1La transition écomobile à l’œuvre dans les espaces urbains, c’est-à-dire le passage d’une approche automobile de la mobilité à une approche ouverte à tous les modes de déplacement (Héran, 2018) amène les pouvoirs publics à introduire des mesures de restriction automobile, parfois avec difficulté. En France, le déploiement des Zones à Faibles Émissions mobilité (ZFE-m) a été contrarié par l’annonce de report temporel, de mise en place d’exceptions, de recours juridiques ou tout simplement de refus de mise en œuvre dans un certain nombre de villes, le principe étant perçu comme générateur d’injustices sociales. Cet article s’intéresse à la mise en place d’un autre dispositif de restriction automobile, participant également à une sectorisation de l’espace urbain et à un assainissement du parc automobile (Paché, Morel, Sirjean, 2020), à savoir le péage urbain de Tromsø en Norvège, qui lui aussi a souffert d’atermoiements. Mise en service en janvier 2023, symbolisant le basculement vers une politique volontariste de mobilité durable, la temporalité du déploiement questionne, intervenant plus de trois décennies après l’installation de projets similaires dans les autres grandes agglomérations du pays : 37 ans après Bergen, 33 ans après Oslo ou encore 32 ans après Trondheim (Ieromonachou, Potter, Warren, 2006).
2Dès lors, pourquoi Tromsø, considérée comme "capitale de l’Arctique", à la notoriété touristique et diplomatique élevée, haut lieu de la durabilité mondialisée (Escach, 2019), accuse-t-elle un tel décalage temporel ? Pourquoi ce centre innovant de l’économie de la connaissance, bien implanté dans les réseaux d’excellences scientifiques et technologiques européens (Dubois, 2017), semble-t-il avoir tardé à s’engager dans un plan de descente énergétique (Hopkins, 2010), propre au mouvement des villes en transition (Krauz, 2014) ? Dans un pays où l’État et les collectivités locales font de l’exemplarité environnementale un levier d’intégration mondiale (Girault, 2016), où, pour rayonner à l’international, l’urbanisme durable se substitue au traditionnel modèle social en perte de vitesse (Choné, Hamman, 2012 ; Strobel, 2003), pourquoi Tromsø semble-t-elle avoir fait preuve de résistance ?
3À l’heure où ailleurs en Europe l’intervention de l’État dans les politiques urbaines se fait moins directement, au profit d’une convergence davantage horizontale (Benson, Jordan, 2012 ; McCann, Ward, 2012), signe d’une recomposition du rapport centre-périphérie (Béal, Epstein, Pinson, 2015), cet article défend la thèse que l’établissement du péage de Tromsø est le résultat d’une convergence verticale imposée, à laquelle la municipalité a tenté de résister, reflet d’un système spatial norvégien encore marqué par une forte dualité entre la centralité méridionale et sa périphérie septentrionale. À cela se superposent le caractère arctique et la forte polarisation sociale de la région, qui se manifestent par une réceptivité moins forte aux mesures de restriction automobile.
4Tout d’abord, l’article présente le cadre disciplinaire dans lequel il s’inscrit, la méthodologie et le site d’étude (partie 1). Il propose, ensuite, une reconstitution du processus géo-historique ayant conduit à l’instauration du péage urbain (partie 2). Enfin, l’article propose des éléments d’explication de cette modalité particulière d’instauration, à savoir la faible autonomie décisionnelle de la ville sur son développement (partie 3) et, d’autre part, un contexte socioculturel local propice à un attachement à l’automobile (partie 4).
5La mise en place d’un péage de restriction est une des mesures les plus visibles du registre d’actions de la ville durable (Emelianoff, 2007). Cette nouvelle approche tend à guider l’action publique urbaine, elle-même marquée par une explosion des phénomènes de circulation des pratiques et des modèles (Béal, Epstein, Pinson, 2015), que la géographie anglophone qualifie de "policy mobilities" (Peck, Theodore, 2015). Les expériences exogènes, par l’intermédiaire d’acteurs transnationaux, nourrissent le contenu des politiques urbaines (Béal et al., 2015). Ces circulations horizontales, entre villes, marquent un mouvement de dénationalisation de la fabrique urbaine et d’autonomisation des villes vis-à-vis de la tutelle étatique (Benson, Jordan, 2012 ; McCann, Ward, 2012). Cependant, l’État ne disparaît pas mais intervient de manière détournée avec de nouvelles modalités d’influence (labellisation, promotion, animation de réseaux, etc.) (Béal et al., 2015). Cette recomposition est suffisamment nette pour redessiner le rapport centre-périphérie (ibid.), voire rendre ce concept obsolète dans la mesure où l’État a perdu le monopole de la production des règles et de la contrainte (Le Galès, 2011).
6Le caractère périphérique d’un espace n’existe que dans sa relation à un centre. Ensemble, le couple centre/périphérie désigne un système spatial fondé sur une relation inégale entre deux types de lieux, ceux qui dominent ce système et en bénéficient, les centres, et ceux qui au contraire le subissent, en position périphérique (Lévy, 2003). Dès 1904, dans sa théorie du Heartland, Mackinder associe la centralité à la notion de pouvoir. Christaller (1933) met ensuite en évidence les fonctions de commandement, de coordination et de structuration de l’espace des centres.
7Mobilisé par les économistes des inégalités dans les années 1970, dans une approche marxiste de domination/soumission (Grataloup, 2004), la géographie s’en empare de nouveau une décennie plus tard et précise les choses. Reynaud (1981) désigne les centres comme des lieux de concentration des populations, des richesses, des pouvoirs, des informations, des moyens d’actions et de décision. Monnet (2000) y ajoute ensuite la dimension symbolique qui alimente la centralité́. Les périphéries en sont alors le négatif. Fractal et multiscalaire, cette approche systémique se décline à toutes les échelles, du global au local (Grataloup, 2004). Raffestin (1980), puis Bakka (1996) nourrissent la réflexion en proposant une approche réticulaire du système, où le centre est un nœud dans un réseau d’interactions humaines, où le pouvoir de décision est accumulé puis injecté dans le réseau vers les périphéries.
8La dissymétrie en matière de pouvoir constitue alors le point d’accroche le plus saillant de cette dualité et l’absence d’autonomie décisionnelle l’essence même des périphéries. Au prisme de ce système spatial, le lieu devient plus qu’un support neutre sur lequel les choses se passent : il devient un facteur disposant de ses propres capacités explicatives des phénomènes sociaux (Keating, 2018). L’étude de la mise en place du péage de Tromsø semble en être une bonne illustration.
9À l’image de l’Europe subarctique, les recherches sur la Norvège du Nord sont rares en sciences sociales (Stein, 2019). Le titre interrogatif des publications scientifiques sur cette région révèle ce manque de connaissances : "Hva skjer i Nord-Norge ?" [Que se passe-t-il en Norvège du Nord ?] (Brox, 1966), "Hvor går Nord-Norge ?" [Où la Norvège du Nord va-t-elle ?] (Røvik, Nergård, Jentoft, 2011, 2013), "What happened in Northern Norway?" (Stein, 2019). Si les travaux à l’échelle régionale sont peu foisonnants, ceux à l’échelle locale, a fortiori, à l’échelle de Tromsø, le sont encore moins. Seul l’historien norvégien Fulsås (1993) a publié un article dédié à la ville, dans lequel il souligne le rôle de locomotive qu’a joué l’économie de la connaissance dans la croissance de la ville, caractéristique commune à la Fennoscandie septentrionale où le développement urbain s’est concentré dans les villes dotées de fonctions universitaires, comme Bodø et Alta en Norvège, Luleå et Umeå en Suède, ou encore Oulu en Finlande, supplantant progressivement les anciennes centralités industrielles (Stein, 2019).
