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2025
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La durabilité de l’arboriculture irriguée dans le sud-ouest de la France : des injonctions paradoxales

The sustainability of irrigated arboriculture in south-west France: paradoxical injunctions
La sostenibilidad de la arboricultura de regadío en el suroeste de Francia: una paradoja de vínculos
Émilie Lavie

Résumés

Le changement climatique dans le Sud-Ouest de la France se matérialise par la transition d'un climat tempéré océanique à un climat méditerranéen. Cette transition pose des défis majeurs à la poursuite de l’agriculture irriguée, comme c’est le cas du Lot-et-Garonne. Rester soutenable économiquement dans un contexte de baisse de la disponibilité en eau constitue un enjeu de taille. Les filières agricoles sont au cœur d’injonctions paradoxales entre maintenir une forte production et être sobres en eau. Des recherches conduites dans le Lot-et-Garonne entre 2022 et 2023 auprès des parties prenantes des filières pruneau, kiwi et noisette ont mis en avant trois résultats principaux : des dynamiques productivistes de plus en plus techniques et industrialisées dans un contexte d’agriculture libérale, des stratégies d’adaptation au travers de l’irrigation (même contre le gel) et les prémices d’un sentiment de déconnexion entre les politiques publiques et les attentes locales, qui se sont exprimées par des mouvements de protestation du monde agricole.

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Texte intégral

Les missions de recherche sur le terrain ont été financées par l’UMR LAM dans laquelle l’autrice a réalisé deux ans de Délégation CNRS (2022-2024).

Introduction

1Les sécheresses et vagues de chaleur de l’été 2022, la sécheresse hivernale de 2023, les débats autour des réserves d’eau – et notamment des bassines – etc., le quart sud-ouest de la France prend des airs des romans de Jean Giono et Marcel Pagnol sur la Provence du début du XXe siècle. Le département du Lot-et-Garonne, appelé par ses élus "le jardin de la France"1, est un territoire très agricole avec ses productions et ses acteurs économiques associés comme les coopératives ou les industries, pourvoyeuses d’emplois. Pour autant, certaines filières agricoles se sont aussi développées plus récemment car il était possible d’irriguer à partir de réservoirs collinaires ou par pompage dans les nappes. La fin de l’abondance de l’eau, ou du moins de l’illusion de son abondance dans l’imaginaire collectif, dans un contexte de changement climatique, est une source d'inquiétude légitime qui interroge la durabilité de l’agriculture irriguée (voir aussi Devienne et al., 2022).

  • 2 La Garonne est généralement divisée en trois tronçons : la montagne, la Moyenne Garonne et la parti (...)

2L'arboriculture est une des caractéristiques de l’économie agricole du Lot-et-Garonne. La filière du pruneau d'Agen avec son IGP (Indication Géographique Protégée) est un marqueur du territoire, mais d'autres cultures se sont développées à partir de la fin du XXe siècle, comme la noisette sur les coteaux et le kiwi dans les plaines alluviales. Les acteurs s'inquiètent de la durabilité de ces filières, prises en étau entre trois enjeux majeurs aux dynamiques plus ou moins contradictoires : l'économie, le changement climatique et les politiques de sobriété. Sur le plan économique, la production doit être rentable et contribuer à la souveraineté de l’approvisionnement alimentaire, voire à la balance commerciale via les exportations ; c'est tout un bassin économique qui vit de l'agriculture. Sur le plan de la production, les aléas climatiques, notamment les gelées tardives sur floraison précoce et les sécheresses d'été, se font de plus en plus sentir : le caractère océanique tempéré de la Moyenne Garonne2 prend progressivement des caractéristiques méditerranéennes, avec des extrêmes plus marqués.

3Si ce paradoxe entre adaptation au marché économique et adaptation aux aléas climatiques a été largement discuté dans la littérature (Caiserman et al., 2019 ; Kypréos et al., 2020 ; Devienne et al., 2022 ; Lavie, Ould-Ahmed, 2024), les injonctions politiques et sociétales pour une plus grande sobriété en eau d'irrigation sont moins discutées. La nécessité de sobriété est relativement prise en compte par les plus jeunes générations de producteurs et productrices (Lavie et al., 2018 ; nos entretiens 2022, 2023), qui adoptent des approches techniques dans leurs pratiques agricoles. Pour autant, tous les acteurs rencontrés, et quelle que soit leur position dans la filière, déplorent une certaine déconnexion entre les politiques agricoles nationales et européennes et la réalité locale des territoires, ainsi qu’un paradoxe entre les injonctions à produire et les injonctions à la sobriété. Cherchant à répondre à cette question de recherche, cet article propose une analyse des préoccupations des acteurs des trois filières pruneau, noisette et kiwi dans le centre du Lot-et-Garonne.

4La première partie de cet article discute des injonctions contradictoires de la transition agroécologique. La deuxième partie présente le terrain d’étude et la démarche de la recherche fondée sur des entretiens qualitatifs sur le terrain et la cartographie des chemins anthropiques de l’eau. Les troisième et quatrième parties exposent les résultats de l’enquête, à savoir la recherche de la soutenabilité du système économique via la technicisation de la production au travers de l’irrigation. Nous avons ainsi discuté de certaines stratégies liées à des techniques d’irrigation et la manière dont elles répondent techniquement à la demande en eau. La cinquième partie ouvre la discussion et présente des résultats partiels à approfondir : elle aborde le renouvellement de l'agriculture et le sentiment de déconnexion des politiques publiques sur le terrain, prémices des manifestations du monde agricole en janvier 2024.

