Introduction

3Bien que souvent évoquée, aucune analyse scientifique n’existe sur l’impact de la gratuité sur le développement de l’offre locale de mobilité. L’adoption de la gratuité sur un réseau de transport est-elle réellement un frein à toute politique de développement des offres de mobilité sur le réseau, comme l’expriment plusieurs craintes ? Se matérialise-t-elle partout de la même manière ou existe-t-il des différences entre les stratégies des autorités organisatrices selon leurs caractéristiques territoriales ? Cet article a pour objectif d’apporter des premiers éléments de réponses par l’analyse des conséquences de la mise en place de mesures de gratuité sur les politiques publiques locales de mobilité. Il se distingue de la littérature existante en allant au-delà de la seule question financière par une approche plus large sur la manière dont la gratuité des TC s’articule avec les autres politiques locales de mobilité. Plus précisément, la mise en place de la gratuité des TC remet-elle en cause le développement d’autres services de mobilité ? Ou à l’inverse, s’inscrit-elle en complémentarité de ceux-ci ? Cela dépend-il des formes variées que peut prendre la gratuité, qu’elle soit totale, qu’elle vise certains publics ou qu’elle se restreigne à certains moments de la semaine ? Afin d’éclairer ces questions par des éléments empiriques, notre analyse est menée sur trois réseaux urbains passés à la gratuité durant les quatre dernières années : les réseaux de Calais, Montpellier et Nantes. Ces trois réseaux présentent des formes de gratuité différenciées, et des contextes urbains, territoriaux et politiques contrastés.

4Cet article est organisé de la manière suivante. Après avoir précisé notre apport à la littérature existante et les aspects méthodologiques de l’approche proposée, nous mettons en évidence les spécificités des objectifs assignés à la gratuité des TC. Ensuite, nous montrons que la gratuité des TC implique, quels que soient les réseaux, de repenser la politique tarifaire des autres offres de mobilité proposées. Enfin, nous étudions les politiques adoptées et poursuivies par les AOM ayant institué la gratuité sur leur réseau en vue d’analyser la manière dont cette mesure prend sa place dans une politique de mobilité, le plus souvent, déjà implantée. Nous montrons en particulier qu’elle ne semble pas particulièrement freiner le développement de l’offre de TC, contrairement à ce qui est parfois argumenté. Son effet connexe le plus manifeste demeure cantonnée aux enjeux de tarification, puisqu’elle conduit les AOM à revoir leur politique tarifaire dans le domaine des mobilités au-delà de l’offre de TC.

Un sujet à forts enjeux mais peu étudié

5Le phénomène de gratuité des TC, s’il n’est pas nouveau (Kębłowski, 2020), semble s’accélérer, ou du moins acquérir une visibilité nouvelle à l’échelle mondiale depuis une petite dizaine d’années du fait de plusieurs innovations. C’est le cas de Tallinn en Estonie, qui a mis en place la mesure en 2013 (Cats et al., 2014, 2017). C’est aussi le cas de nos voisins européens comme l’Allemagne et l’Espagne qui ont mis en place en 2022 des mesures de gratuité ou d’abonnements très peu chers pour les déplacements interurbains en train à l’échelle nationale. Ou bien encore celui du Luxembourg, qui est devenu le premier pays à gratuité totale de l’ensemble des réseaux en mars 2020 (Carr, Hesse, 2020). Dans ce paysage, la France apparaît comme l’un des principaux pays concernés par ce phénomène (Kębłowski, 2020). En septembre 2023, le pays comptait près de 65 réseaux urbains proposant une gratuité de leurs réseaux, totale ou partielle selon les données de l’OVTG. L’instauration de la gratuité en 2018 à Dunkerque a marqué un tournant dans l’implémentation de la gratuité en France, du fait de la taille inédite de l’agglomération et de la médiatisation de cette politique publique sous l’impulsion du maire et président de la Communauté Urbaine de l’époque, Patrice Vergriete, dont l’identité politique s’est constituée sur ce sujet. Après avoir concerné essentiellement des réseaux urbains de moins de 50 000 habitants, elle s’est en effet étendue à des territoires plus vastes et plus denses (Douai en 2022, les Métropoles de Montpellier, de Nantes et de Lille en 2020, 2021 et 2022…) (Guelton, Poinsot 2020a ; Hasiak, 2022b). Mais le changement s’opère également dans les formes de gratuité, par l’émergence de différents modèles : gratuité totale accordée à tous et tous les jours, celle ne concernant que les résidents du ressort territorial du réseau urbain, gratuités partielles selon le profil des usagers, la temporalité (semaine/week-end), ou en fonction de situations exceptionnelles (pics de pollution, crise sanitaire, journée de mise en place d’un nouveau réseau).

6La mesure de gratuité des TC anime des débats intenses aussi bien locaux que nationaux, questionnant la faisabilité d’une telle mesure notamment pour les grands réseaux métropolitains, son financement ou bien encore ses effets territoriaux (en particulier ses effets sur la congestion routière et sur le commerce de centre-ville) (Gontard, 2019). L’enjeu financier devient tout particulièrement prégnant dans un contexte inflationniste qui touche de plein fouet les AOM et qui remet au débat le financement des politiques de mobilité (Maurey, Sautarel, 2023). Au-delà de ces considérations, il existe aujourd’hui un consensus scientifique pour dire que la mise en œuvre de la gratuité relève d’un choix politique (Hasiak, 2022a). En décidant de sa mise en place sur leur réseau de transport, les AOM opèrent de ce fait un arbitrage politique de leurs ressources (Gart, 2019).

7En effet, la suppression des recettes tarifaires issues de la vente des titres oblige dès lors la collectivité à compenser cette perte, soit par le budget principal, soit par la hausse du versement mobilité, impôt local payé par les employeurs (privés et publics) d’au moins 11 salariés, soit par une restructuration du réseau pour réduire les dépenses (Poinsot, 2022).

