1Les débats houleux autour de la définition du musée, durant l’assemblée générale du Conseil international des musées (ICOM) à Kyoto en 2019, témoignent de la diversité des opinions sur le rôle et l’évolution de cette institution au sein de la société. Depuis sa création, l’ICOM a accompagné les transformations du secteur muséal en modifiant régulièrement cette définition dans ses statuts. Les différentes propositions discutées à Kyoto attestaient d’une manière résolument nouvelle de concevoir le musée, considérée par certains comme bien plus en phase avec son temps. Il n’entre pas dans les objectifs de cet article d’évoquer à nouveau ces discussions, lesquelles ont fait l’objet de plusieurs lectures différentes (Maczek, 2019 ; Sandhal, 2019 ; Brulon Soares, 2020), ni d’analyser le processus ultérieur ayant permis d’aboutir à une proposition plus consensuelle, votée à Prague en 2022. Il n’en reste pas moins que ces débats, au même titre que plusieurs épisodes récents, comme la pandémie de covid-19 (Unesco, 2021) ou la guerre en Ukraine, semblent conditionner un questionnement plus général autour de l’évolution future de cette institution singulière. Comment, en des époques aussi troublées (Janes, 2009), le musée pourrait-il évoluer afin de mieux répondre aux enjeux de la société ?
2Les raisons qui poussent à s’intéresser au futur d’une institution comme le musée ne sont pas toujours les mêmes. S’il est relativement ancien – le premier article à ce sujet remonte au xixe siècle (Brown Goode, 1891) –, ce processus semble s’être essentiellement développé autour de circonstances particulières, notamment lors de crises ou durant des périodes charnières (Mairesse, 2015). C’est essentiellement à partir du milieu des années 1970 que l’on peut dater l’émergence réelle de ce processus (Hudson, 1977 ; Finlay, 1977). L’époque est à la fois marquée par la crise des musées au début de la décennie et par le premier choc pétrolier, qui se déclenche quelques années plus tard. De nombreux auteurs cherchent alors à imaginer comment les musées pourraient répondre à ces nouveaux enjeux d’ordre autant muséologique (la transformation du musée, plus de participation, le public au centre de l’institution) qu’économique (la désindustrialisation et le chômage). Quelques années plus tard, c’est surtout le passage à l’an 2000 qui semble stimuler les réflexions : cette date ayant longtemps marqué les esprits, les musées du xxie siècle ne semblent pouvoir s’inscrire dans la simple continuité de ceux du millénaire précédent (Mairesse, 2015). C’est à nouveau un moment de crise, dix ans plus tard, qui marque le déclenchement d’une autre série de publications : le choc économique lié à l’éclatement de la bulle des subprimes ainsi que la crise qui s’ensuit marquent profondément le champ muséal, qui s’interroge sur son rôle au sein de la société. Un rôle de plus en plus largement social, lié à des questions d’inclusion, de participation et d’accessibilité (Simon, 2010 ; Silverman, 2010 ; Black, 2012). Les pouvoirs publics, aussi bien que de nombreuses associations professionnelles, entament alors une démarche prospective visant à mieux identifier le futur de l’institution (Nederlandse Museumvereniging, 2010 ; Museums Association, 2012 ; Eidelman, 2017), tandis que l’American Alliance of Museums se dote du Center for the Future of Museums (CFM), particulièrement actif en matière de publications.
3C’est dans un tel contexte que survient, quelques années plus tard, une autre vague de publications précédant ou suivant de près le processus de redéfinition du musée. À la lumière de ces différents rapports, peut-on envisager une synthèse possible de ce que serait le musée des prochaines années ? Un premier bilan de cet exercice prospectif réalisé au sein du secteur muséal a déjà été réalisé il y a quelques années (Mairesse, 2015). Le présent article a pour objectif d’analyser les critères utilisés pour évoquer l’évolution des musées à partir d’une sélection des principaux rapports qui leur ont été consacrés au cours des dix dernières années. Il s’agira dans un premier temps de synthétiser les principales caractéristiques utilisées dans ces rapports et de les relier avec les publications antérieures. Dans un second temps seront explorées quelques tendances moins directement prises en compte afin de penser l’évolution des musées. L’objectif de cet article consiste en ce sens moins à décrire le musée du futur qu’à évoquer les indicateurs pertinents pour l’envisager.