L’injonction de l’adaptation : une agriculture productiviste qui peine à réaliser son tournant écologique

5Les manifestations du monde agricole en janvier 2024 ont mis à jour une crise sociale et politique profonde vécue et ressentie par les acteurs de la production agricole et des filières associées à ces productions. Pour autant, l’aspect protéiforme de la situation ne permet pas réellement de parler de crise au singulier. Parmi les arguments développés par les acteurs du monde agricole, nous pouvons citer les injonctions contradictoires des politiques agricoles en France. Comme l’écrivent l’ancien Ministre de l’agriculture Stéphane le Foll et deux chercheurs au CIRAD Patrick Caron et Emmanuel Torquebiau, "le monde agricole se trouve ainsi au cœur d’une partie de billard à 3bandes" : il subit les conséquences du changement climatique, il en est partiellement responsable, mais il peut aussi contribuer à en atténuer les effets (Le Foll et al., 2018). L’adaptation de l’agriculture au changement climatique est au cœur de recherches internationales, et notamment des grandes institutions, comme la FAO qui a développé le concept de climate smart agriculture (CSA) en 2010 (Torquebiau, 2017) dans l’objectif de répondre à la fois aux enjeux économiques et aux enjeux environnementaux de préservation des ressources, notamment en eau. "À l’échelle locale, la CSA invite à recourir à une série de pratiques comme l’accès à l’eau d’irrigation, la diversification des ressources en eau, l’agriculture de précision, l’agriculture biologique et l’agroécologie. Pour partie, ces pratiques relèvent de la moyenne hydraulique agricole et exigent en amont que soient réalisées des économies d’eau" (Kypréos et al., 2023).

6Si l’adaptation de l’agriculture au contexte de raréfaction des ressources en eau est une politique récente, du XXIe siècle, la politique agricole actuelle a été pensée au XXe siècle sur une économie de la production, qui a fait de la France la 6ème puissance exportatrice au monde de denrées agricoles et la 3ème européenne, depuis 2011 et sans interruption. Or, pour ce faire, les producteurs et productrices se sont endetté.e.s depuis plus de 30 ans pour équiper leurs exploitations agricoles, quelles qu’en soient la taille et le statut. Pour Andy Smith (2024), c’est à la fois une catastrophe économique qui les rend plus vulnérables au changement climatique, mais cela les met aussi "dans un carcan, limitant considérablement leur capacité à aller vers la transition agroécologique". La recherche en économie politique a mis en avant les conséquences de la fin de la politique de soutien des prix à la production depuis la réforme de la Politique Agricole Commune (PAC) de 1992 (Jayet, Labonne, 2005 ; Ansaloni, Smith, 2021). Le pouvoir croissant de grands groupes industriels dans les années 1980 a entraîné une concentration de la production (Hervieu, Purseigle, 2022). Le développement agroindustriel français s’appuie sur un modèle d’économie libérale relativement marqué par des rapports très étroits entre production et transformation. Si le cas national ©Lactalis où la coopérative agit finalement comme une véritable entreprise qui cherche à baisser les prix à l’achat pour augmenter ses marges (Smith, 2024) est bien connu, le Lot-et-Garonne, à une échelle plus locale, est particulièrement illustratif de cette difficulté à repenser les rapports entre les acteurs des filières agricoles. Dans le cas de l’arboriculture départementale, rares sont les producteurs et productrices indépendant.e.s, la plupart étant affilié.e.s à une coopérative.

7Le monde agricole se révèle ainsi fort hétérogène sur le plan des structures, des tailles, de la démographie (Hervieu, Purseigle, 2022), mais aussi sur le plan de la représentativité avec des syndicats agricoles disparates, et qui se heurtent à des acteurs de la société civile plus urbains et plus écologiques (Smith, 2024). La différence entre celles et ceux qui voient la ruralité comme un espace de vivre-ensemble et celles et ceux qui la considèrent comme un espace productif (Hervieu, Purseigle, 2022) exacerbe des tensions déjà existantes avec les changements des rythmes climatiques.

8C’est dans ce contexte que nous avons souhaité analyser le rôle que jouait l’irrigation dans ces injonctions contradictoires. L’agriculture productiviste s’appuyant souvent sur une disponibilité en eau, cet article interroge la durabilité des filières arboricoles irriguées dans ce contexte.

Contexte de la recherche

9L'étude a été réalisée en Moyenne Garonne, dans deux bassins versants affluents de rive droite du fleuve, dans le département du Lot-et-Garonne. Elle a été conduite au travers d’une enquête qualitative auprès des acteurs et d’une cartographie fine des chemins agricoles de l’eau. L’objectif est de mettre en valeur les stratégies de durabilité des acteurs des trois filières pruneau, noisette et kiwi.

La "méditerranéisation" du Sud-Ouest de la France

10Si les recherches sont assez bien développées dans le bassin méditerranéen (Giorgi, Lionello, 2008 ; Hertig, Jacobeit, 2008 ; Tuel, Eltahir, 2020), le qualifiant de hot spot des changements climatiques, moins d'études se sont intéressées aux marges de ce bassin, et en particulier la Moyenne Garonne. La partie médiane de la Garonne est ainsi caractérisée par "l’apparition et l’extension de climats à sécheresse d’été […] en Europe de l’Ouest océanique", et par "une chaleur estivale plus marquée, accompagnée d’étés suffisamment arrosés pour ne pas basculer d’un type sans sécheresse d’été à un type avec sécheresse d’été", c'est-à-dire des caractéristiques d'un climat méditerranéen (Eveno et al., 2016). Vincent Dubreuil (2022) a démontré la forte et rapide évolution des climats de la Moyenne Garonne : de 1958 à 1982, un climat tempéré chaud, sans saison sèche et avec un été tempéré a dominé à Bordeaux et à Toulouse, avec une fréquence élevée d’étés chauds et secs.

