- 1 Cité par Harold Orel dans son introduction. Thomas Hardy. The Dynasts. 1904-1908. London : Macmilla (...)
- 2 Note du 13 mars 1874. Ibid, xi.
1Au tournant du vingtième siècle, Thomas Hardy a déjà derrière lui une carrière fructueuse, avec quatorze romans publiés entre 1871 et 1897 et plusieurs recueils de nouvelles. Il n’en est alors pourtant qu’à la moitié de cette carrière, puisque dès 1898 et jusqu’à sa mort en 1928, c’est le poète qu’il a toujours rêvé d’être qui se révèle au public, publiant près de neuf cent cinquante poèmes. Au milieu de cette impressionnante bibliographie, se trouve aussi The Dynasts, qui n’a pourtant rien d’anecdotique dans la vie et la carrière de Hardy. Véritable œuvre d’une vie, The Dynasts fait son apparition dans les carnets de note de l’auteur dès les années 1870, pour voir le jour en publication trente ans plus tard, entre 1904 et 1908. Entre-temps, alors qu’il mène pleinement sa carrière de romancier, Hardy ne cesse de réfléchir à ce projet de poème narratif sur les guerres napoléoniennes, accumulant notes et recherches historiques, visites de lieux mythiques comme Waterloo, sur ce qu’il appelle dès 1880 « A Great Modern Drama1 ». Très tôt, la nécessité d’associer le théâtre aux dimensions d’un continent se fait essentielle : « Let Europe be the stage, and have scenes continually shifting2. » En résulte une épopée dramatique aux dimensions elles-mêmes imposantes, comme le signale le sous-titre de l’œuvre : « An epic-drama of the war with Napoleon, in three parts, nineteen acts, and one hundred and thirty scenes, the time covered by the action being about ten years. »
2La grandiloquence de l’œuvre tient d’une part à ce contenu historique : près de trois cents personnages, originaires de toutes les nations impliquées dans les guerres napoléoniennes, occupent tour à tour la scène, des figures illustres de monarques, hommes politiques ou généraux, aux simples figurants anonymes et fictifs. L’œuvre explore aussi une multitude de lieux, des capitales européennes à la campagne du Wessex, d’Austerlitz au boudoir de Joséphine, du pont de la Berezina à un café de la Stephan-Platz à Vienne.
3Vient également s’ajouter au contexte historique une dimension philosophique, portée par une série de personnages, de figures allégoriques agissant comme un chœur tragique, observant le drame humain qui se joue sous leurs yeux depuis leur refuge au-dessus des nuages, « The Overworld ». Hardy explique dans sa préface : « It was thought proper to introduce, as supernatural spectators of the terrestrial action, certain impersonated abstractions, or Intelligences, called Spirits. » (4) Chaque esprit va ainsi représenter une certaine façon d’envisager les événements : avec la sagesse désabusée de l’Esprit des Années (Spirit of the Years), la compassion parfois naïve de l’Esprit des Pitiés (Spirit of the Pities), ou le cynisme cruel de l’Esprit Ironique (Spirit Ironic). Dimension allégorique évidente donc, qui sert un propos philosophique tout aussi explicite, puisque ces Esprits viennent souligner sans cesse le déterminisme qui régit la marche du monde, sous la forme de ce que Hardy nomme la Volonté Immanente, force mécanique d’inspiration schopenhauerienne, inconsciente et indifférente, cumul de toutes les volontés : « A Will that wills above the will of each,/Yet but the will of all conjunctively » (467).
4Théâtre poétique et philosophique, The Dynasts se caractérise aussi par la longueur et l’incroyable littérarité de ses didascalies : loin des indications scéniques à visée informative, elles sont de véritables descriptions métaphoriques et symboliques des paysages, des récits de batailles, ou des exposés de stratégie militaire. Les didascalies concentrent donc toute l’action, et semblent ainsi voler la vedette aux dialogues, indice supplémentaire de l’ambitieuse étendue du projet de Hardy dans sa représentation des guerres napoléoniennes.
- 3 « Mental spectator, » 6.
