que les musées a (...)
7Jusqu’à récemment, l’aliénation était perçue comme ayant « des connotations négatives, y compris la suspicion, le choc et le scepticisme » (comme l’a révélé une enquête de l’Association des musées du Royaume-Uni [Museums Association, 2006 : 3]), non seulement par le public, mais aussi par les conservateurs. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un phénomène nouveau (Greene, 2006 ; Weil, 1997), la discussion sur l’aliénation semble s’être intensifiée à partir de la fin des années 1980, avec des rapports importants et d’autres publications, en particulier aux États-Unis, en Australie, aux Pays-Bas, au Danemark et au Royaume-Uni4. Et cette littérature montre que l’aliénation a été et est souvent accompagnée par un programme néolibéral en relation avec le coût économique d’une telle politique – coûts, en l’occurrence, de stockage, de conservation, de catalogage, etc. (par exemple : Jones, 2018). Les collections qui n’étaient pas exposées au public en sont venues à être considérées comme du gaspillage. C’est ce qu’a exprimé, avec force, comme « trop de choses inutilisées, épuisant les ressources », une présidente de l’Association des musées du Royaume-Uni (2002-2004), Jane Glaister, que nous avons citée ailleurs (Macdonald & Morgan, 2018b : 32). En utilisant également une formulation provocante, la Conférence des directeurs de musées nationaux a produit ce qui, au Royaume-Uni, était un rapport décisif en 2003 : Too much stuff?: Disposal from museums [Trop de trucs ? : L’aliénation dans les musées]. À la suite de divers faits et chiffres illustrant la vaste accumulation d’objets « invisibles » dans les musées nationaux, ils sont parvenus à la conclusion suivante :
« L’aliénation peut se justifier lorsqu’elle contribue à assurer la préservation des collections, à les rendre plus accessibles et mieux utilisées, à les replacer dans un contexte où elles sont mieux comprises ou plus appréciées, ou à libérer des ressources qui peuvent être mieux utilisées ailleurs » (National Museum Directors’ Conference, 2003 : 9).
8La politique d’austérité a incité à s’intéresser davantage à l’aliénation. Un récent rapport de l’Association des musées du Royaume-Uni sur les conséquences des réductions de budget a révélé que l’aliénation « pour raisons financières… devrait augmenter » (Museums Association, 2015 : 14).
- 5 L’aliénation est généralement prévue dans les cadres éthiques internationaux et nationaux, y compri (...)
9Même si l’aliénation reste « controversée » (National Museum Directors Conference, 2003 : 3 ; Simmons, 2015), le débat à son encontre est plus ouvert que lorsqu’elle était auparavant considérée comme un « gros mot » (Goldstein, 1997 ; Vecco & Piazzai, 2015) « à ne jamais prononcer à haute voix » (Greene, 2006, 7). Le code de déontologie de l’Association des musées du Royaume-Uni montre ce que l’association elle-même prétend être un « changement culturel » majeur (cité dans Cross & Wilkinson, 2007 : 15) en abandonnant « une forte présomption contre » l’aliénation de quoi que ce soit dans le code de 1977 ; à permettre « l’aliénation sélective » avec conservation dans le domaine public, généralement par transfert d’objets dans un autre musée, dans le code de 1987 ; à soutenir activement l’aliénation des collections des musées par la publication de sa Boîte à outils d’aliénation [Disposable Toolkit] en 2008. Dans la nouvelle version, mise à jour en 2014, l’aliénation est considérée comme « partie intégrante de la gestion responsable des collections » (Museums Association, 2014 : 6)5. Pourtant, malgré l’indulgence plus grande et même l’encouragement à aliéner – dorénavant permis par la modification de ces codes éthiques et politiques –, les commentaires disponibles reconnaissent que « peu de conservateurs semblent avoir eu envie d’instaurer une aliénation muséale à grande échelle » (Brown, 2015). Selon l’actuel directeur de l’Association des musées, la tendance reste d’« éviter » ce thème. Ces types d’énoncés indiquent que si l’aliénation n’est pas aussi impensable qu’elle ne l’était autrefois et que, à un niveau stratégique, il soit souhaitable de l’intégrer dans la gestion des collections, elle n’est pas nécessairement entreprise sans appréhension ni sentiment ambivalent, comme le montre notre travail ethnographique sur le terrain.
10Notre intérêt pour l’aliénation fait partie de notre travail sur le thème « Profusion » du projet plus large « Heritage Futures ». Ce thème aborde le défi évident de la production de masse et de la consommation de masse pour le recueil des futures archives. Face au fait qu’il y a tant de choses produites aujourd’hui – notamment du fait de l’industrialisation et de la production de masse accélérée par la production post-fordiste depuis les années 1970 –, comment décider de ce qui sera conservé pour la postérité ?
11Nous avons exploré cette question dans les musées chargés d’acquérir du passé récent et du quotidien présent, ce qui signifie généralement ceux qui ont des collections ou des départements d’histoire sociale. Notre travail de terrain, principalement mené au Royaume-Uni et qui adopte une approche ethnographique, implique la collecte et l’examen des politiques d’acquisition et de documentation des collections ; la lecture des rapports professionnels ; la visite des musées et la participation à des rencontres de professionnels de musée concernés par la collection ; la présentation de notre travail dans des forums professionnels pertinents, y compris des ateliers et des sites web ; et la conduite d’entretiens avec les conservateurs, ainsi que l’observation et parfois la participation à certains aspects de leur pratique. Ce travail de terrain est également façonné par nos recherches antérieures et en cours, dont certaines parties ont été entreprises dans des contextes internationaux (principalement européens, mais aussi asiatiques et australasiens). Ce qui nous autorise à élargir notre enquête à une perspective internationale en examinant les types de rapports et de politiques diffusés par des organisations internationales telles que le Conseil international des musées (ICOM). Néanmoins, le matériel que nous présentons dans cet article s’inspire d’abord de notre travail conduit au Royaume-Uni, bien que, sur la base de nos recherches plus étendues à l’étranger, nous pensons que notre argumentation a une pertinence plus large.
