Introduction

1La prise de décision dans le domaine de l’environnement implique une relation particulière à la science, puisque "les sciences sont convoquées pour éclairer, justifier ou fonder au moins partiellement une décision politique : c’est l’articulation à la décision qui confère à la science valeur d’expertise" (Roqueplo, 1991). L’expertise scientifique accompagne les politiques publiques environnementales, notamment à travers une production de plus en plus répandue d'indicateurs chiffrés (Bouleau, Deuffic, 2016 ; Granjou et al., 2010). Ces derniers synthétisent données et connaissances pour assister la prise de décision, le suivi des politiques publiques et de leurs effets et, parfois, pour assurer une communication. Les commandes de nos recherches doctorales s'inscrivent dans ce contexte : nous avons été recrutées pour développer des indicateurs environnementaux spatialisés. Engagées par des structures privées financées par des fonds provenant principalement de commanditaires publics (Agence de l'Eau, Conseil Régional), les échéances de nos livrables dépendent des calendriers politiques de ces acteurs.

2Parmi ces livrables, nos commanditaires attendent des rapports mais surtout des cartes pour guider l'action publique. Nous utilisons des données spatialisées pour produire des indicateurs environnementaux quantitatifs qui peuvent être affichés sous forme de cartes avec des outils de la géographie numérique, notamment les Systèmes d’Information Géographique (SIG). Cela nous amène à mobiliser et croiser des couches de données spatiales d'origines variées. Or, cette dimension composite a une incidence : "chaque couche peut « embarquer » de façon implicite une représentation spécifique, qui aura des effets politiques, indépendamment des intentions de celui ou de celle qui fera une carte avec celle-ci" (Gautreau, Noucher, 2022).

3Depuis notre deuxième année de doctorat, nous partageons régulièrement nos expériences liées à cet enjeu dans nos pratiques respectives. Les choix méthodologiques sont particulièrement invisibilisés par l’utilisation des SIG qui requiert des compétences techniques spécifiques. Le développement de logiciels libres et leur évolution vers des interfaces plus intuitives ont permis leur généralisation et leur diffusion dans divers secteurs qui se sont appropriés cet outil, chacun selon sa culture métier (Feyt, 2011). Le discours de nos partenaires illustre le "gain de crédibilité" recherché dans les approches quantitatives (Granjou, Mauz, 2007 ; Granjou et al., 2010) : "Avec les outils informatiques et la quantification, on atteint l’objectivité" (responsable d’un programme scientifique, 2019).

4Pourtant "l'ordinateur ne connaît des objets qu'il manipule que les propriétés que l'expert parvient à formaliser et à lui indiquer" (Feyt, 2002). L’arrivée des outils numériques, et notamment des SIG, invite donc à renouveler la question de la place des instruments dans l’action publique. Malgré les espoirs suscités par une géographie automatisée (Dobson, 1983), le courant du SIG critique met en garde vis-à-vis de la fascination technologique (Schuurman, 2000). Il propose de considérer la carte comme un processus dépassant le cadre technico-scientifique et insiste sur la nécessité de prendre en compte les dimensions politique et sociale ainsi que les jeux de pouvoir qui s’exercent (Dufour et al., 2014). Pour sortir de l’approche positiviste des cartes, il est recommandé de rendre compte des incertitudes liées à la donnée et aux modalités de traitement (Batton-Hubert et al., 2019).

5Dès lors, comment transposer cette approche critique formalisée par la sphère académique dans nos perspectives opérationnelles ? Quelle plus-value peut-elle apporter à nos commanditaires et dans quels délais ?

6Ces questions nous amènent à formuler deux hypothèses. D’abord, la restitution de notre analyse de la dimension politique des choix techniques à nos commanditaires permet de réinterroger les places de l’expert et du décideur politique dans la mesure où elle leur permet de se réapproprier "l’acte de cartographier en tant que savoir-pouvoir" (Pickles, 2004). D’autre part, en documentant nos expériences respectives ancrées dans les pratiques actuelles des outils de géographie numérique, nous souhaitons participer au renouvellement actuel du courant académique du SIG critique qui souhaite ancrer la critique dans la pratique (Elwood, 2022 ; Lally, 2022 ; Mahmoudi, Shelton, 2022). Il s’agit de proposer une approche compréhensive de la production du savoir par les instruments numériques que nous utilisons pour en proposer une lecture située (Schuurman, Pratt, 2002).

7Dans cet article, nous proposons deux orientations, l’une méthodologique, l’autre observationnelle du milieu récepteur de nos exercices numériques. D’une part, nous avons recours à la géomatique pour ouvrir la boîte noire des indicateurs que nous produisons et rendre explicite l'incidence des choix techniques. D’autre part, nous suivons la méthode ethnographique qui procède d'une démarche empirique fondée sur l'imprégnation dans le terrain, entre 2018 et 2021, pour mettre en relation différents corpus de données issues d’entretiens, d’observations et de sources écrites (Olivier de Sardan, 2008). L'analyse des rouages techniques par cette méthode est jugée pertinente (Star, 1999). Elle permet d’identifier les mécanismes socio-techniques sous-jacents et de comprendre la complexité du contexte social de production des données spatiales et des cartes (Gautreau, Noucher, 2022).

