1Lorsque Robert Browning et son épouse, Elizabeth Barrett Browning, viennent s’installer à Florence en 1848, l’Italie est encore sous le joug de l’Autriche et des arrangements du congrès de Vienne. L’Europe est alors très largement monarchique, et seule l’Angleterre peut encore incarner l’aspiration à l’émancipation des peuples. Mais en 1861, lorsque Robert quitte l’Italie après la mort de son épouse, la république vient d’être proclamée et l’unité semble sur le point d’être achevée. Entre ces deux dates, depuis les fenêtres de la Casa Guidi, toute proche du Palais Pitti, siège de l’autorité du Grand-Duc de Toscane, les deux poètes vont assister aux événements du Risorgimento en prenant fait et cause pour l’unité italienne. Dans le poème Casa Guidi Windows, écrit en deux parties avant et après les événements de 1848–1849, Elizabeth Barrett Browning s’engage de façon ferme et claire pour cette évolution, ce qui lui vaut encore aujourd’hui d’être comptée comme une héroïne de la cause italienne. Robert, qui n’est pas moins engagé sur ces questions, semble ne pas avoir été capable d’adopter dans son œuvre une prise de position similaire, du fait de sa constante réticence à s’exprimer trop directement dans ses vers. Pourtant, dans le poème « Old Pictures in Florence » (publ. 1855), il se montre aussi explicite qu’il peut l’être, allant jusqu’à endosser, pour une fois, le manteau du prophète politique. Cet article a pour objet de montrer comment la tension entre la certitude prophétique et le modèle évolutif offert par l’histoire de l’art permet au poète de faire valoir une lecture du passé qui ne s’enferme pas dans la référence réactionnaire à un idéal perdu. Si le poème joue sur le modèle de l’inspiration prophétique, la puissance visionnaire du locuteur porte d’abord sur les traces oubliées du passé dans le présent, qui lui permettent de percevoir le sens de l’évolution humaine et d’en affirmer les développements futurs. C’est en portant sur ce passé son œil de prophète qu’il est en quelque sorte capable de se faire historien de l’avenir. Il propose ainsi un modèle plus réformateur que révolutionnaire qui trouve dans les forces du passé l’énergie d’une refondation à l’opposé de la volonté révolutionnaire de faire table rase de l’ancien monde.
- 1 S’il est toujours difficile d’affirmer avec certitude quelles ont pu être les sources des poèmes de (...)
2Dans Sordello, long poème épique commencé en 1836 et publié en 1840, Robert Browning s’était déjà emparé de l’histoire politique italienne comme modèle par excellence des complexités de l’évolution historique des états et du rôle que doit y tenir l’artiste. Dans cette œuvre, le troubadour Sordello se trouve tiraillé entre la possibilité d’agir que lui offre sa position dans le camp aristocratique des gibelins et son attirance pour les éléments pré-républicains qu’il devine dans la cause des guelfes. Cette simplification des enjeux politiques du xiiie siècle, qui doit sans doute beaucoup à l’historien suisse d’inspiration républicaine Sismondi1, permet à Robert Browning de développer ses idées républicaines dans un univers théorique presque manichéen à force d’abstraction.
3Dans l’Europe des années 1840, une telle prophétie semble en effet devoir rester de l’ordre de la fiction. L’ordre monarchique et la division politique imposés à l’Italie par le congrès de Vienne semblent destinés à durer, et les espoirs des exilés politiques italiens que l’on rencontre à Londres à cette époque paraissent relégués à l’avenir le plus lointain. Dans ces conditions, la chronologie visionnaire de Sordello permet pour ainsi dire de penser l’évolution historique en-dehors de tout contexte chronologique propre. En plaçant la puissance prophétique de Sordello dans un passé lointain, mais visant un futur incertain au-delà de l’époque de sa rédaction elle-même, le poème court-circuite la chronologie et garantit à peu de frais la validité de sa réflexion. La vision de Sordello lui révèle la destinée libératrice de l’histoire italienne sans en décrire les étapes ni les conditions d’avènement : il faudra bien que cela ait lieu un jour, et le poème trouvera tôt ou tard sa validation.
- 2 Browning a peut-être eu l’occasion de rencontrer Mazzini par l’entremise des époux Carlyle. Sans se (...)
4« Old Pictures in Florence » fut publié dans Men and Women en 1855 mais sans doute composé deux ans auparavant. Les événements de 1848–1849 et notamment la proclamation de la République Romaine dont le républicain Giuseppe Mazzini2 fut le triumvir inspiré ont montré que les aspirations du peuple italien à l’unité et à la république étaient toujours vives, n’attendant que des circonstances diplomatiques et militaires propices pour faire advenir le nouvel état.
