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Failles

‘The True Food of the Brain’ : protéines et constructions raciales en Angleterre, 1840-1910

‘The True Food of the Brain’: Proteins and Racial Constructs during the Victorian and Edwardian Eras
Arnaud Page

Résumés

Depuis le dix-huitième siècle, au moins, la viande est fortement associée à l’identité nationale des Anglais et à leur supériorité supposée. Le présent article se propose d’analyser la façon dont le développement de la chimie alimentaire dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle a contribué à renforcer cet imaginaire, en raison de sa focalisation particulière sur l’apport en protéines. L’article montre ainsi comment la science a pu donner une nouvelle légitimité aux discours instituant des lignes de fracture et hiérarchies fortes entre différents peuples ou « races » en fonction de leurs régimes alimentaires. Dans un second temps, l’article vise néanmoins à montrer les évolutions et usages complexes de cette discipline scientifique, qui a également contribué à déstabiliser les discours liant régime carné et suprématie nationale ou raciale.

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Texte intégral

1Si l’intérêt des historiens pour l’alimentation ne date à l’évidence pas d’hier, le sujet est depuis quelques années l’objet d’une attention renouvelée. Sans surestimer l’homogénéité ou le caractère radicalement nouveau de cette vague historiographique, ces travaux s’intéressent moins à la production et la consommation de nourriture en tant que telles, qu’à l’impact de l’évolution des systèmes alimentaires sur des phénomènes économiques, politiques, impériaux et environnementaux plus larges. Il n’est pas possible ici de retracer tous les contours de ce champ en plein renouvellement, mais on peut citer l’apport de quelques ouvrages récents sur l’Angleterre et la Grande-Bretagne. En s’intéressant au dix-huitième siècle, Troy Bickham a par exemple étudié l’influence du commerce des denrées coloniales, tant sur l’expansion impériale que sur l’évolution de la société moderne de consommation (Bickham 2020). Lizzie Collingham a, quant à elle, offert une large synthèse sur les liens entre nourriture et construction impériale (Collingham 2017). Nadja Durbach, en étudiant divers programmes alimentaires étatiques, a souligné le caractère central de la nourriture dans les évolutions du rôle de l’État aux dix-neuvième et vingtième siècles (Durbach 2020). Chris Otter a, quant à lui, analysé les profondes transformations économiques et technologiques ayant façonné l’alimentation britannique de ces deux derniers siècles, mais également les impacts coloniaux, sanitaires et environnementaux de l’émergence du « système alimentaire » britannique moderne (Otter 2020).

2L’un des thèmes importants abordés dans ces travaux est le rôle, tant matériel que symbolique, de l’alimentation dans la constitution et le renforcement de hiérarchies entre différents peuples ou classes. S’il est somme toute assez banal de souligner le lien entre traditions culinaires et identités nationales ou sociales, ces travaux offrent une exploration beaucoup plus fine de la façon dont la nourriture a été constamment mobilisée pour instituer et renforcer diverses lignes de fractures et asymétries (impériales, de classe ou de genre). Ils étudient notamment la façon dont certains aliments, la viande en particulier, furent investis d’une forte dimension symbolique, associant nourriture et supériorité physique et morale. Mais que se passe-t-il lorsque ces aliments, au lieu d’être considérés sous l’angle culturel, géographique ou gustatif, deviennent des objets d’investigation scientifique ? Lorsque les aliments sont analysés comme des amas de molécules, en perdent-ils leur contenu politique pour autant ? Le présent article propose de se pencher sur le développement de la chimie des aliments en Grande-Bretagne durant les périodes victorienne et édouardienne. Il vise à montrer que cette discipline permit de réinvestir des hiérarchies symboliques (alimentaires et raciales) plus anciennes, en donnant notamment à la consommation de viande une nouvelle légitimité scientifique. En lien avec le thème de ce numéro spécial, il vise à montrer comment le développement de cette nouvelle discipline scientifique s’inscrit dans le cadre du renforcement des discours instituant des « failles », divisions et hiérarchies entre différents groupes nationaux ou raciaux. La chimie contribua ainsi dans la seconde partie du dix-neuvième siècle à renforcer les représentations attribuant à différents peuples ou « races » des positions distinctes sur l’échelle du « progrès » en fonction de leur alimentation, réelle ou imaginée. Le choix d’une périodisation longue permet néanmoins de mettre à jour la complexité de ce discours scientifique, et de nuancer ainsi le rôle univoque de la chimie dans la solidification d’imaginaires racialistes. L’article s’attache en effet dans un second temps à montrer que cette science a également contribué à déstabiliser certaines associations entre consommation de viande et suprématie nationale ou raciale. En insistant sur la diversité des usages qui peuvent être faits d’un outil scientifique, on soulignera en définitive que, même considérées depuis la perspective analytique de la chimie, les questions alimentaires ne sont jamais isolées des représentations et des débats politiques de leur époque, et jouent un rôle important dans la construction, mais potentiellement aussi dans la déstabilisation, des identités et hiérarchies.

Viande et identité nationale

  • 1  On traitera ici principalement du cas de l’Angleterre, ceux de l’Écosse et du Pays de Galles étant (...)