8Nous proposons de décentrer le regard : au lieu de nous intéresser aux résultats des indicateurs spatialisés, les cartes, nous orientons notre focale sur leur processus de production, aussi appelé la "fabrique cartographique" (Joliveau et al., 2013). Ainsi, dans cet article, des schémas conceptuels permettent de porter une attention au traitement des données, là où des cartes attireraient l'attention sur la sémiologie graphique. Cela nous permet de rendre compte des discussions qui ont lieu pendant la production des indicateurs avec nos commanditaires et leurs partenaires. Parmi eux, certains sont issus des sphères techniques et scientifiques et produisent aussi des cartes, d’autres, des élus locaux, en sont les destinataires. Ces discussions constituent des points d’étape dans nos traitements géomatiques. Si nous sommes convaincues de leur plus-value, nous sommes conscientes qu’elles aboutissent à un rallongement du processus.

9Dans la première partie, le récit de la variété d'usages de certaines notions illustre le besoin de clarification inhérent à la traduction spatiale d’objets environnementaux. Prenant acte de la demande de nos commanditaires de partager les cartes au-delà de la sphère scientifique, nous nous attachons dans la seconde partie à identifier les enjeux sous-jacents à cette diffusion et à l’anticipation de leur réception par les destinataires. Cela nous amène, dans la troisième partie, à proposer une élaboration partagée de la fabrique cartographique avec nos interlocuteurs.

Positions disciplinaires et jeux de langage

10Le domaine de l’environnement a pour particularité de rassembler des expertises scientifiques variées. Nous sommes en effet employées en tant que géographes par des structures privées à la fois engagées dans des programmes de recherche dans le domaine de la biologie de la conservation telle que définie par Blandin (2009), mais aussi investies dans la réalisation de suivis naturalistes et la production de plans de gestion.

11L’une d’entre nous questionne l’intégration d’indices paysagers dans des modèles de répartition d’espèces pour l’aide à la décision en matière de politique environnementale régionale. La seconde aborde la spatialisation des fonctions et du fonctionnement des zones humides dans l'optique de nourrir une réflexion quant à leur prise en compte dans les stratégies territoriales.

12Nos sujets de recherche impliquent de mener des traitements géomatiques visant à quantifier et spatialiser des dynamiques dites naturelles et anthropiques. Les dissocier engendre des questions à la fois techniques et conceptuelles. Cette opposition entre Nature et Société renvoie notamment à la séparation de l'écologie et de la géographie (Emelianoff, 2013) ou encore à celle des deux courants de la géographie physique et de la géographie humaine. Cependant, "aucune explication n'est uniquement physique ou uniquement sociale, toute explication est systémiquement combinaison de plusieurs champs disciplinaires" (Regnauld, 2013).

13L’emprise de nos zones d’étude est pour l’une la région Nouvelle-Aquitaine (84 822 km²), pour l’autre le territoire de l’Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée Corse (130 660 km²). L’étendue de ces espaces rend l’utilisation d’outils numériques indispensable. Pourtant, les objets appréhendés peuvent être de l’ordre de quelques dizaines de mètres carrés. Comment concilier ces extrêmes ? Une réflexion sur les métriques, les résolutions spatiales et leurs articulations est nécessaire, ce qui a légitimé la construction de nos projets de thèses en géographie au sein d’équipes pluridisciplinaires.

14Notre rôle d’intermédiaire entre les outils techniques et les questions thématiques et nos relations avec plusieurs disciplines impliquent de mettre en œuvre des compétences de médiation entre les utilisateurs et les producteurs des cartes (Noucher, 2009 ; Vimal, Mathevet, 2011). Les rencontres avec et entre nos partenaires sont fructueuses à condition que chacun soit très explicite, notamment sur la sémantique utilisée : "Producteurs et utilisateurs de cartes sont bien, ensemble, toujours soumis à un code qui s’impose, sinon rien ne passe ni ne se passe" (Retaillé, 2019).

15L'emploi de notions qui peuvent sembler partagées entre écologie et géographie peut devenir problématique lorsque leur définition n’est pas clairement formulée. Notre position d’opératrices nous amène à poser le problème lié à cette polysémie. La traduction de concepts dans le formalisme numérique amène à "se poser des questions aussi triviales que problématiques" (Feyt, 2002) telles que : "Qu'est-ce que le paysage ?" ou encore "Qu'est-ce qu'une fonction de zone humide ?". Est-ce la même chose, que l’on soit les bottes dans la boue ou l’esprit occupé à articuler entre elles des données spatiales ?

16La suite de cette partie s'attache à mettre en lumière les enjeux relatifs à la définition de ces objets à partir de deux expériences : la première avec l’exemple des conditions d’introduction du paysage dans des modèles écologiques ; la seconde avec celui de la spatialisation des fonctions des zones humides. Pour chacune, nous confrontons plusieurs définitions présentes dans la littérature scientifique pour déduire l’impact de ces différences sur les résultats de la modélisation.

Sites de suivi ou paysage : limites spatiale et sémantique dans la définition du paysage

17Le paysage "fait l’objet d’une entreprise simultanée de conceptualisation et de reconceptualisation", dans la mesure où il peut être construit à la fois comme "une réalité physique, écologique et géographique" et comme une "entité purement symbolique", ces deux points de vue ayant tendance "à s’ignorer, voire à s’exclure" (Barrué-Pastor et al., 1992). Pour autant, la complexité de ce terme et sa polysémie "lui donnent la richesse qui constitue paradoxalement un atout pour l’interdisciplinarité" (Ibid.).