- 3 Cette dimension très personnelle du poème, l’un des rares exemples d’écriture in propria persona da (...)
5Pour traiter des espoirs et des doutes soulevés par ces événements, le poème adopte une stratégie différente à la fois de celle choisie dans Sordello et des pratiques d’écriture du reste du recueil dans lequel il est publié. Presque tous les autres poèmes de Men and Women se présentent comme prononcés par un locuteur qui n’est pas le poète (c’est ce qu’on a défini par la suite comme monologue dramatique), et dont la parole se situe dans une époque et une culture plus ou moins reculées, en tout cas clairement distinctes de celles du poète. Pour ce qui est de « Old Pictures in Florence », le locuteur ne se distingue de Robert Browning lui-même que par la localisation de sa villa sur les hauteurs de la ville, figurant la prise de distance qui lui permet d’embrasser toute la cité, ses arts et son histoire, dans une lecture totalisante. En revanche, tous les traits de caractères qui le décrivent le rapprochent du poète de façon peut-être plus étroite qu’aucun autre de ses locuteurs, en premier lieu sa passion pour la peinture des primitifs toscans et sa pratique de chasseur de trésors enfouis et de fresques oubliées3.
6Ce qui semble expliquer cette entorse aux règles habituelles de sa production, c’est la volonté qu’a Robert Browning de produire, pour une fois, un texte véritablement prophétique, dans la lignée de Shelley et d’Elizabeth Barrett Browning.
River and bridge and street and square
Lay mine, as much at my beck and call,
Through the live translucent bath of air,
As the sights in a magic crystal ball. (9–12)
7La vue de la cité, qui évoque les panoramas pittoresques de villes italiennes qui circulent dans toute l’Europe à cette époque sous forme de gravures ou d’estampes, offre la ville à la merci de la pulsion interprétative du locuteur, dont la puissance est renforcée par sa distance. La note grotesque qui fait de lui une sorte de voyante de foire, Mme Sesostris avant l’heure, peut être mise sur le compte de la réticence de Robert Browning à parler en prophète. Le paysage s’offre ici à l’interprétation du locuteur, c’est-à-dire à une forme de lecture. Dès ces premières strophes, le vocabulaire de la vision (« sight ») qui confond la vision extralucide, capable de percer le voile des apparences, et l’observation objective du réel, sert à décrire le pouvoir singulier du locuteur. Le terme « translucent » dénote ainsi l’idée d’une manifestation pleine et entière de la vérité : il semble qu’entre l’image et l’observateur, l’épaisseur du réel n’oppose aucune opacité, que tout est immédiatement manifeste et transparent dans sa signification. À l’inverse, l’expression « at my beck and call » suggère une activité plus malhonnête : la voyante est capable de choisir quelles images apparaissent, ou du moins de les mettre à son service, c’est-à-dire de les plier à l’interprétation de son choix. La boule de cristal fait alors figure de cadre d’interprétation : en fixant à sa guise les limites du paysage qu’il contemple, le locuteur lui impose déjà une unité susceptible de faire sens. On peut dès lors déceler dans cette métaphore une satire du modèle romantique de la nature révélant ses secrets au poète. Si le locuteur est une voyante de foire, on peut le soupçonner de projeter dans le paysage ses propres désirs.
8Le choix d’une strophe de huit vers et le ton à demi sérieux, à demi badin du poème suggèrent ici un rapprochement avec le Dom Juan de Byron comme second modèle de l’engagement du poète, laissant plus de place à l’ironie, et permettant au poète de garder une certaine distance avec le sérieux de son propos sans nécessairement affaiblir la portée de ses analyses. Mais le clin d’œil ironique ne fait que renforcer l’affirmation de la puissance de vision extralucide du locuteur, qui lui permet à la fois d’embrasser la totalité du paysage et de scruter un à un chaque détail, de voir au travers des couches du temps comme au travers des murs des églises.
’Twixt the aloes I used to lean in chief,
And mark through the winter afternoons,
By a gift God grants me now and then,
In the mild decline of those suns like moons,
Who walked in Florence, besides her men.
They might chirp and chaffer, come and go
For pleasure or profit, her men alive—
My business was hardly with them, I trow,
But with empty cells of the human hive ;
—With the chapter-room, the cloister-porch,
The church’s apsis, aisle or nave,
Its crypt, one fingers along with a torch—
Its face, set full for the sun to shave.