10Si la Norvège arctique n’a que peu suscité l’intérêt des chercheurs en sciences humaines, notamment à l’échelle internationale, les quelques travaux relatifs à cette région convergent tous vers son identité périphérique et une forme de tension dans sa relation aux centres, qu’il s’agisse de ceux d’autrefois, Copenhague et Stockholm, lorsque la Norvège était sous domination danoise et suédoise, ou des centres contemporains, Oslo et Bruxelles (Buck, 2013 ; Cruickshank, 2006 ; Drivenes, Hauan, Wold, 1994 ; Elenius, Tjelmeland, Lähteenmäki, Golubev, 2015 ; Eriksen, 1996 ; Fulsås, 1993 ; Røvik et al., 2011, 2013 ; Stein, 2019). Les travaux sur la Norvège du Nord s’inscrivent dans les pas des deux grands penseurs de la Norvège arctique, Ottar Brox (1932-) et Stein Rokkan (1921-1979), qui s’étaient accordés sur la relation de pouvoir asymétrique entre le Nord et le Sud du pays (Brox, 1966, 1984, 2007 ; Rokkan, 1987 ; Rokkan, Valen, 1964). À la fin de la seconde guerre mondiale, la Norvège arctique était encore considérée par les autorités centrales comme une périphérie sous-développée (Grønaas, Halvorsen, Torgersen, 1948).
- 1 Nordnorsk kulturhistorie: Det gjenstridige landet (Drivenes E.A., Hauan M., Wold H.A., 1994).
11Toutefois, selon Brox, et dans une vision moins antagoniste du rapport centre/périphérie, l’éloignement géographique de la Norvège arctique, vis-à-vis des lieux de commandement lui a permis de conserver longtemps une structure de peuplement singulière, articulée autour de nombreux noyaux villageois côtiers, un maillage municipal dense, une économie domestique rentable, associant agriculture et pêche, résistant, plus que le nord de la Suède ou de l’Ecosse, au capitalisme moderne, à l’urbanisation et à l’industrialisation, présentant ainsi une forme de Sonderweg (Brox, 1966, 1984). Rokkan s’oppose à cette vision. Selon lui, le nord du pays présente un développement similaire à celui des autres périphéries d’Europe de l’Ouest, avec un clivage centre-périphérie classique, générateur d’une mobilisation contre les forces centralisatrices (Rokkan, 1967). Si spécificité de la Norvège arctique il y a, elle résiderait dans la construction d’un modèle d’identité périphérique assumé et articulé autour d’une forte polarisation de classe (Rokkan, 1967), élément singulier dans un pays marqué par une grande homogénéité sociale (Strobel, 2003). Bien que la fermeture des services publics, la fusion des municipalités et les modifications de la politique de pêche, davantage industrialisée et axée sur le marché, aient atténué les spécificités de la région au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la rapprochant finalement des autres périphéries d’Europe de l’Ouest (Brox, 2007), elle conserve encore des spécificités qui lui sont propres, s’exprimant aujourd’hui par une confiance plus faible envers la classe politique (Denters et al., 2002) et un taux de participation moindre aux élections (Buck, 2013). Cette forme de défiance vis-à-vis des autorités centrales peut être résumée par le titre d’un ouvrage de 1994 consacré à la Norvège arctique : Histoire culturelle de la Norvège du Nord : la terre têtue1.
- 2 En 1986, par exemple, une contribution spécifique pour les municipalités du Nord est créée (Nord-No (...)
12Cette identité périphérique est ambivalente dans sa manifestation. D’un côté, assumée par les acteurs régionaux, elle a été mobilisée pour obtenir de la part des instances nationales des concessions en termes de politiques régionales2 (Stein, 2019). D’un autre côté, elle se traduit par une tension sous-jacente dans le rapport qu’entretien Oslo avec le nord du pays et vice versa, qui s’est particulièrement manifestée lors des référendums d’adhésion à l’UE. À l’image de la Suède voisine, où la périphérie septentrionale est souvent perçue comme un "problème" dans la rhétorique politique nationale (Eriksson, 2008), l’État norvégien tente de trouver un équilibre entre, d’un côté, ses objectifs stratégiques propres, dont l’hégémonique maintien de la distribution démographique au nord (Cruickshank, 2006), pour lesquels il octroie des concessions, au risque du clientélisme et de la dépendance (Eriksen, 1996), et, d’autre part, le respect de la libre administration des collectivités locales.
13Tromsø constitue ainsi la périphérie de la Norvège, elle-même périphérie de la Scandinavie, elle-même périphérie de l’Europe (Simoulin, 2000). Cette triple périphéricité caractérise donc la Norvège arctique et sa capitale, Tromø. S’intéresser à cette région d’Europe demande donc, au préalable, de la considérer comme un élément d’un système spatial fondé sur une relation asymétrique vis-à-vis d’Oslo. Bien que périphérique, cette région ne constitue plus aujourd’hui une marge, mais un "espace-interface" (Gløersen, 2012). La forte internationalisation de l’activité halieutique, dont le poids a longtemps été déterminant dans l’économie locale, a placé cette région au confluent de multiples systèmes, mondiaux, nationaux et régionaux (Dubois, 2017), faisant de la Norvège arctique une périphérie aujourd’hui intégrée.
- 3 Nous remercions Sjur S.H. Melsås, de la direction du développement urbain de la municipalité, pour (...)
- 4 Kommuneplanen, que l’on pourrait comparer, pour les plus récents, aux Plans d’Aménagement et de Dév (...)
- 5 St.prp. nr. 7 (1989–90), [en ligne]. URL : https://www.stortinget.no/no/Saker-og-publikasjoner/Stor (...)
- 6 St prp. nr. 33 (2006-2007), [en ligne]. URL : https://www.regjeringen.no/no/dokumenter/stprp-nr-33- (...)
- 7 St prp. nr. 113S (2015-2016), [en ligne]. URL : https://www.regjeringen.no/no/dokumenter/prop.-126- (...)
- 8 St prp. nr. 99S (2020-2021), [en ligne]. URL : https://www.regjeringen.no/contentassets/831958cf243 (...)
- 9 Sak 119/95 “Prioriteringsliste transportplanprosjekt 1996-2003, Document non disponible en ligne, r (...)
- 10 Prinsipplan for gatebruk i Tromsø sentrum. ibid., [en ligne]. URL : http://img8.custompublish.com/g (...)
- 11 Meld. St. 33 (2016-2017) - Nasjonal transportplan 2018-2029, [en ligne]. URL : https://www.regjerin (...)
- 12 Appelée "Où va Tromsø ?" ("Hvor går Tromsø?"), [en ligne]. URL : https://issuu.com/amundschweder/do (...)
14Afin de répondre aux questions posées en introduction et d’étayer la thèse défendue, cet article s’appuie sur une analyse du développement urbain et routier de Tromsø de ces dernières décennies, puis d’identification des principaux acteurs et mécanismes aux commandes. L’objectif de cette méthodologie, connue sous le nom de Backward mapping approach (Elmore, 1985), est de mettre en lumière les forces motrices et les acteurs à l’œuvre derrière les changements physiques de la structure urbaine, de son réseau viaire, et notamment ici, l’instauration du péage. Elle repose sur l’analyse diachronique de la politique d’aménagement et de transport relative à la municipalité3. Les principaux matériaux exploités sont les plans municipaux d’urbanisme4, les quatre accords politiques de financement des opérations de mobilité urbaine de 19905, 20066, 20127 et 20218, la délibération municipale de 1995 relative au projet de contournement du centre-ville9, le plan municipal de circulation de 200210, ainsi que le Plan National Transport 2018-202911. L’analyse de ces sources primaires a ensuite été complétée par l’exploitation de la rétrospective géo-historique initiée par la municipalité en 201112, d’articles de presse locale, ainsi que des résultats d’observations in situ, réalisées en avril 2019 et en février 2023.