11En termes de climat futur, selon le scénario RCP-4.5, Bordeaux connaîtrait, sur la période 2021-2050, un type de climat dit "tempéré chaud, sans saison sèche, avec un été chaud", et, ensuite, un climat méditerranéen. Toulouse passerait à un climat méditerranéen dès 2021. V. Dubreuil parle ainsi d'une ""méditerranéisation" du climat" de la vallée de la Garonne.

Sites d'étude : deux vallées aux caractéristiques hydro-topographiques distinctes

12La basse vallée du Lot en aval de Villeneuve-sur-Lot est le territoire historique du pruneau d'Agen : "la variété prune d’ente aurait été mise au point dans la vallée du Lot à la fin du XIIe siècle" (Ballesta, 2013). Au XIXe siècle et au début du XXe, les pruniers étaient plantés sur les coteaux de la vallée du Lot, en rive gauche dans les reculées karstiques qui entaillent le plateau calcaire des Serres de l'Agenais (figure 1, photo A), et en rive droite au pied des coteaux plus abrupts qui séparent les vallées du Lot et du Tolzac. En fond de vallée, les méandres de la plaine inondable du Lot étaient réservés aux prairies voire aux céréales (entretiens, 2022). Progressivement, dès les années 1930 et particulièrement à partir de 1960, le régime du Lot a été régulé en amont dans le Massif central (notamment son affluent la Truyère) et les étiages et inondations se sont raréfiés. Les vergers ont alors peu à peu occupé les fonds de vallée, qui présentent l'avantage de faciliter à la fois l'irrigation et la mécanisation, et d'être proches des axes de transport. Avec la vallée de la Garonne, avec laquelle elle se confond topographiquement en aval, la basse vallée du Lot forme une zone d'agriculture intensive avec des cultures céréalières et oléagineuses, de l'arboriculture (e.g. pommes et kiwis) et un peu de viticulture et de maraîchage, notamment de grandes serres pour la production de fraises et de tomates. Des unités agro-industrielles sont présentes, avec de nombreuses entreprises de transformation de fruits à proximité de la confluence avec la Garonne et de l'autoroute Bordeaux-Toulouse.

13Sur le versant nord-ouest de la vallée du Lot, dans les collines de Guyenne, la vallée adjacente du Tolzac est une zone très vallonnée (figure 1, Photo B). Les vallées sont marquées sans être trop abruptes. Il s'agit d'une zone de polyculture, avec des vergers (pruniers et noisetiers). Il n’y a pas de nappe utilisable pour l’agriculture dans ces reliefs calcaires. L'irrigation se fait à partir de retenues collinaires, souvent construites il y a plusieurs décennies. La vallée du Tolzac a été médiatisée depuis la construction illégale du lac de barrage de Caussade sur l'un de ses affluents en 2018-2019 (voir la dernière partie de cet article).

Figure 1 : La basse vallée du Lot et la vallée du Tolzac : carte et photographies

Figure 1 : La basse vallée du Lot et la vallée du Tolzac : carte et photographies

Lavie, 2023

Méthodologie : enquêtes et chemins de l’eau

14La méthodologie a consisté en une série d'entretiens qualitatifs menés avec des producteurs, productrices, et d'autres parties prenantes, et ce dans les trois filières pruneau, kiwi et noisette. Le cadre général d'un entretien concernait l'adaptation du secteur productif aux risques climatiques en général, dépassant la question des pénuries en eau en particulier. À travers ces entretiens, nous avons également cherché à comprendre les pratiques agricoles, les pratiques d'irrigation, le devenir des produits. Le trajet de l'eau de la source aux parcelles a été déterminé avec chaque producteur ou productrice. Cela pouvait être sur une carte topographique, par des explications fondées sur la toponomie locale ; mais le plus souvent nous avons accompagné les exploitant.e.s sur leurs parcelles, auprès de leurs pompes ou de leurs retenues, pour discuter de leurs choix passés et en réflexion. Les réseaux hydrauliques construits de leurs mains ou de celles de leurs (grands-)parents était présentés comme une fierté dans la plupart des cas.

15Nous avons également interrogé d'autres acteurs des filières comme l'organisation interprofessionnelle de la filière pruneau (le BIP-Bureau Interprofessionnel du Pruneau), une grande coopérative de producteurs et productrices de kiwis (SCA Vallée du Lot), le leader français du conditionnement de kiwis (Vergers Cancel), les trois plus grandes organisations de producteurs de pruneaux (France Prune et sa marque ©Maître Prunille ; Coop-Cofidou ; et l'Union des Producteurs Indépendants (UPI)), ainsi que la coopérative de producteurs et productrices de noisettes en position de monopole (Unicoque et sa marque ©Koki, qui représente 95 % de la production française de noisettes). Enfin, nous avons interrogé deux présidents d'ASA (Associations Syndicales Autorisées) d'irrigant.e.s et un ingénieur du Syndicat Départemental des Collectivités Irrigantes du Lot-et-Garonne, qui fédère l'ensemble des ASA du département sous l’égide de la Chambre départementale d’Agriculture.

16Les 21 entretiens – d'une durée d'une à plus de deux heures pour certain.e.s producteurs et productrices – se sont déroulés en novembre 2022, janvier 2023 et mars 2023 dans le secteur d'étude, sauf deux par téléphone.