12Lors de nos conversations avec les conservateurs, l’aliénation est souvent apparue soit spontanément, soit en réponse à des questions plus spécifiques de notre part. Dans certains cas, cela est lié aux projets d’aliénation sur lesquels ils ont travaillé. Il est également apparu, à travers ces échanges, une tension entre ce que beaucoup de ces conservateurs racontent, à savoir, entre ce qu’ils décrivent comme l’important devoir de collecter, et un sentiment de surcharge potentielle résultant des nombreuses choses qui ont déjà été collectées et les nombreuses autres choses qui devraient être encore acquises. D’un côté, ils expriment le souci de rassembler ce qu’ils considèrent comme risquant de disparaître. Dans la collecte d’histoire sociale, cela comprend des objets éphémères, banals et ordinaires, ainsi que des objets associés à des groupes ou identités marginalisés. Les conservateurs opèrent donc avec une sensibilité tournée vers l’avenir, ou comme on nous l’a dit : « Vous ne collectez pas seulement pour le moment, vous collectez pour ce qui pourrait être utile aux conservateurs à l’avenir. » Pour créer des collections « utiles », nombre de ces conservateurs expriment le désir de continuer à collectionner, et de le faire dans de nouveaux domaines, y compris la culture matérielle de la vie quotidienne récente et contemporaine. D’un autre côté, ils soulignent cependant à quel point cette tâche est extrêmement difficile face à des fonds déjà « vastes » et à une surcharge matérielle et informationnelle supplémentaire.
13Cette tension a été illustrée, lors d’une visite mémorable, lorsqu’un conservateur a décrit l’« énorme volume » de matériel historique acquis par le musée dans lequel il travaille, et comment cela posait non seulement un problème d’utilisation des ressources, mais aussi comment cela empêchait de remédier aux « déséquilibres » de la couverture géographique, de la période et du thème en raison d’un manque d’espace de stockage limitant potentiellement toute nouvelle collecte. Il considérait que les collectes passées avaient abouti à un matériel redondant, dont une grande partie n’avait pas été collectée avec « suffisamment d’informations » (ce que l’on appelle souvent la « provenance »). Il en résulte une possession de beaucoup d’objets dans certains domaines et un manque dans d’autres – des « lacunes » comme certains les appellent.
14Comme l’a dit un autre commissaire lors d’une interview :
« Il y a tellement de choses quand on fait une exposition maintenant que l’on se dit “j’aurais aimé avoir ça d’il y a 100 ans” […] En fait, ce sont les choses jetables que vous n’avez pas parce que les gens ne gardent pas des choses comme ça. C’est cet aspect de la réflexion sur “ce qui serait vraiment intéressant dans ce laps de temps”, simplement parce que cela ne sera plus là. »
15Au cours de notre visite, le conservateur a parlé de son espoir de voir « des collections véritablement réfléchies » plutôt que d’être simplement « un grand volume de matériel ». Créer de telles collections, espérait-il, remettrait en question le préjugé d’ordre économique selon lequel les collections non exposées sont une « ponction sur les ressources » et permettrait plutôt de les considérer comme ce qu’il a appelé « un excellent matériel potentiel pour l’avenir ». De tels sentiments sont partagés par de nombreux autres conservateurs de notre étude, qui décrivent vouloir entreprendre une collecte plus « proactive », « systématique » ou « ciblée ». C’est donc dans ce contexte que la tolérance accrue vis-à-vis de l’aliénation – ou de ce que l’on a appelé parfois par euphémisme le « raffinage » (ou, plus souvent aux États-Unis, une « réévaluation ») – des collections peut être comprise.
16Ci-dessus, nous avons donné une idée des raisons pour lesquelles les musées et/ou les conservateurs pourraient être ouverts à l’idée d’accepter la perte planifiée d’une partie des collections. En introduisant le désir des conservateurs de disposer de « collections véritablement réfléchies », ou de ce que d’autres nous ont dit devoir être « un ré-examen des collections dirigé par des conservateurs », les professionnels des musées ne proposent pas que l’élimination soit entreprise uniquement ou même principalement pour des raisons de nécessité pratique (par exemple pour une question d’espace). L’aliénation est plutôt comprise comme faisant partie d’une évaluation réflexive plus large du but et de la fonction des collections, et des philosophies, valeurs et motivations qui pilotent la collecte d’objets (Merriman, 2015) ; autrement dit : « pourquoi collectionnez-vous des choses ? », comme l’a dit un conservateur avec concision.
- 6 Les italiques sont des auteures.