5Comme le démontre Jean R. Brooks dans son étude quasi exhaustive, The Dynasts s’offre ainsi en parfait exemple de Théâtre Total symboliste et expressionniste avant l’heure, convoquant tous les arts sur une même scène. C’est au niveau de la représentation de cette mixité artistique que The Dynasts pose alors problème : un tel théâtre ne peut trouver sa place sur une scène ordinaire, tout simplement parce qu’il est pur théâtre de l’esprit, ce qu’indique Hardy lui-même dès les premiers mots de sa préface : « The Spectacle here presented to the mind’s eye in the likeness of a Drama [...] » (3). Le spectateur est un lecteur, ou plutôt un « spectateur mental3 », et la pièce ne pourra se jouer que sur la scène de l’esprit : « Readers will readily discern too, that The Dynasts is intended simply for mental performance and not for the stage. » (6) Une représentation de The Dynasts serait donc impossible ailleurs que dans l’imagination. Les rares tentatives de mise en scène de l’œuvre, même supervisées par Hardy comme le fut l’adaptation de Granville Barker de 1914, ne se montrèrent ainsi que très partielles, et fortement marquées par le patriotisme de mise dans le contexte britannique de la Grande Guerre. C’est ainsi dans l’incroyable représentation visuelle de cette totalité artistique, dans le pouvoir de vision, que se situe l’originalité et la modernité de l’œuvre de Hardy : modernité de la forme au service d’une réévaluation du fond relativement classique qu’est le traitement de la guerre. Double modernité donc, que Hardy semblait s’être donnée pour but, puisqu’il affirme avoir écrit The Dynasts « with a single view to the modern expression of a modern outlook. » (5) Tout en s’appropriant certains traits du théâtre classique et de l’épopée, The Dynasts s’offre donc comme la représentation moderne de la violence guerrière par un Thomas Hardy visionnaire. L’expressionnisme repose ainsi toujours sur l’expression, et l’expressivité, d’un regard.
6Dans la poésie de Hardy, la notion de vision appelle très souvent le rêve et le souvenir, dans la résurgence des fantômes du passé notamment. En ce sens, la vision s’apparente à une apparition, à l’objet d’une perception visuelle — au vu, qu’il soit fantasmé ou réel. Mais il faut noter que le terme « vision » désigne tout autant la perception elle-même, la faculté de voir. The Dynasts illustre ainsi cette double acception du vu et du voir, car le talent de visionnaire de Hardy s’y exprime autant dans le représenté que le représentant, par le biais des didascalies.
7En travaillant sur les procédés de représentation, Hardy explore donc nécessairement la notion de point de vue, dans son acception littérale, physique, d’orientation dans l’espace et de perspective. Les indications scéniques témoignent de cette conscience aiguë de l’importance de la perspective : les scènes sont ainsi presque toujours présentées selon un angle précis, explicitement signalé par l’emploi des expressions « point of view », « point of sight », « point of vision » ou « point of observation ». Hardy effectue donc un minutieux travail sur les images qu’il présente aux yeux du lecteur-spectateur. Il s’attarde ainsi sur l’organisation spatiale interne de ses représentations, sur la composition de l’image :
On the right of the scene, northward, rise the Michaelsberg heights ; below, on the left, stretches the panorama of the city and the Danube. On a secondary eminence near at hand, forming a spur of the upper hill, a fire of logs is burning [...]. (114)
The view is southward, and the straight gaunt highway from Brussels (behind the spectator) to Charleroi over the hills in front, bisects the picture from foreground to distance. (640)
8Comme l’indique le vocabulaire employé, Hardy est ici à la fois metteur en scène (« the scene ») et peintre (« the picture »). Il compose le plan de son tableau selon un découpage géométrique soigneux, mais offre aussi clairement une représentation tridimensionnelle, donc dynamique, grâce à un authentique hors-champ (« behind the spectator »). Théâtre et peinture se rencontrent donc dans la composition visuelle des scènes. Cependant, le trait le plus étonnant dans l’écriture de The Dynasts est la façon dont l’auteur malmène les perspectives. D’une part lorsqu’il a recours, dans certaines scènes de trouble ou de tension, à des techniques de distorsion de la perspective. Un point de vue instable relaie ainsi le départ anxieux de la jeune Marie-Louise pour la France où l’attend Napoléon qui l’a choisie comme seconde épouse. Après une description de l’orage qui sévit à l’extérieur, la scène est vue de l’intérieur de la calèche qui emporte la jeune femme et ses compagnes : « From time to time they glance at the moist spring scenes which pass without in a perspective distorted by the rain-drops that slide down the panes, and by the blurring effect of the travellers’ breathings. » (316) Impossible de transposer ce filtre visuel qu’est la vitre ruisselante et embuée sur une scène de théâtre ! C’est l’émotion qui semble ici troubler la perspective, ce qui permet à Hardy d’établir une relation évidente entre point de vue littéral et métaphorique, entre perspective et subjectivité.