18L’écologie a fait de l’étude du paysage une de ses branches disciplinaires. L’approche et l’ambition fondamentale de ce courant résident dans la prise en compte des interactions entre activités humaines et fonctionnements écologiques (Forman, Godron, 1986 ; Burel, Baudry, 1999). Cependant, dans ces ouvrages de référence, le paysage est défini comme une échelle plutôt qu'un objet : "le paysage est un niveau d’organisation des systèmes écologiques" (Burel, Baudry, 1999). Intégrer le paysage dans des modèles signifie le caractériser par des indices quantitatifs (McGarigal, Marks, 1995), mais cette mise en chiffres ne constitue pas la définition de cet objet.

19En géographie, le paysage constitue également un champ de recherche. Cet objet complexe renvoie aux interrelations entre Nature et Société, entre matérialité physique et approche sensible de cette matérialité, notamment avec la notion de paysage visible (Beroutchachvili, Bertrand, 1978 ; Brossard, Wieber, 1984). La définition de paysage est donc différente selon les disciplines.

20En travaillant avec des naturalistes sur leurs données géographiques, nous notons que, paradoxalement, sur le terrain, le paysage correspond plutôt à cette approche géographique puisqu’il est défini selon les types de formations végétales observées dans le site de suivi. Ils renseignent par exemple que le paysage du site est composé de 20 % d'herbacées, de 40 % d'arbustifs et de 40 % de forêt. La pratique naturaliste du terrain traduit, sans que cela soit conscient, la vue du dedans tandis que la mise en données du paysage comme niveau d’organisation écologique renvoie à la vue du dessus de Rougerie (1985). Cette assimilation de l’un à l’autre et de l’autre à l’un pose des problèmes conceptuel et méthodologique pour la mise en données géographiques puisque dessus et dedans correspondent à des emprises spatiales différentes. Ainsi, un glissement sémantique entre site de suivi et paysage s’opère et se répercute dans la méthode de spatialisation.

21À cette variation s’ajoute le fait que la traduction spatiale du site de suivi n’est pas harmonisée : il constitue un espace plus ou moins flou, autour de quadrats et/ou de transects (figure 1). Généralement, cet espace est représenté par un polygone dans la base numérique, suivant un périmètre du site de suivi tel qu'il est visible et perçu à partir d'une photographie aérienne (figure 1a). Pour cette couche vectorielle, aucune métadonnée ne renseigne l’image source, sa résolution, l'échelle utilisée pour sa digitalisation (figure 1b) et sa date de prise de vue (figure 1c). Le polygone peut aussi être dessiné sans volonté de prendre en compte le périmètre du site de suivi mais uniquement en englobant, de manière plus ou moins fine, l'ensemble des quadrats et/ou des transects (figure 1d).

22In fine, ce sont les métadonnées de ces couches SIG, renseignées ou déduites, qui contiennent une définition du paysage. Dans la pratique, cette définition apparaît cependant sans avoir été conceptualisée au préalable de la création de la donnée mais plutôt selon les possibilités offertes par le logiciel de saisie et les routines de travail, elles-mêmes en partie liées à la formation disciplinaire et au domaine d’expertise naturaliste.

23Les données mobilisées pour décrire le lieu de vie de l’espèce évoluent selon l’emprise : au niveau du site une carte dessinée par des botanistes représentant les habitats, au niveau de la région une carte représentant les types d’occupation du sol. Dans les deux cas, des indices paysagers peuvent être calculés. La possibilité logicielle offerte amène une ambigüité et, in fine, le glissement sémantique engendre un problème théorique : l'emploi du terme "indice paysager" mobilise l'objet paysage sans le définir et ne permet ni de penser ni de déterminer les limites du paysage.

24Dans ce contexte pluridisciplinaire, l’approche critique du SIG a permis de révéler le glissement sémantique et ses implications pour la mise en données de l’objet paysage lors de nos observations et échanges avec nos collègues.

La définition des fonctions des zones humides, reflet des conceptions du rapport Nature-Société ?

25L’étude des méthodes pour identifier par SIG les fonctions des zones humides révèle également une pluralité de définitions. De manière générale, la notion de fonction des zones humides renvoie aux processus internes à l’écosystème, par opposition à la notion de services qui fait référence aux bénéfices que la société peut en tirer (Costanza et al., 1997). La distinction entre ces termes renvoie respectivement à une approche biocentrée ou anthropocentrée. Par exemple, la fonction ralentissement du ruissellement participe au service de régulation des crues. La spatialisation des fonctions plutôt que des services est envisagée par mes commanditaires comme un moyen de porter un regard objectif sur les processus naturels, indépendamment des usages anthropiques. Pourtant le choix du terme fonction ou service apparaît relativement souple dans l’usage. De plus, dans la littérature, plusieurs auteurs reconnaissent que le terme de fonction accepte plusieurs définitions (Fustec, Lefeuvre, 2000 ; Jax, 2005 ; Triplet, 2019). Nous nous retrouvons face à une complexité de définition comparable à celle que pose le paysage quant au formalisme requis par l’analyse spatiale. La variabilité et le flou qui entourent ce concept écologique sont mis en exergue par les différentes approches de spatialisation (figure 2).

