Savoy (Bénédicte). 2021. Afrikas Kampf um seine Kunst. Francfort : C. H. Beck.
Dan Hicks. 2020. The Brutish Museums. The Benin Bronzes, Colonial Violence and Cultural Restitution
Hicks (Dan). 2020. The Brutish Museums. The Benin Bronzes, Colonial Violence and Cultural Restitution. Londres : Pluto Press.
Texte intégral
1En 2020, l’auteur Dan Hicks, professeur d’archéologie contemporaine au Pitt Rivers Museum, publie The Brutish Museums chez Pluto Press. Le livre documente le violent pillage par l’armée britannique des œuvres du royaume du Bénin, au Nigeria, en 1897, ainsi que leur fragmentation et leur dispersion dans différents musées d’Europe et d’Amérique du Nord. Se présentant à la fois comme un essai théorique, un ouvrage de documentation historique et un manifeste, The Brutish Museums demande la restitution culturelle de ces œuvres et propose une feuille de route pour réinventer ce que peut être un musée d’anthropologie. Dans ce livre, l’auteur présente trois récits centraux. Dans un premier temps, il relate l’attaque militaire des Britanniques en 1897, prétendument une expédition punitive, dans un contexte plus large de violence coloniale au xixe siècle. Il décrit ensuite l’aspect chaotique et informel du pillage ainsi que de la marchandisation des œuvres. Finalement, il replace ce récit du « musée universel » dans un processus de colonialisme militaro-corporatif qui perdure encore de nos jours.
2Le livre a été largement commenté dans la presse anglophone, aussi bien dans Nature que dans Rolling Stone, le Guardian, le Financial Times, l’Economist et la New York Review of Books. Les droits de publication ont été vendus pour des traductions en coréen et en turc ; l’auteur, avec ses 36 000 abonnés sur Twitter, est l’invité de chroniques éditoriales, de podcasts et de soirées-débats. Il est clair que son argumentaire résonne fortement avec le moment présent, et propose quelques clés de compréhension pour une réflexion collective au lendemain des mouvements « Black Lives Matter » et « Rhodes Must Fall ».
3The Brutish Museums est une histoire anglo-militaire focalisée sur la violence de l’Empire britannique en Afrique dans la seconde partie du xixe siècle. Le livre reste néanmoins pertinent pour un lectorat francophone qui cherche à approfondir le débat actuel autour de la décolonisation des musées et la restitution des œuvres dérobées. Il sort peu de temps avant le dernier ouvrage de sa collaboratrice Bénédicte Savoy, Afrikas Kampf um seine Kunst (Savoy, 2021), qui fait un état des lieux à partir de l’Allemagne. Les deux livres sont complémentaires, Hicks expliquant comment les œuvres ont été volées par les Britanniques, Savoy écrivant quant à elle sur le refus des musées allemands de les rendre. Ainsi, The Brutish Museums peut être vu comme l’analyse d’un cas britannique dans une conversation plus vaste – rappelons également que l’auteur était professeur invité au Musée du quai Branly en 2017-2018. D’ailleurs, pour Hicks, le cas des bronzes du Bénin dépasse le cadre d’un rapport entre deux nations, entre les colonisateurs et le colonisé ; il souligne, par exemple, la présence des marchands allemands aux abords du fleuve Niger, et le rôle des conservateurs allemands dans la circulation de ces œuvres en Europe.
- 1 Dan Hicks sur son site personnel : https://www.danhicks.uk (consulté le 30 janvier 2022).
4L’auteur est un archéologue qui s’attache à étudier « la durée humaine, non seulement pour contempler, mais pour intervenir sur la présence continue du passé dans notre monde contemporain commun1 ». Sa méthode ? Suivant l’idée de l’essayiste Sven Lindqvist, il s’agit de creuser sur place, sur son lieu de travail – dans son cas de conduire des fouilles à Pitt Rivers « pour déterrer de nouveaux passés et présents, et peut-être même pour chercher à façonner de meilleurs avenirs ». Les musées, écrit-il, ont souvent trop peu de connaissances sur ce qui se trouve dans leurs collections. Le premier travail consiste donc à déterrer des objets et ces passés dont on ignore jusqu’à l’existence. Parfois, ce travail doit être effectué en douceur, à l’aide d’une cuillère à café ou d’une brosse à dents, d’autres fois à la pioche ou avec un marteau-piqueur.
5Un des slogans et fils rouges du livre est que « la frontière est à l’État nation ce que le musée est à l’empire » (p. 17). Alors que la frontière permet de classifier en effectuant une division dans l’espace, le musée emploie le temps pour instrumentaliser la distance. Il ne s’agit pas d’un temps révolu, mais d’une durée – les musées, argumente-t-il, sont des dispositifs qui prolongent des événements dans le temps. À chaque fois que les portes du Pitt Rivers s’ouvrent, que le butin de guerre est exposé, à chaque contemplation des œuvres du Bénin, l’événement du pillage de 1897 est prolongé, répété, et sa violence intensifiée.
6The Brutish Museums est donc un livre sur la violence : celle des campagnes militaires en Afrique, et notamment l’ultra-violence des atrocités coloniales britanniques perpétrées entre 1884 et 1914. Hicks nomme ce moment la Guerre mondiale Zéro (chap. 5) et le compare aux actions des Belges et des Allemands dans d’autres parties de l’Afrique. On apprend comment l’arme automatique était utilisée, avec trois millions de balles, contre les habitants du royaume et des environs. Comment les soldats limaient les balles afin qu’elles deviennent des balles à expansion au moment de l’impact. Après le moment de démocide et de pillage, la violence perdure dans l’exposition du butin de guerre derrière les vitrines. Le musée devient ainsi, lui-même, une arme, un dispositif visant à légitimer, étendre et défendre la suprématie blanche, ainsi que la violence inhérente au colonialisme.