3La réputation des Anglais mangeurs de viande a des racines profondes et on trouve dès le seizième siècle des témoignages de voyageurs qui soulignent cette caractéristique (Muldrew 83). C’est néanmoins avant tout au dix-huitième siècle que la viande est placée au cœur des imaginaires alimentaires, au moment où ceux-ci jouent un rôle de plus en plus important dans la structuration de l’identité nationale anglaise (Rogers 40-56 ; Bickham 18)1. Un exemple classique est celui de la gravure de William Hogarth, « O the Roast Beef of Old England (“The Gate of Calais”) » (1748) (figure 1), qui représente des soldats français et écossais (Jacobites) faméliques regardant avec envie un énorme quartier de bœuf destiné à des visiteurs anglais. Notons en passant que Hogarth était l’un des membres fondateurs de The Sublime Society of Beefsteaks, club fondé en 1735 et dont toutes les rencontres commençaient par une chanson à la gloire du « bœuf et de la liberté » (Rogers 82-86).

Figure 1. « The Gate of Calais ».

Figure 1. « The Gate of Calais ».

O the Roast Beef of Old England (‘The Gate of Calais’), William Hogarth, 1748.

4Ce rôle symbolique de la viande se retrouve dans de multiples représentations de l’époque, notamment dans la célèbre caricature de James Gillray, « Politeness », qui oppose un John Bull corpulent et amateur de bœuf à un frêle aristocrate français nourri de soupe et de grenouilles (figure 2). Si nous insistons ici avant tout sur la dimension symbolique de la viande dans les discours sur l’identité nationale, ces représentations n’en correspondent pas moins à une certaine réalité historique. Les Anglais du dix-huitième siècle semblent bel et bien avoir été d’avides mangeurs de viande. Les données dont on dispose ne permettent pas de dresser des comparaisons précises, mais des estimations récentes indiquent que plus de 10 % des calories ingérées par les Anglais l’étaient sous forme de viande. Elles montrent par ailleurs que la consommation annuelle de viande en Angleterre était au moins deux fois supérieure à ce qu’elle était sur le continent (Muldrew 156 ; Lepage 1459-1468). Il s’agit bien entendu ici d’estimations et de moyennes qui écrasent des différences assez importantes en termes d’âge, de genre, de classe, mais il ne fait néanmoins aucun doute que la consommation de viande devient au dix-huitième siècle un marqueur majeur de l’identité anglaise. Ce gastro-nationalisme se construit avant tout en opposition à la France : la dimension symbolique de la consommation est plurielle, évoquant tout à la fois virilité, prospérité et honnêteté, opposant le côté simple et naturel du rôti de bœuf à l’artifice des sauces et autres apprêts de la cuisine française (Spiering 35-38).

Figure 2. « Politeness ».

Figure 2. « Politeness ».

Politeness, James Gillray, 1779.

5La viande, en d’autres termes, est un marqueur qui permet d’établir des hiérarchies nationales et civilisationnelles. Au dix-neuvième siècle, ces taxonomies vont prendre un tour de plus en plus impérial et les habitudes alimentaires britanniques être plus fréquemment opposées aux régimes alimentaires des peuples colonisés, notamment en Inde (Arnold 2019, 112). Ainsi Friedrich Accum explique dans les années 1820 qu’un régime alimentaire se doit de comporter de la viande pour être considéré comme réellement nutritif et que les peuples « dont l’alimentation est entièrement végétale sont moins actifs et énergiques » (Accum 54). Ces recommandations sont néanmoins souvent nuancées par les médecins, et ne vont pas sans quelques ambiguïtés. La consommation trop importante de viande est condamnée, au même titre que l’abstinence, car elle est considérée comme un aliment extrêmement « stimulant ». On estime ainsi que sa consommation excessive provoque des désordres physiques et conduit à des dispositions mentales et morales peu souhaitables. John Sinclair explique au début du dix-neuvième siècle que les peuples végétariens sont caractérisés par une forme d’apathie et une « faible élévation de l’esprit », mais que les peuples qui se nourrissent presque exclusivement de produits animaux se distinguent par leur « férocité d’esprit et de caractère » (Sinclair 159-162). Si, dans la plupart des traités, on insiste ainsi sur la nécessité d’une consommation modérée, la viande n’en demeure pas moins un élément fort de l’identité nationale et sa consommation un marqueur de la position d’un peuple sur l’échelle des civilisations (Smith 134). Ces discours ont déjà été bien couverts par l’historiographie, mais celle-ci s’est sans doute moins intéressée à leur évolution au cours du dix-neuvième siècle et notamment à leur restructuration sous l’effet des développements de la chimie alimentaire dans la seconde partie du siècle.