17Une idée qui pourrait être utile pour évaluer les collections muséales contemporaines, face à la profusion actuelle, est celle de la « décroissance ». La réflexion sur la décroissance se retrouve dans un vaste champ d’érudition et d’activisme qui propose, comme le résume Paulson (2017), « des perspectives motivées par des horizons autres que la croissance » (voir aussi Paolini, 2008 ; Demaria et al., 2013 ; Kallis & March, 2015 ; Kallis, 2017). Le point essentiel – exposé par l’un des principaux spécialistes de la décroissance, l’anthropologue-économiste Serge Latouche, dans son livre Farewell to Growth (2009) – est un appel à un changement radical pour éloigner les logiques socio-économiques du postulat de croissance exponentielle » (ibid. : 8) ou « d’une accumulation sans fin » (16) ; au lieu de cela, il préconise que l’hémisphère nord adhère aux objectifs de produire et de consommer moins, de ralentir, de fixer et de vivre dans des limites. Latouche souligne que la « décroissance » n’est pas la même chose que la « croissance négative » (ibid. : 8), mais plutôt « faire plus et faire mieux, avec moins » (ibid. : 55). Alors que la décroissance peut être comprise comme une sorte de pensée utopique, Latouche soutient qu’il existe des changements conceptuels et pratiques qui peuvent être développés et déployés pour construire une société de décroissance. Ensemble, ces derniers constituent le « cercle vertueux » des huit R : « réévaluer », « re-conceptualiser », « restructurer », « redistribuer », « relocaliser », « réduire », « réutiliser » et « recycler » (ibid. : 33). Trois d’entre eux, nous dit-il, ont un « rôle plus stratégique » à jouer pour effectuer réellement le changement : « la réévaluation, parce qu’elle détermine tous les changements, la réduction, parce qu’elle est une condensation de tous les impératifs pratiques de la décroissance, et la relocalisation6, car elle concerne la vie quotidienne […] des gens » (ibid. : 43-44). Les autres concernent des actions et des initiatives plus spécifiques.
18De telles idées commencent à se propager dans les formations en muséologie. Le muséologue François Mairesse (2010) aborde la question du « trop de choses » en se demandant s’il faut « envisager des “musées de décroissance” ». Le très médiatisé Verbier Art Summit 2017 a également demandé si la décroissance pouvait être la réponse à la prolifération de musées au xxie siècle (Ruf & Slyce, 2017 ; Siegal, 2017). L’attrait possible de la décroissance pour la collecte peut résider dans l’accent mis sur l’abandon du principe de l’accumulation sans fin, de la « collecte illimitée » (Macdonald, 2006 : 92), de « l’expansion indéfinie » (Merriman, 2008) ou de la « collecte complète » (Merriman, 2015). En d’autres termes, l’argument de la décroissance donne aux musées la permission de ne pas continuer à se développer indéfiniment, mais d’envisager d’arrêter ou d’inverser la croissance en se « libérant » des objets (Brusius & Singh, 2018 : 12). Pourtant, ce que ces idées spécifiques pourraient signifier dans la pratique n’a pas été abordé de manière durable.
19Une direction logique de la décroissance pourrait être de ralentir la collecte au point de ne plus rien acquérir de nouveau. Nos recherches démontrent que les musées collectent déjà moins qu’auparavant. Des décisions sont également parfois prises pour arrêter de collectionner dans un certain domaine, voire pour « fermer » une collection entière à de nouvelles acquisitions. En effet, Nick Merriman soutient qu’il existe une « quasi-interruption de la collecte dans la plupart des musées régionaux » (Merriman, 2015 : 250). En fait, il s’agit d’une forme de « réévaluation », même si elle a tendance à être faite en conséquence de contraintes plutôt que dans le cadre d’une philosophie de décroissance plus concertée. En tant que tels, les conservateurs de notre étude avaient tendance à exprimer leur mécontentement à son égard, estimant que cela risquait d’entraver leur devoir de continuer à collecter afin d’assurer une future archive contenant un riche mélange de choses. Une approche de décroissance radicale consistant à arrêter complètement la collecte risquerait alors d’empêcher ce que les conservateurs considèrent comme la tâche principale des musées.
20Néanmoins, certaines idées de décroissance sont compatibles avec les ambitions des conservateurs de continuer à collectionner – mais de le faire sans présupposer l’expansion indéfinie des collections. Les approches de décroissance impliquent des pertes planifiées afin de permettre une nouvelle collecte dans des limites durables. L’enquête de Nick Merriman (2008) sur l’aliénation dans les musées britanniques, par exemple, présente l’aliénation dans le cadre d’une stratégie de « croissance contrôlée » (ibid. : 11) plutôt que d’autoriser des « collections toujours croissantes » (ibid. : 3). Il propose une forme « durable » d’« expansion » (ibid. : 11), qu’il définit en termes d’équité intergénérationnelle – répondant aux besoins des générations présentes sans compromettre celles de l’avenir (ibid. : 9-10). L’argument en faveur d’une réduction de l’accumulation dans le cadre d’une pratique plus durable fait écho à l’affirmation de Latouche (2009) selon laquelle la décroissance n’est pas une croissance ou une contraction « négative » en soi, mais plutôt une ambition de vivre dans des limites identifiées. L’argument répond également au fait qu’une croissance sans fin et une collecte entièrement complète ne sont tout simplement pas possibles. Il faut donc des formes de « gestion des collections » qui permettent la décroissance sans que cela soit perçu comme un échec de la raison même d’être des musées.
21En mettant l’accent sur une réévaluation radicale, la décroissance encourage une large réflexion sur l’avenir de la collection muséale. Pour ce faire, nous nous tournons vers nos matériaux ethnographiques pour examiner de quelle façon ces idées sont déjà mises en œuvre dans les musées. Nous prenons en considération leurs conséquences en mettant l’accent sur l’engouement et les réserves qu’elles suscitent chez les conservateurs.
- 7 Voir Merriman (2008), Ouzman (2006) et une discussion plus large sur « l’agence de l’objet », en pa (...)