9Le bouleversement des perspectives opéré dans The Dynasts est encore plus frappant lorsqu’on s’attarde sur l’échelle des scènes représentées. En effet, une majorité de scènes épouse le point de vue des Esprits spectateurs de l’action, et sont donc présentées depuis leur siège aérien, « viewed from an aerial point » (297), « From high aloft » (272), « from upper air » (251). La perspective aérienne, « bird’s eye prospect » (320), « aerial view » (653), vient ainsi appuyer idéalement la grandiloquence initiale du projet hardyen. Dès la première didascalie plaçant l’Europe comme théâtre de l’action, une perspective ahurissante s’offre au lecteur :
The nether sky opens, and Europe is disclosed as a prone and emaciated figure, the Alps shaping like a backbone, and the branching mountain-chains like ribs, the peninsular plateau of Spain forming a head. Broad and lengthy lowlands stretch from the North of France across Russia like a grey-green garment hemmed by the Ural Mountains and the glistening Arctic Ocean. (27)
10La perspective aérienne est donc directement au service de la représentation artistique, puisqu’elle permet à l’auteur d’apporter à ses didascalies symbolisme et poésie.
11Cependant, The Dynasts n’est pas uniquement constitué de ces points de vue aériens. Les didascalies s’arrêtent souvent sur d’infimes détails, dans un but poétique, mais aussi pour souligner l’intensité narrative, comme dans les scènes de la campagne russe, lorsque tombe la première neige sur la Grande Armée qui serpente telle une chenille :
What has floated down from the sky upon the Army is a flake of snow. Then come another and another, till natural features, hitherto varied with the tints of autumn, are confounded, and all is phantasmal grey and white. The caterpillar shape still creeps laboriously nearer, but instead of increasing in size by the rules of perspective, it gets more attenuated, and there are left upon the ground behind it minute parts of itself, which are speedily flaked over, and remain as white pimples by the wayside. (480)
12En notant ainsi l’arrivée du tout premier flocon de neige, Hardy souligne avec une ironie cruelle la fragilité de cette Grande Armée face à la rudesse de l’hiver russe. Sur le tableau mouvant qu’il compose, le blanc fantasmagorique de la neige efface peu à peu (« attenuated ») les couleurs de l’automne puis l’image même de l’armée, au fur et à mesure que la neige et le froid la déciment. Les soldats, infimes bouts d’armée (« minute parts of itself »), tombent un à un dans son sillage, petits tas de neige sur la toile (« white pimples »). Cette description annonce l’hécatombe à venir : c’est l’hiver plus que l’ennemi qui aura raison de la prestigieuse armée de Napoléon. Ce sont à la fois la grande précision picturale et la dimension métaphorique du texte qui donnent à cette scène clef toute sa puissance dramatique.
13Comme l’illustre la description du déplacement de l’armée, le texte permet donc d’ajouter au tableau une dimension cinétique, de mettre l’image en mouvement. Néanmoins, dans The Dynasts, c’est non seulement l’image qui se déplace, mais aussi celui qui la regarde, l’angle selon lequel elle est présentée. En effet, dans de très nombreuses scènes, les didascalies introduisent un point de vue mouvant, qui s’éloigne ou se rapproche du nœud de l’action, et ce dès la toute première description de l’Europe citée plus haut, qui se poursuit ainsi :
The point of view then sinks downwards through space, and draws near to the surface of the perturbed countries, where the people, distressed by events which they did not cause, are seen writhing, crawling, heaving, and vibrating in their various cities and nationalities. (27)
14Le déplacement physique de la perspective est ici plus qu’explicite (« through space »), et de telles notations foisonnent dans les cent trente scènes de l’œuvre. Créant un mouvement vertical de va-et-vient entre la surface de la terre, scène humaine, et le refuge aérien des Esprits spectateurs, le point de vue se fait ligne, vecteur, et ne cesse de traverser l’espace. De cette façon, les changements d’échelle permettent aussi à l’auteur de réfléchir sur la transformation de l’aspect, de l’apparence des êtres et des paysages dans le passage du proche au lointain, comme dans cette vision du cortège qui conduit Marie-Louise vers la France :
The observer’s vision being still bent on the train of vehicles and cavalry, the point of sight is withdrawn high into the air, till the huge procession on the brown road looks no more than a file of ants crawling along a strip of garden-matting. The spacious terrestrial outlook now gained shows this to be the great road across Europe from Vienna to Munich, and from Munich westerly to France. (379)
- 4 Jean R. Brooks. « The Dynasts as Total Theatre ». Cahiers Victoriens et Édouardiens 12 (1980), 140.