17Très vite, la plupart des personnes enquêtées (qu’elles soient dans la production ou à un autre niveau de la filière) ont dérivé l’entretien vers deux facteurs limitatifs de la production à leurs yeux : la main d’œuvre et les normes environnementales. Concernant la main d’œuvre, sa pénurie a été déplorée, et les stratégies pour la maintenir par du temps partiel, les choix de cultures avec des calendriers qui se complètent (cf. infra), nous ont permis de comprendre certains des choix. Mais cela ne constituait pas notre angle d’approche. En revanche, la question des normes et de la régulation de l’usage de l’eau et des intrants et la quasi unanime critique des choix venus "de Paris", "de là-haut" ou "de Bruxelles" (entretiens, 2022, 2023), qui n’était pas inscrite dans notre grille d’entretien, est devenue une question centrale de nos échanges. La grille d’entretiens a de fait été retravaillée entre les trois périodes de terrain.

Une arboriculture de plus en plus technique, industrielle et irriguée

18Le Lot-et-Garonne est historiquement lié au maraîchage et à l'arboriculture, avec un système de polyculture-élevage dominant. Le département est un producteur important de fruits (figure 2). Il est le premier producteur national de prune d’ente destinée à la transformation en célèbre pruneau d'Agen IGP (76 % de la production nationale, 313 des 1203 communes comprises dans l’IGP, 7629 ha plantés en pruniers dans ce département en 2020, données ©Agreste). Cependant, la nécessité de se diversifier pour rester compétitif, dans un contexte agricole fluctuant, a conduit au développement d'autres productions arboricoles, principalement la noisette (2666 ha plantés en 2020 dans le département ©Agreste) et le kiwi (855 ha en 2020 ©Agreste), dont le département est également le premier producteur français. Nos enquêtes ont mis en avant que les trois filières se sont logiquement industrialisées pour augmenter les productions.

Figure 2 : Évolution en surfaces plantées dans le département du Lot-et-Garonne entre 2000 et 2020

Figure 2 : Évolution en surfaces plantées dans le département du Lot-et-Garonne entre 2000 et 2020

Lavie, 2023

Le pruneau, un héritage régional en crise

  • 3 Bateaux fluviaux à fond plat de l'Ouest de la France.

19La zone d'étude est le berceau de la production du pruneau d'Agen, aujourd'hui IGP. Il s'agit d'un produit agro-industriel issu du séchage puis de la réhydratation de la prune d’ente (Delmas, 2009 ; Ballesta, 2013). L'IPG couvre une grande partie des communes du Lot-et-Garonne situées dans les vallées de la Garonne, du Lot, du Dropt et sur les collines environnantes (collines de Guyenne, Serres de l'Agenais), et s'étend sur plusieurs départements limitrophes (Lot, Gironde, Tarn-et-Garonne et Gers). Au XIXe siècle, les pruneaux étaient transportés en gabarres3 parties d'Agen, pour être transférés sur les transatlantiques, à Bordeaux, dans des caisses en bois estampillées "Agen", d'où leur nom (Musée du pruneau, Delmas, 2009). Olivier Ballesta (2013) écrit : "Sa production est indissociable de la Moyenne Garonne, de ses paysages de vergers et de son histoire rurale (Deffontaines, 1932 ; Charrié, 1986) ». La prune, bien que très bien implantée dans la région, reste une culture "bonus" ou "complémentaire" (entretiens, 2022, 2023). Les vergers sont associés aux céréales, à la polyculture-élevage, aux autres cultures pérennes et au maraîchage. Par exemple, nous n'avons rencontré qu'une seule agricultrice qui vivait uniquement de la production de prunes. En effet, la production varie chaque année en fonction du climat. Les bonnes années, le stock de pruneaux peut se faire et les trésoreries sont reconstituées ; les mauvaises années, le stock est vendu. L’interprofession du pruneau estimait la valeur commerciale de la filière à 132 millions d’€ en 2020 (BIP).

20Nos enquêtes de terrain ont fait émerger le terme de "crise du pruneau", régulièrement revenu dans les discours : elles montrent que la crise que traverse la filière prune est liée à trois éléments : la structure locale, sa commercialisation et concurrence internationale, et le climat régional.

21Une partie de la crise est donc structurelle. L'organisation de la filière elle-même, largement décrite par Olivier Ballesta (2013) avec ses huit organisations de producteurs et productrices (OP ; dont sept dans le département), ses huit transformateurs majeurs, dont certains appartiennent à une OP, et sa quarantaine de micro-entreprises, souvent familiales, de production/transformation, est structurée autour du Bureau Interprofessionnel du Pruneau, qui tente de "réaffirmer les acteurs" de la filière autour d'un projet commun (BIP : entretien, 2022) après des années de tension (Ballesta, 2013 ; entretiens, 2022, 2023).

22La crise est également cyclique et s'explique en partie par la surproduction et la concurrence sur les marchés mondiaux (25 % des pruneaux d’Agen IGP sont exportés). Malgré une dynamique d'arrachage dans les années 2014-2017, la production reste élevée et les prix bas. Les jeunes arbres sont plantés "en axe", ce qui facilite l'irrigation et augmente les rendements à l'hectare. Les stocks de pruneaux sont élevés dans un contexte de concurrence avec le Chili et les États-Unis, malgré la meilleure qualité reconnue des pruneaux français. Ils sont séchés dans des fours, alors que leurs concurrents d'outre-Atlantique sont séchés au sol par le soleil et sont donc plus sensibles à la météorologie, à l'humidité ambiante et aux brûlures directes du soleil.