La chimie entre au menu

6À partir des années 1830, des chimistes français, britanniques, et allemands commencent à quantifier les éléments chimiques présents dans les aliments, à l’image des calories que l’on comptabilise aujourd’hui. Au dix-neuvième siècle, ce qui intéresse en premier lieu la chimie alimentaire, ce ne sont néanmoins pas les calories, mais ce que l’on appelle les « substances azotées », qui permettent de mesurer la quantité de protéines contenues dans les aliments. Selon le modèle scientifique de l’époque, il existe bien entendu d’autres substances et composés qui jouent un rôle alimentaire important, mais la valeur proprement « nutritive » d’un aliment est calculée à partir de sa teneur en protéines ou, plus exactement, en azote qui est un élément chimique caractéristique de ces dernières (Carpenter 40-54). Au milieu du dix-neuvième siècle, le mode d’explication dominant du fonctionnement du corps animal (et humain) est que toute action motrice est produite par la décomposition des tissus musculaires. Or, ces derniers sont constitués à partir de ce que l’on nomme à l’époque les substances « formatrices de chair » (flesh forming substances), dont la caractéristique principale est qu’elles sont riches en azote. Dès le début des années 1840, on voit ainsi apparaître des tableaux indiquant la valeur nutritive supposée de différents aliments, et permettant de les comparer et de les hiérarchiser. Qu’ils apparaissent dans des traités d’agronomie ou de physiologie, ces tableaux visent à indiquer de façon quantitative la valeur nutritive des aliments en prenant pour base leur teneur en « substances azotées » ou en protéines (Topham 101 ; Robertson 331). Il ne s’agit pas ici de revenir sur les détails de ces théories qui émergent dans les années 1840, ou sur les multiples débats qui les accompagnent, mais simplement de souligner l’apparition d’une nouvelle conception quantitative de l’alimentation qui mesure et hiérarchise les aliments en fonction de leur teneur en protéines.

7Cette nouvelle approche scientifique suscite à l’époque un réel enthousiasme, en raison de sa capacité à proposer de puissants cadres explicatifs et leviers d’intervention sur toutes les questions qui relèvent de l’alimentation. La nouvelle chimie alimentaire est en effet mobilisée dans de nombreux débats de l’époque, qu’il s’agisse des transformations agraires liées à l’abolition des Corn Laws, de l’alimentation dans les workhouses ou des conditions de vie des ouvriers. L’avantage principal de cette approche est qu’elle permet de penser les aliments non plus de façon qualitative mais quantitative : les substances alimentaires ne sont plus considérées comme relevant de catégories distinctes mais peuvent toutes être mesurées sur une seule et même échelle. À une opposition de nature entre végétal et animal (deux catégories largement incommensurables avec leurs qualités propres) peut ainsi être substituée une seule échelle de graduation, qui permet de classer les différents végétaux et de leur attribuer une place, objectivée et quantifiée, dans la hiérarchie des aliments. Cette nouvelle conception alimentaire permet en outre de réinvestir les divisions alimentaires perçues et instaurées entre différents groupes nationaux ou raciaux et leur donner une nouvelle légitimité scientifique. Ainsi, après un long exposé sur la composition chimique des aliments, le médecin C. H. F. Routh, de l’hôpital royal de St Pancras, énonce en 1852 que la valeur nutritive de la viande peut être précisément mesurée, ce qui lui permet d’affirmer que la viande est deux fois plus nutritive que le blé. Mais surtout, selon lui, les nouvelles découvertes et analyses de la chimie alimentaire permettent d’apporter une explication scientifique aux différences « raciales » : c’est en raison de la faible teneur en substances azotées de leurs régimes alimentaires que les peuples se nourrissant principalement de végétaux sont plus « lâches et indolents » que les peuples carnivores, qui se caractérisent au contraire par leur courage et leur esprit conquérant (Routh 541-542).

8On constate des développements similaires dans les discussions autour de la pomme de terre. Au dix-huitième siècle, de nombreux intellectuels, comme Adam Smith ou Arthur Young, louent les vertus de ce tubercule qui permet, en raison de ses rendements importants, de se nourrir à moindre coût et de favoriser une certaine autonomie alimentaire chez les plus pauvres (Earle 69 ; Young 77). Si certains, comme Malthus, critiquent la pomme de terre, ce n’est pas tant en raison de ses propriétés nutritionnelles, mais précisément car elle permet une certaine autonomie vis-à-vis du marché, et entrave ainsi l’accroissement des heures de travail salarié (Malthus 577-580 ; Earle 141-151). Les critiques contre la pomme de terre deviennent de plus en plus fréquentes dans la première moitié du dix-neuvième siècle, mais elles demeurent jusque dans les années 1840 beaucoup plus d’ordre économique que scientifique (Otter 133-140). La survenue de la Grande Famine en Irlande, concomitante de l’essor de la nouvelle chimie alimentaire, remodèle considérablement le discours sur la pomme de terre, et la critique « économiste » se double alors d’une critique médicale et nutritionnelle insistant sur la faible teneur en protéines du tubercule. En parallèle d’autres types de discours, la chimie alimentaire est ainsi déployée pour expliquer a posteriori le désastre irlandais, justifier des hiérarchies raciales, et recommander des transformations agraires et alimentaires drastiques (Miller 2014). Pour Lyon Playfair, probablement le plus célèbre représentant de la nouvelle chimie alimentaire en Grande-Bretagne, c’est la faible teneur en protéines de la pomme de terre qui explique la supériorité des travailleurs anglais sur leurs homologues irlandais (Watson 26 ; Miller 2013). De la même façon, un docteur irlandais déclare dans les années 1860 que la quantité de travail que différentes « races » sont capables de fournir peut être directement mesurée à l’aune de la quantité de protéines contenue dans leur régime alimentaire. Et d’expliquer ainsi qu’à moins d’une modification substantielle de leur régime alimentaire, les Irlandais sont condamnés à une place inférieure sur l’échelle des peuples, aussi bas, dit-il, que les Indiens ou les peuples d’Amérique tropicale (Mapother 512).