15Vu du ciel, le représenté se transforme, il change même de sens — le signifiant acquiert un second signifié : on passe ainsi de « train of vehicles » à « file of ants », et de « on the brown road » à « along a strip of garden-matting ». L’image de cette procession en est presque ridicule, et c’est ainsi tout le continent européen qui, implicitement comparé à un simple jardin, devient insignifiant. Les distances s’effacent sous l’exceptionnelle mobilité de ce point de vue, puisqu’il se déplace même sur un plan latéral par-delà les frontières : à plusieurs reprises, lorsque l’action quitte par exemple l’Angleterre pour la France, le passage d’un pays à un autre se fait par une traversée littérale, visuelle, de la Manche : « The House and Westminster recede into the films of night, and the point of observation shifts rapidly across the Channel. » (52) Ces procédés de représentation viennent naturellement appuyer le propos philosophique de The Dynasts, car ils permettent de présenter les hommes comme de simples insectes, des pantins soumis aux forces déterministes de l’univers, insignifiants et impuissants face au mécanisme implacable de la Volonté Immanente. Jean Brooks le souligne : « No device could catch more effectively the importance of individuals to Hardy, and their unimportance to an unconscious weaving Will4. »
16Déplacements de la perspective sur un axe vertical ou horizontal, se rapprochant ou s’éloignant de l’action : ce sont bel et bien, comme l’ont souligné de nombreux critiques, des procédés cinématographiques avant l’heure qu’utilise ici Hardy. Il est en effet tentant de parler du maniement du point de vue dans The Dynasts comme d’une caméra, et de voir dans ces déplacements de perspective de véritables panoramiques ou travellings. Mais il faut bien sûr se garder de tomber dans l’anachronisme, car lorsque Hardy rédige puis publie The Dynasts le cinéma n’en est qu’à ses balbutiements, et se limite presque exclusivement aux mouvements intra-cadre. Il nous semble néanmoins justifié de considérer que dans le jeu des changements d’échelle, dans le passage des perspectives aériennes aux détails picturaux, Hardy crée une réelle profondeur de champ. Une profondeur de champ textuelle, puisque c’est l’écriture qui va faire naître dans l’esprit du lecteur l’image d’un espace ouvert.
- 5 Part Second, Act VI, scene 6.
17Le lien entre texte et imagination semble par conséquent central dans cette pièce de théâtre « mentale ». Il renvoie directement à la notion de vision comme apparition, image, création de l’esprit, et cette dimension-là est aussi ce qui fait de Hardy dans The Dynasts un visionnaire. En effet, l’auteur y travaille non seulement l’image comme nous l’avons vu, mais aussi l’imaginaire. C’est le cas bien sûr avec la présence surnaturelle des Esprits, « contrivances of the fancy merely » (4), spectateurs d’une Histoire en train de se faire. Surnaturel et réalité historique s’interpénètrent donc, signalant le lien entre magie et inconscient, et conférant à l’œuvre une dimension onirique : c’est bien dans le rêve que la vie prend l’allure d’un spectacle d’ombres ou de marionnettes, « like the diorama of a dream » (234). Vision fantasmagorique et procédés dramatiques se rencontrent dans le diorama, permettant aux murs des maisons de devenir transparents5, ou au cauchemar de Napoléon de défiler devant lui et par conséquent devant les yeux du lecteur-spectateur, tel un panorama :
SPIRIT IRONIC
A little moral panorama would do him no harm, after that reminder of the Duke of Enghien. [...]