8Aussi, l’impact de la gratuité sur les possibilités de financer la mise en œuvre d’autres mesures d’amélioration et de développement de ces TC se pose dans les discussions et débats (Gart, 2019). Mais ce questionnement apparaît aussi dans un contexte global d’interrogations sur la pérennité du modèle de financement des TC ayant cours depuis plus d’une décennie, que ce soit en France (Faivre d’Arcier, 2010, 2013 ; Richer, 2017 ; Crozet, 2018 ; Guelton, Poinsot, 2020a, 2020b ; Duron, 2021 ; Maurey, Sautarel, 2023), ou à l’international (International Transport Forum, 2024).

9Quoi qu’il en soit, la mesure de gratuité des transports interroge sur les capacités des AOM à financer des développements futurs et souhaitables de l’offre de mobilité pour répondre aux enjeux de la transition écologique. La mise en gratuité d’un réseau de TC peut-elle affecter sur le long terme la stratégie de développement de l’offre de mobilité ? Peut-elle constituer un frein au développement des projets d’offre alternative à la voiture solo ? Le choix même du scénario de gratuité (totale, partielle) a-t-il une incidence distincte sur les politiques menées ?

10La littérature académique existante apporte peu d’éléments de réponse à ces questions. Elle est, d’une part, quantitativement réduite et, d’autre part, restrictive dans ses objets (Kębłowski, 2017, 2018, 2020 ; Kȩbłowski et al., 2019). Plus précisément, elle se focalise d’abord sur des analyses approfondies de cas particuliers, villes, régions ou pays spécifiques (Brown et al., 2003 ; Storchmann, 2003 ; Van Goeverden et al., 2006 ; Cordier, 2007 ; Volinski, 2012 ; Fearnley, 2013 ; Cats et al., 2017 ; Briche, Huré, 2017 ; Quentin, 2022). Les travaux de Kębłowski (2017, 2018, 2020) et Kȩbłowski et al. (2019) mettent quant à eux l’accent sur la dimension spatiale du phénomène à l’échelle mondiale. Ensuite, la littérature traite essentiellement des effets potentiels de la gratuité sur le report modal de la voiture particulière et la congestion routière (Cervero, 1990 ; Fearnley, 2013 ; Cats et al., 2014, 2017 ; pour une synthèse de cette littérature voir Kębłowski, 2020 ; Hasiak, 2022c ; Quentin, 2022), en occultant les autres effets territoriaux tels que l’impact sur l’attractivité du centre-ville ou encore l’évolution des comportements de mobilité qui ne peut être réduite au seul report modal. Par ailleurs, quelques travaux s’interrogent sur les problèmes de financement de cette mesure (Crozet, 2018 ; Poinsot, 2022). Bien que ces derniers discutent de la soutenabilité financière de cette mesure, son impact sur la réalisation de nouveaux investissements dans les TC ou services de mobilité n’a pas fait l’objet d’exploration poussée, alors même que cet argument est souvent mobilisé dans le débat auprès du grand public, notamment pour dénoncer la mise en place de la gratuité des TC.

11Dans l’objectif de compléter cette connaissance scientifique des effets de la gratuité des TC, cet article vise à fournir des premiers éléments de réponse sur cette interaction entre la mise en gratuité d’un réseau de transports urbains et le développement de l’offre de mobilité.

Un travail construit à partir d’une méthodologie adaptée

Une analyse s’appuyant sur trois territoires

12Cette recherche s’appuie sur une analyse de trois réseaux français de transport urbain dont le périmètre de l’autorité organisatrice de la mobilité rassemble au moins 100 000 habitants et étant passés à la gratuité récemment. Il s’agit des réseaux de Calais, Nantes et Montpellier. Ce choix répond à l’objectif d’évaluer les impacts possibles de la mesure de la gratuité dans la conduite des politiques publiques de transport dans des configurations territoriales et des formes de réseaux contrastées. Plus précisément, cette sélection a été réalisée sur la base de cinq critères dont on peut faire l’hypothèse qu’ils interfèrent avec les marges de manœuvre des AOM dans la définition de leur offre de transport.

14Le deuxième critère concerne la gouvernance des mobilités, avec un objectif d’avoir des AOM aux formes et structures différentes. En effet, la nature juridique de l’AOM diffère entre une compétence détenue par les Métropoles de Nantes et de Montpellier et une compétence assurée par le Syndicat intercommunal des transports urbains de l’agglomération du Calaisis (SITAC), regroupant la communauté d’agglomération Grands Calais Terres et Mers et la commune de Guînes. De plus, ces AOM couvrent des territoires très différents (tableau 1).

Tableau 1: Gouvernance des mobilités sur les territoires d'étude

Réseau de transport urbain	Nom de l’AOM	Format juridique de l’AOM	Nombre de communes	Population du ressort territorial	Population de la ville-centre
Calais	SITAC	Syndicat Intercommunal à vocation unique	15	111 300	75 960
Montpellier	Montpellier Méditerranée Métropole	Métropole	31	480 000	278 000
Nantes	Nantes Métropole	Métropole	24	650 000	303 400

MATRiS, 2023

Source : données INSEE 2021

15Sur le territoire du Calaisis, près de 70 % de la population réside dans la ville-centre et le territoire environnant est composé essentiellement de petites communes, d’une taille moyenne de 2 400 habitants (figure 1). On retrouve une situation un peu similaire sur le réseau montpelliérain, avec une population fortement concentrée sur la ville centre de Montpellier (60 % de la population de la métropole) et des communes associées accueillant en moyenne 6 700 habitants (figure 2). En revanche, sur le réseau nantais, le poids de la ville-centre est moins important (47 %) et les communes environnantes comptent un nombre moyen d’habitants plus élevé, avoisinant les 15 000 habitants (figure 3).