Wherever a fresco peels and drops,
Wherever an outline weakens and wanes
Till the latest life in the painting stops,
Stands One whom each fainter pulse-tick pains!
One, wishful each scrap should clutch its brick,
Each tinge not wholly escape the plaster,
—A lion who dies of an ass’s kick,
The wronged great soul of an ancient Master. (29–48)
9La temporalité dans laquelle se développe cette vision est celle d’un après-midi crépusculaire d’hiver, où le jour et la nuit se confondent (« those suns like moons », 32). Mais cette suspension apparente de l’ordre de la nature, traditionnellement associée à l’indistinction, ce moment « entre chien et loup » où toutes les apparences sont trompeuses, est ici moment d’une élection divine (« By a gift God grants me now and then », 31) qui garantit au contraire la vérité de toute vision. Dès lors, non content de percer les murs des églises (« the chapter-room, the cloister-porch, / The church’s apsis, aisle or nave », 38–39), le locuteur est capable de voir clair dans l’obscurité des cryptes, de percevoir la vie qui coule dans les veines des fresques mourantes (« pulse-tick », 44) et jusqu’aux âmes des artistes maudits venus hanter les lieux où dépérissent leurs œuvres (« The wronged great soul of an ancient Master » 48). Dans un passage qui thématise l’opposition de l’occulte (« Its crypt, one fingers along with a torch », 40) et du manifeste (« Its face, set full for the sun to shave » 41), le verbe « mark » (30) qui décrit cette étrange activité du regard, désigne lui aussi l’ambiguïté de la vision prophétique, entre révélation passive et interprétation active : s’il fait référence d’abord à la perception lucide capable de distinguer ce qui était d’abord imperceptible, il peut également nommer le fait d’imposer aux choses des signes, et dans ce contexte pictural, évoque une activité graphique. Si cette vision opère comme une lecture du paysage, elle s’accompagne d’une forme de réécriture qui se superpose à la vision simplement humaine des apparences. En ceci, le pouvoir visionnaire du locuteur s’apparente à celui des artistes eux-mêmes, dont les figures sont douées d’une force de vie qui leur est propre. Le choix de la fresque (« fresco », 41), technique dont le nom connote la fraîcheur d’œuvres encore pleines de sève mais qui menacent de disparaître avec le plâtre sur lequel elles reposent, souligne le pathétique de cette disparition. Si les artistes sont morts depuis longtemps, la négligence de leurs œuvres les condamne à une seconde mort.
10Cette vision permet ainsi au locuteur de percevoir le passé à travers le présent, et la vie de ce qui semblait inerte. Ce pouvoir singulier sert dans le poème au moins deux fonctions : il donne au locuteur un accès apparemment immédiat à la vérité de l’histoire de l’art pour réhabiliter les artistes oubliés ou délaissés, et permet ainsi à ceux-ci, retrouvant la place qu’ils méritent, d’échapper à la malédiction qui les condamne à hanter les lieux où languissent leurs chefs-d’œuvre aujourd’hui ignorés.
- 4 Humble replace les réflexions de Robert Browning dans le contexte des débats esthétiques et politiq (...)
11Le cœur du poème se compose ensuite de l’exposition dans le détail de cette théorie évolutive de l’histoire de l’art, qui rétablit la valeur des œuvres de la première Renaissance italienne dans une tension entre révolution esthétique et évolution progressive des potentialités de l’art. Cette représentation n’est pas sans rappeler la définition du gothique qui occupe tout le deuxième volume des Pierres de Venise de John Ruskin, publié en 1853. Pour Robert Browning comme pour Ruskin, les œuvres de ces peintres qui ont réussi à s’abstraire des modèles grecs transmis par l’influence byzantine en Italie du nord illustrent par excellence les vertus d’un art chrétien et démocratique4.
12Le poème décrit l’histoire de l’art en termes de croissance organique, dans laquelle la révolution opérée par les primitifs se présente comme un palier ouvrant sur une plus grande maturité, en dépassement de la perfection recherchée par les artistes grecs :
- 5 Il s’agit des statues antiques, commentées ici par les primitifs italiens.
Growth came when, looking your last on them5 all,
You turned your eyes inwardly one fine day
And cried with a start—What if we so small
Are greater, ay, greater the while than they!
Are they perfect of lineament, perfect of stature?
In both, of such lower types are we
Precisely because of our wider nature;
For time, theirs—ours, for eternity.
To-day’s brief passion limits their range,
It seethes with the morrow for us and more.