23Le climat est le dernier élément qui accentue la crise du secteur. Les gelées de printemps sur les floraisons précoces ont fait des années 2021 et 2022 des années catastrophiques. La coopérative France Prune, par exemple, a récolté et transformé 7 200 tonnes de pruneaux en 2021 et 5 900 tonnes en 2022 contre une moyenne annuelle de 18 000 tonnes ; Coop-Cofidou a estimé les pertes à 70 % sur les deux années (France Prune et Coop-Cofidou : entretiens, 2023). Les stocks de 2019 et 2020 sont désormais vendus. Selon les acteurs rencontrés, les problèmes climatiques rencontrés par leurs concurrents états-uniens et chiliens ont en quelque sorte sauvé la production française et permis aux entreprises de commercialisation de conserver leurs parts de marché, notamment dans les pays du Maghreb, un des principaux clients.

Noisettes et kiwis : la diversification en réponse au changement climatique et à la demande commerciale

24Les secteurs du kiwi et de la noisette se sont développés en France et notamment dans le Lot-et-Garonne entre la fin des années 1970 et les années 1980, pour répondre à la demande des marchés de consommation européens et limiter le recours aux importations. Ils n'ont pas l'héritage structurel du pruneau et leur organisation est plus souple : les producteurs et productrices ne sont pas associé.e.s à une OP et peuvent vendre directement à des grossistes ou à leurs coopératives, et changer en fonction de la dynamique du marché. Des situations de quasi-monopole ont ainsi été créées.

25La coopérative Unicoque fédère 95 % des producteurs et productrices françaises de noisettes ; leur production est transformée sur le site de Cancon (figure 1) et commercialisée sous la marque ©Koki. Deux types de produits sont traités et commercialisés : d'une part, les grosses noisettes entières, une production de niche, et d'autre part, les noisettes destinées à l'industrie. De grands industriels comme ©Lucien Georgelin et ©Ferrero se fournissent en partie en noisettes du Lot-et-Garonne. La concurrence internationale est vive, notamment avec la Turquie, premier producteur mondial de noisettes (environs les ¾ des noisettes produites dans le monde le sont en Turquie). La filière nationale de la noisette est gérée par l'Association Nationale des Producteurs de Noisettes (ANPN), qui a ses locaux à Cancon avec Unicoque.

26Comme le prunier, le noisetier est principalement cultivé sur les coteaux, sur des sols argilo-calcaires, mais il est également planté dans le fond de la vallée du Lot. Les plantations de noisetiers se sont multipliées en deux décennies, passant de 786 à 2 666 ha en Lot-et-Garonne sur la période 2000-2020 (©AGRESTE,), montrant une croissance inversement proportionnelle à celle des pruniers d’ente (figure 2). La société ©Ferrero, par exemple, a signé un accord avec ©Koki pour approvisionner son usine de production de Nutella à Rouen. Cependant, la filière connaît également une crise liée au climat avec des baisses de production dues aux gelées printanières et à l'arrivée de la punaise diabolique (Halyomorpha halys), une espèce invasive venue d'Asie qui se développe à cause du réchauffement climatique (entretiens, 2023).

27Les arbres à kiwis (actinidia) poussent en plaine, là où l'eau est abondante, et sur des sols bien drainants. La surface en actinidia est bien inférieure à celle de la noisette, puisque la surface plantée est passée de 612 ha en 2000 à 855 ha en 2020 (©AGRESTE, figure 2). Les producteurs et productrices vendent à des coopératives comme la SCA Vallée du Lot ou à des groupements spécialisés comme ©Vergers Cancel, leader français du kiwi.

28La filière n'est pas en crise même si le kiwi est sensible au gel et au mauvais drainage des sols (entretiens, 2022, 2023). L’hiver 2024, très humide, n’a pas été profitable à la production nationale. La Grèce et l’Italie sont les principaux producteurs européens de kiwis mais ils exportent relativement peu vers la France. Le principal concurrent international, la Nouvelle-Zélande, produit à contre-saison : rares sont les années où les kiwis néo-zélandais et français sont disponibles en même temps sur les étals français (entretiens, 2022, 2023). La filière française reste plutôt cantonnée au marché national et se porte relativement bien aux dires des personnes enquêtées, mais elle doit aussi s'adapter aux goûts de la jeune génération, qui préfère les kiwis rouges et jaunes plus sucrés, aux kiwis verts plus acides. Cependant, les kiwis jaunes et rouges sont très sensibles à une maladie bactérienne (PSA), ce qui implique qu'ils doivent être produits dans des serres à l'abri du vent et du froid.

29Le premier enseignement de notre enquête est ainsi que le transfert lent mais régulier, d’une part de la pruniculture pluviale vers la pruniculture irriguée, et d’autre part de la pruniculture à d’autres fruiticultures, n'a été possible que parce que le cycle local de l'eau a été transformé depuis au moins cinq décennies. Si 40 % des pruniers ne sont pas irrigués, les secteurs du kiwi et de la noisette ne se sont développés que grâce à l'irrigation. L'irrigation permet également à la région de lutter contre les aléas climatiques – mais on ne sait pas combien de temps encore ces aléas pourront être combattus grâce à l'irrigation. La deuxième étape de notre recherche a ainsi consisté en une analyse du rôle de l'irrigation dans les stratégies d’adaptation des acteurs de l’arboriculture dans ces deux vallées.

Stratégies d’adaptation et histoires d’irrigation

30Notre enquête de terrain a montré que le paysage hydraulique correspond à un ensemble de systèmes collectifs ou individuels déconnectés. Les paysages hydrauliques dans les systèmes en archipels de réseaux ont été étudiés le plus souvent en termes d'eau domestique (Bakker, 2003 ; Kooy, Bakker, 2008), parfois en termes d'irrigation (Lavie et al., 2018 ; Germaine et al., 2019 ; Valadaud, Aubriot, 2019). Le terme de configuration d'approvisionnement a été utilisé pour les services urbains (Coutard, Rutherford, 2015) comme l'électricité (Rateau, Jaglin, 2022). Les systèmes en archipels de réseaux sont caractérisés par leur topographie et leurs sources d'eau, mais aussi par l'histoire politique des autorisations de pompage ou de la construction des lacs collinaires.

