1Alors que les communes constituent la première et la plus dense maille de l’administration territoriale française depuis la Révolution française, l’évolution de ce maillage est peu connue. Des recensions existent sur les communes de nombreux départements, notamment grâce à la vaste enquête intitulée "Paroisses et communes de France" et lancée par le CNRS dans les années 1970 (40 volumes publiés correspondant à 47 départements), mais alors que l’étude des transformations des entités municipales comme lieu de pouvoir est bien connue (Fougère, Machelon, Monnier, 2002), la question apparemment simple de l’évolution du nombre de communes reste sujette à de nombreuses incertitudes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser d’un État comme la France, anciennement administré et centralisé, connaître précisément le nombre, la dénomination et la localisation des communes à une date donnée est assez largement une gageure, dès que l’on remonte aux dates antérieures à 1943, année de la création du Code officiel géographique.
2Cet article propose une approche spatialisée de l’évolution du nombre de communes françaises, pour montrer que cette histoire a une géographie particulière. Après un état des lieux de la littérature sur l’évolution de la maille communale, nous présenterons la source secondaire sur laquelle nous nous appuyons, la base Cassini. Cela nous permettra d’insister sur les évolutions du nombre de communes françaises depuis la Révolution française, qui ont été très inégales suivant les départements. La dernière partie de cet article sera l’occasion de synthétiser et de discuter les résultats.
- 1 Terme désignant initialement les limites d'une forme géométrique et utilisé, depuis la fin du XVIII (...)
3Très longtemps, l’histoire géographique des circonscriptions1 a été l’un des pans les plus actifs d’un savoir qui relevait d’un relatif continuum entre les domaines de la géographie et de l’histoire tels que nous les imaginons aujourd’hui. Serge Courville fait remonter cette tendance à la géographie romaine "toute entière dominée des préoccupations administratives et militaires" (Courville, 1995, p.10). Cette pratique semble se transmettre au Moyen Âge européen, l’Église assumant le rôle de transmission des structures territoriales de l’Empire romain – ce qui permet au passage d’escamoter la période de création des diocèses et paroisses (Mazel, 2016, p.16). Ce discours se renforce au XVIIe siècle, lorsque l’Église lance une grande enquête cartographique sur ses évêchés, dans laquelle ces derniers renvoient systématiquement aux cités gallo-romaines (Dainville, Le Bras, 1956). Au XVIIIe siècle et durant une bonne partie du XIXe siècle, c’est une géographie historique érudite qui s’impose, s’intéressant aux toponymes et à leur histoire qui permettent de construire le récit de la construction nationale. Ce mouvement de fond se double au XIXe siècle de la production d’atlas et d’annuaires par circonscriptions qui traitent du contemporain. L’un des derniers grands projets d’histoire des circonscriptions est ainsi celui d’Auguste Longnon (1844-1911). Celui-ci souhaitait construire un Atlas historique de la France qui devait poser le socle d’une histoire du pays par ses circonscriptions (Longnon, 1868, 1878). Cette grande œuvre est le chant du cygne de cette géographie historique des circonscriptions (Verdier, Ozouf-Marignier, 2011).
- 2 Les éditions de 1947 et 1949 sont signées du père et du fils.
4La géographie qui s’installe à la fin du XIXe siècle avec l’institutionnalisation de la discipline à l’Université s’éloigne de la vieille géographie historique et renouvelle ses questionnements. À l’érudition historique sur les circonscriptions, elle oppose la géomorphologie et sa relation complexe avec les implantations humaines. La circonscription n’y est plus qu’un artefact administratif peu apte à tenir compte ni de la complexité ni des évolutions de la société (Verdier, 2009). L’intérêt pour les circonscriptions en lien avec la géographie se réduit alors. Pour l’essentiel, les travaux de ce type se limitent alors à une géographie historique enseignée aux archivistes comme dans le Manuel de géographie historique édité en 1929, puis régulièrement réédité jusqu’en 1979 (Mirot, 1929 ; Mirot, Mirot2, 1947, 1979). À la même époque, au Royaume-Uni, on assiste à un moment fondateur, au début de 1932, sur la nature de la géographie historique, faisant des travaux sur les circonscriptions l’un des axes majeurs du champ ("What Is Historical Geography?", 1932). L’enquête d’Henry C. Darby sur le Domesday book illustrera cela sur le temps long (Lawton, Butlin, 1989). Parmi les rares recherches des géographes, l’article d’André Meynier, dans les Annales de géographie de 1945 est un repère (Meynier, 1945). Il renvoie à quelques rares textes d’avant-guerre, ainsi qu’à quelques travaux de l’époque dont ceux d’Henri Onde sur l’histoire du peuplement en Maurienne et Tarentaise (Onde, 1941). Surtout il montre un intérêt pour la répartition géographique des tailles des communes. Il esquisse ce faisant une géographie qu’il lie en partie à des questions de démographie. L’histoire l’intéresse également puisqu’il propose une forme de loi selon laquelle les communes les plus vastes seraient les moins stables, prenant alors une profondeur historique remarquable en comparant, par exemple, les paroisses normandes du XIVe siècle à celle de 1945. Meynier repose aussi clairement la question de l’objectif de la commune, à laquelle peut être assigné, d’après lui, des dimensions différentes : "N’est-ce pas là la clef du problème ? La commune-unité, contemporaine du peuplement, doit avoir stabilité et taille exiguë, nécessaire pour qu’il y ait vraiment communauté d’intérêt, et même de travail. La commune-organe (fiscal ou religieux) est au contraire instable, peut se diviser ou être regroupée suivant l’intérêt ou là, tendance du moment, une telle commune n’est jamais qu’un agrégat de tènements, hameaux ou sections" (Meynier, 1945, p.169). La conclusion de Meynier sur la fertilité de cette "branche négligée de la géographie humaine" n’aboutit pas pour autant à l’ouverture d’un champ de recherche actif dans la géographie d’après-guerre. Il faut attendre la publication de la carte des communes de France, par Jacques Bertin en 1958, pour que Meynier reprenne son questionnement dans un article posant les grandes questions du dossier des Annales ESC (Meynier, 1958). Là encore, si l’intérêt de l’objet est souligné, il peine à se constituer en objet de recherche de la discipline. C’est ensuite, en 1989, qu’Aliette Delamarre reprend cette question dans un article de la revue Mappemonde sur "La carte des 36 000 communes" (Delamarre, 1989).
5Du côté des historiens, il faut attendre la fin des années 1940 pour voir un regain d’intérêt pour l’histoire des circonscriptions. C’est d’abord le cas avec un vaste programme sur les circonscriptions religieuses lancé par Gabriel Le Bras, en 1945 (Le Bras, 1945) puis de façon bien plus problématisée, en 1947, dans un texte de Lucien Febvre (Febvre, 1947). Celui-ci pose pour la première fois de façon claire la question des "continuités et discontinuités", s’interrogeant sur le rapport entre les circonscriptions des différentes époques : n’est-il que chronologique ou y a-t-il filiation ? "Continuité d’un temps à un autre, ou bien hasard, rassemblement fortuit d’énergies éparses dans des cadres perpétuellement changeants" (Febvre, 1947, p.201-202). Ce programme n’est pas réellement suivi d’effet dans un premier temps. Ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’un énorme travail de recomposition, textuel et statistique, se met en place sous la forme de dictionnaires départementaux, (Bardet, Dupâquier, 1974 ; Motte, Séguy, Théré, 2003a). Ces travaux entrent en résonance avec ceux de géographes autour du bicentenaire de la Révolution française, qu’ils portent sur les plus grandes circonscriptions (Nordman, Ozouf-Marignier, 1989a, 1989b) ou sur les communes (Follain, 1995, 1996).