They are perfect—how else? they shall never change :
We are faulty—why not? we have time in store.
The Artificer’s hand is not arrested
With us—we are rough-hewn, no-wise polished:
They stand for our copy, and, once invested
With all they can teach, we shall see them abolished. (113–28)
13Dans cet extrait, l’enchâssement des voix (le locuteur s’adresse directement aux maîtres primitifs dans les deux premiers vers puis restitue leurs propres paroles qui échappent ainsi à l’oubli du temps passé) permet paradoxalement à Robert Browning de donner l’une des formulations les plus concises de sa conception de la vie et de l’art. Le passage de l’art antique aux inventions des premiers maîtres italiens est décrit en termes de croissance organique (« growth », 113) qui sort l’art de l’impasse de la perfection formelle. Or l’idée d’un art organique plutôt que géométrique sert précisément à définir la particularité de l’art gothique dans les débats esthétiques de l’époque victorienne. De fait, en associant l’idée de croissance organique aux développements de l’histoire de l’art elle-même, Robert Browning paraît en exclure l’art antique lui-même, puisque cette croissance ne peut se faire qu’après le rejet de son formalisme. Sur ce point, il est significatif que le poète ne fasse presque jamais usage du terme de gothique, sinon pour désigner le mouvement littéraire de ce nom. La raison en est peut-être qu’il s’agit pour lui de réfuter à la fois les connotations négatives attachées à ce terme, mais également l’idée même d’un art progressant par périodes distinctes, chacune récusant en bloc la précédente. C’est ainsi que, dans cet extrait, le mot « temps » (« time », 120) est associé à l’éphémère d’un « aujourd’hui » limité (« To-day’s brief passion limits their range », 121) contre l’« éternité » de la croissance à venir (« It seethes with the morrow for us and more » 122). La représentation de l’humanité dans son imperfection passionnelle illustre à la fois la doctrine chrétienne de la nature pécheresse de l’homme et la nécessité d’une aspiration, toujours insatisfaite dans l’existence terrestre, dans le perpétuel mouvement ascensionnel de l’évolution humaine. À l’immobilisme de la perfection abstraite de l’art antique, condamné parce qu’incapable d’indiquer la voie d’un dépassement répond la promesse d’immortalité paradoxalement révélée dans l’imperfection de l’éphémère : « They shall never change : […] we have time in store ». (123-4) Ce point de vue peut être rapproché de la justification de l’imperfection incarnée par l’art gothique chez Ruskin :
That admission of lost power and fallen nature, which the Greek or Ninevite felt to be intensely painful, and, as far as might be, altogether refused, the Christian makes daily and hourly, contemplating the fact of it without fear, as tending, in the end, to God’s greater glory […]. And it is, perhaps, the principal admirableness of the Gothic schools of architecture, that they thus receive the results of the labour of inferior minds ; and out of fragments full of imperfection, and betraying that imperfection in every touch, indulgently raise up a stately and unaccusable whole. (Ruskin 83)
14Cette supériorité de l’art de Giotto et de Cimabue répond surtout à la puissance du regard de voyant que décrit le locuteur du poème en parvenant à représenter l’invisible, l’âme immortelle que laisse deviner la chair imparfaite :
On which I conclude, that the early painters,
To cries of ‘Greek Art and what more wish you?’—
Replied, ‘Become now self-acquainters,
And paint man, man,—whatever the issue!
Make new hopes shine through the flesh they fray,
New fears aggrandize the rags and tatters.
So bring the invisible full into play,
Let the visible go to the dogs—what matters?’ (145–52)
15Dans cette discussion de rapport de l’art au temps, l’un des glissements les plus significatifs est jusqu’ici passé inaperçu, celui qui transforme les primitifs (« ancient Masters », 48) en précurseurs (« early painters », 145), dont les défauts techniques apparents sont autant de promesses de dépassement et de progrès. Le choix de ce terme contribue à réhabiliter ces artistes injustement négligés en les associant, non aux derniers instants de l’art des âges sombres, mais aux prémices d’un art véritablement chrétien qui triomphera avec Michel-Ange et Raphaël. La définition donnée ici de l’art chrétien est celle d’un art qui se fonde sur l’invisible, non pas en le transcrivant dans le visible mais en le manifestant comme invisible (« bring the invisible full into play », 151). Cette puissance de l’invisible doit ainsi opérer négativement, en représentant l’insuffisance du visible lui-même, les oripeaux charnels laissant deviner négativement la grandeur de l’âme dans le saisissement de l’espoir et de la peur (« Make new hopes shine through the flesh they fray, / New fears aggrandize the rags and tatters. », 149–50).