- 13 Addition des habitants des zones urbaines de Tromsø, Tromsdalen, Kvaløysletta et Movik (Statistisk (...)
- 14 Tromsø est talonnée par quatre villes russes : Norilsk (176 000 habitants), Mourmansk (299 000 habi (...)
- 15 Tromsø présente un climat océanique subpolaire avec une température moyenne annuelle de 3,5 °C, var (...)
15Avec 68 77713 habitants en 2022, Tromsø est la huitième plus grande zone urbaine de Norvège et la plus grande du nord du pays. Située à plus de 300 km au-delà du cercle polaire arctique, à presque 70°N, la ville présente une localisation singulière : "Nulle part ailleurs dans le monde la civilisation européenne ne pousse vers le pôle un avant-poste aussi considérable et relativement aussi peuplé" (Zimmerman, 1933, p.93). Parmi les villes de plus de 50 000 habitants dans le monde, Tromsø demeure la plus septentrionale14. Cette localisation originale impose des contraintes comme l’écrivait la géographe Christiane Bernard en 1960 : "rien n’est simple, rien n’est classique dans les difficultés rencontrées pour assurer ces mouvements des marchandises et des hommes" (Bernard, 1960, p.319). Aux obstacles climatiques15, s’ajoutent celles du site. Née en dépendance à la mer, Tromsø présente une position insulaire, sans arrière-pays ni assises agraires, mais située aux points névralgiques de la circulation maritime, pour laquelle les innombrables îles offrent un effet d’abri (ibid.).
Figure 1 : Organisation de l'agglomération de Tromsø. Vue depuis le Storsteinen, à 420 m d’altitude
Source : Tortosa, 2019.
- 16 "Tromsø" est à la fois le nom d’une municipalité (qui renferme plusieurs localités) mais aussi de l (...)
- 17 Altitude approximative de la timberline (limite de l’arbre) à cette latitude.
16Au fil de sa croissance, la ville s’est développée au-delà des deux détroits et de son île originelle, présentant aujourd’hui un tissu urbain discontinu. Les trois principales zones urbaines formant la ville ‒ Tromsø16, Kvaløysletta et Tromsdalen ‒ sont chacune séparées par un bras de mer et s’étendent sur les minces plaines littorales. Compte tenu de la latitude, l’élévation en altitude génère rapidement, dès 300 m17, des conditions climatiques proscrivant toute installation urbaine (figure 1). Après avoir présenté la méthodologie, le site d’études et les points les plus saillants de l’état de l’art, la partie suivante revient sur le processus d’établissement du péage de Tromsø.
- 18 Le réseau ferré norvégien s’arrête à son extrémité nord, à Bodø, ville située à plus de 300 km (à v (...)
17En termes de gouvernance, la zone urbaine de Tromsø présente la commodité de disposer d’un "territoire fonctionnel" (Orfeuil, Zembri, 1994) entièrement intégré dans un seul et même "territoire institutionnel" (ibid.) plus vaste. Néanmoins, la compétence mobilité ne relève pas d’un seul acteur. La Norvège dispose d’une administration locale à deux niveaux, avec la commune et le département, aux compétences davantage partagées que nettement réparties. L’échelon national fixe les conditions-cadres en matière de transport collectif et assure la gestion des infrastructures et du service ferroviaires18, ainsi qu’à travers sa puissante Administration Nationale des Routes Publiques (Statens Vegvesen), la gestion des routes nationales. Le département, en plus de la gestion des routes départementales, organise tous les services de transport en commun. Enfin, la commune est responsable de la gestion des routes communales, de la régulation du stationnement et du trafic automobile, c’est-à-dire des péages urbains. Depuis 1964, la municipalité a connu treize changements de majorité politique avec une alternance régulière entre des coalitions construites autour du Parti conservateur (Høyre) et d’autres emmenées par le Parti travailliste (Arbeiderpartiet), sans qu’aucune figure politique locale ne parvienne à faire de Tromsø son fief électoral.
- 19 Loi visant à limiter l’urbanisation sur les zones littorales et les rivages lacustres et fluviaux.
- 20 Rikspolitiske retningslinjer for samordnet areal¬ og transportplanlegging.
- 21 Belønningsordnin
- 22 Nullvekstmål.
- 23 Bymiljøavtaler
- 24 Byutviklingsavtaler
18Pays à la transition urbaine récente et brutale (Tortosa, 2022), la Norvège a tardé à encadrer la planification urbaine à l’échelle nationale. La première loi en la matière ne remonte qu’à 196519 (Jensen, 2009). Il faut ensuite attendre 1985 pour la promulgation de la Loi sur la Planification et la Construction (Plan- og bygningsloven), un an avant l’introduction du parlementarisme municipal, signant la prise en main, par les élus locaux, des processus de développement urbain (Grønning, 2011). L’année 1993 marque un tournant, puisque l’État édicte ses directives nationales d’aménagement, relatives à une meilleure intégration de l’urbanisme et des transports20, symbolisant un changement d’approche, en prônant une politique d’urbanisme dite "volontariste" (Emelianoff, 2001). Onze années plus tard, à travers le "régime de récompense"21, le gouvernement instaure un système permettant d’augmenter la participation financière nationale en faveur des transports publics urbains dès lors que les collectivités locales s'engagent, en contrepartie, à développer une politique d’urbanisme qui facilite l’usage des transports collectifs et réduit la dépendance automobile. Par la suite en 2012, l’État introduit le principe de "croissance nulle du trafic automobile"22 selon lequel la progression du nombre de déplacements doit être absorbée par les modes de transport alternatifs dans les plus grandes villes du pays. Pour cela, il crée deux outils contractuels pour à la fois aider mais également mieux encadrer les politiques de planification locale : l’Accord sur l’Environnement Urbain23 (AEU) et l’Accord sur le Développement Urbain24 (ADU). Enfin, à partir de 2018, le gouvernement fait de la mise en place d’un péage urbain une condition préalable à toute contractualisation financière avec lui. La politique d’urbanisme durable a ainsi fait l’objet d’une "convergence verticale imposée" (Hassenteufel, 2005), c’est-à-dire d’une centralisation avec un degré de contrainte élevé pour les municipalités (Tortosa, 2023).
19Dans la construction de cette nouvelle politique nationale d’urbanisme, l’État a entretenu une relation particulière avec Oslo. D’un côté, la capitale a inspiré le gouvernement, en menant une politique de densification urbaine précoce, dès la seconde moitié des années 1980 (Tiitu, Næss, Ristimäki, 2020), à une période où la tendance ailleurs en Europe était à la réduction de la densité de population (Newman, Kenworthy, 1999). D’un autre côté, la municipalité a été le terrain d’expérimentation privilégié des nouvelles possibilités offertes par l’État. Elle s’est empressée de transformer son péage en système de restriction, présentant une réduction sensible de sa part modale automobile, puis de faire de son centre-ville le plus vaste espace piéton d’Europe (Tortosa, 2022). En plus d’incarner le siège de l’autorité politique centrale, Oslo est devenue un exemple de bonne pratique en matière d’urbanisme durable, reconnue à l’échelle internationale (Næss, Næss, Strand, 2009) alimentant son "atmosphère de place" (Labasse, 1955) et son indice de centralité.
20Existant depuis plus de 90 ans en Norvège, le péage est une tradition bien ancrée dans le pays (Johansen, 2004). Le premier remonte à 1929 et visait à financer un pont (ibid.). Ce mode de financement a ensuite été étendu aux zones urbaines relativement tôt, sous forme de péage de cordon, faisant des péages de Bergen, d’Oslo et de Trondheim, respectivement instaurés en 1986, 1990 et 1991, les premiers d’Europe. Par la suite, ce dispositif a été adopté par d’autres villes, au poids démographique plus modeste, telle que Namsos (10 926 habitants) ou Førde (10 451 habitants) (carte 1). Avec une installation en 2023 et comptant pourtant près de 70 000 habitants, Tromsø se singularise donc à l’échelle nationale.