22Notre recherche montre que les conservateurs « réévaluent » ou regardent autrement les collections. Cela inclut la perspective de considérer les objets de musée comme des entités quasi naturelles, avec des cycles de vie et de mort7. Cela pourrait impliquer peu ou pas de tentatives de conservation des objets. Une restauratrice a fait valoir la nécessité de « définir consciemment la durée de vie » des nouvelles acquisitions en « déterminant à qui cela s’adresse et, par conséquent, comment allons-nous les utiliser », et donc définir la durée de conservation requise plutôt que de tout conserver intact et en bon état aussi longtemps que possible. Elle a expliqué comment la durée de vie d’un objet de musée pouvait être « définie » par des qualités matérielles et/ou interprétatives – ou ce qu’elle appelle des éléments « autodestructeurs ». Au-delà des qualités matérielles, cette restauratrice a également souligné que la valeur, la pertinence et/ou la signification des objets peuvent être limitées dans le temps et n’être que contextuelles. Elle précise :
« Si nous acquérons un objet qui est très important et pertinent avec la situation sociale ou politique aujourd’hui, nous devons définir sa durée de vie et nous demander “sera-t-il pertinent dans 200 ans ?” “Pourrait-il ne pas être considéré intéressant pendant 20 ans pour le devenir après ?” »
23De tels commentaires indiquent un désir d’articuler explicitement la durée de vie temporelle ou interprétative des objets de musée. Avec comme conséquence que cela pourrait conduire à une plus grande acceptation de leur décomposition et de la fin de leur vie muséologique. La perspective de voir les collections dans des cadres plus naturels pourrait encourager une « réévaluation » des positions philosophiques sur la matérialité (y compris être plus permissif à l’égard des pertes physiques des collections) et la temporalité (y compris la réflexion quant à des délais spécifiques et plus courts que ce qui est classique dans la gestion et la conservation du patrimoine). Leurs principes ont tendance à fonctionner dans ce que Högberg et ses collègues (2017) appellent « un présent éternel ».
24Si de telles idées sont attrayantes pour certains conservateurs, d’autres reconnaissent également la grande difficulté d’identifier la durée de la vie d’un objet de musée, étant donné l’incertitude inhérente à ce qui pourrait être apprécié par les générations futures. Certains praticiens appellent cela le « principe de précaution ». Ils craignent que « l’élément aliéné aujourd’hui ne devienne le chef-d’œuvre de demain » (Bergevoet et al., 2006 : 29). Des procédures et des directives qui établiraient une liste de critères objectifs à l’aide desquels il serait possible de prendre des décisions, y compris pour fixer des seuils pour quantifier et évaluer la signification, pourraient aider à atténuer l’anxiété. Dans ce cas, la prise de décision serait renvoyée à des systèmes abstraits plutôt qu’à la subjectivité individuelle. Pourtant, ces systèmes ne semblent pas résoudre entièrement le problème central de la décision de « ce qu’il ne faut pas garder » (Macdonald & Morgan, 2018a).
25Les idées de décroissance ouvrent des possibilités dans ce qui pourrait être fait avec des objets de musée triés en vue d’être éliminés des collections. Cela inclut la « redistribution », la « réutilisation » et/ou le « recyclage », et peut-être même, dans certains, cas « l’utilisation » des qualités matérielles, symboliques ou autres d’un objet (DeSilvey, 2017). Cela peut signifier être plus tolérant vis-à-vis de la décomposition, la détérioration ou la destruction. En particulier, comme le soutient Bowell (2018 : 158-159), à l’aide d’exemples tels que la réutilisation créative d’objets de musée en œuvres d’art. Dans ce cas, l’aliénation et même l’élimination peuvent devenir acceptables dès lors qu’elles conduisent à de nouvelles utilisations, y compris des produits tangibles, mais aussi à des expériences et des relations sociales (ibid.). Notre travail de terrain a montré que de telles idées circulent déjà dans les musées et sont parfois utilisées pour réfléchir au processus de collecte et d’aliénation.
26Plusieurs musées que nous avons étudiés ont testé des méthodes d’aliénation plus innovantes en redistribuant les objets en direction de nouveaux contextes d’utilisation. Par exemple, le projet « Old Tools, New Uses » du Scottish Transport and Industrial Collections Knowledge Network s’est associé à l’organisation caritative Tools for Self Reliance pour envoyer des machines à coudre et des outils en double des musées écossais aux communautés d’artisans de Sierra Leone et de Tanzanie8.
27Ces machines, au lieu d’être jetées, ont été remises à neuf pour être utilisées dans le développement de l’industrie locale, comme la confection d’uniformes scolaires et de vêtements pour adultes, ou pour de la menuiserie (construction de lits, de fenêtres et de chaises). Un autre exemple est l’examen et la rationalisation par le Musée de Londres de ses collections d’histoire sociale et ouvrière. Il s’est défait d’un peu plus de 5 000 objets en double et en surplus (Mendoza, 2017 : 45-46). Beaucoup de ces objets ont été transférés à des musées accrédités, mais l’un des principaux objectifs était de rechercher des itinéraires et des destinataires plus innovants pour l’aliénation. Le Musée a donné plus de cent objets en double à l’organisme caritatif Workaid, qui redistribue aussi des objets (comme des outils, des machines à coudre et des livres) aux communautés pour l’acquisition de nouvelles compétences (Russell, s. d.). Le musée a également donné aux universités des outils traditionnels utilisés dans la fabrication (comme la menuiserie, la fabrication de chaussures et le travail du métal) pour enseigner aux étudiants l’artisanat traditionnel et pour les utiliser dans la formation d’une nouvelle génération d’artisans (ibid.).