- 6 La relation complexe d’écho, d’émulation et de controverse entre les deux poèmes a fait l’objet d’u (...)
16Le poème de Robert Browning lui-même est saturé de cette tension entre le désir de voir et ce qui se soustrait à lui, entre la représentation et ses blancs, le caché et la révélation. Au contraire des puissantes descriptions développées par Elizabeth Barrett Browning dans Casa Guidi Windows, les œuvres des artistes mentionnés par Robert Browning ne sont jamais offertes au désir du lecteur par des descriptions, exercice périlleux qui risquerait de recouvrir ce qu’il veut nous faire voir6. De la même façon que ces œuvres exigent du locuteur-voyant qu’il perce le voile des apparences pour entr’apercevoir la vie de l’âme, la constante frustration du désir de description exige du lecteur qu’il perçoive en imagination les tableaux qu’on lui cache. C’est encore le même mouvement qui fait que ces artistes, qui ont tant besoin de révéler à nouveau leurs œuvres à un public qui les méprise, étant incapables de les voir réellement pour ce qu’elles sont, refusent d’indiquer au locuteur sous quel enduit grossier sont cachées leurs plus belles fresques.
17Dans les dernières strophes du poème, Robert Browning nous offre enfin la prophétie qui en donne la clef. Ce n’est qu’après que le joug autrichien aura été levé que l’Italie saura reconnaître à sa valeur le sens de son art :
How we shall prologuise, how we shall perorate,
Say fit things upon art and history—
Set truth at blood-heat and the false at zero rate,
Make of the want of the age no mystery!
Contrast the fructuous and sterile eras,
Show, monarchy its uncouth cub licks
Out of the bear’s shape into Chimæra’s—
Pure Art’s birth being still the republic’s. (265–72)
18Le discours à venir que promet ici le locuteur ressemble étrangement à celui que nous venons de lire, dans sa façon de tirer un sens historique et politique d’une réflexion portant sur l’histoire de l’art (« Say fit things upon art and history » 266). Les termes « prologuise » et « perorate » soulignent la dimension très rhétorique d’un tel discours, et, de ce fait, contribuent à prendre une plus grande distance vis-à-vis de ces affirmations apparemment péremptoires. Les rimes excessivement riches (« perorate »/« zero rate », « cub licks »/« republic’s ») et la dimension insolite et opaque des métaphores (« Set truth at blood-heat and the false at zero rate », « monarchy its uncouth cub licks / Out of the bear’s shape into Chimæra’s— ») sont les marques de cet emballement rhétorique qui change peu à peu ce discours passionné en gesticulation histrionique. Pourtant le contenu de ce discours reste très proche des théories historiques et politiques du poète, qu’il s’agisse de la dimension organique de l’évolution humaine (« fructuous and sterile eras ») ou des imperfections présentes comme promesses de progrès futurs (« the want of the age »).
- 7 « L’architecture du treizième siècle porte encore d’une autre manière l’empreinte des mœurs du temp (...)
- 8 Browning a plusieurs fois exploré, et largement parodié, cette nouvelle idéalisation du passé, de l (...)
19Robert Browning reprend les arguments de Ruskin et de Sismondi qui associent la « renaissance » des arts en Italie avec le renouveau des institutions républicaines des cités libres d’Italie du nord, et en particulier la république de Florence, avant la tyrannie des Medici7. Là où Elizabeth Barrett Browning lisait dans l’histoire de l’art italien la succession de « grands hommes » capables de s’abstraire de la tyrannie papiste de leur temps, associant la quête de l’unité à venir à la découverte de l’homme supérieur capable de la faire advenir (Pie IX, Napoléon III ?), Robert Browning associe quant à lui la renaissance de l’art au renouveau des instincts et des institutions républicaines. La référence au passé, dans une conception de l’histoire à la fois cyclique et évolutive, sorte de spirale ascendante, est donc ici tout sauf l’idéal réactionnaire du retour à un âge d’or8. Dans l’Italie de cette époque, l’esprit réactionnaire ne correspond pas seulement à la torpeur des peuples écrasés par la domination monarchique et papiste, mais bien à une idéologie construite et volontaire, incarnée par les théories de Metternich, l’un des personnages cachés du poème, en regard de Mazzini. Si l’art, ou la politique, était susceptible de connaître des moments de perfection, alors ces époques seraient en elles-mêmes condamnées à la stase. De la même façon, une conception de l’histoire qui ferait simplement alterner des phases d’expansion et de décadence enfermerait l’évolution humaine dans un cycle clos. Contre ces deux modèles, l’idéal d’une évolution constamment ascensionnelle est figuré dans le poème par de nombreuses figures d’aspiration verticale qui ne parviennent jamais à atteindre tout à fait leur but.