- 3 Procédé consistant à redécouper les circonscriptions pour optimiser les résultats électoraux dans u (...)
6Pendant ce temps, une géographie électorale s’est développée, en s’appuyant tout d’abord sur le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried (1913), et ensuite sur une géographie des résultats électoraux qui commence, dès les années 1950, à faire référence au gerrymandering3 et donc aux variations dans les circonscriptions. D’abord, les travaux portent sur les États-Unis (Mathiot, 1952), puis très vite d’autres pays sont compris dans l’enquête. Pour la France, ce sont les réformes des circonscriptions électorales, à partir de la fin des années 1970, qui vont attiser les curiosités pour ces variations. Mais les travaux géographiques attendent dans les faits les années 1990 pour se déployer sur ce terrain (Bussi, 1998). Au même moment, paraît l’Atlas historique des circonscriptions électorales françaises (Gaudillère, 1995).
7Les travaux des 25 dernières années semblent se déployer selon quatre aspects au moins. Le premier correspond à une croissance très forte de la publication d’atlas historiques qui reprennent la tradition des travaux de Longnon, mais souvent au niveau régional (par exemple Boivin, Quellien, Garnier, 1994). Le deuxième exploite les données du Code Officiel Géographique régulièrement mis à jour et complété par l’INSEE (Ozouf-Marignier, Verdier, 2013). Viennent ensuite deux approches qui s’opposent par les méthodes. La première consiste à partir des cartes anciennes pour produire des cartographies du passé. C’est par exemple le cas de travaux menés au sein du laboratoire LARHRA et dirigés par Jean-Luc Pinol sur les cantons français entre 1884 et 1966 (Pinol, 2021). C’est également le cas de l’ANR "Commune" dirigée par Isabelle Séguy, aujourd’hui en phase d’achèvement de ses travaux. La seconde consiste en des travaux qui partent des territoires locaux pour tenter de reconstituer la trame des différents niveaux de circonscriptions. On pense par exemple ici aux travaux de Victor Gay, toujours sur la période de la Troisième République en France (Gay, 2021). Ce dernier exemple permet aux travaux sur la France de rattraper leur retard sur ceux menés tant aux États-Unis (Manson, Schroeder, Van Riper, Kugler, Ruggles, 2020) qu’en Grande-Bretagne (Southall, 2011, 2012, 2014), alors que les études françaises sont souvent limitées à des cas spécifiques comme les communes sans habitants (Nacef, 2024).
8On peut donc parler d’une histoire longue de l’intérêt pour les circonscriptions tant françaises qu’étrangères. Cependant, cette histoire montre un engagement faible des géographes depuis l’institutionnalisation de la discipline, cela malgré le renouveau de la géographie électorale. Engagement d’autant plus faible sur une perspective intégrant le temps long.
9Malgré l’existence de cette littérature, l’historiographie ne pense en général pas l’évolution des circonscriptions. Celles-ci sont considérées comme stables, lovées dans une sorte d’immobilisme ne variant qu’à la marge. On n’en prendra que trois exemples. Ainsi, le code officiel géographique, tel qu’il est écrit dans sa première version en 1943, énonce dans une forme d’approximation que les municipalités succèdent "grosso modo […] aux paroisses héritées du Moyen Âge". Dans le même esprit, l’article de Delamarre de 1989 reprend cette logique tout en la théorisant :
"Dans les départements analysés, la commune s’est glissée dans le maillage paroissial dans une proportion écrasante. Lorsqu’un choix s’impose, la maille la plus fine est généralement préférée. Cette observation se vérifie d’autant plus si l’on intègre les réajustements effectués durant le premier tiers du XIXe siècle" (Delamarre, 1989).
10Cette posture se retrouve, au-delà, dans l’utilisation qui peut être faite des données à l’échelle communale. C’est ainsi que dans l’ouvrage Une histoire du conflit politique (Cagé, Piketty, 2023) les communes sont globalement considérées comme stables ; celles disparues avant 1943 sont tout simplement ignorées4.
11Quelques études ont cependant été menées sur les évolutions spatialisées de la maille communale, mais sur des pas de temps beaucoup plus courts (par exemple Bideau, 2019, sur les communes nouvelles depuis 2010). Parfois, la maille communale est même présentée comme un "géosystème", ne suscitant des tensions que "lorsque les communes ne correspondent pas ou correspondent mal aux géosystèmes agricoles ou aux quelques géosystèmes urbains" (Edelblutte, 2000, p.3), passant sous silence les débats sur l’échelle à laquelle les communes devaient se situer (Sautel, 2002) et se concentrant sur des focus précis à l’échelle locale sans proposer de panorama global à l’échelle française. Les conclusions auxquelles arrivent les auteurs sont même parfois radicalement différentes de celles auxquelles d’autres auteurs et nous-mêmes arrivons. Ainsi, il est indiqué que "Au début du XIXe siècle […] le nombre de communes semblait bien adapté à l’organisation spatiale" (Edelblutte, 2000, p.13). Cela n’est pas cohérent avec le fait que les débats sur la pertinence de la taille des communes sont déjà vifs (Fougère et al., 2002) et que, toujours au XIXe siècle, "ce sont néanmoins les créations qui l’emportent" (Edelblutte, 2000, p.13), alors que nous montrons clairement une diminution (figure 2).
12Dans les rares cas où des études s’intéressent aux évolutions de la maille communale sur le temps long, elles adoptent rarement une démarche géographique. En outre, les travaux qui peuvent proposer une vision spatiale des évolutions communales sont en général focalisés sur le cas particulier de l’urbain, principalement à l’échelle locale ; nous ne nous concentrerons pas sur ce point. Par ailleurs, les mouvements sur le temps long sont d’abord présentés à travers des dictionnaires, qui réduisent les capacités à la synthèse du fait même de cette forme de liste. Les premières synthèses sont réalisées sous la forme de chiffres, et la première cartographie des communes date de Bertin dans les Annales. Cette recherche a d’autant plus de mal à se géographiciser que des pourvoyeurs de données comme l’INSEE ou l’IGN ne disposent pas d’informations précises sur les mutations anciennes des communes. Qu’il s’agisse des échanges de parcelles entre communes ou tout simplement de l’existence ou non de ces dernières (avant 1943), il n’est pas possible d’obtenir de données de la part de la statistique publique. L’approche des évolutions de la maille communale se fait plutôt sous l’angle de la pertinence de la maille communale, ou en tout cas de son gabarit. Cela rejoint plus globalement les réflexions sur la maille optimale d’administration (Gbenyo, Dubé, 2018 ; Martins, 1995 ; Ozouf-Marignier, 1998), pour laquelle il n’existe pas de consensus, ni scientifique ni politique.
13En négligeant l’analyse de l’évolution du nombre de communes, on perd pourtant une dimension qui nous paraît fondamentale dans la compréhension de la maille communale. En considérant que l’évolution du nombre de communes est homogène sur l’ensemble du territoire, on risque même des contresens puisque des territoires peuvent avoir des trajectoires variées. S. Edelblutte n’a pas tort de dire que ce sont les créations de communes qui dominent à certains moments du XIXe siècle dans un certain nombre de départements : "En Lozère, département pourtant fort dépeuplé aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 11 communes nouvelles qui apparaissent entre 1815 et 1914 en milieu rural, contre seulement 2 fusions. Dans l’Aude, ce rapport est de 7 contre 2 et dans l’Isère, de 29 contre 8." (Edelblutte, 2000, p.14), mais la généralisation à l’ensemble du territoire français est tout simplement abusive.