Carte 1 : L’implantation des péages urbains en Norvège
Source : Tortosa, 2022.
- 25 St.meld. nr. 26 (2006-07) Regjeringens miljøpolitikk og rikets miljøtilstand.
21Néanmoins, la mise en place de péages en Norvège ne s’inscrivait pas, initialement, dans une volonté de réduction de l’usage de la voiture (Ieromonachou et al., 2006). Il s’agissait de systèmes de financement destinés à recueillir des fonds pour construire de grands ouvrages d’art d’accès ou de contournement des centres-villes. Ce n’est qu’à partir de 2007 que l’État25 permet aux municipalités un changement de vocation des péages, en autorisant le financement, non plus uniquement de l’infrastructure qui supporte le dispositif, mais du système de mobilité urbain dans son ensemble.
22Au début des années 1990, l’État, à travers l’Administration Nationale des Routes Publiques, conclut avec les grandes municipalités du pays et les départements correspondants, des accords politiques et financiers, appelés "paquets urbains"26, destinés à planifier les investissements routiers à venir. Pour Tromsø, le premier, voté en 1990, est animé par l’ambition de lutter contre la congestion automobile, phénomène apparu lors de la décennie précédente (Tromsø kommune, Statens vegvesen, Troms fylkeskommune, 2016). La volonté politique, nationale et locale, est alors de fluidifier les flux automobiles, en augmentant les capacités routières et en s’affranchissant des conditions naturelles défavorables. Les projets retenus sont le creusement de tunnels automobiles : celui sous-marin de Tromsøysund (Tromsøysundtunnelen), destiné à doubler le pont de Tromsø construit en 1960, celui souterrain de Breivika (Breivikatunnelen) pour relier le centre-ville au quartier universitaire, et enfin le souterrain de contournement du centre-ville (Sentrumstangent) (ibid.) (carte 2).
Carte 2 : Affranchissement automobile progressif de la rugosité du site de Tromsø
Source : Tortosa, 2019.
23Dès 1988, le tunnel de Langnes avait été creusé, reliant l’aéroport au centre-ville. En accordant progressivement "la priorité à la voiture sur tous les autres modes de déplacement, en toutes circonstances", l’Administration Nationale des Routes Publiques et la municipalité mènent alors une politique dite de "tout automobile" (Héran, 2020, p.91). Pour financer ces travaux, estimés à 500 millions de couronnes27, que les finances publiques seules ne pouvaient supporter, une taxe locale sur le carburant (drivstoffavgift), destinée à couvrir 20 % des dépenses, est alors imaginée, en alternative au péage urbain, qui selon les pouvoirs publics de l’époque n’était pas adapté à la géographie de la ville28. En choisissant un dispositif différent de Bergen, Oslo ou Trondheim, la municipalité se singularise à l’échelle nationale, témoignant aussi de l’attribution à la ville, par l’État, d’un régime particulier, illustrant l’idée du Sonderweg de la Norvège du Nord avancée par Brox (1966).
- 29 “Redusere trafikken og gjennomgangstrafikken i bykjernen […] Det skal bli enklere å kjøre inn til s (...)
24Certes, ces tunnels devaient faciliter la circulation automobile. Néanmoins, le gouvernement avait conditionné leur réalisation à l’établissement, par la commune, d’un Plan d’Utilisation de la Voirie, pour réaffecter un nouvel usage aux voies déchargées du trafic motorisé (Tromsø kommune, 2002). Ce plan ne verra le jour qu’en 2002, soit 3 ans après la mise en service du tunnel de contournement du centre-ville et ne parviendra pas à surmonter le paradoxe originel de ce projet : limiter la circulation et le trafic de transit dans le centre-ville tout en facilitant son accessibilité automobile29. Ceci est symptomatique d’une époque hésitante entre un modèle fonctionnel de la ville, articulé autour du zonage, de l’étalement et de l’automobilité (Allain, 2004) et un autre plus durable, orienté autour de la densité, de la mixité et du retour à des métriques pédestres (Lévy, 2004).
- 30 La piétonisation du passage du théâtre en 1964 à Oslo est considérée comme la première opération de (...)
- 31 Dans les années 1970, la section la plus centrale de l’avenue Storgata est interdite à la circulati (...)
25Contrairement à Oslo, où l’enfouissement des flux motorisés, couplé à la mise en place d’un péage de cordon, a permis de dégager en surface de nouveaux espaces publics aux modes de déplacements alternatifs (Tortosa, 2022), Tromsø n’y est pas parvenue et ce pour deux raisons. Tout d’abord, du fait de l’absence de mesures municipales fortes de restriction automobile en surface. La piétonisation se limite à la rue Storgata et à quelques espaces publics adjacents (places Strandtorg et Erling Bangsund). Mais elle n’est pas consécutive au creusement du tunnel, puisqu’elle est intervenue avant, en 1994 ‒ 30 ans après Oslo30 ‒, achevant un long et lent processus entamé dans les années 197031. La piétonisation de la rue Bispegata, votée à l’occasion du Plan d’Utilisation de la Voirie de 2002 n’est, à ce jour, toujours pas effective. À cela s’ajoute une poignée de rues à la circulation automobile restreinte (rues Sjøgata, Fredrik Langes gate et Prestengata). Ensuite, la seconde raison relève d’une dimension technique. À l’époque, le choix a été fait d’interconnecter les tunnels par des carrefours giratoires souterrains. Or, moins prégnante à l’époque de leur conception qu’aujourd’hui, la crainte d’un incendie, consécutif à un accident de la route, au niveau de ces intersections, est devenue une préoccupation majeure pour les gestionnaires de l’infrastructure, ce qui limite le report de trafic dans ces ouvrages et restreint, par voie de conséquence, le délestage du centre-ville en surface, comme initialement prévu (ibid.).
26À la suite de ce premier accroc et en adéquation avec la nouvelle politique urbaine volontariste prônée par l’État depuis 1993, les deux autres paquets urbains de 2006 et 2012 sont moins centrés sur l’automobile et prévoient des aménagements destinés aux modes alternatifs. Néanmoins, alors qu’elle devait théoriquement prendre fin en 2001, la taxe locale sur le carburant est constamment prolongée. Entre 2007 et 2011, les premières tentatives nationales d’introduction du péage ne trouvent pas d’accueil favorable au sein de la coalition municipale travailliste-socialiste, qui souhaite conserver le dispositif alternatif32.
- 33 Seule Drammen, éligible à l’AEU, est également dépourvue de péage à l’époque.
- 34 "L’Administration Nationale des Routes Publiques doit comprendre que c’est au peuple et aux élus de (...)
- 35 "Tromsø a probablement été quelque peu caractérisé par le fait que les gens ont aussi eu un peu de (...)