28Alors que ces exemples cherchaient à rendre ces outils à leurs utilisations originelles dans de nouveaux contextes, certains conservateurs ont exprimé le désir de pousser ces stratégies de recyclage encore plus loin en transformant des objets aliénés en matières premières réutilisables. « Des choses qui, peut-être, se sont cassées mais qui ont été fabriquées [par exemple] à partir de très bon bois, peut-être est-il possible de les recycler et de les réutiliser », se dit-on. Penser de manière plus créative au recyclage et à la redistribution est perçu par les conservateurs initiateurs de tels projets comme une implication des musées dans des formes plus spécifiques de travail social. Par exemple, en établissant et en développant de nouveaux liens avec la communauté et les organisations au sens large, y compris les organismes caritatifs et les partenariats universitaires. Ces projets semblent même suggérer que penser de cette manière pourrait encourager des perspectives où le lâcher-prise n’est pas considéré comme une fin de la vie d’un objet de musée mais peut-être comme une sorte de renaissance, une vie après la mort ou une sorte de « réincarnation » (Bowell, 2018). Cela pourrait impliquer, comme l’a dit un assistant du projet du Musée de Londres, « d’examiner un objet au-delà de son passé en tant qu’objet de musée et de considérer son utilisation comme un objet de travail » (Russel, s. d.).
29Le recyclage et la réutilisation d’objets indésirables sont considérés par les conservateurs comme un moyen pour atteindre ce que Latouche (2009 : 55) appelle « faire plus et faire mieux, avec moins ». Certains conservateurs ont fait valoir que faire ce qu’ils considèrent comme « se débarrasser » des éléments « superflus » ou « en double » leur permettrait d’acquérir de nouveaux objets ou les aiderait à faire de nouvelles choses. Cela peut inclure la libération d’espaces de stockage, l’amélioration du soin et des connaissances sur les collections et/ou l’augmentation de l’accès du public à certains items, par exemple en transférant des objets vers des musées où ils peuvent être mieux exposés.
- 9 Cette formulation – qui, curieusement, consiste parfois à « réaliser le potentiel » et parfois à « (...)
30On parle souvent de « libérer le potentiel » des collections9. Une conservatrice, travaillant sur un projet de « révision et rationalisation », a expliqué :
« Ce n’est pas un projet d’aliénation, c’est en fait autour des collections qui restent. C’est autant ce que nous gardons que ce que nous choisissions d’aliéner. C’est ce que nous gardons, en fait, nous le faisons autant pour ces objets-là, et cela constitue, pour nous en tant que musée, une issue très importante. Que ce qu’il nous reste soit une collection raffinée. Nous voulons pouvoir l’utiliser. Elle a un potentiel de recherche académique que nous pouvons commencer à libérer car nous pouvons mieux la gérer. »
31« Libérer le potentiel » des collections pourrait signifier spécifiquement, a-t-elle développé, « une meilleure documentation », y compris la recherche sur la provenance et sur l’utilisation des objets (en particulier lorsque ceux-ci avaient été perdus ou non acquis en premier lieu). Ce qui, au passage, permet de disposer d’une meilleure base de données du musée. Une « collection raffinée », dans ce sens, pourrait être une collection comprenant moins d’objets, mais à propos desquels on en sait beaucoup plus en fin de compte. Donc, avoir des « connaissances très approfondies sur ce que nous gardons, autant que pour ce que nous choisissons d’aliéner », a-t-elle ajouté.
32En poussant cette stratégie à l’extrême, il est parfois proposé que, face à la prolifération des collections matérielles, les musées doivent se concentrer uniquement sur l’acquisition d’informations et non sur des objets. Ou sur la conservation de documents photographiques et informatifs numérisés plutôt que sur celle des objets eux-mêmes. De tels arguments existent depuis longtemps (par exemple Washburn, 1984), mais les conservateurs que nous avons rencontrés expriment une réticence vis-à-vis de ces idées. Non seulement ils considèrent que les formats d’information numériques ou autres sont incapables de saisir les caractéristiques tangibles et multisensorielles des « vraies choses », mais de plus ils s’inquiètent d’une possible défaillance des systèmes numériques dans l’avenir.
33Des stratégies de décroissance qui proposent de relocaliser sont également visibles dans les musées. Pour Latouche (2009 : 37), cela signifie répondre aux « besoins locaux en produisant sur une base locale ». Surtout, il soutient que « la relocalisation n’est pas seulement une question économique », mais que « toutes les décisions économiques, politiques et culturelles qui peuvent être prises au niveau local doivent être prises à ce niveau » (ibid. : 38).