9Un autre exemple intéressant de cette nouvelle grammaire de l’alimentation se trouve dans la création du musée de South Kensington, aujourd’hui le Victoria and Albert Museum. Ce musée, dont la création est décidée après l’énorme succès de la Grande Exposition de 1851, ouvre ses portes en 1857 avec pour objectif de cultiver et réformer les goûts du public, notamment ceux des classes populaires (Bennet 84). Le musée est alors un assemblage de collections diverses, comprenant notamment des œuvres d’art et des objets technologiques choisis pour leur raffinement, mais également une collection dédiée à l’alimentation, la Food Collection. L’objectif principal de cette collection, l’une des plus populaires du musée, est d’inculquer aux visiteurs les principes élémentaires de la composition chimique des aliments afin qu’ils soient en mesure de choisir ceux qui sont les plus nutritifs au meilleur coût. Cette priorité accordée à la chimie implique, selon les normes de l’époque, que la place de choix est là encore réservée aux aliments riches en protéines (Lankester 13, 36). Toute la collection est organisée autour d’une hiérarchisation des aliments selon leur composition chimique et articulée autour de l’idée que ce principe structurant peut s’appliquer aux aliments mais également aux différentes populations du globe. Une grande hiérarchie civilisationnelle peut ainsi être construite à partir des habitudes alimentaires de différents peuples (souvent simplifiées ou imaginées), et de leur teneur en « substances formatrices de chair ». Les visiteurs de la Food Collection peuvent par exemple apprendre que les peuples dont le riz constitue la base de l’alimentation sont nécessairement « faibles et indolents ». À l’inverse, si les peuples européens figurent parmi « les plus vigoureux », c’est en raison de leur consommation de blé, beaucoup plus riche en protéines (Lankester 15-16).

10Ce discours scientifique qui classe les aliments et les peuples n’est pas entièrement stabilisé ou dénué d’ambiguïtés et de questionnements. Par exemple, si la protéine sous-tend la supériorité raciale, il subsiste néanmoins des interprétations divergentes. Tout comme au début du siècle, les positions divergent : si, selon certains, il faut maximiser la prise de protéines, pour d’autres, c’est d’abord l’équilibre qui doit prévaloir, puisqu’un excès de protéines peut conduire à des « dispositions sauvages » (Anon. 1875, 415). Il ne s’agit là que d’un exemple des multiples contradictions et difficultés auxquelles se heurte cette nouvelle conception de l’alimentation, dont on aurait tort de surestimer la cohérence. Si l’absence de consensus fort ouvre le champ à des accusations d’incohérence, cette relative souplesse permet également à ce discours d’être utilisé dans de multiples contextes et de légitimer différents types de projets politiques ou constructions idéologiques.

Le corps et l’esprit

11Cette plasticité se retrouve dans la diversité des vertus attribuées aux aliments riches en protéines. Comme on l’a vu, c’est avant tout en raison de leur capacité à régénérer les tissus musculaires que les aliments protéinés sont considérés comme dotés d’une valeur nutritive plus importante. Mais ces caractéristiques proprement physiques sont fréquemment associées à des qualités morales et intellectuelles, comme nous l’avons vu par exemple avec le Dr Routh, pour lequel les peuples carnivores étaient jugés plus courageux que les peuples végétariens, « lâches et indolents ». Il s’agit bien là de qualités autant morales que physiques : la viande, en d’autres termes, ne produit pas que des muscles, elle confère à celui qui la consomme un caractère et des capacités mentales bien distinctes (Routh 541-542). De même, Lyon Playfair affirme-t-il en 1857, alors que la révolte des Cipayes en Inde est toujours en cours, que la « bravoure » et la « loyauté » des Gurkhas, soldats népalais restés fidèles à la couronne, s’expliquent sans doute par la teneur importante en protéines de leur régime alimentaire (Watson 26). Il s’agit là, à n’en pas douter, d’ajouter un mince vernis scientifique à des stéréotypes et constructions idéologiques souvent beaucoup plus anciens, mais certains tentent également de trouver des preuves expérimentales de la supériorité morale et intellectuelle conférée par la protéine. Des auteurs s’appuient ainsi sur des expériences conduites dans les années 1860 pour affirmer que les membres des professions intellectuelles et supérieures (avocats, écrivains, scientifiques) sécrètent davantage d’urée (un produit issu de la décomposition des protéines) que ceux des classes laborieuses et ont donc besoin d’apports en protéines plus importants. Ceci s’expliquerait, selon eux, par le fait que l’activité intellectuelle entraîne une destruction des tissus plus importante que l’activité musculaire. Ainsi, les substances « formatrices de chair » sont non seulement nécessaires pour produire des corps musculeux, mais elles expliquent également la supériorité intellectuelle de certains groupes sociaux ou ethniques (Cameron 23).