16Les formes et structures de ces réseaux de transport et leurs usages constituent un troisième critère. Alors que Nantes et Montpellier sont desservies par une offre développée de TC composée de plusieurs lignes de tramways associées à un réseau de lignes de bus, le réseau de Calais, moins étendu, est structuré par des lignes de bus avec un service de navette fluviale (tableau 2). Le nombre de voyages réalisés en moyenne par les populations de ces trois territoires se révèle très variable, allant du simple au quadruple (tableau 2).

Tableau 2 : Offres et usages sur les trois réseaux étudiés

Réseau de transport urbain (nom commercial)	Composition du réseau : principales caractéristiques	Offre kilométrique 2022 (en millions de km)	Nombre de voyages 2022 (en millions)	Nombre moyen de voyages par habitant en 2022
Calais* (réseau Imag’In)	13 lignes de bus régulières 1 navette fluviale, 1 navette routière desserte du port TAD	3	5,2	47
Montpellier (réseau Tam)	4 lignes de tramway, 41 lignes de bus TAD Services de bus nocturnes	14,3	58,7	117
Nantes (Réseau Tan)	3 lignes de tramway 10 lignes fortes de bus (Busway et Chronobus), 43 lignes de bus 3 navettes fluviales TAD, 40 lignes scolaires 18 lignes de service Nuit	29,7	138,5	213

MATRiS, 2023

Sources : rapports des délégataires et AOM (données 2021 pour le réseau de Calais)

17Au-delà de l’organisation de ces réseaux de transports, nous avons également inclus un critère caractérisant la dynamique de ces territoires. Ceux-ci connaissent des dynamiques contrastées en termes d’attractivité, enjeu clé des politiques de développement territorial. Cette notion d’attractivité s’entend ici comme la capacité d’attirer de nouveaux habitants et de nouvelles activités sur le périmètre (Chaze, 2017).

18Montpellier et Nantes sont des villes attractives à l’échelle nationale depuis de longues années, caractérisées par un essor démographique important du fait de l’installation de nouveaux ménages sur leur territoire. Cet accroissement s’opère au sein de la métropole mais également dans le reste du bassin de vie. En effet, selon les données de l’INSEE, la population de la métropole de Montpellier a augmenté de 21 % sur la période 2009-2020 et gagne plus de 7 000 habitants par an depuis 2013, dont plus de la moitié sur la seule commune de Montpellier. À Nantes, la situation est semblable avec une progression de 15 % de la population durant la période 2009-2020, dont la moitié s’installe dans la ville centre. En revanche, la tendance est différente à Calais, avec un maintien de la population sur 2009-2020. Les élus du Calaisis cherchent donc à dynamiser son attractivité en jouant sur différents fronts. D’une part, ils mettent en avant sa bonne accessibilité, notamment par la richesse des infrastructures l’irriguant (réseau autoroutier, TGV, terminal du Tunnel sous la Manche [services Shuttle fret et voyageurs]), et, d’autre part, ils agissent à la fois en faveur du maintien et du développement des activités économique et touristique. Mais, par sa localisation stratégique permettant un accès à la Grande-Bretagne, elle se trouve pleinement confrontée aux conséquences de la crise migratoire.

19L’attractivité territoriale est donc une ligne de fond des politiques publiques de ces trois territoires. Mais elle se pose différemment, entre un enjeu de gestion de cette attractivité à Nantes et à Montpellier et un enjeu de son développement à Calais. Le choix de ces trois cas permet ainsi de s’interroger sur le fait que la gratuité des TC est, ou non, une mesure s’inscrivant pleinement dans cette stratégie d’attractivité.

20Enfin, un dernier critère relève des enjeux financiers liés à la mise en gratuité du réseau de TC. Ces enjeux se posent de manière assez différente selon le niveau de fréquentation dans chaque réseau. Il est utile de rappeler que le niveau de fréquentation avant l’instauration de la mesure de gratuité induisait un niveau de recettes commerciales provenant de la vente des titres de transports, recettes qui disparaissent avec la mise en place de la gratuité. Le coût de la gratuité se révèle différent selon les trois réseaux et s’explique par une fréquentation plus élevée sur les deux réseaux métropolitains au regard de celle observée à Calais. Par ailleurs, le réseau de Calais présentait, avant de devenir gratuit, un taux de couverture des dépenses d’exploitation plus faible par les recettes commerciales que les deux réseaux métropolitains (figure 4).

21Ce taux était par ailleurs en décroissance en raison d’un profil spécifique des usagers du réseau du Calaisis marqué par une part importante de personnes bénéficiant de tarifs sociaux. Ainsi, près de 30 % des usagers bénéficiaient de tarifs réduits, voire gratuits, avant la gratuité selon les données de l’enquête nationale sur les transports collectifs urbains. Les pertes financières liées à la suppression des tarifs ne sont donc pas de même ampleur sur les trois réseaux.