34Au sein des musées, on s’accorde sur l’intérêt des formats plus participatifs (Simon, 2010 ; McSweeney & Kavanagh, 2016), y compris la co-collecte (Meijer-van Mensch & Tietmeyer, 2013), telle qu’elle s’est développée au cours de la dernière décennie. Ces questions ont été soulevées dans le débat professionnel, les rapports et la pratique sur la question. On y discute pour savoir si des stratégies similaires pourraient être utilisées pour aider à prendre des décisions quant à la gestion du trop-plein des collections. Par exemple, une exposition intitulée Disposal, en 2009, à l’University College London, a demandé aux membres du public de voter sur les objets à conserver lors d’un examen à grande échelle des collections des musées de l’Université (Das et al., 2011). De même, une récente conversation en ligne entre Jenny Durrant, chercheuse universitaire, et Michael Terwey, responsable des collections et des expositions au National Science and Media Museum, questionnait la possibilité d’une plus grande implication du public dans la politique d’aliénation. Elle s’est ouverte par une provocation :
« Alors que de nombreux musées concentrent leurs activités sur la participation du public, le processus d’aliénation est conduit à huis clos par les conservateurs. En tant que professionnels, nous acceptons de mieux en mieux l’idée que l’aliénation soit décidée pour une grande variété de raisons. Et cette question est au centre de nombreuses sessions de formation et de conférences. L’aliénation pourrait devenir une forme co-curiatoriale publique, mais nous semblons réticents à en parler avec nos partenaires ou les publics, et encore plus réticents à les impliquer dans ce processus. La première étape pour impliquer le public est peut-être de comprendre pourquoi nous sommes si réticents à le faire. »
35Cette discussion a mis en évidence diverses « réticences », y compris le risque perçu de porter préjudice à la réputation institutionnelle ou professionnelle, ou la « gène » à l’idée que le public découvre que potentiellement les musées pourraient ne pas « collecter durablement, ni exercer un jugement curatorial rigoureux ou s’occuper correctement des collections ». De telles préoccupations ne sont pas sans fondement étant donné les nombreux cas de tollés publics suscités par le dégraissage des collections, y compris les récentes critiques très médiatisées de cas spécifiques d’aliénation (par exemple Steel, 2017). Des entretiens ont également suggéré que la réticence pourrait provenir de « l’anxiété » concernant la manière dont les professionnels des musées et le public se représentent les collections ; chez les premiers, dit Terwey, « en tant que ressources à utiliser », et chez les derniers, « en tant que « trésors » à être valorisés pour leur statut ».
36Nos recherches montrent que des idées similaires à celles de la littérature sur la décroissance circulent déjà dans les musées. Bien qu’elles ne fassent généralement pas partie d’une construction philosophique étayée, ces idées sont considérées par les conservateurs comme offrant des ouvertures fécondes pour faire face à de grandes collections et développer des pratiques de collecte plus durables. Que ce soit en abandonnant certains items pour continuer à collecter ou pour collecter dans de nouveaux domaines. Pourtant, même si certains acceptent ces perspectives, nous avons également recueilli les réserves des conservateurs quant à l’adoption intégrale des stratégies de décroissance.
37Sur ce point, nous nous éloignons de nos entretiens de terrain pour les rapprocher des arguments avancés par deux chercheurs ayant une longue expérience de travail dans les musées. Steven Lubar a été conservateur au Smithsonian pendant plus de vingt ans, et Nick Merriman travaille dans des musées au Royaume-Uni – y compris le Musée de Londres et celui de Manchester – depuis plus de trois décennies. Bien qu’aucun d’entre eux ne mobilise la terminologie de la « décroissance », tous deux abordent de manière concertée ce qu’ils considèrent comme une vision problématique des musées en tant que lieux de conservation permanente et d’acquisition en constante expansion.
- 10 En référennce à la taphonomie, discipline de la paléontologie qui étudie notamment les processus in (...)
38Lubar s’inspire de l’histoire des musées pour discuter des modes passés et présents de conservation et de collection. Prenant des exemples dans l’histoire de la Smithsonian, il critique l’idée de « collectionner comme une activité globale homogène » (Lubar, 2015 : 96). Et avec l’exemple du Jenks Museum (Lubar, 2017), dissous en 1945, il soutient que les collections sont plus éphémères qu’on ne le reconnaît généralement. L’« idée que les collections de musée devraient être permanentes » est en outre interrogée de manière critique dans un article co-écrit dans lequel il conclut qu’elle « est relativement récente » (Lubar et al., 2017 : 2). La conception intangible de collections conçues comme statiques et durables n’est apparue que dans le musée moderne occidental du xixe siècle. Les collections pré-modernes, en revanche, étaient plus éphémères. Il était courant que les collections voyagent, soient dispersées, éclatées ou même dissoutes. Une « obsession moderne de la permanence » (ibid. : 4) s’est développée parallèlement à un changement social généralisé. En effet, les musées se sont inscrits dans de nouveaux programmes réformistes qui ont systématisé des classifications pour canoniser les distinctions entre la culture « haute » et « basse ». Ces distinctions reposent sur les valeurs et les goûts spécifiques des experts et des connaisseurs, et elles sont appliquées universellement et en permanence. Ainsi, en tant qu’exemple de valeur, « l’intégration d’un objet particulier à une collection permanente est devenue absolument constitutive de l’ontologie du musée » (ibid. : 5). Cette description, qui plaide en faveur de la réactivation du concept de collections plus « flexibles », commence à mettre en évidence que ce ne sont pas seulement les configurations matérielles des collections qui sont ouvertes au changement par la décroissance, mais aussi leur interprétation et leur valeur. Cela inclut la possibilité de la disparition des collections, dont l’étude est appelée « taphonomie10 muséale », d’après Fowler & Fowler (1996) (voir aussi Ouzman, 2006). Lubar propose également que si « les objets sont importants pour les musées », « ils doivent être les bons objets, collectés de manière réfléchie, documentés minutieusement – et pas trop nombreux » (Lubar, 2017 : 19). Pour résoudre ce qu’il considère comme un « problème commun » de « sur-collecte » (ibid. : 18), il plaide pour des procédures plus strictes qui prennent en compte la manière dont les objets seront utilisés pour l’éducation, les expositions et la recherche au profit du grand public (ibid. : 28-37). Dans de tels cadres, « élaguer » les collections en « éliminant » des objets qui ne sont plus utiles devient un « devoir éthique » (ibid. : 142).