26Dans un même territoire, deux types d’information géographique peuvent permettre d’appréhender les fonctions des zones humides. Des indices de la réalisation des processus sous-jacents aux fonctions sont localisés lorsque la définition de fonction correspond à un "résultat composite de certaines caractéristiques et processus physiques, chimiques et écologiques" (Maltby et al., 2009). Ces indices, comme la position en fond de vallée, la présence de cours d’eau ou d’annexes hydrauliques, sont recensés dans le territoire (figure 2a). Pour chacun d’entre eux, un expert attribue un score. Dans chaque secteur, l’intensité de la fonction est calculée selon la somme de ces scores. En revanche, si "les fonctions sont exprimées sous forme d’indices relatifs à des conditions de référence" (Brinson, Rheinhardt, 1996), la modélisation localise les pressions anthropiques qui s'exercent dans chaque secteur et l’intensité de la fonction en dépend (figure 2b). Ici, le terme processus est réservé aux phénomènes considérés comme naturels, les dynamiques processuelles relatives à l’action humaine étant plutôt traduites par le terme pression, dont le sens apparaît plus péjoratif. Des conditions de référence sont établies, puis, pour chaque indice de pression identifié dans le territoire, elles sont dégradées au prorata de l’intensité estimée des pressions.

27Entre ces deux archétypes, la plupart des méthodes de spatialisation considèrent simultanément des données relatives aux processus et aux pressions. Le ratio entre ces deux types d’information conditionne la mise en évidence de compatibilités ou d’antagonismes entre les activités anthropiques et la réalisation des fonctions. Ces implications sont souvent occultées par la question de la disponibilité des données qui dirige le choix des bases utilisées en entrée dans les modèles. Ainsi, il existe un décalage entre des cartes de fonctions décrites comme "factuelles", "indépendantes des usages anthropiques" par nos commanditaires et des données qui révèlent des liens étroits avec l’homme, notamment par la confusion entre occupation et usages des sols (Bousquet et al., 2013). L’attention aux données souligne la difficulté de dissocier ce qui relève de l’action anthropique. Les enjeux sémantiques ont dans cet exemple une incidence dans la conceptualisation des interrelations Nature-Société.

Conclusion intermédiaire

28Dans cette première partie, la mise en regard de nos deux projets de recherche a dévoilé la nécessité de réinterroger la définition des objets spatialisés. Cette redéfinition des termes est inhérente aux projets interdisciplinaires (Brun et al., 2007) mais est d’autant plus prégnante lors de la mobilisation d’instruments de la géographie numérique, dans la mesure où le formalisme de l’analyse spatiale supporte mal les hésitations conceptuelles. Le paramétrage de la modélisation peut être envisagé comme une occasion de négocier, entre disciplines, les définitions et les modèles conceptuels.

29Au-delà de cette discussion sur les enjeux sémantiques, nos commanditaires portent une attention particulière aux cartes issues de nos modélisations. C’est pourquoi la partie suivante présente l’enjeu de la transmission de ces cartes vers la sphère politique dès l’étape de modélisation.

Construire des cartes et les transmettre : de la science au politique

30Dans le premier temps de notre argumentation, nous avons pu mettre en évidence que les possibilités offertes par l'outil technique tendent à occulter les enjeux liés à l'hétérogénéité des définitions et des méthodes mobilisées. Nos commanditaires souhaitent utiliser les modèles, ou les cartes qui en résultent, principalement pour faire de la concertation, de la communication ou de la sensibilisation auprès des élus locaux ou plus largement, auprès des citoyens. Ainsi, les cartes ont pour ambition d'être présentées à des publics dont les horizons sont aussi variés que leurs expertises.

31Le souci d’impartialité de nos partenaires scientifiques est très présent. Granjou (2013) retrouve également cela dans plusieurs témoignages de décideurs et de gestionnaires dans le domaine de l’environnement. Cela s’explique par la volonté de se dégager d’une posture militante et du "soupçon que ces engagements pèsent sur la position adoptée" (Ibid.).

32De même, nous observons parmi nos interlocuteurs le souhait de distinguer une expertise scientifique permettant de produire, de son côté, des cartes mobilisables ensuite par la sphère politique, comme l’illustre ce verbatim : "Il faut deux temps : un temps technique, puis [un temps pour] se tourner vers les élus" (chargé de missions, 2020). Cette idée implique que nous nous désintéressions dans un premier temps de toute l'implication politique que pourraient avoir nos modèles et nos cartes : nos commanditaires nous demandent de ne pas aller sur le terrain du politique et nous suggèrent de rester dans la sphère de l’expertise technique. C’est pourquoi, dans nos projets de thèse initiaux, les démarches telles que la cartographie participative (Kollektiv Orangotango+, 2018 ; Palsky, 2013) ou la modélisation d’accompagnement (Étienne, 2010) constituent un impensé ; la mise en chiffres et en cartes de nos objets environnementaux étant au départ envisagée comme objective. Pourtant, le report des discussions avec les destinataires des cartes plus tard dans le processus cartographique réduit les marges d'adaptation et les possibilités de remettre en cause les hypothèses implicites définies lors de l'étape de la modélisation (Bouleau, 2014).