Une analyse construite à partir d’un corpus spécifique de données

22Ce travail s’appuie sur l’analyse de deux types de corpus de données. Premièrement, nous nous fondons sur les différents documents publics relatifs aux politiques de mobilité et aux transports urbains de chaque réseau. Ce premier corpus rassemble les documents de planification relatifs aux mobilités, dont notamment les Plans de Déplacements Urbains (PDU), devenus les Plans de Mobilité (PDM) depuis la promulgation de la loi sur les mobilités en 2019 (loi LOM), les rapports d’activités des AOM et des délégataires des services, les délibérations votées par les AOM ainsi que des articles de presse. Deuxièmement, ce corpus a été complété par la collecte de données construite autour d’entretiens semi-directifs. Ces entretiens ont pour objectif d’identifier les éventuelles adaptations locales des projets par les AOM depuis l’adoption des plans, de faire émerger le regard des différents acteurs de mobilité sur la mise en place de la gratuité et de recueillir leur point de vue sur l’incidence de la gratuité sur la mise en œuvre des projets de mobilité. Ces entretiens semi-directifs ont été menés auprès de représentants des AOM, des exploitants et du monde associatif intervenant dans le monde de la mobilité. Nous avons réalisé 18 entretiens semi-directifs sur la base d’un guide d’entretien préétabli permettant de questionner les acteurs sur la façon dont la gratuité trouve sa place dans la politique de mobilité, les objectifs poursuivis par la gratuité et ses effets dans la conceptualisation des problèmes et des solutions (tableau 3, trame d’entretien en annexe).

Tableau 3 : Corpus d'entretiens semi-directifs déployés sur les trois réseaux étudiés

Réseau de transport urbain	Nombre d’entretiens réalisés en 2022	Profil
Calais	6	SITAC (AOM) ; Calais Opale Bus (exploitant, Transdev Calais) ; mairies de Calais, de Sangatte, de Guînes ; Opale Vélo Services (association)
Montpellier	7	Différents services de Montpellier Méditerranée Métropole (AOM) ; Ancien directeur de l’exploitant ; Vélocité Montpellier (association)
Nantes	5	Nantes Métropole (AOM) ; Semitan (exploitant) ; Association nantaise Déplacements Environnement (association) ; Place au vélo (association) ; Les Mobilitains (association)

MATRiS, 2023

23L’analyse des documents publics a permis de conceptualiser le contexte dans lequel s’inscrit l’instauration de la gratuité des TC et de mettre en avant les projets structurants de mobilité envisagés sur les territoires. Elle a également contribué à adapter au contexte local certains questionnements prévus dans les entretiens semi-directifs.

24Les éléments recueillis lors des entretiens semi-directifs ont été exploités à partir d’une grille d’analyse construite sur la base des questionnements posés : le choix politique de la gratuité et son périmètre d’application, les grands projets de mobilité à la date des entretiens, leurs évolutions (remise en cause ou adaptation), les politiques en faveur des mobilités douces et la cohérence avec la mesure de gratuité.

La gratuité des transports, une mesure répondant à une pluralité d’enjeux spécifiques aux territoires

25La spécificité des trois réseaux étudiés repose sur une prise de décision politique rapide de rendre le réseau de TC gratuit dans un contexte général de débats passionnés autour de la faisabilité économique et financière d’une telle mesure (Delevoye et al., 2022). Cette décision pourrait constituer, dans une moindre mesure, un facteur perturbateur de la politique de mobilité actée sur ces territoires, étant donné son caractère soudain et non prévu. À Calais, la volonté de rendre le réseau de bus gratuit résulte d’une décision politique des maires de l’agglomération et non des élus de l’AOM, prise dans le contexte de la crise majeure des gilets jaunes liée aux coûts des carburants fin 2018 pour une mise en œuvre dès janvier 2020. De même, la campagne électorale pour les municipales de 2020 a fait émerger des engagements en faveur de la gratuité de la part des candidats à la mairie de Nantes et de Montpellier. Une fois élus, ils ont veillé à traduire rapidement leur engagement à l’échelle de leur mandat au sein des métropoles. Aussi, dès septembre 2020, le réseau montpelliérain connaissait sa première étape de gratuité le week-end, étendue ensuite la semaine aux jeunes et aux séniors en septembre 2021. Enfin, l’annonce officielle de gratuité offerte le week-end sur le réseau nantais est intervenue dès septembre 2020 pour une mise en place en avril 2021. Les gratuités mises en place sur les trois réseaux relèvent donc d’une décision politique rapide suivie d’une mise en œuvre quasi-immédiate, comparées aux échelles de temps habituelles de la planification des transports.

26Comme le souligne la littérature scientifique, les mesures de gratuité des réseaux de transport mises en place en France sont justifiées politiquement par un triptyque d’objectifs combinant des enjeux de transition écologique et de mobilités (encouragement à l’usage des TC, report modal de la voiture vers les TC), des enjeux sociaux (faciliter la mobilité pour tous, accroître le pouvoir d’achat) et des enjeux économiques (attractivité de l’activité commerciale en centre-ville) (Hasiak, 2022b). Ainsi, la mesure de gratuité n’est pas portée politiquement comme un levier pour répondre à la seule politique de mobilités du territoire. Elle endosse alors le statut de mesure transversale en réponse à différentes politiques sectorielles.

27Toutefois, il ne semble pas y avoir de normalisation de ces objectifs de gratuité pour tous les territoires. En effet, les expressions utilisées par les élus locaux pour expliquer les enjeux des mobilités pour la décarbonation sont plurielles, allant de l’encouragement à l’usage des TC jusqu’à la contribution de la gratuité des TC au changement de comportement, avec notamment son influence pour l’usage des modes alternatifs à la voiture solo (figure 5). Bien que l’idée du report modal depuis la voiture soit sous-jacente dans l’ensemble des décisions de rendre un réseau de TC gratuit, les mots même de report modal ne se retrouvent pas toujours retranscrits dans les actes administratifs. L’enjeu général de réduire la pollution de l’air semble plutôt prendre le dessus. Mais on voit apparaître deux autres objectifs majeurs aux mesures de gratuité, à savoir l’attractivité commerciale et le pouvoir d’achat pour près de 80 % des réseaux passés à la gratuité. À cela, certains réseaux insistent sur le volet social de la mesure en lui conférant le rôle d’offrir une mobilité pour tous, d’autre sur l’enjeu en matière d’aménagement du territoire et plus précisément d’attractivité territoriale. Cette spécification des enjeux de la gratuité selon le réseau illustre ainsi la pluralité des gratuités des TC dont la portée dépasse les seules frontières d’une politique de mobilité.