39Comme Lubar, Merriman replace dans une perspective historique « l’idée que les collections muséales devraient généralement être conservées dans leur intégralité pour la postérité » (Merriman, 2008 : 11). En les situant de la même manière dans les pratiques modernes de classification et de stabilisation, il appelle également à des pratiques de gestion des collections plus réfléchies (Merriman, 2008, 2015). Il place également l’aliénation de manière plus centrale dans ce domaine et le fait sur la base d’un ensemble d’idées différentes, qui le conduisent à proposer des stratégies distinctes. S’intéressant à la muséologie critique et à l’anthropologie des littératures de la mémoire, Merriman soutient que celles-ci ont fait passer les musées du statut de référentiel d’objets matériels enregistrés dans un inventaire, ou une mémoire collective, vers d’autres directions qui considèrent les collections comme des « assemblages arbitraires, historiquement contingents » (Merriman, 2008 : 3). Plutôt que d’exprimer « une seule vérité universelle » (ibid. : 13), comme le suppose l’idée d’un « inventaire exhaustif » (Merriman, 2015 : 253), les collections sont reconnues comme reflétant des contextes sociaux et politiques changeants, ou ceux des différences de classes, de genres, d’ethnies ou d’autres identités (y compris les plus individualisées). Accepter que la collecte soit inévitablement sélective signifie abandonner les ambitions de « collecte globale et son postulat de couverture encyclopédique » (ibid.). Cependant, cela ne signifie pas « que collectionner relève du hasard et de la subjectivité » (ibid.) – comme le craignent certains des conservateurs interrogés lors de notre recherche (« Qui sommes-nous pour dire ce que les générations futures pourraient souhaiter ! »). Il faut plutôt reconnaître plus pleinement la nature subjective de la collecte et, sur cette base, développer une nouvelle approche « scientifique » (Merriman, 2015). Par scientifique, il n’entend pas une méthode de recherche d’« objectivité » – ce qui serait impossible –, mais plutôt une pratique « rigoureuse, consciemment structurée et parfaitement contextualisée » (ibid. : 256).
40S’inspirant de la critique postcoloniale de l’anthropologie, il soutient que nous devons considérer la collecte non comme une « couverture » objective complète du passé », mais comme « une forme d’interprétation qui nous dit quelque chose sur le présent » (ibid. : 255). Si nous le faisons, « le processus de collecte [devient] hautement significatif » (ibid.). Ce qui signifie qu’il faut prêter attention aux liens sociaux qu’il implique entre les musées et les communautés auprès desquelles les objets sont collectés. Cette approche plus « autoréflexive » de la collection serait donc également « relationnelle » dans le sens, développé par Chris Gosden et Frances Larson (2007), travaux dans lesquels Merriman (2015) puise, de mettre en avant les relations dans lesquelles le musée est impliqué. Ici, contrairement aux idées de décroissance, il plaide non seulement pour le localisme, mais pour « une dimension locale et mondiale en reconnaissance du fait que nous vivons dans un monde de communication internationale, une économie mondiale et des réseaux de relations » (ibid. : 255). Une conséquence de cette fabrication de « relations entre les personnes et les objets » est qu’elle devient « l’objectif principal de l’entreprise de collecte » (ibid. : 262). Ce qui a comme conséquence que les classifications disciplinaires antérieures ne seront plus aussi pertinentes, étant donné que les expositions et les collections futures seront mieux organisées et sur des bases thématiques, suggère-t-il.
41Une autre conséquence de cette nouvelle approche, déjà exposée plus en détail dans ses travaux antérieurs, est que si les conservateurs ne voient plus les collections anciennes comme des « assemblages inaliénables », mais plutôt comme des « ressources dynamiques, qui peuvent être retravaillées pour convenir aux besoins actuels et futurs » (Merriman, 2008 : 14), cela peut également fournir une base pour une aliénation réfléchie – et soigneusement contrôlée – de ces collections.
42En 2008, sur la base d’une enquête, Meriman montre que collecter sans une aliénation parallèle conduisait les musées à devenir « insoutenables » et « un fardeau de gestion pour les générations futures » (ibid. : 3). Puis, en 2015, comme face au stockage et à d’autres problèmes beaucoup avaient complètement abandonné la collecte, il soutient que les musées doivent entreprendre l’aliénation. Cependant, cela ne devrait pas être considéré comme un abandon de leur devoir, mais comme une ré-orientation déjà largement acceptée et destinée à ce que les musées remplissent leur mission publique de continuer à collectionner. L’aliénation pourrait, en effet, créer de nouvelles « opportunités pour la création de relations sociales » (ibid. : 19) – comme nous l’avons vu dans les cas ci-dessus, tels que les outils éliminés qui ont été offerts à des organismes caritatifs internationaux et à des universités pour qu’elles les utilisent dans l’éducation des étudiants.
43Les idées discutées ici – qui peuvent être considérées comme faisant partie de notre champ ethnographique plus large – sont importantes car elles élargissent la compréhension de la durabilité des collections loin des termes économistes étroits (comme lorsque les collections stockées sont considérées comme des « drainages » de ressources). Au lieu de cela, elles proposent des lectures plus étendues des collections : elles deviennent des assemblages complexes de choses, de personnes et de valeurs dorénavant disponibles pour une réutilisation adaptée à des besoins présents et futurs.