- 1 Voir l’article du journaliste Guy Duplat, « Chris Dercon : Les musées doivent inventer les rituels (...)
4On peut globalement identifier trois principaux types d’approche visant à dessiner les contours du futur muséal, plusieurs publications optant pour des solutions hybrides. La première catégorie, sans doute la plus répandue, s’inspire d’une démarche déductive à partir de la collecte d’indices récents, rassemblés de manière plus ou moins objective par un expert ou un collectif (scientifiques, professionnels, artistes). C’est dans celle-ci que l’on peut ranger les premières analyses cherchant à esquisser le futur muséal, comme celles de Brown Goode (1891) ou de Finlay (1977). Plus récemment, nombre d’auteurs ou de collectifs ont cherché, de manière essentiellement déductive et intuitive, à identifier les possibles transformations du monde des musées. Ainsi, Yves Winkin (2020) a tenté de concevoir, en écho à la suggestion de Chris Dercon de créer de nouveaux rituels pour les musées1, les types d’activités qui pourraient renouveler la pratique muséale. À l’image de Dercon, de nombreux commissaires d’art contemporain et artistes ont cherché à imaginer le musée des prochaines décennies (Bechtler & Imhof, 2014 & 2021 ; Chiu, 2014 ; Schorch & McCarthy, 2018 ; Antioch Review, 2018 ; Bast, Carayannis & Campbell, 2018). L’art – et notamment la vision de l’artiste – apparaît ainsi régulièrement comme une voie, résolument subjective, pour envisager les possibles contours de l’institution. Cette dernière est alors le plus souvent considérée comme prioritairement destinée à la présentation de l’art (contemporain) sous toutes ses formes, le lien entre l’artiste, le musée et la société se plaçant au cœur des préoccupations. Rares sont en effet les contributions spécifiquement consacrées à d’autres types de musées, comme ceux d’histoire naturelle (Dorfman, 2018). On retrouve la même logique sur le plan de la muséologie, abordant ce champ de recherche à partir d’essais personnels fondés sur une réflexion essentiellement théorique (Brulon Soares, 2020). La collection d’essais dirigée par Jette Sandahl (2019) et rassemblant les interventions des membres du comité ayant élaboré le projet de définition du musée peut être intégrée dans cette catégorie, chacun des membres présentant, à partir de domaines différents, sa vision des transformations de la société influant sur celle du musée. David Flemming en résume assez bien les principales tendances dans le même ouvrage (Sandahl, 2019 : 108-110) : la mondialisation, l’identité locale et le nationalisme, la décolonisation, l’urbanisation, la numérisation, la démocratisation du savoir, l’inégalité, le changement climatique, les droits de l’homme, l’interférence politique, la réduction des subventions, la perte d’expertise, la perte de confiance dans les médias, la plus grande perméabilité des musées et la démocratie.
5À cet ensemble de réflexions souvent stimulantes, il convient d’adjoindre un autre type de recherches fondées sur un corpus d’expériences muséales novatrices, recueillies, analysées, et servant de base à la construction d’hypothèses sur le devenir muséal. C’est dans cette seconde catégorie que peut être placé le rapport publié en 1977 par Kenneth Hudson, lequel, après avoir parcouru tous les continents à la recherche de nouveaux modèles de musées, présentait au public international, entre autres, les activités de l’Écomusée du Creusot, de l’Anacostia Community Museum (anciennement Anacostia Neighborhood Museum) ou de la Casa del Museo. C’est la même procédure qui a été suivie par l’équipe réunie autour de Jacqueline Eidelman (2017) dans le cadre de la mission Musées du xxie siècle, afin d’identifier les principaux enjeux que les musées français devraient affronter dans les prochaines années et de définir les mesures permettant d’y répondre de la manière la plus adéquate. Le comité de pilotage, composé de personnalités nationales et internationales, a développé des outils pour interroger les professionnels de l’ensemble du secteur et le public, répertoriant à travers un corpus d’exemples les nouvelles voies empruntées par les établissements français et les propositions concrètes pouvant en résulter. La plupart des rapports du CFM de Washington suivent également cette voie exemplative.