29Bien que la justification de la gratuité des TC accordée le week-end pour tous s’inscrit dans les engagements pris dans le cadre du Plan de Déplacements Urbains adopté en 2018, à Nantes, cette mesure est présentée comme une réponse aux impacts de la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid 19 et à ses répercussions sociales et économiques endurées par les ménages. Comme à Calais, les élus ont souhaité, par la gratuité des TC, redonner du pouvoir d’achat aux foyers. Mais ils ont élargi la portée de la mesure en lui conférant le rôle de soutien à l’activité commerciale locale, les commerces de centre-ville subissant la concurrence structurelle forte des surfaces commerciales de périphérie.

31De plus, dans le cas de Nantes et Montpellier, on observe une déconnexion forte entre périmètre politique (celui de la Métropole) et périmètre fonctionnel (l’aire d’attraction de la métropole) mesurable à partir de l’analyse des périmètres vécus des mobilités quotidiennes domicile-travail et domicile-étude. Par exemple, d’après le recensement de la population, en 2019, 33 % des mobilités domicile-travail et 28 % des mobilités domicile-étude à destination de la métropole de Montpellier proviennent de l’aire d’attraction, périmètre bien plus large que le périmètre institutionnel. Par ailleurs, les choix d’aménagement du territoire tels que la localisation de l’aéroport de Montpellier hors du périmètre de la métropole ou le tramway montpelliérain n’allant pas jusqu’à la côte balnéaire soulignent cette déconnexion entre périmètres. La gratuité des TC sur la métropole de Montpellier est un moyen d’inciter à la mise en place d’une gouvernance territoriale déficiente à ce jour et à la convergence des périmètres politique et fonctionnel. Elle devient dès lors un objet pour susciter des négociations bilatérales avec les communes de l’aire d’attraction de Montpellier afin que leur population, dont une grande partie travaille dans la métropole, puisse en bénéficier. A contrario, dans le cas de Nantes, si la déconnexion entre territoires fonctionnels et périmètres de gouvernance est aussi palpable, la gratuité n’est pas identifiée comme un levier permettant de trouver une meilleure adéquation entre les deux. Le travail sur les franges métropolitaines est ancré dans d’autres lignes de solutions, que ce soit le covoiturage ou l’intégration tarifaire entre transport urbains et TER.

La gratuité des transports, une incitation à repenser la politique tarifaire des réseaux

32Avant le passage à la gratuité, les trois réseaux de transport proposaient une gamme tarifaire alliant tickets à l’unité, pass journée, abonnements mensuels ou annuels et tarifs réduits pour certaines cibles d’usagers. Alors qu’à Calais et Montpellier, cette réduction relevait d’une tarification sociale accordée selon les statuts des voyageurs et voyageuses (essentiellement demandeurs et demandeuses d’emploi, personnes âgées, bénéficiaires du RSA), elle s’appuyait à Nantes sur une tarification solidaire fondée sur les revenus du ménage. Même si les cibles étaient différentes dans les trois villes, les principes tarifaires relevaient d’une décision politique locale mais pouvaient aller d’une réduction de 50 à 100 % du prix d’un abonnement. La gratuité des TC préexistait donc déjà sur ces réseaux pour des usagers ciblés. Ainsi, en septembre 2019, plus de 30 % des voyages réalisés sur le réseau de Calais étaient déjà gratuits pour les usagers, alors que cette proportion était de l’ordre de 10 % à Nantes et Montpellier (figure 6).

33La mise en gratuité des TC a un impact sur la politique tarifaire des réseaux et implique des enjeux différenciés selon le modèle de gratuité retenu et déployé.

34À Calais, la décision de mettre en place la gratuité en janvier 2020 a constitué un grand bouleversement de la politique tarifaire. Le choix d’une gratuité du réseau pour tous, indépendamment du lieu de résidence, a induit de fait le recentrage de cette politique tarifaire sur les autres services de mobilité. C’est le cas notamment du vélo en libre-service, dont la tarification a évolué en proposant l’abonnement gratuit et un nouveau principe de tarification construit sur la base de la première heure gratuite (au lieu de la demi-heure auparavant) et d’un coût de 1€ de l’heure au-delà.

36Enfin, le modèle de mise en œuvre de la gratuité des TC à Montpellier pour les seuls résidents soulève deux points saillants. D’une part, le choix a été fait de phaser l’instauration de la gratuité totale par étapes, en commençant par des gratuités partielles à partir de septembre 2020 (le week-end, puis pour les jeunes et les séniors) pour arriver à une gratuité totale en décembre 2023. Cette construction progressive a incité la Métropole de Montpellier à conserver sa politique tarifaire fondée sur une gamme éprouvée et une tarification sociale en place depuis plusieurs années. Toutefois, pour accompagner le passage à la gratuité totale pour les résidents du territoire fin 2023, un abonnement au trimestre plutôt qu’à l’année a été proposé, afin de lisser l’effet de cette réforme tarifaire. Pour les non-résidents, les tarifs sont pour le moment restés stables car ils relèvent d’une question délicate nécessitant de considérer une grande diversité des profils d’usagers, entre navetteurs, étudiants, scolaires du quotidien et touristes.

La gratuité des transports, au cœur d’une dynamique d’évolution de l’offre de mobilité

37Comparée à bien d’autres actions de politiques publiques de mobilité, la gratuité est une mesure qui se présente souvent comme atypique. Elle se prête à une forte visibilité sur l’espace public et est très médiatique. Elle est en outre particulièrement clivante et suscite des débats animés. Ainsi perçue, elle semble se différencier nettement d’autres mesures qui sont aussi mises en œuvre par les collectivités : création d’axes de transport en commun en site propre (TCSP), organisation de l’intermodalité, développement du réseau cyclable, nouvelles offres de services de mobilité (vélo en libre-service, covoiturage, voiture partagée, etc.).