[Thereupon a vision passes before Napoléon as he lies, comprising hundreds of thousands of skeletons and corpses in various stages of decay. They rise from his various battlefields, the flesh dropping from them, and gaze reproachfully at him.] (630)
- 6 « Moments of Vision », sixième recueil de poèmes de Hardy, publié en 1917.
18À ces illustrations des pouvoirs surnaturels des Esprits, viennent s’ajouter dans les didascalies plusieurs « moments de visions6 », au sens romantique d’hallucinations ou de fantasmagories. C’est le cas lors de certaines pauses de l’action orchestrées par l’Esprit des Années qui fait apparaître sur la scène, par un effet irréel de superposition, une vision matérielle de la Volonté Immanente, « the anatomy of the Immanent Will » (28) :
At once, as earlier, a preternatural clearness possesses the atmosphere of the battle-field, in which the scene becomes anatomized and the living masses of humanity transparent. The controlling Immanent Will appears therein, as a brain-like network of currents and ejections, twitching, interpenetrating, entangling, and thrusting hither and thither the human forms. (172)
The unnatural light before seen usurps that of the sun, bringing into view, like breezes made visible, the films or brain-tissues of the Immanent Will, that pervade all things, ramifying through the whole army, Napoléon included, and moving them to Its inexplicable artistries. (449)
- 7 « This vision, resembling as a whole the interior of a beating brain lit by phosphorescence [...]. (...)
19Si les jeux de lumière et de transparence, voire de phosphorescence7, pourraient trouver leur place sur une scène de théâtre, la représentation de la Volonté comme un cerveau dépasse tout procédé dramatique. La qualité de visionnaire de Hardy se lit donc aussi dans cette nécessité de donner à un concept philosophique une représentation imagée, de lui donner littéralement corps, et d’en faire une présence incarnée à la tête du drame humain, ainsi que de The Dynasts en tant qu’œuvre de papier.
20Après avoir repoussé les limites du représentable avec la création d’une profondeur de champ textuelle, Hardy repousse donc aussi les limites du réel, voire de l’imaginable. Selon la distinction romantique, son imagination n’est plus alors simple fancy, mais faculté créatrice autonome, indépendante du réel.
21Tout comme la représentation de l’anatomie de la Volonté, le choix des changements de perspective et d’échelle sert le propos philosophique : il souligne le sentiment de vide et la perte de sens de l’être humain dans le monde moderne ébranlé par les théories évolutionnistes, la mort de Dieu, la fin de l’anthropocentrisme. L’œuvre hybride de Hardy se fait ainsi l’écho des préoccupations de son temps, et ce non seulement dans son contenu philosophique, mais aussi dans sa forme : ses incroyables procédés de représentation comme ses moments de vision ne peuvent que déstabiliser le lecteur contemporain, bouleversant ses repères physiques et mentaux. Le traitement de la vision dans The Dynasts est donc aussi un acte de pure violence fait au corps et à l’esprit.
22Naturellement, c’est avant tout l’imaginaire du lecteur qui se voit profondément perturbé par les visions de la Volonté Immanente incarnée. Mais c’est dans le bouleversement des perspectives que s’exprime le plus nettement la violence inhérente à The Dynasts. En effet, le spectateur, clairement identifié comme source visuelle (« spectator, » « gazer, » « beholder ») aux côtés des Esprits, doit subir malgré lui ces déplacements brutaux et inhabituels du point de vue. « The eye of the spectator rakes the road from the interior of a cellar which opens upon it » (284) : son regard est ainsi orienté, forcé de suivre les mouvements rapides que lui dictent les didascalies. Il n’y a donc pas dans le genre hybride mis en place par The Dynasts la liberté visuelle, focale, dont jouit le spectateur face à une scène de théâtre. À l’inverse, guidé dans son point de vue, le lecteur de Hardy se voit même transporté spatialement, arraché au sol, par les indications scéniques : « The beholder finds himself, as it were, caught up on high [...]. » (509)8
23Si les procédés de représentation, le représentant, dérangent ainsi le regard et le corps du lecteur-spectateur, ce n’est que pour mieux appuyer la violence évidente du représenté qu’est l’univers de la guerre. Les scènes d’horreur et de massacre sont omniprésentes dans l’œuvre, et se font de plus en plus crues au fil des pages, allant des détails réalistes et sanglants sur les blessures des soldats (« the arm dangling by a shred of flesh » 301), aux scènes de « boucherie » massive (« wholesale butchery by the thousand » 467), comme lors de la bataille d’Albuera de mai 1811 :