27Cependant, à partir de 2013, l’étau se resserre sur la municipalité. L’État engage la collectivité, comme les huit autres grandes villes du pays, dans l’élaboration d’un Accord sur l’Environnement Urbain (AEU), dont l’objectif est de répondre au principe de "croissance nulle du trafic automobile". Or, l’État fait de la mise en place d’un péage de restriction un préalable à la signature d’un contrat et à tout bénéfice de ses subventions (Avinor, Jernbaneverket, Kystverket, Statens Vegvesen, 2016). Cette clause est quasiment ciblée pour Tromsø, les autres grandes villes en étant déjà quasiment toutes dotées33 (carte 1). Néanmoins, l’initiative nationale, conduite localement par l’Administration Nationale des Routes Publiques, se heurte aux élus communaux qui refusent d’ouvrir le débat du péage (Nordhagen Rygh, 2017) alors même que les exécutifs, national et municipal, sont de même couleur politique. La coalition municipale, emmenée par le conservateur Jens Johan Hjort, rassemble le centre-droit (Venstre), le parti de droite classique (Høyre) et celui du Progrès (Fremskrittspartiet), formation politique norvégienne classée la plus à droite. Les trois partis s’accommodent de la taxe locale et souhaitent sa prolongation, voire, si nécessaire, son augmentation (ibid.), soulevant la crainte de l’État, d’un risque de stockage et de transport inapproprié de carburant par les particuliers (Nordhagen Rygh, 2017). Au-delà de la question du péage, c’est le principe même de restriction automobile que le conseil municipal refuse de considérer (ibid.), bloquant les négociations préalables à la signature de l’AEU. La cheffe locale du parti de Progrès, Helga Marie Bjerke, fustige alors l’ingérence technocratique de l’Administration Nationale des Routes Publiques34. À l’opposition politique au nouveau modèle urbain prôné par l’État, se superpose une méfiance de la part des élus locaux vis-à-vis de l’administration nationale35.
28L’alternance politique, aux élections locales de 2015, débloque la situation. Le Parti travailliste et ses alliés reviennent aux affaires, et réservent un accueil plus favorable aux volontés nationales de restriction automobile que lors de leur mandature précédente, dix ans plus tôt. Ainsi, en 2016, un accord est conclu, estimé à 8 milliards de couronnes, dont 45 % destinés à des projets routiers, 30 % à une amélioration de l’offre en transport collectif et 25 % pour des mesures concernant les modes actifs, l’environnement et la sécurité (Tromsø kommune, Statens vegvesen, Troms fylkeskommune, 2016). Certes, pour la première fois, le montant des investissements en faveur des modes alternatifs est supérieur à celui destiné aux projets routiers. Cependant, l’accroissement des capacités de voirie automobile reste à l’ordre du jour avec la planification du doublement du pont de Sandnes et le creusement d’un nouveau tunnel automobile entre l’aéroport et le quartier universitaire. Comme exigé par l’État, cet accord prévoit l’installation d’un péage urbain destiné à financer 50 % des travaux et à limiter l’augmentation du trafic automobile, le tarif étant triplé aux heures de pointe (ibid.). Une réduction est également accordée aux véhicules les moins polluants.
29En réaction, un mouvement de contestation populaire s’organise. Ahmed Warsame, chauffeur de taxi et membre du Parti du littoral36 (Kystpartiet), crée un groupe sur les réseaux sociaux le 6 juin 2016, atteignant une large audience. Parallèlement, le projet de péage suit son cheminement d’approbation. Le 22 février 2017, après une séance chahutée, à la fois par l’intervention de manifestants opposés aux péages, dont certains ont dû être expulsés de l’hôtel de ville, mais aussi par les huées de quelques conseillers de l’opposition37, l’assemblée municipale approuve le péage. Seul le Parti du progrès s’oppose finalement à la délibération ainsi qu’un Conservateur frondeur38. Cependant, la déclaration du chef du groupe majoritaire travailliste à l’assemblée révèle une forme de gravité et un enthousiasme pour le moins réservé :
- 39 "Dette er den viktigste og vanskeligste saken kommunestyret i Tromsø skal behandle. […]. Til alle s (...)
"Il s’agit de l’affaire la plus importante et la plus difficile à laquelle le Conseil municipal de Tromsø doit faire face. […] À tous ceux qui sont mécontents, et il y en a, sachez que ce n'est pas le cœur léger que nous introduisons le péage"39.
- 40 "Dette er min verste dag i kommunestyret. […] dette er galskap" (ibid.).
- 41 L’idée d’un péage de cordon autour de l’île et qui ne limiterait pas les nombreux déplacements inte (...)
30Anni Skogman, du parti du Progrès, membre du conseil municipal depuis 2003 et première adjointe au maire de 2011 à 2015 répond : "C'est ma pire journée au conseil municipal. […] c'est une folie "40. En réaction à cette approbation municipale, Ahmed Warsame organise une pétition, réclamant la tenue d’un référendum, qui atteint 5 000 signatures en mars 2017. À une voix prêt, le bureau politique de la municipalité rejette l’idée. Malgré tout, en 2018, un accord est trouvé autour d’un dispositif qui se fonde sur une division de la ville en sept zones, définies de manière à ce qu’elles renferment toutes un commerce alimentaire, une crèche et une école, séparées par 15 portiques de péage bidirectionnels41 (carte 3) (ibid.).
Carte 3 : La politique d’urbanisme durable de Tromsø
Source : Tortosa, 2022.
31Toutefois, le calendrier électoral vient contrarier le processus. La question du péage polarise alors les débats des élections locales de 2019 à Tromsø mais aussi dans les autres grandes villes, où il est question de renforcer les dispositifs existants. Le FNB42, groupe national dénonçant le principe du péage urbain, né sur les réseaux sociaux en 2014, se mue, à cette occasion, en parti politique. Emmené à Tromsø par Jan Blomseth, soutenu par Ahmed Warsame, le mouvement dénonce le caractère socialement et spatialement injuste du dispositif. Selon le discours des opposants, dont la presse locale s’est largement fait l’écho43, le péage pèserait principalement sur le budget des ménages modestes des quartiers périphériques, qui auraient à franchir quotidiennement plusieurs barrières de péages, au tarif le plus élevé car disposant de voitures anciennes, thermiques et polluantes. Inversement, les ménages aisés centraux bénéficieraient autant des investissements de l’AEU mais sans les financer car ils pourraient continuer à accéder à tous les services quotidiens sans avoir à franchir de barrières. Quand bien même ces derniers auraient à le faire, ils disposeraient, de surcroît, de la réduction appliquée aux détenteurs de véhicules moins polluants, car récents ou électriques. De son côté, Hans Petter Kvaal, candidat conservateur à la municipalité, dont le parti a pourtant approuvé le principe du péage, rebat les cartes à l’occasion de ces élections, en proposant l’instauration d’un dispositif alternatif, basé sur un système de suivi GPS.
- 44 Il atteint, par exemple, 16,7 % des votes à Bergen.
- 45 Prop. 99 S (2020–2021) Proposisjon til Stortinget (forslag til stortingsvedtak) Utbygging og finans (...)
- 46 Ce type de péage est dit "à flux libre" (ou free flow).
- 47 "Vi skal ikke være red", [en ligne]. URL : https://www.itromso.no/meninger/i/zEll4w/det-blir-bompen (...)
- 48 "Men befolkningen er ikke redd, men vettskremt for hva den nye skatten skal påføre befolkningen av (...)
32C’est donc au prisme de la dualité centre-périphérie (Renaud, 1981), non plus à l’échelle nationale mais cette fois-ci à l’échelle locale, que le débat s’articule, avec un centre-ville qui concentrerait les richesses, le pouvoir et les bénéfices du péage face à une périphérie qui en serait dépourvue bien qu’étant la plus grande contributrice. En atteignant 9 % des voix, le FNB fait jeu égal avec le Parti du Progrès. Si les Travaillistes, emmenés par Gunnar Wilhelmsen, favorables au péage, conservent la municipalité grâce à une large coalition rouge-verte, ils réalisent leur plus mauvais score depuis 1925. En devenant la troisième force électorale à l’échelle des grandes villes du pays44, le FNB ébranle la coalition nationale de droite, au point que le gouvernement suspend la mise en place des AEU et du péage à Tromsø. Il faut finalement attendre la reprise en main de l’exécutif national, en 2021, par une coalition travailliste et centriste pour que le projet de péage soit définitivement entériné par le parlement norvégien45, illustrant, une fois de plus, la dépendance de l’échelon municipal à l’échelon national. Les portiques, munis d’un système de capteurs et de caméras reconnaissant la plaque d’immatriculation46 (figure 2), entrent finalement en service le 5 janvier 2023, après des années de tergiversation. Par voie de presse, Veronica Wiik, en charge de l’AEU, tente de rassurer les habitants : "Nous ne devons pas avoir peur"47. Ce à quoi, Kjell Sundfær, chroniqueur au journal conservateur iTromsø, répond "La population n’est pas effrayée mais terrifiée à l’idée de la souffrance financière infligée par cette nouvelle taxe !"48.