12Ce discours n’est pas sans rencontrer de nombreuses oppositions, notamment à partir des années 1860, période à laquelle commence à se développer l’idée que l’activité physique n’implique pas forcément de destruction des tissus musculaires, mais nécessite avant tout l’apport de sucres et de graisses (Carpenter 55-76). Pour autant, malgré un consensus scientifique croissant sur cette question, la protéine demeure au centre des imaginaires chimico-alimentaires, visibles autant dans la publicité (O’Hagan 1-24) que dans les discussions politiques et sociales. L’économiste italien Francesco S. Nitti publie par exemple à la fin du dix-neuvième siècle, dans le très respecté Economic Journal, une étude associant considérations physiologiques et données statistiques qui tente de démontrer l’existence d’une relation de proportionnalité directe entre la productivité des travailleurs de différentes nations et leur consommation de viande. Nitti souligne ainsi la vigueur des travailleurs britanniques et américains habitués à une consommation de viande régulière, et critique au contraire la très mauvaise condition physique des ouvriers napolitains, qu’une faible consommation de protéines rend « fainéants, apathiques et souvent complètement dégénérés » (Nitti 62). Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle au moins, la viande reste ainsi associée à la supériorité nationale et raciale, ainsi que le montrent ces propos de Nitti :

  • 2  « When we see a few tens of thousands of well-fed English carnivores holding in subjection a hundr (...)

Lorsque l’on voit quelques dizaines de milliers d’Anglais carnivores et bien nourris tenir sous leur joug des centaines de millions d’Hindous, l’on comprend immédiatement que ce phénomène est sous-tendu par les mêmes raisons qui font que, dans le monde animal, les carnivores sont les maîtres et les herbivores, les esclaves2. (Nitti 31)

13Le même type de constructions se retrouve dans le travail d’un médecin écossais, David McCay, qui produit plusieurs études remarquées à la fin des années 1900 sur la nutrition dans les prisons indiennes (Arnold 1994, 12-15). David McCay est professeur de physiologie au Medical College de Calcutta et s’intéresse tout particulièrement aux régimes alimentaires dans les prisons du nord de l’Inde et au Bengale. Pour évaluer le caractère adéquat des différentes rations qu’il étudie, McCay se fonde presque exclusivement sur l’apport en protéines, qu’il érige en marqueur décisif de supériorité physique et civilisationnelle. Ce critère peut ainsi être utilisé pour catégoriser et hiérarchiser les différentes populations indiennes : c’est selon lui la faible quantité de protéines ingérées par les Bengalis qui explique non seulement leur « mauvais développement physique », mais également leur « relâchement, et leur manque de vigueur et de tonus ». À l’inverse, McCay affirme que les habitants du Bihar, dans le nord-est de l’Inde, dont la consommation de protéines est significativement supérieure, bénéficient non seulement d’un meilleur développement physique mais font en outre preuve de davantage « de vivacité, d’énergie et de dynamisme ». À l’instar de Playfair cinquante ans plus tôt, mais en s’appuyant sur des études expérimentales et des données chiffrées, McCay reprend ainsi les stéréotypes courants de l’époque attribuant des caractéristiques aux différentes « races », tout en les fondant sur des explications non pas historiques ou climatiques comme c’était souvent le cas, mais simplement alimentaires (Arnold 1994, 12-15 ; Streets 52-87). Pour McCay, il ne fait ainsi aucun doute que la quantité de protéines ingérées est le plus important des facteurs influant sur « la position d’un peuple, d’une tribu ou d’une race sur l’échelle du progrès humain » (McCay 1910, 221-222).

  • 3  « It is animal proteid that is the true food of the brain nerves ; and hence all the more energeti (...)

14Ces idées persistent au moins jusqu’à la première Guerre Mondiale. Un éditorial du British Medical Journal affirme ainsi en 1906 que la « virilité de la nation » dépend d’une consommation élevée de protéines (Anon. 1906, 582). Parallèlement, le Dr Crichton-Browne (président de l’Association des inspecteurs sanitaires) estime qu’il existe une « loi biologique », confirmée par l’histoire, corrélant « succès racial » et consommation de protéines (Crichton-Browne 25). Pour lui, la recherche de viande, en raison de la plus grande difficulté à s’en procurer, a joué un rôle évolutif majeur et a « largement contribué au progrès de la civilisation ». Comme d’autres auteurs cités précédemment, Crichton-Browne, qui est psychiatre, associe considérations physiologiques et comparaisons historiques pour appuyer sa défense des protéines, qu’il considère comme étant « the true food of the brain ». Les vertus de ces nutriments sont tout autant physiques que mentales selon lui, car leur consommation encourage la « précision des opérations mentales ». Le médecin établit ainsi un lien direct entre supériorité civilisationnelle et alimentation, non seulement protéinée, mais carnée : « ce sont les protéines animales qui alimentent le cerveau et les nerfs ; c’est la raison pour laquelle toutes les races les plus énergiques et caractérisées par leurs prouesses intellectuelles mangent de la viande3 » (Crichton-Browne 35). Loin d’être isolée, cette défense de la viande doit être replacée dans le contexte des années 1900, marquées par une anxiété croissante concernant les aptitudes physiques des citoyens britanniques et une peur diffuse de la dégénérescence, notamment des classes populaires. Celles-ci s’expriment notamment devant le « Comité sur la détérioration physique » (1903), mis en place après la guerre des Boers, qui a mis en lumière les mauvaises conditions physiques d’une partie de la population. Dans un contexte de compétition internationale de plus en plus aiguë, ces craintes contribuent à faire du corps des Britanniques un enjeu central de la période édouardienne (Zweiniger-Bargielowska 13). Les défenses de la viande et de la consommation de protéines doivent ainsi être replacées dans un moment où se cristallise une association forte entre citoyenneté et condition physique et qui érige le muscle comme signifiant majeur d’une forme de supériorité « civilisationnelle ».