6Le monde des musées n’est bien entendu pas le seul à s’intéresser à l’évolution de son secteur : au cours des années 1950 a émergé un ensemble de procédures visant à rationaliser cette démarche, qualifiée de prospective. Cette troisième catégorie utilise des outils visant à appréhender de manière rigoureuse le futur à moyen terme (en général, une quinzaine d’années) d’une organisation (Gaudin, 2005). Cette volonté de rationalisation peut être envisagée de deux manières différentes. La première repose sur les avis de groupes d’experts, se fondant sur leur diversité et leur nombre pour obtenir une vision plus globale. Des processus spécifiques, comme la méthode Delphi, qui consiste en la mise en place de questionnaires successifs, visent à dégager un consensus autour de scénarios considérés comme les plus probables par l’ensemble des experts interrogés. C’est une telle procédure qui a été utilisée par Pauget, Tobelem et Bootz (2021) pour évoquer le futur des musées français à l’horizon 2030. La seconde se concentre sur l’étude des principales variables conditionnant l’environnement dans lequel évoluent les musées (démographie, économie, écologie, éducation, politique, etc.). C’est sur la base de l’analyse de ces différents paramètres que sont construits plusieurs scénarios plus ou moins probables. L’ensemble de ces scénarios (généralement trois ou quatre, certains optimistes, d’autres plus pessimistes) permet de circonscrire les possibles évolutions du secteur. De nombreuses organisations œuvrent dans ce contexte, comme le National Intelligence Council (organe associé à l’agence américaine de renseignement, la CIA), qui présente régulièrement un état du monde (le dernier en date porte sur 2040)2. Dans le secteur qui nous occupe, le ministère de la Culture (2011) a ainsi cherché, en partenariat avec la revue Futuribles, à envisager le futur de la politique culturelle française en 2030. C’est dans cette voie que s’inscrivent les publications d’Yves Bergeron (2005) présentant les tendances démographiques qui pourraient influencer le comportement des visiteurs de musées dans les prochaines années, et celles de l’Association des musées hollandais (Nederlandse Museumvereniging, 2010), sans pour autant proposer de scénarios. La technique des scénarios a en revanche été utilisée dans l’étude menée pour le compte de l’Association des musées californiens (Merrit & Golden, 2010) et dans celle de la Museums Association britannique en 2012 (à partir d’un scénario unique, suggéré comme un futur possible et utilisé pour susciter la discussion au sein de la communauté des professionnels de musées). Le CFM (2018) a également développé plusieurs scénarios évoquant le futur des États-Unis, afin d’en explorer les conséquences pour les musées.
- 3 Le tableau a été conçu en répertoriant les thèmes abordés dans chacun des rapports à partir des tit (...)
7La plupart des rapports, établis dans des pays et à des moments partiellement différents, présentent des conclusions assez variées. L’exercice de synthèse proposé dans cette partie repose sur l’analyse de cinq catégories de publications : les rapports TrendsWatch publiés par le CFM depuis 2012 (date de rédaction du premier rapport) et jusqu’en 2022 ; deux rapports réalisés par des associations de musées, la Museums Association britannique (2012) et la Museumvereniging hollandaise (2010) ; la publication résultant de la mission Musées du xxie siècle pilotée par Jacqueline Eidelman (2017) pour le compte de la ministre de la Culture ; le numéro spécial de la revue Museum International dirigé par Jette Sandahl (2019) pour le compte de l’ICOM et publié dans le cadre de la révision de la définition du musée ; enfin l’article publié par Pauget, Tobelem et Bootz (2021) sur les musées français à l’horizon 2030 (tableau 1)3.