38La situation se révèle très particulière sur les trois cas étudiés. Une analyse de la mise en place de la gratuité des TC et de sa position dans le paysage local conduit à formuler l’hypothèse qu’elle est une mesure qui a trouvé facilement sa place dans les politiques de mobilité au vu de la diversité des enjeux qu’elle soulève, du caractère touffu de ces politiques publiques locales touchant les mobilités et de ses aspects financiers pas toujours simples à poser. Elle a toutefois un effet d’ouverture du cadre général de la politique de mobilité et vient légèrement le redéfinir, en imposant certains réajustements. Nous examinons par la suite cette hypothèse par l’analyse de l’état des politiques publiques avant le passage à la gratuité, de l’inscription de la gratuité dans ce paysage et des effets institutionnels qu’elle produit.

Des politiques de mobilité similaires, mais avec des niveaux différents de maturité

39Avant leur passage à la gratuité, les trois réseaux étudiés suivaient des trajectoires similaires et classiques en termes de développement d’offres alternatives à l’automobile individuelle, mais à des degrés d’avancement différents. Nantes et Montpellier sont des métropoles où la politique de développement du tramway a été très forte depuis longtemps. Nantes a réintroduit ce mode en France en 1985 et compte aujourd’hui 3 lignes en exploitation ainsi que 3 lignes en projet. Montpellier a constitué à partir des années 2000 un réseau de 4 lignes et développe le projet d’une nouvelle ligne. Dans ces deux territoires, ce mode forme l’ossature sur laquelle s’appuie l’offre de TC, bus et navettes. De son côté, Calais, du fait de sa taille, n’a pas de réseau de tramway, mais s’est engagée dans une hiérarchisation de son réseau de bus et dans un projet de Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) associant fréquence et mise en site propre de l’itinéraire sur l’actuelle ligne forte du réseau.

40Les trois réseaux ont donc misé principalement sur le déploiement d'une offre de TC hiérarchisée, la différence tenant à la fois à la taille et à la nature du mode retenu (tramway ou BHNS) mais aussi à l’état d’avancement des projets. Dans ces réseaux, d’autres services complètent cette offre : réseau de bus complémentaire, vélos en libre-service, plateformes de covoiturage, etc. Nantes et Calais se sont également dotées de navettes fluviales, valorisant ainsi une richesse territoriale pour l’organisation des mobilités.

42Aussi, du point de vue de l’offre, les logiques paraissent assez similaires dans les trois AOM. Le développement du réseau, engagé avant la gratuité, se poursuit malgré son instauration. Ce constat vient en opposition avec les quelques inquiétudes exprimées dans la presse par les opposants à la gratuité des TC (du moins jusqu’à aujourd’hui), et qui font écho à celles des associations d’usagers des transports, qui pointaient le risque d’une baisse des capacités d’investissement du fait de la nécessité d’assumer les coûts d’exploitation sans recettes de billetterie.

43En revanche, la grande différence entre les trois cas d’études tient aux contraintes imposées à l’automobile, avec trois configurations différentes.

44Nantes est l’une des métropoles qui a réinventé le tramway en France dans les années 1980. Si la première ligne a marqué les esprits en 1985, la deuxième, ouverte en 1992, a également ouvert la voie à l’échelle nationale, en réaménageant l’espace public au profit des TC et aux dépens des voitures, le long de l’emblématique "cours des 50 otages". Depuis lors, la place de l’automobile dans le centre-ville s’est vue de plus en plus réduite, par des projets de tramways et de BHNS et par le stationnement payant. Cette politique a même été accentuée sous la conduite de la maire actuelle, par exemple par le passage de l’ensemble du territoire en zone 30 en 2020. À l’inverse, en périphérie, l’automobile s’est déployée largement, accompagnant un urbanisme pavillonnaire et des centralités commerciales.

45Si Montpellier est aussi l’une des métropoles qui a participé à la relance du tramway et si elle a produit des exemples de projets urbains desservis par ce mode, comme le centre commercial Odysseum, la question de l’automobile n’y a pas été abordée aussi frontalement qu’à Nantes. C’est l’arrivée de la nouvelle gouvernance de la métropole conduite par Michaël Delafosse en 2020 qui en fait un point fort de la politique des mobilités de l’agglomération (avec des fermetures de rues à la circulation automobile dans le centre-ville par exemple). Ce volet de la politique métropolitaine est d’ailleurs extrêmement discuté et suscite une forte opposition.

46Enfin, Calais se positionne en contrepoint des deux autres réseaux car sa politique de mobilité ne vise pas à contraindre l’automobile mais, au contraire, à assurer la bonne accessibilité de son centre-ville par ce mode : pas de contrainte imposée à la voiture au sein du plan de circulation, gratuité de stationnement le samedi. Si cet objectif peut paraître en contradiction avec les enjeux environnementaux locaux et globaux, il convient de le comprendre au regard du manque d’attractivité du centre-ville. En effet, le centre-ville est réputé souffrir de la concurrence exercée par l’offre commerciale de périphérie, si bien que l’automobile est perçue par la municipalité comme étant l’une des clés de la pérennité de la vie commerçante en centre-ville et donc de son attractivité. Ce qui par ailleurs est une perspective discutable, des travaux récents ayant par exemple montré la part dominante, à Lille, ou importante, à Saint-Omer, des mobilités piétonnes dans les pratiques de consommation, dans la même région que Calais (Chassignet, 2021).