Un outil, des usages pluriels

15Comme on vient de l’exposer, le développement de la chimie alimentaire à partir des années 1840 fournit donc des arguments neufs aux défenseurs de la suprématie du régime carné et donne une nouvelle légitimité aux discours instituant des hiérarchies entre les différents peuples ou « races » en fonction de leurs régimes alimentaires. On ne saurait néanmoins affirmer que les développements de la chimie alimentaire contribuent simplement, et de façon univoque, à un renforcement des stéréotypes raciaux. Si ce nouveau discours a tendance à donner une assise scientifique à des imaginaires associant consommation de viande et supériorité raciale, on peut également y déceler des tendances contraires et des effets potentiellement déstabilisateurs sur ces constructions intellectuelles. Il convient donc ici de saisir le développement de ce discours et de cette méthode scientifiques dans toute leur complexité.

16Il importe tout d’abord de bien noter la dimension tactique de nombre de ces constructions raciales, qui servent fréquemment des objectifs réformistes. Qu’il s’agisse de Mapother, de Nitti ou de McCay, la comparaison entre des Anglais vigoureux et des Irlandais, des Napolitains ou des Bengalis apathiques vise souvent moins à figer les distinctions raciales qu’à insister sur la nécessité de mieux nourrir les peuples colonisés ou groupes subalternes. Si la chimie alimentaire peut, d’un certain côté, donner une assise scientifique aux constructions racialistes, elle peut, dans le même temps, introduire l’idée d’une plus grande porosité des frontières, puisqu’il suffirait finalement de consommer davantage de protéines pour intégrer le camp des « races » ou groupes jugés supérieurs. Ainsi, lorsque Playfair suggère que le comportement des différents peuples est déterminé par leur alimentation, certains s’offusquent des effets potentiellement déstabilisateurs de ces idées sur le caractère absolu et « indestructible » des différences raciales, fondées sur des « qualités inhérentes » et donc peu susceptibles d’être modifiées par un simple changement d’alimentation (Letheby 281). De la même façon, lorsque le Dr McCay insiste sur les différences entre divers peuples indiens, ce n’est pas pour les figer mais bien pour les transcender puisqu’en définitive il suffirait de donner davantage de protéines aux Bengalis pour les transformer en race martiale. Ce faisant, McCay et d’autres posent les bases d’une forme d’ingénierie alimentaire, qui sera au cœur de multiples interventions impériales et humanitaires, souvent contestées, pendant le reste du siècle (Sparks ; Robins ; Worboys). Cette question dépasse largement le cadre de cet article, mais il s’agit simplement ici de souligner les tensions au centre de cette nouvelle mesure de la différence, qui, d’une main, érige ou renforce des hiérarchies civilisationnelles et, de l’autre, incite à des interventions pour remédier aux problèmes de malnutrition. Les sciences nutritionnelles peuvent ainsi être aussi bien utilisées pour justifier des inégalités que pour les contester, et des nationalistes en Inde et ailleurs utiliseront d’ailleurs ces savoirs pour critiquer les autorités coloniales (Arnold 1994, 23).

17Ensuite, si ce type de métrique nutritionnelle permet de hiérarchiser les aliments selon leur teneur en protéines et, ainsi, d’objectiver la valeur de la viande, il permet également de comparer les végétaux entre eux ou avec la viande. Comme on l’a souligné plus haut, il ne s’agit plus de considérer les substances alimentaires sous l’angle de leur appartenance à un « règne » ou une catégorie qui auraient des propriétés bien distinctes, mais plutôt de les placer sur une même échelle quantitative. La chimie peut ainsi permettre, d’une certaine façon, de déstabiliser la frontière, autrefois beaucoup plus étanche, entre le végétal et l’animal. Les militants du mouvement végétarien ne s’y trompent d’ailleurs pas et font fréquemment usage de ces savoirs scientifiques. Sans pouvoir ici analyser dans le détail la naissance et les évolutions de ce mouvement, qui a par ailleurs déjà été bien étudié (Gregory 2007), on notera ici simplement que les pamphlets pro-végétariens mobilisent fréquemment la chimie alimentaire, non seulement pour la légitimité scientifique qu’elle confère à leur cause, mais surtout parce qu’elle permet de comparer, et substituer, le végétal à l’animal. On voit ainsi apparaître, dès les années 1840, des publications en faveur du régime végétarien déployant les découvertes récentes de la chimie alimentaire pour montrer que les pois, les haricots et les lentilles contiennent davantage de protéines que la viande et, surtout, pour insister sur le coût bien moindre des protéines d’origine végétale. On peut ainsi apprendre dans un petit traité de 1847 que la même quantité de substances « formatrices de chair » coûte environ dix fois plus cher dans le bœuf que dans les haricots secs (Anon. 1847, 15).