14Notre propos est donc de penser la variation qui aboutit au constat actuel, de suivre l’évolution du nombre de communes en le couplant à l’analyse de la géographie de ces modifications. Au-delà des discours politiques sur la maille optimale, comment, concrètement, arrive-t-on à la situation actuelle ? Nous nous interrogeons tout d’abord sur le rythme de l’évolution du nombre de communes françaises. Au-delà d’une diminution globale, est-il possible d’observer des moments de réductions drastiques, de reflux, de retours en arrière ou existe-t-il plutôt une lente érosion ? Une fois cette évolution générale connue, il s’agit de décrire la géographie de ce phénomène historique : quels espaces sont touchés, à quels moments ? Plus généralement, qu’est-ce que cela nous apprend sur la maille communale et sa permanence au cours du temps ?
15Pour étudier l’évolution des communes françaises sur le temps long, une base de données a été réalisée sous l’égide de l’EHESS : la base "Cassini". Celle-ci regroupe trois types de données : un fonds des limites administratives de la France en 1999 (BD carto, IGN 1997 mise à jour en 1999)5, un fonds cartographique de la France du XVIIIe siècle (carte dite "de Cassini" dont la projection avait été rectifiée) et une base de données administratives et démographiques communales. C’est sur cette dernière partie de la base que nous nous appuyons ici.
16Cette base, travaillée sur le temps long par différents collègues autour de Claude Motte, est accessible sur la plateforme de dépôt de l’EHESS (Didomena) depuis 2021 seulement6. Elle est constituée de 43 389 lignes et de 104 colonnes. Chaque ligne correspond à une commune ayant existé à un moment donné. Différentes informations sont alors renseignées, dont on peut classer les plus importantes en différentes catégories :
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des informations concernant le nom de la commune : sur la carte de Cassini, à l’An III, en 1801 et en 1999 ;
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des informations décrivant la commune dans la carte de Cassini (type de représentation, graphique, casse, etc.) ;
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des informations concernant le statut et l’appartenance de la commune (chef-lieu d’un évêché, d’un bailliage, département d’appartenance en l’An III ou en 1999, etc.) ;
des informations liées aux recensements : pour chaque recensement, une colonne associe un code à chaque commune et la colonne suivante donne la valeur de la population communale au recensement donné.Les métadonnées précisent la signification d’une partie des codes7. En revanche, un code existe dans la base sans être présent dans les métadonnées : "si". Pour le traitement de ce dernier item (que nous supposons être une abréviation de "sans information"), nous en sommes réduits à des conjectures, que nous présentons de la manière la plus transparente possible, en fournissant le code informatique utilisé pour nettoyer, structurer, analyser la base, et lui adjoindre les données à une date plus récente (2021)8. Dans ce cas précis, nous avons considéré que les communes indiquées comme "si" n’existaient pas9. Ainsi, la commune de Castelnau-Pégayrols est marquée "si" pour 1831, alors qu’elle a été réunie entre 1820 et 1834 (sans information plus précise) à la commune de Saint-Beauzély, puis recréée en 1834, à partir d’une portion de la commune de Saint-Beauzély et d’une portion de la commune de Montjaux10.
17L’exploitation de la base "Cassini" permet d’accéder à de nombreuses informations. Si elle ne nous offre pas d’information sur les périmètres des communes, elle nous permet en revanche d’observer l’évolution du nombre de communes françaises sur le temps long à travers la liste de ces dernières.
18Précisons que nous ne prendrons pas en compte la question de l’évolution des périmètres communaux à l’échelle de la parcelle. Les échanges entre communes de parcelles ont en effet été très nombreux, mais aucune documentation unifiée ne permet, aujourd’hui, de les retracer dans leur ensemble. Ces échanges peuvent avoir lieu lors de remembrement dans le monde rural, mais correspondent aussi à des réorganisations dans l’urbain en lien à des politiques publiques. Dans un cas comme dans l’autre, la question pendante n’est pas celle du changement de propriétaire, qui peut se faire sans modification de la trame communale, mais un changement de ressort administratif des parcelles. Signalons également que, dans la base et donc dans les données présentées ici, la réflexion se fait à périmètre constant : par exemple, les communes de Savoie ou d’Alsace-Moselle sont présentes dans la base sur toute la période couverte, même si elles n’appartenaient pas à la France à certaines époques.
19La maille communale française étant souvent critiquée pour le nombre important de communes de faible surface et de faible population, le croisement des informations concernant l’existence des communes et les données de recensement associées permet d’observer l’évolution des communes à partir de seuils démographiques, à l’échelle de la France comme du département. Nous mettons à disposition, outre les données, un outil R-Shiny (figure 1) permettant à ceux qui le souhaiteraient, par exemple dans le cadre de l’étude d’un département en particulier, d’observer l’évolution du nombre de communes en fonction de leur poids démographique (communes de moins de 50 habitants, communes entre 100 et 150 habitants, etc.) à cette échelle11. Les explorations menées à l’échelle de la France nous indiquent par exemple que si les fusions et annexions de communes touchent souvent ces petites communes, elles sont loin de toujours les concerner.
Figure 1 : Capture d’écran d’un outil rendant accessible des informations sur les communes au cours du temps
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
- 12 Cf. les débats en 1789, en particulier entre Thouret et Mirabeau, qui conduisent à voter la motion (...)
20Depuis sa création, au tout début de l’année 1790, la maille communale française a une vie mouvementée (Motte, Vouloir, 2008). Les mêmes critiques reviennent à des périodes différentes, que les auteurs utilisent les termes de "crise", de "mutation" ou de "maladie chronique" (Ozouf-Marignier, Verdier, 2013). Les listes des communes se façonnent pendant la période révolutionnaire alors que leurs critères d’existence ne sont pas stabilisés12. Même les chiffres ne sont pas certains. En effet, la difficulté reste de savoir combien de municipalités furent réellement créées en 1790. D’un côté, on aurait un chiffre de 44 000 municipalités, en 1790, souvent évoqué sans qu’un système de preuve clair soit mis en place. D’un autre, les rares spécialistes, comme Antoine Follain, proposent une approximation à 41 000 communes (Follain, 1996), tout en précisant que "La première Nomenclature nationale n’est réalisée qu’en l’an II […] avec concordance des communes par département, [elle] est sans date et incomplète. Sur l’évolution du réseau communal les informations les plus complètes sont dispersées dans les archives départementales" (Follain, 1996, p.485).