48À Nantes et Calais, où les arguments du pouvoir d’achat et de l’accès au centre-ville sont avancés en faveur de la gratuité, cette mesure est venue s’ajouter à des politiques de mobilité en cours de déploiement. Elle n’est donc pas perçue comme une rupture mais comme une composante plus globale d’une tendance de fond. En revanche, à Montpellier, le nouveau mandat engagé en 2020 a ouvert plusieurs lignes de rupture avec les années précédentes, même si des continuités sont à l’œuvre. La gratuité y figure au même titre que la contrainte forte de l’automobile ou le déploiement de BHNS pour rallier la deuxième couronne métropolitaine. Elle est devenue l’icône de ces nouvelles orientations.

49Aussi, ce n’est toutefois pas parce que la mesure est appliquée de façon brusque qu’elle est en rupture avec le cadre des politiques locales. La gratuité peut ainsi s’inscrire en continuité d’une politique de tarification solidaire (Nantes) ou sociale (Calais) qu’elle ne fait que prolonger. Plus généralement, la mesure peut trouver des échos avec les grandes lignes de développement de l’offre de TC, d’augmentation de leur part modale et de réduction des usages de l’automobile individuelle, du point de vue des élues et élus, même si le fait qu’elle soit un levier pour ce dernier objectif est débattu. Arrivée ponctuellement, la gratuité peut aussi n’être qu’un élément d’un tableau qui se veut bien plus large et dont les points principaux sont peu concernés par la mesure. Il en va ainsi de Nantes, où la forte hiérarchie des mobilités – piéton, vélo, transport collectif, automobile partagée, automobile individuelle – explique que la gratuité soit positionnée comme une mesure parmi bien d’autres : tandis que les grands projets urbains de l’Île-de-Nantes font figure de principaux objectifs du mandat, deux lignes de tramways devant être réalisées dans ce cadre.

50Les objectifs et les conditions de la mise en œuvre de la gratuité expliquent donc la façon dont elle trouve sa place, malgré des contextes différents, dans les politiques plus générales de mobilité portées par les trois réseaux, qu’elles s’affichent en continuité ou en rupture.

Quand la gratuité réinterroge la politique des mobilités

51Si la gratuité trouve sa place dans la boîte à outils des collectivités, elle a néanmoins conduit à des effets de réajustement, plutôt secondaires dans les trois AOM, qui touchent aux aspects budgétaires, au cadre politique globale des mobilités et au fonctionnement institutionnel. En revanche, elle ne semble pas avoir été à l’origine d’un total bouleversement des priorités des politiques locales, comme cela était sous-entendu dans les débats.

53Institutionnellement, la gratuité peut trouver sa place dans le cadre d’avenants récurrents liant l’AOM à son exploitant, comme à Calais ou, au contraire, s’inscrire dans une dynamique de transformation de la structure de l’exploitant, comme à Montpellier où ce dernier est passé du statut de société d’économie mixte à celui de société publique locale. L’exploitant nantais, pour sa part, a vu son rôle élargi dans le sens d’une coordination des services de mobilité alternatifs à l’automobile individuelle depuis 2019, si bien que la gratuité est devenue l’une des facettes d’une politique plus large dont a été chargé l’exploitant avant qu’elle soit décidée.

54De plus, par ses effets sur la fréquentation à la hausse du réseau, la gratuité peut aussi avoir des conséquences sur le dimensionnement des projets en cours. C’est le cas à Calais, où le projet de pôle d’échanges multimodal de la gare, en cours de travaux lors de la mise en place de la gratuité, a dû être redimensionné afin de faire face à un possible risque de saturation (dimensionnement des quais). De même, le projet de TCSP a vu son calendrier décalé du fait de la nécessité de réexaminer le linéaire envisagé et les aménagements associés liés aux premiers effets de la gratuité sur la fréquentation.

55Enfin, dans le cas de Montpellier, comme expliqué précédemment, la gratuité est pensée comme un outil de réajustement du cadre territorial et de gouvernance. Dans un contexte où plusieurs composantes d’une politique de mobilité échappent à la Métropole, comme l’accès à la mer, pourtant proche du centre de l’agglomération, la liaison à l’aéroport et, surtout la maîtrise de déplacements domicile-travail bien au-delà de ses limites administratives, la gratuité offre un moyen de recentrer les débats sur son territoire. Elle est une façon de mettre en place un cadre dans lequel pourront se déployer des services de mobilité adaptés à des distances plus courtes et des territoires plus denses.

56Sur le fond et dans les trois réseaux, la gratuité s’insère ainsi dans le paysage des politiques de mobilité en cohérence avec l’essentiel des objectifs visés et des outils utilisés pour ce faire. Même si elle peut bousculer certains éléments, la dynamique dominante est celle d’une participation de la gratuité à la construction d’un bouquet d’offres de mobilité orienté par les stratégies définies à l’échelle de chaque agglomération. Elle se montre d’ailleurs assez souple pour entrer en cohérence avec une politique de maintien de l’accessibilité automobile au centre-ville à Calais et une politique contraire de forte restriction à Nantes ou Montpellier. Pensée comme un outil d’attractivité, principalement du centre-ville à Nantes et à Calais, ou de la métropole dans son ensemble à Montpellier, elle suscite aussi des réticences de la part de celles et ceux qui souhaiteraient des formes de transformation plus radicales des mobilités, en particulier la promotion des modes actifs dans la zone agglomérée et celle du ferroviaire à l’échelle de l’agglomération.