- 9 Browning reprend ici une anecdote racontée par Vasari, dans laquelle Giotto, pour prouver son talen (...)
20La plus éminente de ces figures représentant la promesse d’une évolution collective par le retour d’un art civique est celle du campanile de Giotto, qui ouvre et clôt le poème et en constitue le centre absent et incomplet. Il devient à son tour l’exemple absolu de la supériorité de l’œuvre inachevée sur la perfection géométrique dénuée de vie9 :
’Tis a life-long toil till our lump be leaven—
The better! What’s come to perfection perishes.
Things learned on earth, we shall practise in heaven.
Works done least rapidly, Art most cherishes.
Thyself shall afford the example, Giotto!
Thy one work, not to decrease or diminish,
Done at a stroke, was just (was it not ?) “O!”
Thy great Campanile is still to finish. (129–36)
21C’est sur le surgissement de cette tour dans le paysage, associé à la promesse d’un renouveau printanier, que s’ouvrait en effet le poème :
And of all I saw and of all I praised,
The most to praise and the best to see,
Was the startling bell-tower Giotto raised :
But why did it more than startle me? (13–16)
22L’énigme du sens à donner à ce saisissement n’est résolue qu’à la fin du poème, mais pourquoi le locuteur affirme-t-il que Giotto, tout comme les vieux maîtres qui refusent de lui dévoiler leurs œuvres masquées sous la chaux, lui a lui aussi joué un tour pendable ?
Giotto, how, with that soul of yours,
Could you play me false who loved you so? (17–18)
- 10 Browning développe des idées similaires à plusieurs reprises dans son œuvre. On en trouve une formu (...)
23Comme dans le cas des vieux maîtres du début du poème, le pouvoir surnaturel du locuteur prend la forme d’une sorte de nécromancie, capable de convoquer les grands morts du passé qui sont les détenteurs d’une vérité cachée concernant l’avenir de leur patrie, comme la sorcière d’Endor convoquant l’esprit de Samuel pour informer Saul (1 Samuel 28.3–25), ou Ulysse interrogeant les mânes de Tirésias au Chant XI de l’Odyssée. Ce rapprochement met en lumière un implicite de cette pratique prophétique qui établit la puissance prophétique prise en charge par le locuteur, à la fois nécromant et interrogateur, non sur un don divin personnel, mais sur son pouvoir d’interroger les morts, réels dépositaires d’une vérité qui échappe au conditionnement historique. Comme dans les exemples bibliques et homériques, la prophétie n’est pas un message du divin cherchant à corriger les péchés de la société, ce qui serait le cas des livres décrits habituellement comme prophétiques, mais la démarche d’un mortel venant tirer de l’Hadès ou du Shéol un prophète défunt pour l’interroger. Dans ce schéma, Giotto se voit investi du rôle de prophète parlant de l’au-delà, comme le sont Samuel et Tirésias dans le modèle Biblique et le modèle homérique. Une telle identification fait de tout artiste génial une figure prophète, l’inspiration étant en quelque sorte d’une commune nature divine, avant de se diversifier dans la pratique des artistes10.
24Le locuteur évoquait déjà cette commune nature des grands hommes inspirés, mais en la rassemblant sous le terme non de prophète, mais de poète :
For oh, this world and the wrong it does!
They are safe in heaven with their backs to it,
The Michaels and Rafaels, you hum and buzz
Round the works of, you of the little wit!
Do their eyes contract to the earth’s old scope,
Now that they see God face to face,
And have all attained to be poets, I hope?