21Le Code Officiel Géographique de 1943 propose quant à lui 40 000 municipalités à la même date. La différence entre les 44 000 et les 40 000 ou 41 000 viendrait de l’attribution erronée de municipalité à des hameaux qui aurait été rapidement corrigée. Dans les faits, il y a bien, le 12 janvier 1791, la présentation d’un "État de situation, par département de la contribution patriotique du royaume au 31 décembre 1791, et dans lequel on dénombre 44 838 [soit plutôt 45 000] communes au sein des 83 départements" (Archives parlementaires, Mavidal, Laurent, 3 janvier au 5 février 1791, p.164-165). Pour autant, dès 1790, l’Assemblée nationale "invite les membres des municipalités établies en chaque paroisse à seconder de tout leur zèle la réunion des communautés contigües, que le voisinage, l’état de la population et les autres convenances locales appelleront à s’agréger pour composer une assemblée primaire" (Instruction du 8 janvier 1790 sur la formation des assemblées représentatives et des corps administratifs). En outre, comme l’ont montré Claude Motte et Marie-Christine Vouloir, cette instruction est suivie d’autres demandes, comme celle du 12 août 1790 dans laquelle l’Assemblée invite les municipalités à se réunir : "Il est dans l’esprit de l’Assemblée nationale de favoriser ces réunions ; et les corps administratifs doivent tendre à les provoquer et à les multiplier par tous les moyens qui sont en leur pouvoir" (Instruction du 12 août 1790 sur les fonctions des assemblées représentatives, in Motte, Vouloir, 2008). Claude Motte et Marie-Christine Vouloir précisent d’ailleurs que le nombre de communes en France serait de 40 873 en 1794, et de 40 609 en 1801, et tomberait à 39 139 en 1820.
22Dans le cadre de notre enquête, nous avons fait le choix d’écarter de l’analyse les données datées de l’An III (1794-1795, notées "1795" pour plus de lisibilité). En effet, celles-ci sont parfois partielles ou de fiabilité incertaine. Par exemple, lorsqu’une commune portait un nom indiquant deux saints (par exemple Saint-Pierre-et-Saint-Paul), il a été considéré que ces communes avaient probablement été réunies entre 1790 et 1800, ce que rien ne permet de confirmer. Nous avons donc préféré nous appuyer sur les données à partir de 1800 (indiquées comme "an 8" dans la base Cassini, soit 1799-1800, dorénavant "1800").
23Selon les données que nous employons (et qui excluent l’outre-mer), entre 1800 et 2021, le nombre de communes françaises serait passé de 40 259 à 34 820. Ces chiffres peuvent être diversement analysés. Certains pointeront qu’il existerait une relative stabilité du nombre de communes en France sur cette période puisque, si on ne s’intéresse qu’à l’évolution globale entre ces deux bornes, on arrive en effet à une diminution nette de moins de 14 % en plus de deux siècles, soit 27 communes sur les 34 820 changeant tous les ans. Cela irait dans le sens d’une maille peu transformée, pour ne pas dire immuable, qui se conformerait finalement à une partie de la bibliographie. Ce constat est encore plus net si on part du principe qu’au moins une partie des communes reprendrait les limites de paroisses communales antérieures à la période révolutionnaire (Zadora-Rio, 2008). On remarquera cependant qu’à ce passage de 39 887 à 34 453, soit une baisse de 5 434 communes, il faut ajouter les 532 communes, fusionnées puis défusionnées.
24Pour autant, et même si la majorité des communes françaises n’a participé à aucune fusion et n’a jamais connu de scission, les communes concernées sont nombreuses. L’établissement d’un chiffre précis est complexe, mais un ordre de grandeur peut être estimé de la manière suivante :
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Depuis la période révolutionnaire, le nombre de communes ayant été supprimé est aux alentours de 10 000.
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Ces communes ont fusionné avec une partie des 34 000 communes existantes aujourd’hui. Si on part du principe de fusions qui regroupent en moyenne deux à trois communes, on aurait environ entre 24 000 et 30 000 communes non affectées par les fusions. Dit ainsi, les processus de fusions sont donc supérieurs à la première estimation. En effet, entre les 40 000 communes du début du XIXe siècle et les 34 500 communes de la fin du premier quart du XXIe siècle, seules 24 000 à 30 000 communes seraient restées stables (soit 70 à 85 % de l’ensemble), ce qui signifie qu’au moins 1/6e et jusqu’à presque un tiers des communes actuelles ont été potentiellement affectées. L’absence de questionnement sur la continuité entre paroisses d’Ancien Régime et communes actuelles est donc fortement mis en question.
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Des cas de scissions ont existé, mais sont numériquement peu importants et touchent fréquemment des communes concernées à un moment ou à un autre par des fusions.
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On notera que, dans l’ensemble des communes constituant la base Cassini, 532 ont été absorbées à un moment de leur histoire avant de reprendre leur autonomie à un autre. Un cas extrême est la commune de Villing (Moselle), réunie à Rémering en 1811, qui reprend son autonomie en 1815, avant d’être à nouveau réunie à la même commune en 1827, et de reprendre son autonomie en 1830, pour la reperdre, en 1973, mais cette fois-ci au profit de la commune de Merten, et de reprendre son autonomie une dernière fois en 1980. Sur les 224 années depuis 1800, la commune a donc été annexée 3 fois par deux communes successives. La baisse de 14 % évoquée plus haut laisse bien évidemment cet aspect de côté. Pour autant, et au niveau local, ces mouvements ont, à chaque fois, durablement affecté les habitants de la commune.
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Le bilan est que, sur les 34 000 communes existantes aujourd’hui, on peut supposer que plus de 20 000 n’ont jamais connu de changement autre qu’à l’échelle de la parcelle. Il ne faut pas pour autant sous-estimer la question de ces échanges de parcelles qui montre, à l’échelle cadastrale, des mouvements extrêmement actifs tout au long de la période, mais avec des moments ou des lieux de densité. On pense ici, par exemple, à la période du remembrement, ou aux agglomérations multicommunales.
25À partir de la base dont nous disposons, les évolutions dont nous parlons concernent 5 912 communes, dont certaines peuvent connaître plusieurs modifications successives. Il ne s’agit donc pas de considérer que ce mouvement est négligeable, ni de le généraliser à l’ensemble des communes françaises.
26Cela étant dit, le bilan final est bien une diminution du nombre de communes par fusions ou annexions, et celle-ci est extrêmement irrégulière, voire hachée. Des débats peuvent exister sur le terme le plus adapté à utiliser lorsque plusieurs communes se rejoignent. Par exemple, Pierre-Yves Saunier, dans un texte sur la naissance de l’agglomération lyonnaise (Saunier, 1991), montre que le terme de "réunion" est parfois préféré à celui d’"annexion", le terme de "fusion" n’étant pas utilisé. Ce choix sémantique a évidemment un fort impact symbolique dans l’affichage des décisions, d’où notre préférence pour le terme moins connoté de "fusion", bien que certains, là encore, préfèrent parler de "regroupement", le terme de fusion leur paraissant trop brutal (Bideau, 2019, p. 74). La figure 2 présente l’évolution du nombre de communes en France entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXIe siècle.
Figure 2 : Évolution du nombre de communes sur le territoire de la France contemporaine, à périmètre constant, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXIe siècle
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
27On peut relever trois phases de nette diminution : du début de notre période aux années 1830, dans les années 1960-1970 et dans les années 2010. On aurait donc, en dehors de ces périodes, une tendance à un maintien en l’état de la situation des entités municipales françaises, une forme de permanence très peu troublée par quelques cas de fusions ou, plus fréquemment, de scissions de communes.