Figure 2 : Exemples de portiques de péage déployés à Tromsø
Source : Tortosa, 2023.
33La résistance au péage s’est donc cristallisée autour de l’enjeu de la justice sociale et spatiale. Le fait que cette question prenne ici plus de place qu’ailleurs dans le pays fait écho, à la fois, aux travaux de Rokkan (1967), qui avait mis en avant la forte polarisation de classe autour de laquelle s’articulait la Norvège du Nord, et à ceux de Denter et al. (2002) qui soulignaient le moindre niveau de confiance envers la classe politique. Alors que traditionnellement, en Norvège, dans toute interaction sociale, les acteurs accordent une faible valeur à ce qui les sépare, en particulier aux distinctions de rang social (Gullestad, 1992 ; Vike, 2009) et que, d’une manière générale, le discours de lutte des classes a toujours trouvé peu de résonnance, car dépassé par celui de l’intérêt national supérieur (Stråth, 2006), la Norvège du Nord échappe quelque peu à cette règle. En présentant une polarisation sociale plus forte, la grande capacité de dialogue, le haut niveau de confiance, la recherche constante du compromis et le rejet de tout conflit, principes pourtant profondément norvégiens, sont ici atténués.
34L’établissement du péage urbain de Tromsø est donc le fruit d’une démarche longue, descendante et erratique, suscitant localement de la méfiance et de la résistance (y compris entre les échelons locaux et nationaux des mêmes formations politiques) puis au final de la résignation, illustrant le rapport de force déséquilibré entre la municipalité, au faible pouvoir décisionnel, et l’échelon national, à la forte capacité d’impulsion. Comme le montre la partie suivante, c’est en réalité tout le développement urbain de la ville, depuis son origine à aujourd’hui, qui porte l’empreinte de cette asymétrie décisionnelle.
- 49 À l’époque, la localité compte 80 habitants. L’idée, pour le pouvoir d’alors, est d’expérimenter le (...)
35La relation asymétrique centre/périphérie se vérifie dans le développement historique de la localité, qui témoigne de sa faible autonomie décisionnelle et, à l’inverse, du rôle déterminant joué par l’échelon national. De la création de la ville par décret royal en 179449 à l’élargissement de son profil fonctionnel, au cours des XIXe et XXe siècles, toutes les étapes relèvent de décisions du pouvoir central.
- 50 Lors de la rédaction de la première constitution norvégienne à Eidsvoll, en grande banlieue d’Oslo (...)
- 51 "keeping center and periphery together".
- 52 Auparavant, la seule possibilité de voyager par voie aérienne était de rejoindre l’aérodrome de Bar (...)
36Cependant, c’est véritablement dans les années 1960 qu’une rupture s’opère, manœuvrée depuis Oslo. Le profil fonctionnel de la ville subit alors un bouleversement déterminant et inattendu. Alors que les deux villes méridionales de Stavanger et Kristiansand sont candidates pour accueillir une nouvelle université, le gouvernement prend la décision en 1962 d’établir un nouveau pôle universitaire dans le Nord, à la fois pour répondre à une carence locale en matière de formation médicale (Tromsø kommune, 2011), mais également dans un souci de cohésion territoriale (Stein, 2019). Alors que jusqu’à présent la Norvège arctique avait été quelque peu marginalisée dans la construction sociale et politique du royaume50 (Dubois, 2017) et faisait office de périphérie délaissée, le choix d’installer un nouveau siège universitaire dans le nord vise à corriger ce déséquilibre et à "maintenir le centre et la périphérie ensemble"51 (Stein, 2019, p.56). Malgré les réserves de la communauté universitaire (Fulsås, 1993) et en compétition avec Narvik, la municipalité de Tromsø, sans en avoir exprimé le souhait, est finalement choisie en 1967, trois ans après l’inauguration de son aéroport, qui révolutionne l’accessibilité de la ville52 (ibid.).
- 53 La candidature norvégienne, en la ville de Tromsø, était en compétition avec la ville islandaise d’ (...)
- 54 Le Conseil départemental du Finnmark rejette le 14 mars 2018 la proposition de fusion. Le 14 mai 20 (...)
37À la fin des années 1990, une autre décision prise à Oslo modifie le profil fonctionnel de la ville. Dans la continuité d’un mouvement de délocalisation des services nationaux, depuis Oslo vers le nord du pays (Stein, 2019), l’Institut Polaire Norvégien (Norsk Polarinstitutt) déménage symboliquement d’Oslo à Tromsø en 1998 (ibid.). Cette institution sera, par la suite, choisie pour devenir le siège, d’abord temporaire en 2007, puis permanent depuis 2011, du Conseil de l’Arctique53, renforçant l’indice de centralité de la ville dans l’espace circumpolaire boréal. Parallèlement, le milieu des années 2000 voit les tensions avec Oslo se raviver. Par deux fois, en 2004 et 2008, le gouvernement s’oppose à la candidature municipale pour accueillir les Jeux Olympiques d’hiver. À partir de 2017, une nouvelle réforme territoriale controversée, portant sur la régionalisation du pays, fait de Tromsø, encore une fois malgré elle, la capitale d’une nouvelle grande région, en fusionnant de force les deux départements septentrionaux en 2020, ce qui engendre la "révolte périphérique du Finnmark"54 (Stein, 2019, p.65).
38En quelques décennies, Tromsø est passée de marge septentrionale à nouvelle centralité arctique, résultat d’une dynamique rapide et exogène, administrée le plus souvent depuis Oslo et sur laquelle la ville n’a eu que peu de prise. Cela rappelle, certes, que la Norvège est un État unitaire, interventionniste à l’échelon national (Aucante, 2012), bien moins décentralisé que ses voisins suédois et danois (OCDE, 2008), mais surtout que vue d’Oslo, Tromsø perd son rang de ville à la marge au profit d’une position d’avant-poste stratégique, dans une région aux enjeux géopolitiques devenus importants. Située à plus de 1 000 km au nord de la capitale, elle représente pour Oslo un détachement à la localisation précieuse pour la défense des intérêts nationaux. La ville se retrouve ainsi, en quelque sorte et contre son gré, la projection arctique du siège du pouvoir national.
- 55 On parle, en Norvège, de "quartiers satellites" (Drabantbyer)
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- 58 Payant le temps de son remboursement, l’accès au pont devient gratuit à partir de 1982.
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39Cet élargissement subi et rapide du profil fonctionnel de la ville s’est accompagné d’un accroissement démographique brutal, la population ayant été multipliée par six, passant de 10 940 habitants en 1951 à 68 187 en 2021, et d’un étalement urbain, lui aussi mal maîtrisé, d’abord en épaisseur jusqu’aux années 1960, autour du noyau urbain originel, puis sous forme d’exurbanisation55 (carte 4). La politique d’urbanisme des années 1950 se fonde en effet sur une adaptation de la ville à l’automobile56 que le grand incendie de 1969 va accélérer57. La morphogénèse urbaine, des années 1960-1990, est en effet guidée par l’expansion du réseau routier qui répond lui-même à une quête d’affranchissement de la rugosité du site (insularité, climat, topographie). En 1960, le pont automobile de Tromsø (Tromsøbrua), reliant le centre-ville à la rive continentale à l’est (Tromsdalen)58 est construit, suivi en 1974 par l’édification de l’ouvrage de Sandnessund (Sandnessundbrua), reliant l’île de Tromsø aux quartiers de Kvaløysletta à l’ouest (figure 3). En supprimant la servitude du ferry59, ces deux infrastructures génèrent un effet centrifuge sur le développement résidentiel de la ville (carte 4), fondé sur une mobilité individuelle motorisée, expliquant la congestion automobile et la teneur du premier paquet urbain.