The ghastly climax of the strife is reached ; the combatants are seen to be firing grape and canister at speaking distance, and discharging musketry in each other’s faces when so close that their complexions may be recognized. Hot corpses, their mouths blackened by cartridge-biting, and surrounded by cast-away knapsacks, firelocks, hats, stocks, flint-boxes, and priming horns, together with red and blue rags of clothing, gaiters, epaulettes, limbs and viscera accumulate on the slopes, increasing from twos and threes to half-dozens, and from half-dozens to heaps, which steam with their own warmth as the spring rain falls gently upon them. (409)
24L’ironie noire de cette douce pluie de printemps est un des nombreux effets de contrastes qui viennent aussi renforcer l’horreur de la guerre. Ainsi, cette scène de massacre est immédiatement suivie par le satin et le velours d’un salon du château de Windsor. Odeurs et effets sonores sont aussi de la partie :
THE COCKPIT OF THE « VICTORY »
A din of trampling and dragging overhead, which is accompanied by a continuous ground-bass roar from the guns of the warring fleets, culminating at times in loud concussions. The wounded are lying around in rows for treatment, some groaning, some silently dying, some dead. The gloomy atmosphere of the low-beamed deck is pervaded by a thick haze of smoke, powdered wood, and other dust, and is heavy with the fumes of gunpowder and candle-grease, the odour of drugs and cordials, and the smell from abdominal wounds. (138)
25L’illustration de la violence passe ainsi par l’éveil morbide de tous les sens, qui vient une fois de plus brutaliser le lecteur en le plongeant physiquement dans l’univers absurde et sanglant du théâtre de la guerre, « the gory clock-work of the show. » (336) Grâce au pouvoir de représentation de ses didascalies, The Dynasts se pose donc en compte rendu sombre mais cruellement réaliste, quasi scientifique des horreurs de la guerre, que les élans de compassion désabusés de l’Esprit des Pitiés parviennent difficilement à atténuer.
26Dans The Dynasts, la violence réside par conséquent tant dans la vision de la guerre que dans la manière de la regarder. C’est ainsi dans cette double utilisation à la fois du représenté et du représentant, du vu et du voir, comme moyens d’illustration (et de dénonciation) de la violence guerrière, que tient la modernité de Hardy. L’auteur est donc bien visionnaire dans sa capacité à figurer à la fois l’abstraction d’une philosophie et la réalité historique, et à pré-figurer dans le même temps l’ « image-mouvement » du cinéma. Mais il est aussi tristement visionnaire, puisque l’horreur de ses guerres napoléoniennes ne peut qu’évoquer pour nous les atrocités de la Grande Guerre qui suivit de peu la publication de l’œuvre. Seul point d’ombre donc dans la clairvoyance hardyenne, puisque The Dynasts se termine sur une note d’espoir, un chant du chœur des Esprits qui évoque la possibilité d’un éveil de la conscience de la Volonté et d’une amélioration du sort des hommes :
But — a stirring thrills the air
Like to sounds of joyance there
That the rages
Of the ages
Shall be cancelled, and deliverance offered from the darts that were,
Consciousness the Will informing, till It fashion all things fair ! (707)
27Hardy précisa par la suite qu’il n’aurait jamais écrit cette fin optimiste s’il avait pu entrevoir l’éventualité de la Première Guerre Mondiale. Dans The Dynasts, la vision pouvait encore être synonyme de rêve et donc d’espoir face à cet univers indifférent et implacable. Après la Grande Guerre, la poésie de Hardy semble indiquer que le visionnaire a trop vu, de violence et d’absurdité ; avec la désillusion, vient donc la fin des rêves et des visions impossibles :
We are getting to the end of visioning
The impossible within this universe,
Such as that better whiles may follow worse,
And that our race may mend by reasoning.
[...]
Yes. We are getting to the end of dreams !
« We Are Getting to the End »
28Visionnaire auto proclamé, le poète refuse donc alors d’espérer, et préfère voir mais ne rien dire, véritable philosophie du secret qui marque ses derniers écrits :
And if my vision range beyond
The blinkered sight of souls in bond,
— By truth made free —
I’ll let all be,
And show to no man what I see.
« He Resolves To Say No More »