31Des systèmes d'irrigation ont été mis en place dans le Lot-et-Garonne pour augmenter les rendements en adaptant l'apport d'eau aux besoins des cultures. Le maraîchage, les céréales et oléagineux ont été les premiers à être irrigués, avant que les pruniculteurs et prunicultrices ne décident progressivement d'arroser leurs vergers pour optimiser les rendements. Puis les arbres à kiwis ont été plantés dans la vallée du Lot, sur des sols bien drainants. L'actinidia a besoin d’un arrosage important mais ne supporte pas de garder ses racines dans l'eau ; il consomme 6 000 m3/ha par an (entretiens, 2023), avec un besoin en eau étalé sur la saison. Le noisetier a suivi le même chemin que le prunier : d'abord planté sur les côteaux et les pentes, on le trouve maintenant aussi en plaine. Il consomme 2 500 m3/ha par an, contre 2 000 m3/ha pour un prunier irrigué.

32Cette section propose donc d’analyser certaines stratégies d’adaptation rendues possibles par des systèmes d'irrigation collectifs puis individuels tout en rappelant que de nombreux.euses irrigants et irrigantes utilisent en réalité des systèmes hybrides. Cette recherche permet également de mettre en évidence une finalité originale de l'irrigation : son action dans la lutte contre le gel.

Dans la vallée du Lot : créer des réseaux

33L'irrigation collective est gérée en France par le statut d'ASA (Associations Syndicales Autorisées). Il s'agit d'un groupement d'irrigants et irrigantes ayant le statut d'association, où les décisions sont prises par un conseil de représentant.e.s élu.e.s. Sur le terrain étudié, il existe 10 ASA, dont 8 ont des systèmes de canaux enterrés et sous pression (figure 3).

Figure 3 : Systèmes et réseau collectifs d'irrigation

Figure 3 : Systèmes et réseau collectifs d'irrigation

Lavie, 2024

34Toutes les ASA adhèrent au Syndicat Départemental des Communautés Irrigantes (SDCI), une émanation de la Chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, présidée par la majorité syndicale de la Coordination rurale. Le SDCI gère les demandes de création de lacs, les actions de sensibilisation aux économies d'eau et le conseil aux ASA. Les réseaux sont alimentés dans le Lot, occupent un ou plusieurs lacs collinaires aménagés sur de petites rivières, ou ont des systèmes hybrides des précédents avec des lacs collinaires et pompages. Tous ces prélèvements font l’objet d’une autorisation délivrée par la Préfecture du département du Lot-et-Garonne et de contrôles menés par l’Office Français de la Biodiversité (OFB).

Dans le bassin du Tolzac : transformer les régimes des rivières

35Dans le bassin du Tolzac, l’écoulement des deux rivières Tolzac de Verteuil et Tolzac de Montclar a un régime intermittent, avec un assec marqué l’été, eu égard au substrat karstique. Le pompage s’effectue donc à partir de rivières réalimentées par des retenues de substitution. Des retenues collinaires ont été construites sur des affluents des branches du Tolzac (affluents du Loubet et de Caussade) (figure 4). Le remplissage hivernal des lacs permet de libérer progressivement l'eau dans les rivières pendant la période estivale, tout en respectant un débit minimum. Les deux branches du Tolzac, qui seraient à sec en été, sont ainsi artificiellement réalimentées, et les adhérent.e.s sont autorisé.e.s à pomper directement dans le cours d'eau. L'ASA de Loubet existe légalement depuis les années 1970 ; elle compte une trentaine d'adhérents et adhérentes qui peuvent pomper dans le Tolzac de Verteuil (entretiens, 2023), dont quelques producteurs et productrices de prunes et de noisettes. L'ASA de Caussade existe ; mais le lac a été construit illégalement durant l'hiver 2018-2019 (voir la dernière partie de cet article). Elle fonctionne selon le même système que l'ASA de Loubet, avec un stockage de l'eau de l'affluent de Caussade en hiver pour réalimenter la rivière Tolzac de Monclar en été, dans laquelle les membres de l’ASA (25) peuvent pomper.

Figure 4 : Les systèmes collectifs de pompage en rivières réalimentées

Figure 4 : Les systèmes collectifs de pompage en rivières réalimentées

Lavie, 2024

Des stratégies individuelles nombreuses

36Dans les années 1960 à 1980, l'utilisation de retenues collinaires ou le pompage dans les rivières étaient relativement faciles. Depuis les années 1990, en raison de la politique de sobriété, les demandes sont plus longues et plus difficiles à obtenir.

37Mais les cartographies réalisées in situ avec les agriculteurs et agricultrices dans le cadre de l’enquête révèlent dans les faits une pluralité de systèmes individuels, qui se conjuguent parfois avec les systèmes collectifs et se rattachent à l’histoire de la propriété (figure 5).

Figure 5 : Des histoires individuelles et familiales variées

Figure 5 : Des histoires individuelles et familiales variées

Lavie, 2024

38Ces cinq histoires individuelles ne sont pas exhaustives, mais elles représentent une certaine pluralité des modes d'accès à l'eau. Elles mettent également en évidence le caractère hybride des systèmes. Les entreprises agricoles familiales présentées ici n'ont pas le même niveau de technicité, certaines étant très connectées à des applications de météorologie et de traitement par téléphone mobile ou étant équipées de sondes mesurant l’humidité des sols, d'autres gérant des cahiers des charges en version papier ou avec une irrigation moins technique et économe. Les finalités de la production sont également très diverses, de la vente au détail à la livraison aux coopératives ou aux transformateurs. Les producteurs et productrices rencontré.e.s disent devoir se mécaniser au maximum pour faire face à la pénurie de main d'œuvre, ce qui implique un endettement important et qui les rend plus vulnérables aux aléas climatiques affectant les rendements.