28Heurtant, d’une certaine manière, cette "permanence municipale" qu’il ne faudrait pas exagérer, on peut observer plusieurs phases marquées par de nombreuses fusions. Entre 1800 et le milieu des années 1830, on assiste à une forme d’ajustement de la maille communale, qui passe de 40 000 à 37 500 communes, soit une baisse d’un peu plus de 6 % à territoire français égal (donc sans tenir compte ni du vaste Empire napoléonien, ni de la Savoie, ni du comté de Nice). Deux processus expliquent ces évolutions. D’une part, l’État connaît de mieux en mieux les communes et leurs territoires. Des recensements par commune ont lieu en 1801, 1806, 1811, et deviennent quinquennaux après 1821. Malgré le manque de fiabilité de leurs résultats régulièrement décrite depuis (Biraben, 1970), ils offrent rapidement des listes de communes à peu près à jour, ainsi que des indices pour les classer en fonction de leur population. Le principe d’utiliser la quantification des habitants comme cadre de classement des localités précède en effet de quelques dizaines d’années la Révolution française (Lepetit, 1979 ; Lepetit et al., 1979). En outre, depuis 1807, l’État, par le biais des départements, mène une politique de cadastration parcellaire à l’échelle communale qui finit par couvrir l’ensemble du territoire métropolitain, en 1850 (Verdier, 2018). Le territoire des communes est donc de mieux en mieux connu. Ces deux processus rendent possible une tentative de régularisation de cet objet longtemps insaisissable. Alors que la loi du 28 janvier 1801 (28 pluviôse An IX) tendait à garantir l’intégrité du territoire des communes, une circulaire de 1806 autorise préfets et sous-préfets à réunir des communes, contre l’avis de leurs conseils municipaux. La loi de 1837 met un premier frein à cette liberté totale. D’une part, en complexifiant le cas des communes dont une limite joue également le rôle de limite d’une circonscription supérieure (canton, arrondissement, département), d’autre part en exigeant l’accord du conseil général pour les modifications. Or, à cette époque, les conseillers généraux sont bien souvent les élus d’une clientèle locale qu’il convient de ne pas bousculer. Ce léger frein, qui ne sera pas remis en cause par la loi du 5 avril 1884, porte un coup d’arrêt au processus de réduction qui s’était déployé depuis au moins le début du siècle. On remarquera que certains départements comme la Seine-Inférieure (actuelle Seine-Maritime), la Moselle (modifiée après 1870), le Gers et la partie sud du Tarn-et-Garonne (créé en 1808), l’Aveyron ou le Jura concentrent à eux seuls une grande partie des fusions de communes.
Carte 1 : 1800-1836 : une baisse de plus de 6 % du nombre des communes
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
29La deuxième phase date du dernier tiers du XXe siècle. Dans les années 1960 et 1970, on observe en effet un mouvement qui s’amorce entre les deux recensements de 1962 et 1968. Celui-ci se voit amplifié par les fusions dites "Marcellin" (du nom du ministre de l’Intérieur qui fait voter une loi créant la possibilité de la "fusion-association"). La loi "Marcellin" (loi n°71-588 du 16 juillet 1971 sur les fusions et regroupements de communes) a lancé un mouvement non négligeable de fusions. D’un point de vue quantitatif, "Dans les débats précédant le vote de la loi du 16 juillet 1971, le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin estime qu’un nombre de fusions supérieur à 10 000 unités serait susceptible de faire de la loi un succès" (Lenfant, 2018, p.121). Les regroupements sont d’abord envisagés par des commissions départementales. "Selon la presse spécialisée, sur 90 départements, il y avait 1 788 projets de fusions suggérées par les commissions, concernant 4 819 communes. Selon le chiffrage des services préfectoraux publié dans Départements et communes de janvier 1973, on tablait plutôt sur 3 682 concernant 10 138 communes." (Tellier, 2017, p.262). Le résultat est le suivant : "oOn estime qu’entre 1971 et 1977, seules 838 fusions concernant 2 045 communes ont été réalisées, faisant passer de 37 700 à 36 400 le nombre de communes en France." (Tellier, 2017, p.263). Nous reviendrons plus loin sur la géographie de ces mutations.
Carte 2 : Communes annexées durant la période Marcellin (1970-1977)
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
- 13 Souligné dans le texte original.
30Mais, dans le cadre de la fusion-association, les communes conservent la possibilité de revenir sur ce regroupement pour reprendre leur indépendance. Ainsi, plus de deux cents communes vont demander leur rétablissement (Pires Beaune, 2014), amoindrissant le résultat de cette vague qui, d’une manière générale, n’a pas eu l’ampleur escomptée. Pour certains, ce peu de conséquence était prévisible car "Les députés, comprenant que cette loi était une innovation symbolique13 nécessaire à ce moment-là au gouvernement qui parlait de "nouvelle société", l’ont votée en sachant parfaitement qu’elle n’aurait pas de conséquences." (Kervasdoué, Fabius, Mazodier, Doublet, 1976, p.447). Les auteurs renvoient ici au discours de politique générale de Jacques Chaban Delmas du 16 septembre 1969 sur la "Nouvelle société" (Chaban-Delmas, 1971). De fait, la répartition des 1 255 communes concernées s’est concentrée dans certains départements (Haute-Marne et Meuse en premier lieu, puis Calvados, Deux-Sèvres, voire Alpes-de-Haute-Provence).
31Enfin, depuis les années 2010, un mouvement de fusion de communes s’est amorcé, notamment dans les années 2015-2018. Il s’agit de la création de "communes nouvelles", statut datant de 2010 et modifié en 2015 et 2019 (Bideau, 2020). Surtout, des incitations fiscales à partir de 2014 ont créé un effet d’aubaine pour nombre de communes qui y ont vu une opportunité de développement ou de réponse à des difficultés liées au contexte budgétaire très contraint. Cela a conduit à ce que plus de 2 550 communes fusionnantes se regroupent en un peu moins de 800 communes nouvelles, dans un mouvement fortement régionalisé et marqué par un effet de grappe notable (dans l’Ouest en particulier mais également dans des départements comme la Lozère ou les régions du nord des Alpes). À la différence des fusions Marcellin, aucun objectif chiffré n’avait été avancé et la création des communes nouvelles relève de la seule décision des conseils municipaux (les préfets n’ont pas été invités à élaborer des propositions comme cela avait pu être le cas dans les années 1970). On observe que l’ampleur de ce mouvement est, de fait, un peu supérieure mais pas radicalement différente du mouvement des années 1970. Là encore, le mouvement se concentre dans quelques départements (Manche, Calvados, Maine-et-Loire, voire Orne en premier lieu, puis Charente, Lozère, Rhône, Jura ou Savoie, cf. carte 3).
Carte 3 : Communes nouvelles fusionnées dans le cadre des politiques de communes nouvelles 2000-2024
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
32Ces trois moments de crise de la trame communale ne sont pourtant pas aussi simples que ce que ce premier niveau de lecture peut indiquer. On l’a évoqué, entre ces moments de crise, il existe une forme de rebond, par le biais de créations de communes par scissions. Des scissions peuvent être provoquées par des modifications importantes du peuplement. Le cas de la création de villes nouvelles en est un exemple paroxystique. Mais il existe également des velléités d’indépendance qui se déploient à différents moments. C’est ainsi le cas de la commune de Decazeville (Aveyron), créée en 1833 en lien avec l’installation de la mine appartenant au duc Decazes. Dans d’autres cas, il s’agit de parties de communes souhaitant prendre leur indépendance. On peut ainsi penser à Bihorel, se séparant de sa commune Bois-Guillaume en 1892. Il est d’ailleurs à noter que ces deux communes ont été momentanément réunies entre 2012 et 2014 sous le régime de commune nouvelle, la fusion étant finalement annulée par le tribunal administratif du fait du non-respect de certaines procédures. Des cas évidemment hybrides existent, avec parfois même des phénomènes de mise à distance, comme le cas de la commune des Ulis (Essonne), créée en 1977 à cheval sur les territoires des deux communes d’Orsay et de Bures-sur-Yvette, à la suite d’un référendum qui avait vu les premiers concernés voter plutôt pour la fusion des deux communes (Claisse, 1983), au contraire des habitants extérieurs à ce nouveau périmètre. Ce sont, souvent aussi, des formes de défusion, de refus avec délais de regroupements réalisés lors des phases de fusions que nous allons présenter. Cette tendance est celle de l’échelle nationale, mais les contextes locaux et en particulier départementaux peuvent être bien plus contrastés.