7Le British Museum est évidemment ciblé en partie par cet ouvrage, mais il n’est pas la seule institution dans ce cas. Dans le chapitre 16, l’auteur se positionne encore plus fortement contre l’adhésion du British Museum au Groupe Bizot, et sa déclaration contre le « musée universel » signée par dix-huit musées en 2002. Le groupe considère les demandes de restitutions comme des menaces importantes pour l’intégralité des collections universelles. Pour Hicks, l’idée du musée universel est aussi une arme, un mythe du xxie siècle, une tentative pour dissimuler l’héritage violent du colonialisme derrière l’idée des Lumières. Ce positionnement, suggère-t-il, émerge à un moment particulier de mobilisation du patrimoine et du soft power sous les régimes Bush et Blair.
8Le livre cherche et construit un échafaudage théorique pour appréhender cette violence. Dans le chapitre 2, l’auteur suggère que la théorie anthropologique est mal équipée pour examiner la brutalité du pillage colonial. Alors qu’il existe une solide théorie du don, basée sur les travaux de Marcel Mauss, il n’y a pas de théorie du prendre. La circulation des objets est généralement vue sous le prisme d’un acte qui produit des liens de sociabilité, fait perdurer ces liens et maintient du tissu social. Pourtant, de nombreux objets dans les musées ethnographiques n’ont pas été donnés mais ont été pris. Une théorie de cette prise, d’après l’auteur, nous oblige alors à nous pencher sur les conditions de celle-ci, et la mort (des personnes, d’une culture, des objets) qu’elle entraîne.
9Comment le projet colonial a-t-il servi à expliquer et justifier cette violence envers l’autre ? Dans le chapitre 4, l’auteur emprunte à la psychologie la notion de projection, et, dans ce cas, de projection blanche. Il s’agit là du mécanisme de défense qui permet d’éviter de considérer ses propres fautes en les attribuant aux autres. Ce mécanisme serait derrière l’explication et la justification de la campagne militaire de 1897, aussi bien dans la presse de l’époque que dans les propos de certains musées aujourd’hui. On accuse l’autre, ici le royaume du Bénin, de collecter des trophées de guerre tout en pillant et en mettant à sac les palais royaux. On détruit des édifices sacrés au nom de la civilisation, et on décime une civilisation pour mettre fin à la barbarie. C’est ainsi, argumente Hicks, que la projection blanche est devenue l’idéologie raciale du colonialisme militariste. Ce point est important, puisqu’il permet de comprendre la justification du saccage de Benin City. La campagne militaire de 1897, longtemps appelée « expédition punitive », était présentée (et justifiée) comme étant une réponse à la tuerie de cinq à sept Anglais lors d’une mission quelques mois auparavant. On accuse un peuple de massacre, puis on le massacre à l’arme automatique. La projection est ainsi une clé d’analyse qui permet de comprendre rapidement les nombreuses justifications concernant la rétention des œuvres dans les musées occidentaux : restituer, par exemple, serait illégal, le retour des objets les mettrait en danger, ou bien les demandes de restitution seraient politiques.
10Que demande alors Hicks ? Un musée d’anthropologie où rien n’aurait été volé. Il prône ainsi de nouvelles typologies qui nous permettraient de mieux comprendre comment des œuvres ont été acquises pendant la période coloniale. Une première catégorie serait constituée par les butins de guerre emportés avec violence – par exemple le pillage de Maqdala en Éthiopie en 1868, de Benin City en 1897, ou bien du royaume ashanti au Ghana entre 1874 et 1896. Il propose d’autres catégories : les objets emportés par des missionnaires, ou bien la collection des restes humains. En réalité, ce n’est pas compliqué, dit-il, c’est même plutôt simple : quand une communauté d’origine demande le retour d’un objet pillé, le musée a le devoir de le rendre. Ce retour de l’objet devrait être lui-même accompagné d’un retour de savoir et de ressources. L’auteur demande ainsi aux conservateurs de considérer cette démarche comme une de leurs tâches principales, qui permettrait de mieux comprendre leurs collections. Ainsi, le musée pourrait, au lieu de perpétuer la violence, devenir un lieu de conscience collective, de réparation et de mémoire culturelle.
11Le livre prête une attention particulière à la dimension temporelle du saccage de Benin City, et demande aux conservateurs, mais aussi aux visiteurs et au grand public, de réparer la négation historique de l’Afrique. L’auteur rentre en dialogue avec le mouvement étudiant « Rhodes Must Fall » en 2015, qui déclare que « le Musée Pitt Rivers est l’espace le plus violent à Oxford » (p. 209). Sa réponse, The Brutish Museums, est ainsi un livre politiquement engagé, minutieusement détaillé et argumenté avec précision et urgence.
Notes
1 Dan Hicks sur son site personnel : https://www.danhicks.uk (consulté le 30 janvier 2022).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Alice Hertzog, « Dan Hicks. 2020. The Brutish Museums. The Benin Bronzes, Colonial Violence and Cultural Restitution », Culture & Musées, 39 | 2022, 306-308.
Référence électronique
Alice Hertzog, « Dan Hicks. 2020. The Brutish Museums. The Benin Bronzes, Colonial Violence and Cultural Restitution », Culture & Musées [En ligne], 39 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/culturemusees/8405 ; DOI : https://doi.org/10.4000/culturemusees.8405
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