39La disponibilité de l'eau d'irrigation pendant l'été ne préoccupe pas les personnes interrogées dans la vallée du Lot, à l’inverse de celles des coteaux. Par exemple, l'hiver très sec de 2023 a inquiété l'ensemble de la profession (entretiens, 2023) quant à l'irrigation estivale des vergers des coteaux, car de nombreuses retenues collinaires avaient des niveaux très bas. L'OFB a demandé aux gestionnaires des lacs de procéder à des lâchers d'eau tôt dans la saison, et la coopérative Unicoque a réalisé des simulations pour mettre en place différentes stratégies d'irrigation en fonction des niveaux de remplissage.

40Étant donné ce contexte, en posant la question des risques climatiques, nous nous attendions à ce que le manque d'eau pendant la période de croissance végétative soit le principal risque agroclimatique. Or, c'est le gel qui a été unanimement pointé du doigt, et l'irrigation est ici considérée comme un moyen de lutte contre le gel. C’est une autre action liée à l’irrigation, et développée ci-après.

L’irrigation, alliée de la lutte contre le gel

41Le gel tardif, ou plus exactement la précocité de la floraison, est le premier risque naturel évoqué (entretiens, 2022, 2023). Une étude du Bureau Interprofessionnel du Pruneau (BIP ; entretien, 2022) montre que les dates de débourrement et de floraison sont en avance d'une semaine en comparaison avec celles connues pendant la décennie 1970. Les afflux d'air froid de fin mars et début avril, qui ont toujours existé, deviennent de plus en plus risqués. En 2021 et 2022, la quasi-totalité de la production de prunes a été décimée, ainsi que près de la moitié de celle de noisettes. Parmi les moyens antigel, il y a les systèmes de brassage d'air comme la ventilation ou les éoliennes. Nos enquêtes ont révélé que ces systèmes sont moyennement efficaces et très coûteux. Le chauffage des couches inférieures de l'atmosphère à l'aide de bougies, de brûleurs ou de bottes de foin brûlantes, est presque inefficace. L'irrigation devient ainsi la principale méthode de lutte contre le gel.

42Il existe deux types de lutte contre le gel par irrigation. Le premier, sous canopée, consiste à humidifier le sol par pulvérisation sous le couvert végétal à l'aide de systèmes d'irrigation conventionnels utilisés en été. L'eau pénètre dans le sol, apportant avec elle la chaleur du soleil, qui renvoie cette énergie calorique dans les basses couches de l'atmosphère pendant la nuit. Ce système augmente les températures de quelques degrés et peut être efficace au-delà de températures d'environ -4°C en fonction du vent. Cependant, il a eu un effet très limité à des températures aussi basses que -7°C en 2022.

43Le système le plus efficace est le système d'irrigation sur canopée (entretiens, 2023). Il s'agit d'arroser les cultures en l'air (figure 6) pour former des cocons de glace sur les bourgeons et les fleurs afin de les protéger du froid intense de la nuit. Ce système est très efficace mais ne peut pas être utilisé partout, car toutes les parcelles doivent être arrosées en même temps et avec un débit très important : seul un réseau pressurisé d'ASA avec pompage en rivière peut répondre à cette demande. Cette technique est surtout utilisée près de la Garonne, dans le bas Lot et dans les vergers de kiwis.

Figure 6 : Double système d’irrigation dans une parcelle d’arbres à kiwi (plantés en 1987)

Figure 6 : Double système d’irrigation dans une parcelle d’arbres à kiwi (plantés en 1987)

Lavie, 2023.

44Cette analyse non exhaustive des stratégies d’irrigation met en avant des histoires relativement plurielles, résultat relativement attendu. Elle permet aussi de discuter deux résultats moins évidents : d’une part, l’irrigation est actuellement repensée pour lutter contre le gel printanier, ce qui implique des stratégies et des techniques à reconsidérer ; d’autre part, elle révèle un autre paradoxe : alors qu’elle n'apparaît pas à première vue comme "économe", l'irrigation est illustrative d'une agriculture technique qui accompagne une réorientation des filières vers des pratiques plus sobres et agroenvironnementales. Tous les acteurs rencontrés ont tenu le même discours, c’est le troisième enseignement de notre enquête, qui sera approfondi dans des recherches à venir, mais qui peut tout de même être discuté dans la dernière partie.

Irriguer pour accompagner le renouveau de l'arboriculture ? Les tensions entre "Paris" et les acteurs locaux

45J.L. Reigne, directeur général de ©Koki, a tweeté le 27 janvier 2023 en réponse à un article, "Pour l'hydrologue, la répétition de ces événements climatiques nécessite de se préparer. Il doute qu'on puisse éviter de construire dans l’avenir "un petit nombre de grands barrages". Ou un grand nombre de petites retenues ? ...". Le 12 mars 2023, suite à des précipitations qui ont enfin mis fin à un hiver très sec, il tweete : "Le Lot à Villeneuve-sur-Lot cet après-midi : 800m3/s. En 35 heures, il passe suffisamment d'eau pour couvrir les besoins en irrigation de toute l'agriculture du département (47) pendant 1 an. Hélas, les politiques et les ONGs vivent plus des conflits que des solutions... nous stockons ?". Le 26 février 2024, il reposte les mêmes types de messages au cœur d’un hiver très arrosé et en plein Salon International de l’Agriculture à Paris.