’Tis their holiday now, in any case. (49–56)
25À l’inverse des maîtres primitifs, condamnés à hanter leurs œuvres pour tenter de recevoir la reconnaissance terrestre qui leur est due, les Michel-Ange et les Raphaël ont tourné le dos à l’expérience terrestre, étant désormais sortis de l’histoire, ou du moins de l’histoire de l’art, pour atteindre au monde de la permanence. Le choix de désigner le poète comme catégorie suprême de l’artiste inspiré renvoie en premier lieu à une forme de classification des formes artistiques présentes dès les premières œuvres de Robert Browning, qui donne la suprématie à la poésie parce qu’elle subsume les formes plastiques et musicales de création. Mais il correspond également à un emploi plus large, fondé sur l’étymologie grecque, qui n’a plus grand-chose à voir avec la composition versifiée. L’écho qu’on donnera à cette idée dépend bien sûr du degré de distance que l’on percevra entre le locuteur et le poète, et la conception de la valeur prophétique de l’art que le poème développe s’en trouvera modifiée : si l’on suppose que le poème est prononcé pour ainsi dire sans masque, alors on peut estimer qu’une telle référence octroie à la poésie une autorité prophétique supérieure, marquée dans le poème par cette capacité à faire parler les œuvres des autres artistes, donnant ainsi à des formes figées le pouvoir d’agir de nouveau sur le monde. Mais, en revanche, si on admet que la distance ironique qu’on perçoit tout au long du poème n’est pas une simple pose, mais correspond bien à un refus d’endosser pleinement le manteau du prophète, alors cette prophétie se teinte d’une ambiguïté radicale. Dans un cas, le poème entier prend la forme d’une élocution prophétique, dans un geste volontairement grandiose qui ne fait appel à l’ironie que par politesse. Dans le second, le locuteur lui-même n’est pas tout à fait aussi poète ni aussi voyant qu’il le prétend : sa prophétie n’est pas le fruit de sa puissance d’inspiration, mais seulement sa capacité à déchiffrer l’inspiration d’autrui, de mettre à jour la valeur de vérité prophétique masquée dans le geste d’un artiste véritablement inspiré, Giotto.
- 11 En réalité, Giotto n’a réalisé que le tout premier niveau du campanile. Browning a sans doute tiré (...)
26S’il n’est pas véritablement possible de trancher absolument entre ces deux lectures, il semble que la seconde s’accorde mieux avec le schéma nécromancien décrit plus haut. Qu’il soit véritablement poète ou non, le principal talent mis en avant par le locuteur du poème est son regard de critique et de collectionneur. Le cours du poème le présente avant tout comme spectateur et sectateur des grands maîtres du passé, rendant visite aux œuvres comme pour interroger l’oracle qu’elles manifestent. Rien de surprenant ici que l’oracle parle par énigme, comme il se doit pour tout oracle qui doit cacher tout autant qu’il révèle, taire plus encore qu’il ne dit, pour ne pas risquer de détourner le cours du destin. Cette prophétie autour de laquelle tourne le poème, c’est le campanile de Santa Maria del Fiore, dernière œuvre conçue par Giotto en 1334, à l’apogée de la République florentine, dont la flèche imaginée par le maître ne fut jamais réalisée par ses continuateurs11. C’est la position excentrée du locuteur, contemplant la ville du point de vue distancié et surplombant des coteaux qui l’entourent, qui le rend capable de percevoir combien cette structure verticale donne sens au paysage urbain. De la même façon, il est nécessaire de s’abstraire du cours de l’histoire pour pouvoir lui donner sens. Exposé au regard, au centre de l’attention, c’est cette centralité même qui a pour effet de cacher la valeur symbolique de l’édifice, et qui dérobe d’abord au regardant le message d’espoir qu’il véhicule. La clef du symbole, valant précisément par son incomplétude, ne sera donnée que lorsque l’Italie libérée saura enfin parachever l’édifice en lui rendant tout son sens.
Then one shall propose (in a speech, curt Tuscan,
Sober, expurgate, spare of an “issimo,”)
Ending our half-told tale of Cambuscan,
And turn the bell-tower’s alt to altissimo:
And fine as the beak of a young beccaccia
The Campanile, the Duomo’s fit ally,
Soars up in gold its full fifty braccia,
Completing Florence, as Florence, Italy.
Shall I be alive that morning the scaffold
Is broken away, and the long-pent fire,
Like the golden hope of the world unbaffled
Springs from its sleep, and up goes the spire—
As, “God and the People” plain for its motto,
Thence the new tricolour flaps at the sky ?
Foreseeing the day that vindicates Giotto
And Florence together, the first am I! (273–88)
- 12 À titre d’exemple de cette interaction de la langue et de la politique, Irvine décrit Mazzini comme (...)