33Dans les faits, ces moments qui semblent opérer une forme de léger rebond entre les crises existent à l’intérieur même de ces périodes (entre 1800 et 2000, 352 fusions ont duré moins de 30 ans, et 225 moins de 15 ans). Nous choisissons le terme de rebond car il nous paraît éclairant pour décrire ce phénomène de retour ou de rattrapage, qui ne revient en général pas au même niveau qu’antérieurement. Le terme de résilience aurait pu correspondre à ce que nous observons ici, dans le sens de capacité d’un matériau à reprendre la forme précédant le choc. Mais le mot est aujourd’hui présent selon des acceptions tellement différentes, dans des champs tellement variés, qu’il nous a paru plus efficace de renvoyer à la métaphore du rebond.
Cartes 4 et 5 : Phénomènes de rebond suite à deux périodes de nombreuses fusions
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
Carte 5
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
34Seule la dernière phase, peut-être trop récente ou d’une autre nature que les deux précédentes, n’offre jusqu’ici pas de retour en arrière notable après les fusions. On remarquera que la géographie particulière des périodes de crise se trouve ici complexifiée dans des départements dans lesquels il semble possible de revenir en arrière (la Moselle entre 1800 et 1836) et dans d’autres, où les retours en arrière n’ont pas lieu, comme dans les Alpes-de-Haute-Provence entre 1969 et 1999.
35Au total, sur la période 1800-2024, le territoire national métropolitain au niveau communal a donc subi de nombreuses modifications qui ont mené au territoire que nous connaissons (carte 6).
Carte 6 : Ensemble des disparitions de communes sur le période 1800-2024
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
- 14 Taxes supplémentaires ayant pour assiette fiscale un impôt. Les communes pouvaient les définir et l (...)
36Dans le cadre de notre étude, l’échelle du département est primordiale. Moins parce qu’elle a été utilisée sur le temps long par l’historiographie que parce qu’elle est particulièrement pertinente. On l’a vu au travers des rapides commentaires des cartes précédentes (cartes 1, 2, 3 et 6). Les lieux de fusion se concentrent, en fonction des périodes de réduction, dans tels ou tels départements. En d’autres mots, les réformes menées sont loin d’être appliquées uniformément à l’échelle du territoire national, et plus encore, elles trouvent des lieux d’élection dans certains départements. On sait par ailleurs que, sur le temps long (depuis 1800), le département a souvent été l’un des cadres de l’intervention sur les communes. En tant qu’autorité déconcentrée, le préfet a été un acteur clé des réformes générées par les différents gouvernements, et parmi celles-ci les réformes territoriales (Bouillon, 2022). C’est donc en quelque sorte la place du préfet dans la réforme des territoires communaux qui se trouve interrogée ici. C’est la question de l’autorité hiérarchique (plus ou moins forte selon les époques) vis-à-vis des communes qui se trouve ainsi pointée. On sait son rôle dans la nomination des maires, dans la validation des élections, dans l’enregistrement des démissions, dans la gestion des affaires courantes en cas d’échec des élections, dans l’attribution de budgets, voire dans l’autorisation de recours aux "centimes additionnels"14, etc. C’est, au moins jusqu’en 1852, le préfet qui propose les réductions du nombre de communes de son département au ministère de l’Intérieur. C’est aussi le plus souvent celui qui incite, parfois brutalement, les municipalités à fusionner leurs communes. On verra d’ailleurs dans le cas de l’Aveyron que le préfet peut aller jusqu’à agir contre les vœux de sa hiérarchie, produisant sa propre réforme territoriale, pour tenter de réduire le nombre de circonscriptions. Lors de la réforme Marcellin, dans les années 1970, les modifications se font dans certains départements bien spécifiques, dont les préfets semblent prendre au pied de la lettre les demandes du ministère, alors que dans d’autres les préfets n’opèrent presque aucune fusion de communes.
37L’existence d’une très large base de données rend difficile d’embrasser d’un seul regard une évolution à plusieurs dimensions, à la fois temporelle et spatiale. Pour permettre une synthèse des évolutions territoriales de la maille communale, nous avons testé (en faisant varier le nombre de classes mais également les bornes chronologiques) plusieurs Classification Ascendante Hiérarchique (CAH) autour des données concernant le nombre de communes en partant de la maille départementale. Au total, ce sont les périodes les plus en lien avec les décisions politiques d’intervention sur les communes qui se sont imposées. C’est ainsi que nous avons repris les trois périodes de fortes diminutions définies plus haut (1800-1836, 1968-1999, 1999-2021) et deux périodes de globale stabilité (1836-1886 et 1886-1968). On l’a dit, ces périodes sont liées à des évolutions législatives sur les municipalités.
38Le tout début du XIXe siècle n’est pas que le moment d’origine de la base de données, c’est aussi celui où, en rupture avec la période qui court depuis 1790, le pouvoir des communes se voit strictement limité. Les communes ne sont plus que les exécutantes des décisions de l’État central. Les maires et adjoints des villes de plus de 5 000 habitants sont, maintenant, nommés par l’Empereur, et ceux des communes moins peuplées le sont par les préfets. Autre moment d’évolution, les lois municipales de la monarchie de Juillet (1831 pour l’élection des conseils municipaux au suffrage censitaire – ce qui renforce la valeur des décisions de ces conseils – 1837 pour les attributions de ces conseils (Tanchoux, 2013)) solidifient la situation des communes. Il en va de même pour la loi de 1884, qui initie "l’âge d’or des maires", pour reprendre la formule de Maurice Agulhon (1989), sur l’organisation municipale, en mettant en place l’élection des conseils municipaux au suffrage universel masculin direct et pose le principe de la libre administration des communes. Dans un autre registre, on l’a vu, en 1971, la loi Marcellin propose en même temps de régler la question des intercommunalités, et de réunir des communes au travers du statut de fusion-association (Tellier, 2017). Enfin, les lois sur les communes nouvelles à partir de 2010 mènent à de nouvelles réductions.
39Nous avons choisi une répartition en cinq classes qui permet de construire à la fois des catégories homogènes et d’éviter l’éparpillement des données. L’ensemble permet de décrire de façon efficace les évolutions et leurs géographies. La stabilité marquée du nombre de communes nous a amenés à travailler sur le taux d’évolution du nombre de communes, au cours de cinq périodes.