18Un autre exemple se trouve dans les écrits de Eustace Miles, l’un des plus célèbres représentants du mouvement végétarien dans les années 1900. Personnage aux activités multiples (il est à la fois champion de tennis et propriétaire d’un restaurant végétarien à Londres), il est également l’auteur de nombreux traités sur la nutrition. L’un d’entre eux, What Foods Feed Us (1905) nous intéresse ici tout particulièrement puisqu’il est entièrement consacré à la quantité de protéines contenue dans différents aliments. « La protéine d’abord », proclame Miles, pour qui il s’agit de la substance la plus « vitale et indispensable ». Pour « choisir les bons aliments de façon scientifique », il suffit ainsi de connaître leur teneur en protéines, afin de pouvoir sélectionner les substances qui en contiennent le plus et permettent de « construire les corps » de la façon la moins coûteuse possible. L’un des objectifs de Miles, exposé dans d’autres écrits (The Failures of Vegetarianism, 1902) est en effet de débarrasser les végétariens de leur image de personnages malingres et mystiques et de montrer que l’on peut se passer de viande tout en mangeant de « façon scientifique » et en développant un corps robuste. Miles propose ainsi à ses lecteurs des tableaux de composition chimique des aliments, incluant également le prix des protéines contenues dans les substances animales et végétales afin de montrer que ces dernières sont plus avantageuses (Miles 1905, 13). En plaçant tous les aliments sur une même échelle quantitative, l’approche chimique des aliments peut ainsi proposer des produits de substitution et, plus généralement, contribuer à un discours de remise en question du caractère distinctif des propriétés de la viande.

Des normes contestées

19L’approche scientifique est également plus facilement falsifiable, c’est-à-dire qu’elle peut être réfutée par des tests empiriques, contrairement aux conceptions du dix-huitième siècle. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, de nombreux scientifiques tentent de définir la quantité optimale de protéines ingérées. Selon les normes généralement admises alors, il était nécessaire de consommer environ 120 grammes de protéines par jour. Mais entre 1890 et la première guerre mondiale, plusieurs scientifiques tentent de montrer que ces quantités sont largement surévaluées (Treitel 52-73). Le plus célèbre d’entre eux, Russell Chittenden, de Yale, met ainsi en place plusieurs protocoles expérimentaux ambitieux pour déterminer jusqu’à quel point il est possible d’abaisser la consommation de protéines sans mettre en danger la santé et la forme physique. Son travail est guidé par l’idée que les populations américaine et européenne mangent dans l’ensemble trop de protéines et qu’il est non seulement possible, mais souhaitable, de diminuer cette consommation. Il estime en effet que le régime alimentaire contemporain surcharge le système digestif, provoquant ainsi de multiples désordres (la goutte, par exemple). Il ajoute que la consommation élevée de viande s’accompagne de dépenses alimentaires trop importantes – les protéines d’origine animale étant particulièrement coûteuses – qui pourraient aisément être rationalisées et diminuées (Chittenden 8-18). Chittenden estime ainsi que les niveaux de consommation doivent être au moins divisés par deux, en d’autres termes qu’il est tout à fait possible d’être en bonne santé avec 60 grammes de protéines par jour (ce qui correspond à peu près aux normes actuelles). En s’appuyant sur la méthode expérimentale, d’autres scientifiques après Chittenden recommandent ainsi une réduction de la consommation de protéines et remettent largement en question la suprématie de cette catégorie nutritionnelle. Le Danois Hindhede, qui estime que l’on peut abaisser le seuil à 12,5 grammes par jour, affirme ainsi que l’importance accordée à la protéine, « sur laquelle tout le monde s’est focalisé ces cinquante dernières années », n’était rien moins qu’une « erreur colossale » (Hindhede 134). Comme on l’a vu plus haut, les positions de ces chercheurs sont largement débattues au cours des années 1900, et de nombreux chercheurs continuent de valoriser la viande et les protéines. Il ne fait néanmoins aucun doute que la protéine voit dès lors son prestige diminuer considérablement, et la calorie, qui permet une approche encore plus globale de l’alimentation et de favoriser des aliments moins coûteux, devient progressivement la catégorie privilégiée par la science et plus encore par le politique (Cullather 337-364).

20Pour bien comprendre le développement et l’importance de ces recherches, en particulier en Grande-Bretagne, il conviendrait de les replacer avec précision dans le contexte économique, social et sanitaire du tournant du vingtième siècle. Même s’il n’est pas possible de restituer ici ces éléments dans le détail, il importe néanmoins d’en mentionner quelques aspects, afin de bien insister sur le fait que, quelles que soient les méthodes expérimentales utilisées ou les conclusions auxquelles celles-ci mènent, ces travaux scientifiques sont toujours très étroitement imbriqués dans leur contexte historique. Ainsi, la remise en question des normes acceptées au dix-neuvième siècle s’inscrit, en Grande-Bretagne comme ailleurs, dans un contexte d’essor des préoccupations sanitaires concernant l’industrie de la viande, qu’il s’agisse d’épidémies (tuberculose bovine et fièvre aphteuse), ou des conditions sanitaires déplorables existant dans les abattoirs, exposées en particulier dans le roman de Upton Sinclair, The Jungle publié en 1906 (Neill 83). Mais ces nouveaux standards apparaissent également dans un contexte de développement des inquiétudes et des revendications sur les conditions de vie ouvrières. À ce titre, il est intéressant de noter la coïncidence de l’émergence de ces nouvelles estimations avec la publication de Poverty, A Study of Town Life, ouvrage de Seebohm Rowntree en 1901. Dans le cadre de son enquête sur les conditions de vie des ouvriers à York, Rowntree établit un seuil de pauvreté, sous lequel il estime que vivent près de 30 % des habitants de la ville de York. Afin d’établir ce seuil, Rowntree, qui a une formation de chimiste, a notamment utilisé des normes nutritionnelles pour calculer le budget minimal à consacrer à l’alimentation et s’est fondé sur les estimations les plus hautes des apports nécessaires en protéines (125 grammes par jour) (Rowntree 88-97). Lorsque de nouvelles estimations sont proposées par Chittenden en 1904, celles-ci sont accueillies par de nombreux scientifiques et responsables politiques avec un certain soulagement. Ces nouvelles normes, selon eux, autoriseraient en effet une réduction du budget à consacrer à l’alimentation, ce qui permettrait de faire passer mécaniquement un grand nombre de personnes au-dessus du seuil de pauvreté (Wheatley 576). De façon plus générale, s’il s’avérait que l’apport calorique était plus important que l’apport en protéines, cela permettrait d’encourager la consommation d’aliments beaucoup moins coûteux.