Tableau 1. Principales tendances évoquées dans cinq types de rapports de prospective sur les musées.
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Center for the future of Museums
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Museums Association & Museum-vereniging
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Mission Musées du xxie siècle
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Museum definition
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French museums 2030
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2012-2022
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2010-2012
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2017
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2019
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2021
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Démographie, public
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Urbanisme
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Économie
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Science
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Politique
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Chocs exogènes
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8Un premier enseignement s’impose à la lecture des thèmes analysés dans ces différentes publications : durant les premières années de la décennie 2010, les rapports reposent essentiellement sur des analyses techniques fondées sur des méthodes prospectives, comme l’évolution de la démographie et celle des pratiques des visiteurs, de l’éducation, de la technologie ou de l’économie. À partir de 2015, en revanche, la situation semble s’inverser, et les questionnements techniques laissent de plus en plus régulièrement la place à des réflexions d’ordre axiologique. Le CFM, qui jusqu’à présent avait peu évoqué la question des valeurs, se penche ainsi sur des aspects liés à la déontologie dans les musées, la situation des migrants, le renouveau des droits civiques ou le statut de la vérité (et des fake news). Ce sont globalement des questionnements similaires que l’on retrouve au cœur du rapport de la mission Musées du xxie siècle, évoquant le musée éthique et citoyen, réaffirmant l’humanisme ou les valeurs inclusives et républicaines. La contribution réservant le plus de place à ces thèmes est liée aux travaux du comité pour la redéfinition des musées (Sandahl, 2019), qui abordent les questions de décolonisation, de justice sociale, des droits de l’homme, etc. Le seul rapport récent n’étudiant quasiment pas ces thèmes est celui sur les musées de France en 2030, qui réaffirme en revanche l’importance de la place des questions économiques et leur influence sur le devenir des musées. Ce dernier facteur apparaît sans doute comme le plus largement partagé par la presque totalité des publications (à l’exception de celle sur la définition du musée), la diminution des subventions publiques semblant inéluctable pour la plupart des experts, conduisant les musées à chercher de nouvelles voies sur le plan de la philanthropie ou au niveau du marché, afin de trouver d’autres formes de recettes. Le développement du tourisme international, ou plus rarement l’exploration de voies différentes (comme l’économie circulaire) participent de ces questionnements économiques.
9La question du public – plus généralement celle de la démographie – est également prise en compte dans la plupart des rapports, en étroite association avec les questions d’éducation. Le public se diversifiant (plus âgé, plus hétérogène), de nouvelles méthodes d’interaction sont détaillées, plus inclusives, tandis que sont mises en exergue les notions d’accessibilité, de participation, de travail sur l’intelligence collective, mais aussi (notamment dans la mission Musées du xxie siècle) l’idée de lien entre éducation et création. C’est cette même voie de l’éducation que le rapport sur les musées de France en 2030 privilégie, tout en l’associant aux enjeux économiques. Si, globalement, tous les rapports évoquent l’évolution technologique et bien sûr les transformations numériques, ce sont les travaux du CFM qui insistent le plus sur l’ensemble des nouveautés qui pourraient influencer l’activité des musées (l’impression 3D, les robots, l’internet des objets, l’intelligence artificielle, la blockchain, la réalité augmentée). Le CFM analyse par ailleurs les conséquences possibles de la technologie sur le fonctionnement global de l’institution et sur sa relation avec les visiteurs, s’interrogeant notamment sur l’utilisation des données, les questions de vie privée, le musée comme lieu de désintoxication numérique, etc. Mis à part la publication dirigée par Sandahl, la plupart des rapports n’abordent en revanche que très peu les thèmes plus globaux de l’urbanisme, de l’écologie (l’anthropocène et le changement climatique) et de la politique, notamment les questions de décolonisation et de démocratie. Les possibilités d’un choc exogène, par ailleurs, sont à peine esquissées dans deux publications : l’analyse des réponses du musée face à un désastre non planifié, par le CFM ; et la question du terrorisme, évoquée dans le rapport sur les musées français en 2030.