33Dans les lignes qui suivent, nous montrons, à partir de verbatims entendus dans nos terrains, comment le fait de discuter avec nos partenaires et les destinataires des cartes permet de révéler leurs finalités. Tenir compte de celles-ci dès la modélisation questionne le rôle joué par la carte dans l'aide à la décision. Plutôt que d'être envisagée comme l'aboutissement d'une procédure linéaire, elle peut s'inscrire dans un processus itératif de construction du modèle entre thématiciens, modélisateurs et politiques. La manière de transmettre les résultats scientifiques à la société constitue pour nous à la fois un objet et un sujet de recherche (Regnauld, 2016).

Des cartes pour informer, alerter ou agir ?

34Pour orienter l'action territoriale, le besoin d’expertise scientifique est formulé par des politiques et/ou des groupes de citoyens. Au niveau régional, ces décisions concernent particulièrement l’aménagement du territoire. Par exemple, des cartes qui situent des espaces à enjeux permettent notamment aux instances régionales d’organiser leur politique de maîtrise foncière. De même, des corridors nécessaires au déplacement d’espèces ont vocation à être pris en compte dans leurs politiques d’aménagement du territoire.

35Or, délimiter ces espaces par leur mise en données revient à les fixer alors même que, par essence, ils sont amenés à évoluer sous l'effet de forçages climatique ou anthropique (Amelot, André‑Lamat, 2009). La modélisation de la répartition d’une espèce implique une série de traitements préalables. Pour être transmis, ce processus de fabrication des connaissances doit non seulement être transparent mais aussi explicité. Par exemple, contrairement à ce que le nom des modèles prédictifs pourrait faire croire à un public peu familier de ce vocabulaire de modélisation informatique, ils ne présentent pas la réalité future mais divers futurs possibles selon les hypothèses et les choix méthodologiques. Les experts scientifiques s’interrogent sur la finalité du modèle et ce que cela implique techniquement : "Est-ce qu'on veut un modèle statistique/mathématique précis [...] ou bien est-ce qu'on préfère garder l'explicitabilité des variables et réduire la précision statistique ?" (biostatisticien, 2019).

36Les enjeux politiques de la mise en carte apparaissent nettement lors de discussions sur le message qu’elles véhiculent : "Si on montre une carte où l'espèce a disparu de notre région avec le changement climatique, alors quel message on envoie aux politiques : qu'on ne peut rien faire ? Que peu importe ce qu'on fait, ça ne sert à rien ?" (chargé de mission faune, 2019). Il faudrait donc présenter des cartes qui démontrent à la fois que la situation est critique et urgente afin de pousser à l’action, mais qu’elle n’est pas trop grave pour ne pas être perdue d’avance. Cet exemple exprime la crainte d’une interprétation alternative des cartes issues de la modélisation par les destinataires, comme un argument en faveur d’une inaction politique. Il nous montre que les convictions et l’engagement des destinataires des cartes influencent leur interprétation. Ils doivent donc être pris en compte lors de leur élaboration.

Des cartes pour sensibiliser, concerter ou convaincre ?

37Pour intégrer les fonctions des zones humides dans l’action territoriale, les structures publiques ayant pour mission la gestion de ces écosystèmes attendent des cartes robustes, issues d’une expertise scientifique. Ces cartes doivent constituer un "outil de vulgarisation", un "moyen de convaincre" et de "sensibiliser les élus et le grand public" (trois chargés de mission zones humides, 2020).

38Mes commanditaires demandent que ces cartes puissent également servir "pour la concertation". Elles sont considérées comme des "éléments pour questionner le devenir" des écosystèmes afin de répondre à la question : "on fait quoi de nos zones humides ?" (commanditaire du projet de recherche, 2019). Cette posture est vivement critiquée par certains de ses partenaires : "[on] ne peu[t] pas mettre en concertation toutes les zones humides" ; les cartes visent uniquement à "faire de la pédagogie, amener à l’action" (chargé de mission zones humides, 2020). Ces deux postures sont portées par des acteurs qui "partagent un positionnement sur le registre de l’expertise scientifique et technique, de la connaissance des milieux et des êtres naturels et des modes d’action contribuant à leur conservation" (Granjou, 2013). Elles révèlent d’une part que la sphère politique locale, en tant que destinataire, détient un rôle plus ou moins passif selon les finalités envisagées pour ces cartes et d’autre part que la sphère scientifique et technique est composée de postures multiples.

39Traditionnellement, la définition de l’objectif de la carte intervient dès la première étape de la procédure cartographique (Zanin, Trémélo, 2003). L’apparente neutralité des données environnementales conduit à leur attribuer plusieurs objectifs : concerter, sensibiliser ou convaincre. Pourtant, ces finalités ne sont pas perçues comme déterminantes dans la production des cartes : mes commanditaires parlent d’une "phase de technique pure" préalable, permettant de traduire objectivement les phénomènes naturels. Or, modélisations et bases de données font systématiquement écho à une conceptualisation du réel (Joliveau, 2004). Les entretiens menés auprès des personnes utilisant des SIG pour la spatialisation des fonctions des zones humides révèlent que des partis pris sont à l’œuvre souvent inconsciemment : "Ça va nous augmenter la note finale [de la fonction]. Est-ce qu’il n’y a pas quand même un intérêt à fortifier la chose [pour sensibiliser les élus] ?" (chargée de mission zones humides, 2020). L’ouverture des discussions à plusieurs acteurs de la gestion des zones humides concernant les usages escomptés des cartes souligne la nécessité de clarifier les objectifs et de déterminer les implications techniques de ce choix politique.