40Pour réaliser cette CAH, nous avons décidé d’exclure les départements de Paris et de l’Aveyron. En effet, ceux-ci ont des comportements spécifiques et conduisent à la création de classes supplémentaires faiblement explicatives. Le cas du département de l’Aveyron, tout d’abord, est très particulier (carte 7). Durant le premier tiers du XIXe siècle, des préfets y mènent des politiques qui dérogent au cadre national. C’est ainsi que le préfet Sainthorent décide le 24 juin 1800 (5 messidor An VIII) de créer des "Mairies" qui rassemblent, au grand dam tant des acteurs locaux que du pouvoir central, des communes qu’il pense incapables d’exister (Carrier, 1994). Son successeur, le préfet de Goyon, censé rentrer dans le rang, maintient l’exception. Il faudra attendre la fin des années 1820 pour que le département retrouve un profil plus habituel. Il n’empêche, cette absence de vie des communes aura des conséquences sur le long terme et la situation des communes du département ne se stabilise quant à elle qu’à la fin des années 1840 (Motte, Séguy, Théré, 2003b).
- 15 Le processus de fusion de communes est dans les faits éminemment complexe. La commune n’y est pas u (...)
Carte 7 : Le cas de l’Aveyron15
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
41Pour la région parisienne, le particularisme est lié à ce département devenu commune à la suite des nombreuses annexions de 1859. D’un point de vue quantitatif, ce sont donc toutes les communes du département de la Seine, ou peu s’en faut, qui sont annexées en un instant, puis une stabilité liée à l’absence de communes à fusionner se met en place. Les annexions décidées par Haussmann jouent un rôle très fort dans l’histoire de ce département. On notera, au-delà, le cas particulier de l’Île-de-France, dont la question de l’annexion des communes de banlieue est un thème récurrent de l’histoire de la ville depuis la Révolution jusqu’à nos jours (cf. le chapitre et la bibliographie sur Paris dans Pinol, 1996).
- 16 La mise en couleur du tableau se fait à partir des valeurs extrêmes de chaque colonne : le maximum (...)
42La forte dimension régionale des mouvements de réduction du nombre de communes est confortée par la CAH, qui permet de dégager cinq groupes de départements en fonction de l’évolution de leur nombre de communes au fil des différentes périodes définies. Ainsi, on voit cinq groupes se dégager. Il est ensuite possible de regarder, pour chaque groupe, certaines variables (tableau 1)16. Celles-ci nous informent sur des éléments mentionnés durant tout le XIXe siècle pour justifier des réunions de communes. En effet, dès la circulaire du 11 juin 1800 (22 prairial An VIII), deux éléments apparaissent : d’une part, la superficie des communes, d’autre part, leur quantité de population. Il s’agit de réunir "de petites communes à d’autres plus considérables ; ou […] peu populeuses et très rapprochées". Cinquante ans plus tard, la circulaire du 29 août 1849, propose de "provoquer la suppression des communes de moins de 300 habitants, et leurs réunions aux communes voisines". La circulaire du 3 août 1867 évoque quant à elle "l’étendue du territoire" et "le chiffre de population" (Motte, Séguy, Théré, 2003c). Ces variables, adaptées aux échelles et aux données disponibles, n’ont pas été intégrées à la CAH mais accompagnent l’analyse des résultats.
Figure 3 : Cinq profils départementaux par rapport aux évolutions du nombre de communes
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
Carte 8 : Typologie exploratoire des départements en fonction du taux d’évolution du nombre de communes
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
Tableau 1 : La typologie au prisme de quelques autres données
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024.
Carte 9 : Cinq départements représentatifs des types issus de la CAH
Source : cassini.ehess.fr, INSEE
Auteurs : Bideau Gabriel et Verdier Nicolas, 2024
43Le groupe 1 est le groupe majoritaire, avec 60 départements sur les 92 étudiés. Il regroupe des départements marqués par des diminutions modérées, quelle que soit la période concernée. Ces évolutions faibles ne signifient pas que la trame communale reste immuable. Cela s’observe par exemple en Gironde ; le nombre moyen de communes par département de ce groupe est passé de 449 à 405 entre 1800 et 2021. Cependant, il s’agit d’évolutions lentes et faibles en proportion du nombre de communes par département. Concernant leur poids démographique ou la taille des communes, ce groupe se situe dans la moyenne des départements français, ce qui ne permet donc pas en soi d’expliquer les faibles évolutions, renforçant l’idée du rôle déterminant des préfets.
44Le groupe 2 est caractérisé par des fusions notables au début du XIXe siècle. Ces cinq départements se distinguent par un nombre plus important de communes, ces dernières étant moins étendues que la moyenne française. Cette distinction, qui était valable en 1800, l’est encore en 2021. En effet, la diminution par exemple du nombre moyen de communes (de 710 à 517) place encore ces départements parmi ceux ayant le plus de communes, car de nombreux autres départements ont, même si c’est de façon moindre, également réduit leur nombre de communes. On peut supposer que ces départements ont été plus fréquemment visés par les politiques de fusions des communes, du simple fait de leur situation en-deçà de la moyenne nationale, accréditant l’idée d’une évolution n’ayant pas réellement de fin.
45Le groupe 3 est le seul groupe à avoir connu en moyenne des taux d’évolutions positifs sur certaines périodes, c’est-à-dire durant la période la plus calme, de 1836 à 1968. Ces dix-huit départements sont, en moyenne, plus petits que les autres, mais avec une densité de population sensiblement plus élevée, plus encore en 2011 qu’en 1836, et globalement un nombre d’habitants par commune plus élevé. Ils ont, en outre, un nombre moyen de communes particulièrement bas sur la période. Ces spécificités demeurent si on retire de l’analyse les trois départements de la petite couronne parisienne. On remarquera en outre que ces trois départements pourraient sous-entendre un biais sur le temps long car ils n’apparaissent qu’en 1964 (Ozouf-Marignier, Verdier, 2013). On notera pour autant que le fait de retirer ces départements actuels de la CAH ne fait pas sensiblement varier les résultats. Cet ensemble de dix-huit départements semble se constituer de circonscriptions dans lesquelles la création de nouvelles communes est d’abord en lien avec une croissance de la population.
46Le quatrième groupe rassemble trois départements particulièrement marqués par la vague de fusions autour des années 1970, c’est-à-dire cette phase qui s’amorce à la fin des années 1960 suite à des ordonnances, décrets ainsi qu’une loi en 1966 (Vernet, 1970, p.47), très largement accélérée par la loi Marcellin de 1971 qui crée le statut de fusion-association. Un cas emblématique est celui de la Haute-Marne, qui a vu la suppression de 107 communes entre 1968 et 1999, principalement au début des années 1970. Un point qui n’apparaît pas clairement dans la CAH mérite d’être souligné ici. Alors que durant les périodes qui courent jusqu’en 1968, les fusions de communes se font le plus souvent deux à deux, on observe, à partir des années 1970, une évolution forte qui mène à des regroupements plus conséquents. Ainsi, entre 1971 et 1977, 88 communes annexent plus de 3 communes et 21 plus de 5. Le record est détenu par la commune Val-de-Gris en Haute-Marne. La commune de Neuilly-l’Évêque (dont le numéro INSEE est conservé par la suite) absorbe en 1972 les communes d’Andilly-en-Bassigny, de Bannes, de Bonnecourt, de Changey, de Charmes, de Chatenay-Vaudin, de Dampierre, de Frécourt, de Lecey, d’Orbigny-au-Val et de Poiseul pour finalement prendre le nom de Val-de-Gris. Dans les faits, ces communes se séparent par la suite en 1983.