10Un portrait du musée relativement familier aux professionnels du champ se dessine à travers les caractéristiques étudiées à partir de ces différentes publications : celui-ci apparaît au service du public, fondé sur l’apprentissage et la transmission des valeurs de notre société, actif au niveau de la recherche de nouvelles sources de financement, mais aussi sur le plan de l’inclusion, de la participation, de la création, etc. Mais un autre portrait, en creux, dressé à partir des thèmes les moins évoqués ou absents, dont le musée semblerait ne pas se soucier, peut également être esquissé. Si l’on parle beaucoup d’économie, rien n’apparaît sur la manière dont celle-ci pourrait évoluer autrement que dans sa trajectoire libérale ; les questions de changement climatique, voire d’effondrement des systèmes sociétaux, sont largement éludées, tandis que les conséquences radicales que ces phénomènes pourraient avoir ne semblent pas devoir être prises en compte. Si les questions d’éducation et d’apprentissage s’inscrivent au cœur des analyses, celles liées à la place des collections et à la préservation du patrimoine sont pratiquement absentes des discussions. Peut-être conviendrait-il, à ce stade, d’envisager une lecture plus globale de la situation actuelle des musées ?
- 4 Voir l’entretien avec Hugues de Varine-Bohan, in Les Musées dans le monde, Paris/Lausanne, Robert L (...)
11Un certain nombre de phénomènes émergents paraissent déterminants pour comprendre l’évolution des musées, notamment leur rapport au public, les aspects économiques et les valeurs sociétales. Ces phénomènes semblent conduire l’institution à une transformation radicale, organisée autour de son rôle social. Selon cette vision, le musée se détacherait donc d’une logique essentiellement fondée sur la préservation du patrimoine et focalisée sur les collections, pour progressivement – depuis les années 1970, dans le contexte de la nouvelle muséologie – se rapprocher du public, au cœur des nouvelles préoccupations. Une telle image transparaît assez largement au fil de la lecture des différentes publications de prospective ; elle s’avère cependant trop réductrice, aussi bien d’un point de vue historique que géographique : tous les musées ne suivent pas les mêmes évolutions et leur histoire diffère largement d’un pays à l’autre. Les États-Unis, contrairement à la plupart des pays européens, ont ainsi développé depuis la création des premiers musées un rapport de proximité avec la communauté et le territoire (Réau, 1909). Il importe notamment de mieux préciser la manière dont la vision sociale du musée – actuellement au centre des débats – s’est progressivement mise en place. Son histoire remonte au moins aux années 1860 en Grande-Bretagne et 1870 en France ; elle est alors liée au développement des musées locaux, communautaires ou cantonaux (Mairesse, 2000). Le mouvement de réflexion sociale (qui conduit à la création en 1894 du Musée social à Paris, institut de recherche consacré à l’étude de ces questions) semble progressivement diminuer au début du siècle, pour prendre plus d’ampleur peu après la Première Guerre mondiale. Il est marqué, aux États-Unis, par la figure de John Cotton Dana, fondateur du Newark Museum, à côté d’autres personnalités, comme Paul Rea ou Theodore Low (Mairesse, 2015). En Europe, Jean Capart (1930) signe un article emblématique sur le rôle social des musées. Cet intérêt pour les questions sociales semble cependant à son tour décroître après la Seconde Guerre mondiale. En revanche, il se développe à nouveau à partir de la fin des années 1960, en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Europe, pour conduire au développement de la nouvelle muséologie. Le discours porté par ses principaux penseurs – Duncan Cameron, John Kinard, Georges Henri Rivière, Hugues de Varine, Mario Vasquez, etc. – a été particulièrement bien mis en valeur dans l’anthologie Vagues (Desvallées, 1992-1994). À l’aube des années 1980, le courant de la nouvelle muséologie se présente comme la principale – voire la seule4 – option possible face à la crise des musées. Il connaît cependant un déclin significatif dans les années qui suivent, au point qu’au début des années 2000, son ambition apparaît comme largement utopique (Mairesse, 2000). Le social s’invite pourtant à nouveau dans les débats à partir des années 2010 (Silverman, 2010 ; Black, 2012), pour s’imposer progressivement dans les écrits de prospective récents.