Conclusion intermédiaire

40Dans nos deux projets, nous observons que les experts anticipent, consciemment ou non, la réception des cartes par leurs destinataires. La volonté d’obtenir des indicateurs spatialisés quantitatifs et objectifs se heurte à la subjectivité inhérente à la production cartographique. De la même manière, "quels que soient les efforts de rationalisation entrepris depuis plusieurs décennies, la production des données reste fortement marquée par les valeurs et le rapport à la nature de ceux qui en assurent la collecte" (Alphandéry, Fortier, 2013). En considérant la subjectivité des cartes et les incertitudes intrinsèques, l’action publique environnementale est confrontée à la question : "comment agir sur la base d’un savoir incomplet ?" (Ravetz, 1992).

41L’articulation des enjeux politiques et scientifiques implique d’éclairer la boîte noire des données et des méthodes employées (Bousquet et al., 2014), ce que nous proposons dans le dernier temps de notre argumentation.

D'une carte à partager à une fabrique partagée de la carte

42Dans nos missions, nous sommes confrontées à la "fascination technologique" (Desbois, 2015) de nos commanditaires qui se placent dans une certaine distanciation avec l'outil technique en nous déléguant l’entièreté du processus de modélisation. Nos commanditaires reconnaissent la dimension subjective des cartes lorsque nous abordons cette discussion avec eux. Pourtant, ils éprouvent le besoin d’ancrer leurs objectifs d’actions territoriales dans des cartes scientifiques et objectives, comme l’exprime un commanditaire : "Il faut objectiver les faits, présenter des choses, des éléments très scientifiques" (commanditaire d’un projet de recherche, 2019).

43En réponse aux critiques formulées vis-à-vis du dire d'expert souvent utilisé en écologie, la mobilisation de modèles numériques s'inscrit dans une forme de légitimation des connaissances. Les SIG et les cartes sont sollicités en tant qu’expertise scientifique pour obtenir un "gain d'indiscutabilité" (Trépos, 1996) pour l’action publique. Nos interlocuteurs vantent une "approche objective avec des indicateurs" (chargé d’études zones humides et biodiversité, 2020). Pourtant, il y a autant de manières de modéliser et calculer des indicateurs que de produire du dire d'expert. Les modèles, comme les cartes, sont systématiquement le résultat d'une série de choix, tout au long de leur processus de fabrication : choix des bases de données, choix des algorithmes de traitement et de leur paramétrage, choix sémantiques.

44Il s’agit donc de montrer la pluralité de ces options et de "rendre compte [de leurs] implications sur la prise de décision" (Merad, 2019), dans la mesure où les choix décrits précédemment peuvent faire évoluer les interprétations. Dans la suite de cette partie, nous rendons compte de nos expériences visant à ouvrir la boîte noire et montrer la multiplicité des possibilités qu'offrent les outils techniques pour pouvoir s’en saisir. En effet, nous constatons une absence de contre-modèle à nos propositions qui s’avère pourtant nécessaire pour interroger nos présupposés (Bouleau, 2014).

45Nos observations réalisées lors de la production de ces modèles révèlent que, dans la pratique, les choix de données et de traitements sont souvent réalisés par défaut. Nous proposons de démultiplier les traitements afin de tester les conséquences de ces choix. Nous discutons ces résultats avec nos commanditaires pour qu’ils s’emparent de ces enjeux techniques et tiennent compte de l’adéquation des données et de leurs traitements par rapport aux objets qu’ils souhaitent modéliser.

Choisir les données : la bonne résolution

46La géographie numérique implique souvent de réutiliser des données existantes, construites selon des objectifs spécifiques qui induisent des résolutions spatiales, temporelles et thématiques particulières. La donnée est rarement remise en question : son existence est souvent confondue avec la connaissance exhaustive du phénomène qu'elle tend à décrire (Amelot et al., 2017). Cela est d’autant plus prégnant que la carte est jugée "complète", sans espaces laissés blancs (Retaillé, 2019). La donnée est perçue comme précise, malléable et remobilisable à l'envi, quels que soient les contextes et objectifs des études, même lorsqu'ils ne correspondent pas à leurs caractéristiques explicitées dans les métadonnées (Bousquet, 2016).

47La modélisation de l’effet du changement climatique sur la biodiversité impose une conceptualisation de l’espace qui intègre à la fois l’espace de vie d’une rainette, de quelques mètres carrés seulement et la résolution spatiale très basse des données Météo France : 64 kilomètres carrés. Ce grand écart des résolutions justifie un examen de l’efficacité des différentes données disponibles.

48La mobilisation de bases de données d'occupation du sol pour aborder le paysage est à ce titre un exemple révélateur. Les constructeurs et diffuseurs de la base de données CORINE Land Cover (CLC) en précisent explicitement les limites d'usages (Commissariat général au développement durable, Service de l’observation et des statistiques, 2009). Pourtant, en raison de son libre accès, elle est régulièrement mobilisée et réagencée, sans explicitation des mécanismes de reconfiguration de la donnée et leurs conséquences. La possibilité technique de modifier aisément les données en quelques clics, notamment avec les logiciels SIG, éclipse la nécessité de réfléchir à cette action. La réflexion préalable du choix de la base de données utilisée et donc des résolutions les plus pertinentes pour l'étude n’est pas mise en œuvre. Il apparaît plus rapide et pratique d'utiliser une base de données préexistante et de la reconfigurer pour l’adapter à ses besoins (Gautreau, Noucher, 2013). De plus, la construction des données est souvent longue et coûteuse : la fréquence de leur utilisation vient justifier l'investissement humain, technique et financier.