47Le groupe 5, enfin, comporte six départements marqués par des fusions nombreuses au début du XXIe siècle, dans le cadre surtout des créations de communes nouvelles. Cette diminution importante a d’ailleurs fait passer le nombre moyen de communes par département d’une moyenne légèrement supérieure à l’ensemble des départements à une moyenne sensiblement inférieure, ce qui pointe bien l’importance de ces réductions pour ces territoires. Les fusions du XXIe siècle ont d’ailleurs, comme les fusions Marcellin, plus fréquemment regroupé davantage de deux communes, par rapport aux mouvements anciens, et particulièrement au XIXe siècle. Cette fois, 18 communes fusionnent avec plus de 10 autres communes. Le département du Calvados, particulièrement concerné, passe ainsi de 606 à 528 communes entre début 2016 et fin 2017. Notons que ces départements ont certes connu une augmentation de leur population mais cela pas empêché que celle-ci soit désormais inférieure à la moyenne des autres départements, alors qu’auparavant elle était supérieure. Notons, enfin, qu’il s’agit du seul groupe largement touché par les fusions qui n’ait pas un nombre d’habitants par commune très inférieur aux groupes plus stables, avant même les fusions (qui ont eu lieu après 2011).
48Pour résumer, la maille municipale française ne peut pas être vue comme immuable. Des transformations importantes ont eu lieu, en particulier dans certains espaces. En revanche, il paraît également inadapté de présenter cette maille comme profondément transformée sur l’ensemble du territoire français. Parler des fusions de communes, c’est s’intéresser à un phénomène important, parfois très important à l’échelon départemental mais minoritaire à l’échelon national. Cette géographie spécifique invite à penser le cadre départemental comme particulièrement pertinent pour penser l’échelon communal.
49La CAH a non seulement permis d’identifier une série de départements qui représentent autant d’organisations géographiques, mais a également produit des classifications de nature historique. Cela est particulièrement vrai pour les classes 2, 4 et 5 qui sont clairement associées à l’une des périodes de crise du maillage. En revanche, les classes 1 et 3 sont celles de la relative fixité dans le temps de ces mêmes maillages. La description de la maille municipale par sa fixité pose donc bien des problèmes de nature géographique jusqu’ici insuffisamment investis. Nos résultats invitent à réfléchir à deux aspects au moins.
50Le premier concerne l’évolution générale et se doit d’insister sur le fait que les deux premières crises de la maille communale ne sont pas des mouvements univoques. Beaucoup de départements dans lesquels la maille connaît le plus de fusions sont aussi des départements dans lesquels des communes disparues sont recréées durant les trente années suivantes. En cela, les réformes de la maille communale ne peuvent être jugées sur un temps court et nécessitent une approche de temps long, voire très long, à l’aune des pratiques de la discipline géographique. À cette aune, si la réforme Marcellin a été un échec, puisqu’elle n’a jamais atteint le nombre de 10 000 communes prévues par son auteur pour être considérée comme un succès, elle l’est d’autant plus que beaucoup de fusions des années 1971-1977 ont amené des re-créations dans les années suivantes et jusqu’à récemment. En l’état, il reste donc difficile d’évaluer la politique actuelle des communes nouvelles, et cela même si les auteurs de la loi se sont bien gardés de prévoir une possibilité de désunir des communes. Les pratiques des années 1800-1836 n’étaient en apparence pas plus libérales et on en sait les limites. D’un côté, cela amène à conclure que malgré toutes les réformes relatives à un échelon supra-communal censé être plus à même de résoudre les défis du contemporain, l’échelon communal reste un cadre puissant et durable de la vie des communautés locales. D’un autre côté, cela nous pousse à réaffirmer l’importance d’une géographie de temps très long, géographie d’autant plus souhaitable que nos objets sont issus d’une histoire longue, et non d’une hypothétique fixité.
51Le deuxième aspect concerne plus directement une forme de géohistoire du territoire national qui va bien au-delà tant de la courbe indiquant la diminution du nombre des communes (figure 2) que de la carte de synthèse de l’ensemble des fusions sur le temps long (carte 8). Ce que la classification ascendante hiérarchique nous offre ici, c’est une histoire de la succession des territoires plus ou moins chauds, pour reprendre la métaphore de Claude Lévi-Strauss sur les rapports de sociétés à leur histoire, à leur historicité (Goldman, 2004 ; Lévi-Strauss, Charbonnier, 1978). Quant à la question des communes, on observe sur le temps long que des départements peuvent connaître des périodes d’instabilité incitant à penser que le maillage communal a bien une histoire. Mais, à d’autres moments, ces mêmes départements peuvent se réinsérer dans une forme de stabilité qui laisse croire que les communes sont des objets intemporels. C’est dès lors la question du rapport à l’histoire des acteurs territoriaux, depuis les acteurs nationaux jusqu’au niveau communal, qui se trouve ainsi posée. Cette question peut d’ailleurs se dédoubler, en posant la question de la mémoire (Hirschhausen, 2023), ou en posant celle des usages politiques du passé (Hartog, Revel, 2001).
52Ces questions sont d’autant plus complexes qu’alors qu’on aurait pu imaginer qu’une succession s’installe et que la réforme tourne d’un territoire à l’autre pour mener à une lente réduction du nombre des communes, il n’en n’a rien été. Certains départements ne semblent jamais être concernés par ces crises, et ne connaissent que de rares ajustements (le groupe 1). À l’autre bout du spectre, d’autres le sont à chaque fois, comme dans le cas des départements bas-normands (partie du groupe 5).
53Enfin, cela invite à penser l’échelon départemental comme particulièrement pertinent pour penser l’échelon communal. Non pas tant pour l’évidence cartographique qui permet d’identifier clairement ce niveau de la trame administrative française, mais bien plus pour le rôle que peuvent y jouer le préfet et l’administration déconcentrée de l’État. Là se donne à voir toute l’hétérogénéité de la lecture des circulaires et des lois à appliquer par le corps préfectoral et ceux qui les entourent, lors d’une négociation localisée avec les acteurs locaux. Si la loi est valable un jour franc après sa promulgation sur tout le territoire national, les lectures de cette même loi divergent d’un lieu à un autre en fonction de contextes qui ont moins à faire avec les surfaces communales, ou les densités de population, qu’avec les libertés d’interprétation que tout texte législatif peut sous-entendre. On l’a vu dans le cas de l’Aveyron, cas extrême, où successivement deux préfets avaient, au début du XIXe siècle, décidé de remettre en cause la loi nationale pour mettre en place un système de "Mairies". On le voit également dans le fait que la Haute-Marne se distingue très fortement du département de l’Aube, qui n’est pourtant pas très fortement différent lors de la réforme Marcellin. On le voit encore, dans le cadre de la réforme des communes nouvelles, qui oppose en quelque sorte, le Maine-et-Loire et la Loire-Atlantique. S’il est évident dans la loi sur les communes nouvelles que l’initiative des fusions est laissée aux communes, on savait également que le niveau des intercommunalités ne pouvait être laissé de côté (Bideau, 2019 ; Fabry, 2022 ; Ohoussa, 2022). Ce que l’on voit ici, c’est qu’il faut également prendre au sérieux la place de l’échelon départemental dans ces politiques publiques. Au-delà, c’est la question de la géographie du droit qui se pose, telle qu’elle a été en partie constituée par Nicholas K. Blomley (1994) et qui peine à se déployer en France (Forest, 2015). La loi (le droit administratif, donc) n’est pas appliquée de la même manière sur tout le territoire. Le droit est en cela un objet fondamentalement géographique. Les circonscriptions, en tant que cadre de l’application de la loi tout autant qu’objets de cette dernière, ne doivent pas être oubliées.