12Ces quelques jalons concernant le rôle social du musée pourraient inciter le lecteur à rapprocher ces différents moments des grands épisodes de crise économique liés au développement du système capitaliste à travers le monde. Les dates de 1873, 1929, 1974 ou 2008 apparaissent comme autant de moments de crise majeure sur le plan économique, et semblent trouver un écho dans la littérature muséale de l’époque. On serait tenté d’envisager, dans cette perspective, l’idée d’un cycle social du musée, se renforçant épisodiquement, au gré des crises, mais s’atténuant aussi progressivement, en fonction de l’amélioration de la situation économique. Si l’on suit cette logique, le discours social et engagé que l’on observe actuellement pourrait ne constituer qu’un phénomène cyclique, durant une vingtaine d’années après un choc économique majeur pour décroître ensuite progressivement. Nous serions, dans cette perspective, encore dans la phase « ascendante » du mouvement, qui sera lui aussi soumis à une évolution contraire dans les années à venir.
13S’il apparaît important de développer une lecture historique de la prospective, il convient également, pour tenter de mieux comprendre le développement de certaines tendances, de les appréhender à partir d’une vision géographique plus globale. La quasi-totalité des rapports de prospective, dont ceux présentés ici, proviennent de pays occidentaux (américains ou européens). Cette région, qui est aussi celle de l’origine et du développement du musée moderne, est cependant loin de représenter l’ensemble du champ muséal actuel. Certes, elle continue d’abriter le plus grand nombre d’établissements – plus de 61 % d’entre eux, et 72 % si l’on adjoint les pays d’Europe orientale (Unesco, 2021). Il n’en reste pas moins que deux autres zones au moins constituent des bassins importants de musées, l’Amérique latine (8,4 %) et l’Asie-Pacifique (17,5 %). Cette dernière région participe considérablement aux échanges économiques, mais aussi culturels, sur le plan mondial (Aboudrar, Mairesse & Martin, 2021).
14Si l’on en juge par deux indices, le nombre de formations muséales (Doyen & Mairesse, 2022) et celui des revues en muséologie (Mairesse & Doyen, 2022), force est de noter la prépondérance du monde anglo-saxon en la matière : sur les 519 formations répertoriées, près de la moitié (222) sont proposées aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans des pays membres du Commonwealth. Pour les revues, les rapports sont encore plus nets : 37 % des 279 revues répertoriées sont publiées en anglais, mais si l’on tient compte des seules revues académiques indexées (106), 64 % sont totalement en anglais, et 78 % le sont partiellement (revues plurilingues incluant l’anglais). Ces deux indices permettent de comprendre l’influence de la pensée anglo-saxonne au sein du champ muséal ; son évolution, telle qu’évoquée dans plusieurs des rapports liés à ce courant (notamment ceux du CFM) devrait orienter assez largement une grande partie du champ.
- 5 Le rapport au patrimoine immatériel, en revanche, pourrait affecter la vision que le Japon, la Coré (...)
15Mais d’autres zones géographiques méritent à leur tour d’être prises en compte, pour lesquelles une telle évolution peut s’avérer nettement moins évidente. Si le continent asiatique apparaît en mutation rapide, il est difficile, pour l’instant, d’y déceler une pensée spécifique sur le plan muséologique. Une analyse réalisée à partir des propositions de définition du musée, lancées par l’ICOM en 2019 dans le cadre de la consultation sur la nouvelle définition du musée, ne laisse ainsi apparaître aucune spécificité qui soit reliée à ce continent (Mairesse & Guiragossian, 2020)5. En revanche, la même analyse permet de souligner les différences marquantes de la pensée latino-américaine sur le musée. La Déclaration de Santiago du Chili de 1971 constitue un moment fondateur de cette réflexion spécifique, ayant très largement contribué à l’éclosion et à la dissémination du courant de la nouvelle muséologie, mais aussi au développement d’une pensée critique, politisée et socialement engagée (Lorente, 2022). Un engagement qui n’est pas sans rappeler certaines des valeurs évoquées dans les rapports du CFM ou les publications sur la définition des musées, mais qui, pourtant, en raison du discours politique critique (et souvent anti-impérialiste) qu’il intègre, diffère assez fortement du modèle nord-américain. L’évolution des musées, depuis un tel continent, apparaît ainsi sensiblement différente, et pourrait à son tour influencer le champ muséal dans son ensemble.