- 60 Erik Øwre, nouveau responsable de la planification urbaine de la ville de l’époque, menace de démis (...)
- 61 Initiative appelée "Année du développement urbain" (Byutviklingens År). Presque tous les architecte (...)
40Prise entre, d’un côté, une pression résidentielle et, de l’autre, les directives nationales d’aménagement de 1993, la municipalité reconnaît, en 1996, ne plus être en mesure de mener à bien sa politique de planification faute d’ingénierie suffisante60 et se voit octroyer l’aide de deux architectes locaux, dont la mission est de concevoir un nouveau plan d’urbanisme volontariste, destiné à densifier le centre-ville et le quartier Tromsdalen (Tromsø kommune, 2011). Un autre signe de flottement apparaît en 2005, lorsque la municipalité suspend l’application de son plan communal, pourtant fraichement approuvé, et décide de geler ses projets urbains, le temps d’animer un grand débat public, relatif à l’avenir du centre-ville61 (ibid). Dans cette continuité, en 2011, la municipalité lance l’initiative "Où Tromsø va-t-elle ?" (Hvor går Tromsø?) et s’engage dans un travail rétrospectif historique, visant à retracer sa morphogénèse pour l’aider à mieux concevoir sa politique de planification urbaine (ibid.). L’emploi d’une formulation interrogative par la municipalité, faisant échos aux travaux universitaires, souligne l’absence de contrôle de sa propre évolution.
- 62 À titre de comparaison, Oslo élabore son premier document d’urbanisme promouvant la densification a (...)
41Il faut attendre le Plan Stratégique municipal 2012-2015 pour trouver une référence au principe de densification autour des nœuds de transport en commun62 (knutepunktstrategi) (Tromsø kommune, 2015), témoignage d’une volonté locale d’intégration de l’urbanisme et des transports, soit 19 ans après la directive nationale de 1993.
Carte 4 : La morphogénèse de l’agglomération de Tromsø
Source : Tortosa, 2019.
42Ces éléments géo-historiques témoignent d’un manque de maîtrise de la municipalité sur son propre développement et d’une grande difficulté à quitter l’approche fonctionnelle de l’urbanisme et automobile de la ville, pour une approche durable et "omnimodale" (cohabitation apaisée de tous les modes de transport) (Héran, 2015). La ville traverse, effectivement, une période paradoxale dans les années 1990-2000. D’un côté, la densification emboîte le pas à l’exurbanisation, un "retour au centre" est identifiable (Lévy, 2004, p.97), mais d’un autre, les principes de l’urbanisme moderne persistent, illustrant les "turbulences" propres à toute transition (Héran, op. cit., p.4). La fin des années 1990, en contradiction avec les nouveaux objectifs nationaux de densification, voit le développement continu des centres commerciaux périphériques, à tel point qu’en 2011 leurs surfaces détrônent celles du centre-ville (Tromsø kommune, 2011), déséquilibrant le rapport centre-périphérie à l’échelle de l’agglomération. Par ailleurs, imaginés à la fin de années 1980, les tunnels automobiles sont réalisés la décennie suivante. Réunis, ils participent dans les années 1990 et 2000 à la réticularisation continue du réseau automobile municipal et à l’augmentation permanente de l’offre routière.
43Cette difficulté à adopter les principes de la ville durable, malgré les injonctions de l’État, n’est pas uniquement le reflet d’une localité débordée par sa croissance ou d’une résistance à un mouvement de centralisation. Comme le montre la dernière partie, cette rétivité est aussi l’expression d’un contexte socioculturel local singulier, où la population entretient une relation étroite avec la voiture individuelle et, à l’inverse, un rapport plus distant avec le narratif lié au développement durable et au réchauffement climatique.
44Quand en 1936, Tromsdalen ainsi que le centre-ville, via la liaison par ferry, se retrouvent connectés au réseau routier du royaume, les populations locales vivent un bouleversement. La voie terrestre seconde la voie maritime qui restait, jusqu’alors, l’unique accès à la ville. Comme l’écrivait Christiane Bernard en 1960 : "Si on prend une carte de la Norvège de 1936, le problème des communications dans le Nord se présente d’une manière extrêmement simple : il y a la mer. Mais il n’y a que la mer" (Bernard, 1960, p.317). Cette desserte routière, dans une région où la circulation maritime avait toujours constitué la seule voie de communication, représente une rupture, bousculant la structure traditionnelle des localités de la région. Tranchant avec "le bateau accostant à un petit appontement individuel mal pratique" (ibid., p.322), l’automobile apporte aux populations locales la souplesse, la maniabilité et le porte-à-porte, modifiant, de manière plus radicale encore qu’ailleurs, les comportements individuels en matière de déplacements quotidiens (ibid.). L’arrivée de la route fait en effet éclater "l’unité fermée, axée sur la voie d’eau" que représentait chaque fjord et détroit (ibid., p.328). Autrefois de petits ensembles juxtaposés, fermés et parfois autarciques, les localités, dont Tromsø, nouent désormais entre elles de nouveaux liens économiques, humains et sociaux, intensifiant la fréquence de leurs déplacements, notamment vers le centre-ville (ibid.).
45Le lien entre "réticularisation spatiale" et "réticularisation sociale" (Montulet, Kaufmann, 2004) semble donc particulièrement exacerbé dans cet espace insulaire. L’enthousiasme qui caractérise la motorisation de la population, dans les pays en développement au XXe siècle (Héran, 2013), est donc redoublé dans l’environnement rugueux de Tromsø, créant un attachement d’autant plus fort à l’automobile et, logiquement, une rétivité plus grande que sous d’autres latitudes au principe du péage.
- 63 Bien qu’équipé pour faire face aux rigueurs de l’hiver, le service de transports en commun souffre (...)
46Par ailleurs, et encore aujourd’hui, les conditions naturelles ont tendance à renforcer la préférence à l’automobile. L’humidité permanente, le dénivelé, l’enneigement, l’encombrement des trottoirs par le stockage de la neige ainsi que les chaussées détériorées par l’alternance fréquente du gel et du dégel mettent à mal les espaces publics, rendant l’usage des modes de transports alternatifs63 et notamment actifs moins attractifs (figure 3).
Figure 3 : Les espaces publics à l’épreuve du climat océanique subpolaire
Source : Tortosa, 2023.
47L’obligation d’instaurer des péages urbains de restriction est issue de la politique climatique nationale. Autrement dit, l’idée même du péage est associée à celle de la lutte contre le réchauffement climatique. Or, localement, le rapport au climat et à son évolution est particulier à deux titres. Tout d’abord, à l’échelle de la municipalité de Tromsø, le discours sur le réchauffement climatique ne s’inscrit pas dans un registre catastrophiste, à l’image de cet extrait :
- 64 "Når det gjelder de negative konsekvensene av kommende klimaendringer kan det også sies at Tromsø, (...)
"En ce qui concerne les conséquences négatives du changement climatique futur, on peut également dire que Tromsø, et la Norvège en général, ne font pas partie des pays les plus touchés. L’ouverture des passages du Nord-Est et du Nord-Ouest pourrait même offrir de nouveaux avantages, en particulier pour le nord de la Norvège".64
- 65 Anne D., 2013, "La conquête glaciale", Libération, 3 février 2013, [en ligne]. URL : http://www.lib (...)