49En Nouvelle-Aquitaine, une nouvelle base de données d'occupation du sol, baptisée OCS régionale de Nouvelle-Aquitaine, a été réalisée à une résolution spatiale plus haute que CORINE Land Cover tout en s’appuyant sur sa nomenclature dans un souci de cohérence. Un niveau 4 a été ajouté pour les espaces classés en "Territoires artificialisés" au niveau 1, mais il n’y a pas de déclinaison entre les niveaux 3 et 4 pour les espaces agricoles, naturels et forestiers. Par exemple, la forêt de conifères, nommée 312 au niveau 3, se retrouve nommée 3120 au niveau 4, sans autre changement ni poste créé ou adapté à la déclinaison d’un niveau de nomenclature supplémentaire. Le passage à une échelle d’acquisition plus fine tout en gardant la même résolution thématique aboutit à des changements dans l’identification du type d'occupation du sol sur l'image source lors du processus de photo-interprétation (figure 3).

50Si la différence peut paraître minime, elle impacte l’interprétation du lien entre l’espèce et son habitat. Par exemple, un espace dont l’occupation du sol est classée en forêt et végétation arbustive en mutation est interprété comme un milieu ouvert qui peut convenir aux espèces associées. En revanche, s’il est classé en forêt de conifères, il renvoie à un milieu fermé et potentiellement à un autre cortège d’espèces (figure 4).

51La comparaison de cartes réalisées à partir de ces deux bases de données, CORINE Land Cover et l’OCS régionale de Nouvelle-Aquitaine, permet de montrer leurs divergences et les conséquences du choix de l’une ou de l’autre.

52Les producteurs de l’information géographique promettent une acquisition de données à une résolution spatiale toujours plus haute grâce aux progrès techniques (Couderchet, 2008). Ce faisant, ils entretiennent le mythe d’une information géographique transcrite à l’échelle 1/1 (Feyt, 2002 ; Couderchet, 2008) qui permettrait de s’affranchir de la question de la résolution tout en étant synonyme d’une connaissance exhaustive du territoire. Ainsi, nous constatons que certains de nos partenaires sont convaincus qu’une réflexion sur la définition de la résolution de leur objet d’étude est inutile car la résolution la plus haute serait toujours la plus adaptée pour l’appréhender (Couderchet, 2008) : "de toute façon, on sait qu'on n'utilisera pas cette base de données, on a bien vu qu'elle n'était pas assez précise" (responsable d’un programme scientifique, 2019).

53Or, la résolution spatiale peut être envisagée comme un facteur de compréhension des phénomènes : pour savoir, par exemple, à quelle résolution spatiale la connectivité paysagère semble correspondre à la présence d'une espèce. Ainsi, l'approche critique permettrait de réinterroger et nourrir les connaissances en écologie.

Découper le territoire : du continu au discontinu

54La mise en place d’indicateurs pose la question de l’unité d’agrégation des données. Les phénomènes naturels sont souvent continus alors que leur traduction dans les bases de données géographiques implique de produire des discontinuités (Génin, Fréderic, 2008). Ces découpages du territoire sont variables et dépendent de choix réalisés par l’opérateur SIG, comme l’illustre la spatialisation des fonctions de zones humides.

55Depuis que la loi sur l’eau de 1992 donne une définition et un caractère juridique aux zones humides, des couches de référence, dites inventaires de zones humides, ont été réalisées dans l’ensemble du territoire français. Les méthodes de spatialisation des fonctions actuellement utilisées par les structures partenaires de l’Agence de l’Eau (parcs, syndicats de bassin versants, etc.) sont déclinées site par site, à l’intérieur des inventaires de zones humides existants (figure 5a). Les périmètres d’inventaires sont ceux dans lesquels ces acteurs ont une légitimité d'action reconnue. La structuration de la base de données par site implique la caractérisation des fonctions à cette échelle à partir du dire d'expert ou de requêtes spatiales.

56D’autres approches proposent de qualifier les fonctions dans un espace plus large que celui des zones humides d’inventaires, cohérent avec les conditions de relief et de géologie favorables à la présence de ces écosystèmes (Maltby et al., 2009 ; Rapinel et al., 2016). Dans cet espace, les fonctions sont identifiées par sous-unités délimitées selon des critères hydrologiques et géomorphologiques (figure 5b).

57Le choix de l’unité d’agrégation des données, dans laquelle le calcul des indicateurs est réalisé, a une incidence sur les traitements qui peuvent être opérés et la carte qui en résulte. Certains indicateurs qui tiennent compte, par exemple, de la densité de drains ou de la surface des espaces fréquemment inondés sont particulièrement sensibles à la méthode de discrétisation employée puisque la superficie dépend des délimitations choisies.

58Questionner la nécessité du zonage constitue souvent un impensé (Retaillé, 2019). La place de la limite est un sujet souvent débattu lors de l’élaboration des cartes relatives aux zones humides en raison de la prégnance de "l’approche scientifico-juridique" (Mermet, Barnaud, 1997). Pour tester une alternative, nous avons proposé une spatialisation des fonctions selon une discrétisation suivant un maillage continu (figure 5c). Cela permet de questionner les fonctions des zones humides indépendamment de toutes délimitations pour mettre en évidence les continuités des processus. 