- 6 Voir le site du GIEC, The Intergovernmental Panel on Climate Change, qui contient l’ensemble des ra (...)
- 7 Voir le site Coalition of Museums for Climate Justice : https://cmcj.ca/ [consulté le 19 janvier 20 (...)
16Assez curieusement, les questions écologiques, et notamment leurs conséquences sur le climat, sont très peu évoquées dans les différents rapports, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. On peut s’étonner du manque d’intérêt apparent pour ces questions, du moins à cette échelle, eu égard aux perspectives évoquées par les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et à leurs répercussions sur l’ensemble de la planète6. Ces questions ont notamment conduit à la création d’une coalition des musées pour la justice climatique7, fondée par Robert Janes (2009, 2020). Selon ce dernier, c’est à ce niveau que se situe la priorité des urgences. Les transformations radicales de l’environnement, conditionnées par le changement climatique, devraient amener les musées à agir en tant que plateforme de discussion, de réflexion et d’action en faveur des mesures devant être prises pour atténuer autant que possible ces changements. La prise en compte du phénomène avait conduit, au début des années 2000, à la parution d’un certain nombre de publications sur le sujet, à partir de la notion de développement durable (Brophy & Wylie, 2008 ; Chaumier et Porcedda, 2011). La crise des subprimes a relégué ces questions au second rang, pour un temps du moins. Cette prise de conscience est évidemment plus ancienne, avec le rapport Meadows (The Limits to Growth), publié en 1972 par le Club de Rome. Les prédictions développées par les scientifiques, dans ce contexte, portaient moins sur les questions climatiques que sur la pollution et l’épuisement des ressources, tant fossiles que naturelles, évoquant un pic de production atteint au xxie siècle, suivi par une possible décroissance conduisant à la diminution de la population mondiale. On se souvient de la littérature publiée ces dernières années autour de l’idée d’effondrement civilisationnel (Diamond, 2006 ; Servigne & Stevens, 2015). Il est intéressant de noter, dans le champ muséal, le peu de place que réservent les publications prospectives à ces questions, au regard des possibles transformations radicales de l’environnement.
17On peut émettre l’hypothèse selon laquelle la raison principale de ce manque d’enthousiasme pour aborder ces thèmes serait liée à la vision partagée, dans la plupart des rapports, autour de l’économie et du principe de croissance. Si ce dernier champ est abondamment évoqué, c’est essentiellement à partir d’une vision articulée autour de l’économie de marché, intégrant la philanthropie et (parfois) un peu d’économie circulaire. La réduction des subventions, largement abordée, s’inscrit dans l’idée développée depuis la fin des années 1970 et résumée par Margareth Thatcher, quelques années plus tard, à partir de la formule TINA – There Is No Alternative (Harvey, 2005). La logique de croissance sur laquelle se fonde le modèle libéral entre en conflit direct avec le cadre proposé un demi-siècle plus tôt dans le rapport Meadows. Si cette logique (qui a donné lieu à la notion contestable de « développement durable ») s’avère non négociable pour un certain nombre d’États, à commencer par les États-Unis, elle apparaît très rarement comme source de questionnement dans les rapports sur le futur des musées. Cause ou conséquence de ce phénomène, la notion de croissance continue d’intégrer la logique muséale, se manifestant notamment à deux niveaux de l’institution : celui des collections – très peu évoqué dans les rapports – et celui du nombre de musées à travers le monde, qui n’a cessé de croître au cours du dernier siècle (Mairesse, 2019). Cette évolution semble refléter en tous points la répartition des richesses et la croissance économique telle qu’elle est exprimée par le produit intérieur brut, comme on a pu récemment l’observer en Asie (Ji, 2018 : 70). C’est en revanche cette même croissance qui contribue proportionnellement à celle du carbone rejeté dans l’atmosphère (Hertwich & Peters, 2009). Paradoxalement, donc, le développement des musées et le rejet du carbone dans l’atmosphère sont tous deux conditionnés par un même facteur, largement éludé dans les publications de prospective.