27Au moment même où le poème, épousant l’élan ascensionnel qu’il décrit, prend enfin l’essor prophétique annoncé à l’ouverture, reparaît la note grotesque et presque byronienne du début. Les rimes choisies sont trop riches pour éviter le jeu de mot (« fit ally »/« Italy »), les références sont insolites (le conte de « Cambuscan », c’est-à-dire de Genghis Khan, évoque à la fois un récit inachevé de Chaucer, et peut-être un discours trop fantaisiste), et le campanile se voit comparé au bec d’une jeune bécasse (« fine as the beak of a young beccaccia »). Tous ces éléments définissent un style volontairement burlesque qui désamorce l’excès grandiose de cette envolée lyrique. Le rêve de renaissance va jusqu’à imaginer une rénovation du langage, purgé de l’excès de la rhétorique grandiloquente marquée par le superlatif italien « -issimo », que pourtant le poème lui-même ne parvient pas à éviter, pour cause de rime (« alt to altissimo »)12. Cet idéal semble réalisé dans la puissante économie rhétorique du dernier vers de cette strophe (« Completing Florence, as Florence, Italy »), que tourne en ridicule l’une des rimes les plus burlesques et dissonantes du poème (« fit ally »/« Italy »).
- 13 Dans son étude des révisions opérées par Robert Browning sur les épreuves du poème, John Woolford r (...)
28Le soupçon de distance ironique avec lequel le poème nous offre cette prophétie, que son auteur semble pourtant avoir sincèrement espérée, souligne le fait que celle-ci, comme toute prophétie par ailleurs, ne vaut pleinement que tant qu’elle reste inaccomplie. Le jeu prophétique ne vise pas du tout un avenir lointain sur lequel il s’agirait de voir juste, et de recevoir la satisfaction d’une confirmation, mais au contraire cherche à étendre son effet dans le présent le plus immédiat, celui des forces dormantes de l’histoire qu’il s’agit de réveiller. C’est ce que dénote le présent qui conclut le poème, faisant d’ores et déjà participer le locuteur-visionnaire à ce futur révolutionnaire pourtant encore incertain. En ceci, Robert Browning semble avoir tiré les leçons de la première partie de Casa Guidi Windows en évitant d’assumer trop directement le rôle de prophète. Engager son autorité de poète dans une prédiction trop claire concernant un futur trop immédiat serait courir le risque de se voir démenti par le cours des événements13. Sa prophétie est suffisamment théorique et vague pour s’assurer d’être, tôt ou tard, validée par l’histoire. Mais le gain théorique se paie en vigueur politique, de sorte qu’il n’y a rien de surprenant à ce que l’engagement d’Elizabeth Barrett Browning dans la cause italienne ait été bien plus unanimement salué.
29Pour Robert Browning, le geste prophétique est avant tout une mise en cause du présent au regard de l’histoire, soit pour mettre la grandeur passée de la nation italienne en regard de l’état peu enviable dans lequel elle se trouve aujourd’hui, soit pour inscrire ces moments de grandeur et de déclin à leur place appropriée dans le grand dessein de l’histoire et du progrès humain. De la même façon, la convocation du passé par l’interrogation des œuvres des grands artistes oubliés n’obéit pas à une logique de retour à un âge d’or perdu, fût-il républicain, qui condamnerait toute entreprise révolutionnaire à une dérive en elle-même réactionnaire. Si le locuteur interroge les morts, ce n’est pas pour qu’ils offrent au présent des modèles de perfection perdue, mais pour découvrir dans le passé les lignes de fuite de l’évolution historique. Couronner le campanile de la flèche imaginée par Giotto ne représente pas une tentative de retour à un moment antérieur de l’histoire politique, mais vise un dépassement de la forme républicaine historique selon sa propre logique d’évolution, réalisant enfin ce qui était, dans le dessein de l’artiste, un élan prophétique.
30C’est ce qui permet à la théorie de l’histoire et de l’esthétique développée dans le poème de ne pas achopper sur la contradiction d’une idéalisation du passé républicain, qui aurait pour effet de figer l’élan de l’histoire dans une perfection délétère et statique. Le poème figure cet espoir de dépassement en ajoutant encore au plan de Giotto enfin réalisé le drapeau tricolore des républicains. Si la république occupe une position privilégiée dans cette conception de l’histoire, c’est surtout parce qu’elle est par excellence le régime qui se fonde sur l’espoir de sa propre constante évolution, tout comme la flamme du campanile tendant en permanence vers le ciel. Mais le prophète est-il si assuré de la vérité de sa prédiction ? Le poème ne semble-t-il pas plutôt une tentative un peu incertaine de se convaincre lui-même ou de tenter du moins de faire advenir ce qu’il décrit comme assuré ? Toujours est-il que Robert Browning, quittant Florence l’année même de la proclamation de la république italienne, ne s’exprimera plus sur ces questions et renoncera à se faire le prophète de son temps.