48Même les représentants de l’État, lorsqu’ils s’expriment à Tromsø, n’inscrivent pas la question du climat dans un répertoire alarmiste, à l’image d’Espen Barth Eide, ministre norvégien des Affaires étrangères, qui déclare en 2013, à Tromsø que "les défis liés au changement climatique augmentent, mais les opportunités aussi"65. Cela tranche avec le discours national officiel relatif à cette question, tenu à Oslo ou à l’étranger. En effet, l’éventualité que la Norvège puisse tirer profit de l’évolution contemporaine du climat n’est jamais clairement exprimée dans les publications nationales (Tortosa, 2020). Au contraire, cette question est traitée en tant que menace, contre laquelle la Norvège déploie ostensiblement de gros moyens, notamment sur la scène internationale, le pays ayant été reconnu par l’ONU comme le premier à s’être fixé un objectif de neutralité carbone dès le milieu des années 2000 (Norwegian Ministry of the Environment, 2007).
49Cependant, la réduction de l’extension moyenne de la banquise boréale laisse espérer l’ouverture de nouvelles routes maritimes et l’accès à de nouvelles ressources naturelles. Dans cette perspective, Tromsø dispose d’une situation géographique favorable. Les autres grandes villes arctiques sont soit tournées vers l’océan pacifique (Anchorage, Petropavlovsk-Kamtchatski) ou atlantique (Reykjavik), soit situées au fond d’estuaires pris dans les glaces une partie de l’année (Arkhangelsk, Norilsk, Novy-Ourengoï), sans parler de celles dépourvues de débouché maritime (Rovaniemi, Apatity, Vorkouta). Seule Mourmansk rivalise avec sa voisine norvégienne. Les travaux de modernisation du port de Tromsø des années 2000 (Tromsø kommune, 2011) peuvent d’ailleurs être vus comme une anticipation des externalités positives du changement climatique pour la ville.
50Au-delà d’un intérêt stratégique, le réchauffement climatique relève, également dans ces latitudes, de l’agrément. L’existence d’une "priorité climatique" chez les peuples scandinaves (Toudoire-Surlapierre, 2005) est intensifiée dans les contrées nordiques les plus septentrionales où les variations météorologiques impactent, plus qu’ailleurs encore, la vie quotidienne des habitants. Dans ces régions au climat subarctique, où ce sont "les habitats humains et non la nature ‘inhumaine’ […] qui constituent une ressource rare" (Lien, Spjuth, 2009, p.293), où, pour un grand nombre de résidents en quête de soleil et de chaleur, l’année est rythmée par le séjour incontournable dans une station balnéaire méditerranéenne, se tisse alors un rapport particulier au réchauffement climatique qu’a bien exprimé Gérard Lemarquis, écrivain français vivant en Islande, pays avec lequel Tromsø partage un climat proche :
"Ceux qui se lamentent sur le réchauffement climatique doivent aussi comprendre le plaisir qu’éprouvent les Islandais à faire repousser l’orge disparue pendant des siècles, à voir des pommiers pour la première fois s’épanouir dans les jardins. On peut – et c’est le vécu des Islandais – avoir un œil qui pleure en pensant à la catastrophe possible, et un œil qui rit à la perspective de nouvelles opportunités" (Lemarquis, 2014, p.96).
- 66 Réalisé par InFact pour les medias Nordlys et NRK, sur la base de 1 009 habitants de Tromsø.
51À la lumière de ces éléments, on comprend alors que l’impérieuse nécessité de diminuer l’usage de la voiture puisse paraître moins évidente, d’autant que l’automobile fût un précieux instrument d’émancipation sociale et économique pour les populations locales mais aussi de délivrance climatique. Un sondage66, réalisé en 2022 à Tromsø, montrait que seuls 19,8 % des habitants étaient convaincus de l’efficacité du péage pour accroître l’usage de la marche et du vélo.
52La mise en œuvre d’un péage de restriction est la face la plus visible de l’adoption d’un nouveau modèle urbain qui a fait, en Norvège, l’objet d’une centralisation. Imaginé et éprouvé dans la centralité osloïte, il a ensuite été diffusé jusqu’à Tromsø, via le canal de l’Administration Nationale des Routes publiques, dont l’Agence Nord a joué le rôle de ramification septentrionale du Ministère des transports. En d’autres termes, le déploiement du péage résulte d’un processus asymétrique, d’application littérale, dans un espace dominé, d’un modèle provenant d’un espace dominant, où la forte emprise verticale de l’État n’a plus laissé de place à une réinterprétation municipale des injonctions nationales. La mobilisation locale contre cette dynamique, centralisatrice et exogène, a été suffisamment forte pour retarder les ambitions du gouvernement. Dans une région marquée par une forte polarisation sociale, la résistance s’est alors cristallisée autour des inégalités socio-spatiales, dont le péage serait un générateur, faisant écho à la société française, elle aussi socialement polarisée, où le déploiement des ZFE-m se heurte à ce même sentiment d’injustice.
53Le processus d’établissement du péage de Tromsø montre à quel point la dualité centre/périphérie est encore suffisamment puissante en Norvège au point de contrarier l’implantation d’un nouveau modèle urbain – quand bien même il deviendrait hégémonique – y compris dans une localité d’un pays pourtant reconnu pour son modèle de durabilité. La résistance puis l’adoption dans la résignation du péage urbain témoignent de la supériorité des ressources mobilisées par le centre face aux capacités de résistance de la périphérie. La force de commandement et d’impulsion de la centralité d’Oslo a finalement eu raison de la faible autonomie décisionnelle de la périphérie arctique.
54La mise en place du péage urbain révèle, par ailleurs, une rupture en matière de stratégie norvégienne de cohésion nationale. Alors que pendant longtemps, pour maintenir le centre et la périphérie ensemble, la politique gouvernementale consistait à accorder des concessions à sa frange septentrionale, la mise en place du péage signe la fin d’un régime d’exception et une recomposition de l’intervention territoriale de l’État. En acceptant la mise en place d’une taxe locale comme alternative, l’État a reconnu, pendant plus de 30 ans, le statut particulier de la ville, héritage de sa situation de marge septentrionale, avant de "régulariser" la situation, non seulement sous la pression de l’impératif climatique, devenu incontournable dans un pays où l’échelon national fait de l’exemplarité environnementale un pilier de sa politique extérieure, mais également face à la nouvelle centralité qu’incarne la ville à l’échelle internationale. Ainsi, à contre-courant d’un mouvement de dénationalisation de la fabrique urbaine observée ailleurs en Europe, le cas de Tromsø témoigne, au contraire, d’une convergence verticale toujours bien établie dans ce pays scandinave et d’une dualité centre-périphérie encore vivace.
55La rétivité des instances locales aux injonctions nationales de restriction automobile ne s’explique pas uniquement par l’opposition aux forces centralisatrices. Dans cette ville au climat subarctique, la voiture individuelle, associée à la construction d’un vaste réseau d’ouvrages d’art routiers, a constitué un moyen pour la population, non seulement d’ouvrir les anciennes économies domestiques et fermées, mais également de s’affranchir confortablement de la rugosité du site. S’en détacher s’avère donc plus difficile.
56L’éloignement de la ville des grands centres mondiaux de décision, tout comme son insularité, n’ont pas été non plus de nature à atténuer l’établissement du modèle de la ville fonctionnelle où la voiture est reine. À l’inverse, Tromsø peine à s’en détacher, à rebours de l’image communément vertueuse associée aux territoires nordiques, en matière d’urbanisme durable. Le modèle de la ville durable atteindrait-il ses limites géographiques dans l’espace arctique ? Quoi qu’il en soit, la dualité centre/périphérie demeure un prisme d’analyse encore pertinent pour comprendre les décalages spatiotemporels en termes de diffusion des paradigmes urbains.