18L’objectif de cet article consistait moins à dresser le portrait du musée du futur, comme cherchent à le faire les différentes publications étudiées, qu’à interroger les variables utilisées pour la compréhension de l’évolution du secteur. La réflexion prospective mise en œuvre au sein du champ muséal apparaît comme un exercice particulièrement stimulant, tant sur le plan théorique que pratique. Un tel travail révèle non seulement la démarche stratégique mise en place dans un grand nombre d’établissements, mais aussi le climat d’incertitude dans lequel évoluent les musées ces dernières années, fait de crises économiques, politiques ou sanitaires. Il se nourrit des changements importants qui se sont opérés au sein du champ muséal, tels que reflétés par les débats autour de la nouvelle définition sur les musées.
19L’examen de quelques-unes des principales publications éditées ces dernières années autour de ce sujet laisse apparaître un certain nombre de convergences, mais aussi de différences au niveau des transformations du secteur. Les questions technologiques et économiques, largement abordées par certains, le sont beaucoup moins par d’autres. La plupart des rapports insistent sur une meilleure prise en compte de la diversité des publics, tout en soulignant le rôle social du musée et les questions d’inclusion, d’accessibilité ou de participation qui le sous-tendent. Ces dernières années, la question des valeurs soutenues par l’institution – le respect de la dignité humaine, les droits de l’homme, l’égalité, l’équité, etc. – a été particulièrement abordée, du moins dans les pays d’où sont issues ces publications.
20La possibilité d’une prise de recul, tant sur le plan historique que géographique, permet d’enrichir quelque peu la manière d’envisager la réflexion prospective. Le « tournant social » du musée, tel qu’il s’est opéré au cours des années 2010, mérite d’être observé à partir d’une chronologie plus longue, permettant de mieux comprendre l’évolution fluctuante de cette dimension de l’institution. Le cadre occidental à partir duquel les observations sont effectuées conduit à envisager un certain nombre d’évolutions, mais semble bien peu tenir compte des possibilités de transformations parfois différentes relevées dans d’autres régions, en Asie ou en Amérique latine notamment, régions dont les conceptions muséales pourraient, à leur tour, influencer de manière plus ou moins importante l’ensemble du champ.
21Paradoxalement, certaines questions critiques, notamment celles du changement climatique mises en exergue dans les rapports du GIEC, et de manière plus générale l’ensemble des questionnements relatifs aux transformations que pourrait connaître notre humanité dans les décennies à venir, paraissent pratiquement absentes des publications. Les principes en vigueur au sein du système capitaliste, notamment la croissance, semblent ne pas devoir être remis en question. L’hypothèse du « business as usual », supposant des transformations restreintes dans un cadre relativement contraint, apparaît ici dans la plupart sinon dans tous les rapports ; cette formule est le titre du scénario qui, dans le rapport Meadows et ses versions successives, conduit l’humanité vers un possible effondrement, lié aux pollutions et à l’extinction des ressources. Les deux chocs exogènes ressentis au cours des dernières années – la pandémie et la guerre en Europe – permettent de souligner le spectre des transformations inopinées et radicales pouvant s’opérer en l’espace de quelques mois. Ces chocs, au même titre que la prise en compte de ce contexte plus global, devraient inciter à penser la prospective muséale en prenant mieux en compte de tels événements, afin d’envisager la manière dont les musées pourraient voir leur rôle se transformer au gré de ces nouvelles circonstances.
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