  • 4  La question des déficits protéiques sera notamment l’objet de toutes les attentions après la secon (...)

21Le point central ici est que les normes évoluent, sont débattues et que la suprématie de la protéine est assez vivement remise en question dans les années 1900, en d’autres termes que le rôle de la science dans le renforcement de constructions racialo-alimentaires est loin d’être univoque. En guise d’épilogue, on soulignera ici une forme de volte-face épistémologique, puisque les partisans de la protéine eurent dès lors tendance à remettre en cause l’approche expérimentale en arguant qu’une expérience sur quelques individus pendant quelques jours ou semaines, ne saurait remettre en question des traditions alimentaires séculaires. L’un d’entre eux estime ainsi que « l’expérience prolongée » a une valeur infiniment plus grande que quelques « expérimentations isolées » (Melville 1337), tandis que Crichton-Browne explique en 1910 que les pratiques alimentaires ne doivent pas s’appuyer sur des expériences de laboratoire, mais bien davantage sur l’étude des traditions diététiques réelles. En d’autres termes, la suprématie de la protéine serait validée non par des expérimentations scientifiques mais par l’expérience accumulée : les peuples les plus conquérants consomment de la viande, c’est donc que celle-ci est nécessaire (Crichton-Browne 24-25). Les débats demeurent vifs tout au long des années 1900, mais ils montrent bien que l’approche scientifique peut amener à réfuter certaines corrélations entre régime alimentaire et suprématie raciale. L’avènement de la calorie comme catégorie nutritionnelle centrale, tout autant que la découverte du rôle des vitamines, eurent ensuite tendance à reléguer au second plan l’importance de la protéine, mais celle-ci fut à plusieurs reprises l’objet de toutes les attentions dans les phénomènes de malnutrition4. Il s’agit là d’une autre histoire, mais comme en témoignent les nombreux débats contemporains en lien avec la crise environnementale, les protéines n’en ont pas fini d’avoir une histoire politique.

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Notes

1  On traitera ici principalement du cas de l’Angleterre, ceux de l’Écosse et du Pays de Galles étant complexes et singuliers, méritant des études à part entière. Sur la question de la représentation des coutumes alimentaires écossaises, voir Fraser & Knight.

2  « When we see a few tens of thousands of well-fed English carnivores holding in subjection a hundred millions of Hindus, we understand at once that this phenomenon has precisely the same basis as that of the carnivora in the animal world being the masters and the herbivora the slaves ».

3  « It is animal proteid that is the true food of the brain nerves ; and hence all the more energetic races of the world and those most distinguished for intellectual capacity have been meat-eaters. »

4  La question des déficits protéiques sera notamment l’objet de toutes les attentions après la seconde guerre mondiale. Voir par exemple Semba à ce sujet.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. « The Gate of Calais ».
Légende O the Roast Beef of Old England (‘The Gate of Calais’), William Hogarth, 1748.
URL http://journals.openedition.org/cve/docannexe/image/13131/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 672k
Titre Figure 2. « Politeness ».
Légende Politeness, James Gillray, 1779.
URL http://journals.openedition.org/cve/docannexe/image/13131/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 856k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Arnaud Page, « ‘The True Food of the Brain’ : protéines et constructions raciales en Angleterre, 1840-1910 »Cahiers victoriens et édouardiens [En ligne], 97 Printemps | 2023, mis en ligne le 21 mars 2023, consulté le 22 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/cve/13131 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cve.13131

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Auteur

Arnaud Page

Arnaud Page est maître de conférences en civilisation britannique à Sorbonne Université depuis 2010 et membre du centre HDEA. En 2022-2023, il bénéficie d’une délégation CNRS auprès du Centre de Recherches Historiques (EHESS), où il appartient au groupe de recherche en histoire environnementale (GRHEN). Ses travaux portent sur l’histoire des sciences et l’histoire environnementale de la Grande Bretagne, et plus particulièrement sur l’histoire de l’agronomie et de l’alimentation. Il prépare actuellement une monographie consacrée à l’histoire de l’azote (1840-1914) comme pivot d’une nouvelle approche quantitative des phénomènes liés à la nutrition, tant animale que végétale.
Arnaud Page is Senior Lecturer in British History at Sorbonne University and a member of the HDEA research center. He is currently a fellow of the Centre de Recherches Historiques (CNRS/EHESS), where he belongs to the environmental history research group (GRHEN). He works on the history of science and of the environment in Great Britain, and more precisely on the history of agricultural science and food. He is currently writing a book on the role of nitrogen (1840–1914) in setting up a new quantitative approach to animal and vegetal nutritional processes.

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