44Dans cet article, nous avons discuté la montée en force de l’aliénation – c’est-à-dire d’une perte calculée – des items foisonnants des collections muséales. Poussés par des exemples ou des propositions d’élimination, et par les sentiments souvent ambivalents exprimés par les conservateurs rencontrés dans notre travail sur le terrain, nous nous sommes tournées vers les idées de décroissance pour déterminer si celles-ci pouvaient offrir une alternative pour aborder la lutte contre la profusion que de nombreux conservateurs évoquent. Comme nous l’avons décrit, il existe déjà des pratiques en cours qui pourraient être considérées comme compatibles avec l’idée de décroissance. Et il y a déjà des tentatives de la part de praticiens-érudits des musées de se tourner vers l’histoire des musées et d’autres développements théoriques pour plaider en faveur d’une plus grande acceptation de l’impermanence, de la contingence et du relationnel, permettant ainsi potentiellement de « faire décroître » les collections.
45En s’inspirant de la philosophie de la décroissance, notre objectif n’était pas de prétendre que cela devait nécessairement être suivi. Les ambivalences des conservateurs de notre étude – ancrés dans leur sens du soin des collections et de leur avenir – doivent être prises au sérieux et ne seront pas nécessairement effacées par les arguments proposés par ces idées, ou par ceux de Lubar et Merriman. C’est peut-être particulièrement le cas dans un climat de suspicion selon lequel « les véritables motifs » de l’aliénation sont ceux de la rationalisation économiste. Bien que ces motifs soient sans aucun doute parfois en jeu, ils ne sont pas les seuls à provoquer la situation de profusion des musées (Macdonald & Morgan, 2018b). Le caractère insoutenable de l’accumulation illimitée – qui, dans les musées, les conduit parfois à s’arrêter complètement de collectionner – est lui-même, comme dans la sphère économique au sens large, une motivation pour la recherche de modèles alternatifs. Les théories de la décroissance, qui ont été développées afin de remettre en question le postulat fondamental et indiscutable de la théorie capitaliste de l’économie – et son corollaire, l’idée d’une accumulation et d’une croissance continues – préparent à accepter d’autres modèles, comme nous avons cherché à le montrer.
46Partant de ces idées, nous pouvons également mettre en évidence que ce qui pourrait sembler être une question propre à un musée (l’aliénation d’objets dans les collections) peut être considéré comme faisant partie de développements culturels et économiques plus larges. La remise en cause par les musées de leurs pratiques d’accumulation sans fin peut être considérée comme faisant partie d’une interrogation culturelle plus large sur l’idée d’une « croissance » inévitablement positive, du moins lorsqu’elle est comprise comme une acquisition purement quantitative. Comme la collection muséale moderne est intimement liée au développement des relations-objets capitalistes, comme le note brièvement Merriman (2008), il est logique d’explorer les idées économiques émergentes pour essayer de saisir certains des changements qui sont actuellement en cours dans les musées – et qui pourraient devenir des alternatives d’avenir.
47Un autre signe de valeur plus étendue de ces courants est qu’il existe des parallèles étroits dans d’autres domaines du patrimoine, comme le montre le travail de certains de nos collègues du projet « Heritage Futures ». En particulier Caitlin DeSilvey, qui a lancé des appels puissants à une « analyse curatoriale de la décomposition : pour un patrimoine au-delà de sa sauvegarde » (DeSilvey 2017), et Cornelius Holtorf (2015), qui propose d’« éviter l’aversion aux pertes », un concept dérivé de la théorie économique. L’intensification du discours et de la pratique de l’aliénation dans les musées peut donc également s’inscrire dans une démarche plus large de repérage de nouveaux moyens pour penser l’avenir du patrimoine. Cela peut entraîner des changements de perspective comme, par exemple, celle d’une « croissance » différente dans laquelle on établit des liens sociaux plus denses et plus riches, et où on réoriente certains objets vers de nouveaux usages, ou ce que nous avons appelé leurs « survivances après la mort ». Ce potentiel est déjà activé, par exemple, dans des projets de rapatriement de restes de personnes autrefois vivantes (souvent appelées « restes humains ») et d’objets culturels et naturels (Tythacott & Arvanitis, 2014). Changer de perspective pourrait aussi signifier considérer l’accumulation persistante comme un fardeau plutôt que comme un vrai cadeau adressé aux générations futures.
48Aussi convaincants que soient les modèles alternatifs, nous devons également reconnaître que laisser partir peut faire mal, et abandonner certains types de choses peut faire plus mal encore, au point de provoquer des conséquences indésirables. Les musées ont depuis longtemps été contraints de faire des choix parmi ce qui entrera, ou n’entrera pas, dans les futures archives. Les conservateurs ont souligné la nécessité de faire preuve de sensibilité, de soin et de patience lors du processus d’aliénation.
49Les idées et approches que nous présentons ici ne sont certainement pas les seules possibles pour repenser la collection actuelle et future. D’autres philosophies et ontologies pourraient également être utilisées. Nos recherches ont montré que les conservateurs s’engagent dans de nouvelles façons de penser et de pratiquer pour reconsidérer non seulement la collection, mais aussi l’idée du musée lui-même en tant que mode de création d’un avenir patrimonial plus durable. Parce que les musées sont des réponses culturelles à la perte anticipée ainsi que des institutions établies pour mettre en œuvre des modes culturellement valorisés de relation aux objets sur de longues périodes, la manière dont ils le font est d’une importance vitale non seulement pour les musées eux-mêmes, mais pour tout notre avenir.