57Une fois mise en place, la gratuité a suivi trois voies. Elle est devenue consensuelle à Calais, une fois avéré le fait qu’elle n’est pas à l’origine de freins pour les autres mesures de mobilités. Elle ressort comme suscitant plus d’indifférence à Nantes, où les débats sur les enjeux de mobilité touchent d’autres projets et où elle est pensée exclusivement pour le week-end. Enfin, elle est toujours débattue à Montpellier, qui est encore en phase de déploiement de la gratuité totale, dans un contexte de remise en cause de la place de l’automobile dans la ville-centre.

Conclusion

58L’ambition de cet article était de clarifier la manière dont la politique de gratuité des TC urbains pour les usagers (totale et partielle) interagit avec les autres politiques de mobilité d’une AOM. Bien que souvent évoqué dans les discours des différentes fédérations du monde du transport (Gart, UTP, Fnaut par exemple), dans des rapports traitant du sujet du financement (Duron, 2021) ou encore dans des travaux scientifiques (par exemple Crozet, 2018), il n’existe pas de littérature ayant traité directement de la question des conséquences de la gratuité sur les autres politiques de mobilité.

59Par rapport à la littérature existante, cet article a permis d’établir trois grands résultats. Le premier est que la décision d’instaurer une gratuité d’un réseau, quel que soit le modèle choisi (partiel, total), impose aux AOM de s’interroger sur leur politique tarifaire autour des questions des personnes exclues du dispositif (comme les non-résidents à Montpellier par exemple, ou les non-jeunes et non-séniors), sur les autres offres de mobilité proposées (transport à la demande, vélo en libre-service) et sur l’évolution de l’intégration tarifaire avec le réseau régional pour l’encouragement d’un usage urbain du train.

60Le deuxième résultat est que le contexte territorial et politique implique des priorités conférées à la gratuité qui peuvent être variées et influent sur la politique globale de mobilité.

61Enfin, le troisième résultat indique que le choix de la gratuité ne semble pas, du moins au moment de son lancement et dans les années qui suivent, induire de frein, notamment financier, au développement des offres de mobilité. En effet, dans nos trois études de cas, la gratuité est plutôt considérée comme un élément dans une politique de mobilité plus globale impliquant tous les modes de transports (voiture particulière, mobilités actives, covoiturage).

62Même si la gratuité des TC se place souvent devant en termes médiatique et de calendrier, elle n’est et ne demeure qu’un levier parmi d’autres. En revanche, elle peut avoir quelques effets sur les autres leviers, mais les trois réseaux étudiés ont montré que ces effets sont plutôt de second ordre : redimensionnement des projets, enjeu spécifique de la tarification pour les services demeurés payants, etc. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une mesure non prévue dans les documents de planification et souvent portée par une personne plus qu’une majorité politique ne perturbe pas outre-mesure les dynamiques antérieures de long terme engagées par des processus collectifs de concertation et de décision. Reste qu’il est frappant de constater que les trois réseaux emploient une même nature d’outil pour répondre à des configurations d’attractivité très variées : Calais pour rendre attractif son centre-ville face aux centres commerciaux, Montpellier pour rendre attractif le territoire métropolitain face aux territoires périphériques et Nantes pour répondre à une forte attractivité démographique de son agglomération à l’échelle nationale. Ne faut-il pas voir dans ces usages multiples de la gratuité le signe qu’elle n’est plus une mesure d’innovation mais un outil à disposition des collectivités au sein d’une palette de mesures pour réduire les effets environnementaux de l’automobile mais qui s’avère finalement très limitée ?

63Cet éclairage sur l’interaction entre gratuité des TC et politique de mobilité des AOM souffre toutefois d’au moins trois limites, qui constituent des perspectives pour de futures recherches.

64La première est temporelle. Aujourd’hui, la gratuité des TC ne semble pas être perçue par les principaux acteurs locaux comme une mesure limitant la capacité d’investissements dans le développement d’autres offres de mobilité, malgré les réticences exprimées en amont de la décision de mise en place de la gratuité. En revanche, les trois cas de gratuité étudiés sont encore récents et il est possible que dans quelques années, les coûts des réseaux de TC dont la fréquentation est annoncée en augmentation puissent menacer les autres investissements, du fait de l’inertie propre au monde des transports.

65La deuxième limite est spatiale et résulte des objets d’études, limités à trois réseaux, qui ne permettent pas de généraliser nos conclusions. De futures recherches pourraient ainsi aller dans au moins deux directions. La première serait d’approfondir l’interaction entre politique de gratuité des TC et politique de mobilité dans d’autres réseaux de TC en France qui ont mis en place récemment d’autres formes de gratuité, à l’image de Bourges ou Douai pour la gratuité totale ou Nancy, Lille, Rennes, Valenciennes pour des formes de gratuité partielle. La deuxième direction serait de réaliser le même type d’analyses à l’échelle européenne, voire mondiale. Cela permettrait notamment d’étudier la manière dont les contextes nationaux influencent les formes de gratuité des TC et leurs interactions avec les autres actions d’une politique de mobilité.

66La troisième limite est sectorielle : notre travail ne s’est intéressé qu’à la gratuité dans les transports urbains. Or, d’autres politiques publiques font l’objet de gratuité, qu’il s’agisse notamment des domaines régaliens ou de politiques locales déployées dans d’autres secteurs de l’action publique. On peut penser aux bibliothèques, aux musées ou aux équipements sportifs, pour rester dans des domaines proches du transport. On peut penser aussi à diverses formes d’action sociale, directes ou mises en œuvre par l’intermédiaire du monde associatif. Dans ces champs aussi, la gratuité prend des formes variées, qui lui donnent des sens et des objectifs différents d’une collectivité à l’autre. Ces champs font aussi l’objet de choix d’investissements et d’options politiques, pour lesquels on peut faire l’hypothèse que la gratuité pèse dans leurs définitions. Notre travail appelle donc à élargir ses considérations à ces autres champs, afin de mieux saisir ce que la gratuité fait aux politiques publiques locales.