59Ce résultat gommant les limites a reçu un accueil mitigé de la part des acteurs de la gestion des zones humides. Il soulève des interrogations quant à ses modalités d’utilisation : "tout le monde est d’accord sur le fait qu’on doit s’affranchir des zonages mais […] comment on fait ? Qui a la légitimité d’agir ?" (chargé de mission zones humides, 2019). Pour d'autres, ce type de représentation constitue une opportunité pour avoir un dialogue plus apaisé avec les élus locaux : "Dès qu’on trace un trait sur une carte […] ça crispe tout de suite" (sociologue à l’Agence de l’Eau, 2020). Il convient de réfléchir à de nouveaux dispositifs pour penser et agir en dehors des zonages (Catteau, Couderchet, 2022).

60La coexistence de plusieurs possibilités de découpages du territoire pour spatialiser un objet questionne son échelle : selon quelle(s) emprise(s) spatiale(s) se réalisent les processus physiques, chimiques et biologiques ? La réponse peut être multiple, en discuter amène à préciser la connaissance de l’objet.

Conclusion intermédiaire

61Dans nos expériences, mettre en partage la fabrique de la carte a permis de révéler les enjeux politiques et les mettre en discussion avec nos commanditaires. Ce partage au moment de la réalisation des modèles et des cartes apparaît plus pertinent qu’un partage à la fin d’un processus réalisé individuellement par un seul opérateur. Il nous semble important de définir le contexte d’utilisation des cartes, véritable traduction de la discussion entre commanditaires et utilisateurs, pour proposer diverses représentations parmi lesquelles ils pourront choisir celles qu'ils estiment les plus appropriées vis-à-vis de leurs objectifs. En effet, à partir de mêmes données, plusieurs représentations peuvent être proposées, ce qui renouvelle le rapport à l’outil technique (Lambert et al., 2015).

62En rendant visibles les implications des choix techniques, nous mettons en œuvre une approche critique du SIG ancrée dans la pratique, qui met en jeu "simultanément la question des données, de l'ontologie, de l'épistémologie, et des dimensions ou applications sociales de la fabrique cartographique (mapping)" (Mahmoudi, Shelton, 2022).

Conclusion

63Les commandes de nos projets de recherche concernent la mise en œuvre d'indicateurs spatialisés d'objets environnementaux pour servir d'aide à la décision dans des procédures d'action territoriale. Toutefois, ces indicateurs ne peuvent être exclusivement scientifiques en raison de la complexité de l'environnement et de la dimension normative qu'ils véhiculent (Turnhout et al., 2007). Ancrées dans un objectif opérationnel, nous interrogeons la dimension politique de ces productions techniques en portant notre attention sur la manière de les concevoir (Bouleau, Deuffic, 2016). Cet article documente la mise en œuvre d'une approche critique de la modélisation et des outils SIG.

64Notre démarche vise à mettre en discussion avec nos commanditaires plusieurs étapes de la construction des indicateurs : (1) la définition de l'objet qu'ils souhaitent modéliser en tant qu'indicateur, (2) leurs objectifs politiques et leurs représentations vis-à-vis du résultat du processus, à savoir la mise en données et en cartes des objets et (3) l'incidence du choix des données sur la représentation finale. 

65Plus que la carte en tant que finalité, la mise en discussion de la fabrique cartographique avec nos interlocuteurs constitue un outil de compréhension des objets de recherche autant qu’un outil de compréhension des représentations qu’ils y projettent. Si les échanges avec nos commanditaires nous ont convaincues de l’intérêt de cette démarche, elle s’avère souvent difficilement conciliable avec les temporalités de l’action publique, celles de son financement et de ses échéances. La mise en discussion de l'ensemble des choix qui sont opérés lors de la fabrique des cartes nécessite en effet une série d'échanges réguliers entre les différents champs d'expertise scientifiques ou opérationnels. Prendre le temps de la discussion met la technique au service d’une ré-interrogation de la problématique initiale. Une fois la dimension politique des choix techniques ainsi affirmée, il s’agit de donner la possibilité aux commanditaires de se saisir de ces connaissances partagées pour fabriquer modèles et cartes les plus en adéquation avec leurs objectifs.

66Si l’art, l’activisme et les mouvements sociaux mobilisent de plus en plus une approche critique des cartes par la contre-cartographie (Kollektiv Orangotango+, 2018), nous souhaitons montrer qu’au sein même de la production de cartes de l’environnement par des scientifiques, une posture critique peut être adoptée. Cela peut constituer un engagement de la part de l’opérateur, expert de l’information géographique qui a la main sur l’outil technique, pour insuffler une approche critique.

67Cela nous renvoie à l’enjeu démocratique de la question du partage de l'information relative à l'environnement. D’une certaine manière, nous proposons un prolongement de la convention d’Aarhus de 1998 sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement. En effet, que vaut la mise à disposition libre de la donnée relative à l’environnement si la boîte noire de sa production demeure confisquée ? Plus que la géomatique, une géographie numérique connectée aux enjeux de biodiversité, porteuse des exigences de la méthode, soucieuse des questions sociales et politiques trouve ainsi sa place en position de médiation dans le jeu des acteurs de l’environnement. Cela implique de prendre en compte la dimension sociale des cartes, notamment les représentations mutuelles de leurs émetteurs et de leurs destinataires.