46Ces messages à vocation de communication reflètent les tensions autour des ressources en eau pour tous les acteurs du secteur interrogés dans le cadre de cette recherche. Ces tensions se sont cristallisées autour de la question des stockages de l’eau entre les politiques française ou européenne, et la réalité vécue sur le terrain.

47Le discours dans l'espace médiatique met en avant des approches assez radicales entre des écologistes qui déploreraient toute tentative de stockage de l'eau et l’agriculture qualifiée de consommatrice excessive d'eau. Les manifestations du monde agricole en janvier 2024 n’ont fait que révéler au grand public des évidences connues des spécialistes de ces questions (Ansaloni, Smith, 2021 ; Hervieu, Purseigle, 2022 ; Orsenna, Denormandie, 2024). Cependant, de nombreuses nuances peuvent être mises en évidence en interrogeant les acteurs de terrain. En effet, notre recherche a pu démontrer comment l’eau pouvait être un objet majeur de révélation d’oppositions qui la dépassent.

Le lac de Caussade, cristallisation de tensions

48Quand nous avons commencé notre série d’entretiens à l'automne 2022, le lac de Caussade était déjà construit depuis près de quatre ans. Nous ne pouvons donc que résumer les événements a posteriori, à la lecture des nombreux documents d'autorisation et à la lumière des enquêtes de terrain de 2022 et 2023 auprès de personnes impliquées dans le projet les années précédentes : acteurs d'ASA, acteurs de la SDCI, ancien personnel de la Chambre d'Agriculture du Lot-et-Garonne et agriculteurs et agricultrices.

49La rivière Tolzac possède donc un bras appelé Tolzac de Verteuil, qui est réalimenté en période d'étiage par le lac Loubet (cf. supra), lui-même alimenté en hiver par l'affluent éponyme (figure 4). Or, la branche Tolzac de Monclar restait à sec pendant toute la saison estivale. Des agriculteurs et agricultrices et la Chambre d'Agriculture départementale ont donc souhaité créer le même système que sur le Tolzac de Verteuil en stockant l'eau du ruissellement hivernal de l'affluent Caussade pour réalimenter le débit du Tolzac de Monclar en période d'étiage. L'objectif premier était agricole, mais un autre objectif était de soutenir les débits d'étiage pour permettre la continuité écologique en maintenant un écoulement permanent dans la rivière, projet soutenu par des associations de pêche. Le projet a d'abord obtenu l'autorisation de la Préfecture de département en juin 2018, puis trois Associations de Protection de la Nature (APN) ont contesté le projet. La Préfecture puis le Tribunal administratif de Bordeaux ont retiré l'autorisation en octobre 2018 après dépaysement du dossier à l’échelle régionale.

  • 4 Au moment où nous soumettons la version à publier, en décembre 2024, la Préfecture du Lot-et-Garonn (...)

50Les élu.e.s de la Chambre d'agriculture du Lot-et-Garonne et de la Coordination rurale, syndicat agricole majoritaire à la Chambre, ont commencé les travaux du barrage en novembre 2018 et les ont terminés en février 2019. Un incident médiatique a douché les espérances des APN : en effet, pour faire appliquer les décisions de justice, les gendarmes devaient mettre sous scellés les engins de chantier le 23 janvier 2019 ; pourtant, des acteurs locaux ont été prévenus la veille de l'événement par une source anonyme. Le bouche à oreille de la Coordination rurale a été très efficace : à l’arrivée des gendarmes, 400 agriculteurs et agricultrices sont présent.e.s pour empêcher la pose des scellés et permettre de réaliser les travaux en toute illégalité. Serge Bousquet-Cassagne, président de la Chambre d'agriculture du Lot-et-Garonne, et Patrick Franken, son vice-président, président de la Coordination rurale mais aussi de l'ASA de Caussade, ont été condamnés pour avoir réalisé les travaux illégalement. Cependant, l'État n'a pas demandé la destruction ou la restauration du site. Un acteur de terrain qui a suivi de très près l'épisode de Caussade nous a affirmé que le barrage est techniquement indestructible, sauf à utiliser du matériel militaire (entretien, 2023). Au final, une action en justice a été déposée en février 2023 par des associations environnementales "pour engager la responsabilité pour faute de l'État" pour ne pas avoir empêché la construction et l'exploitation du lac. En 2023, une "experte de haut niveau" a été nommée pour évaluer la situation. Finalement, le 12 février 2024, lors d’un entretien au journal régional Sud Ouest, le préfet du département du Lot-et-Garonne assure avoir "le feu vert du ministère" pour "la mise en conformité". Il ajoute : "Le lac existe depuis cinq ans. Il est inscrit dans le paysage et a montré son utilité lors des périodes de sécheresse". La légalisation est donc en marche dans un calendrier qui peut interroger puisque l’annonce est faite seulement 10 jours avant l’ouverture du Salon International de l’Agriculture à Paris, mais aussi 10 jours après l’intrusion d’agriculteurs et d’agricultrices de la Coordination rurale du Lot-et-Garonne dans le Marché d’Intérêt National (MIN) de Rungis le 31 janvier, dont Serge Bousquet-Cassagne lui-même4.

  • 5 Le lac de Sivens est un projet de barrage agricole dans le département voisin du Tarn-et-Garonne, a (...)
  • 6 A noter que la page ©Wikipédia consacrée au lac de Caussade affirme le contraire : c'est pour évite (...)

51Nos enquêtes de terrain permettent de s’extraire du traitement médiatique du cas Caussade. En effet, plusieurs personnes interrogées dans le cadre de cette recherche nous ont répété la même phrase, qu'elles attribuent à la préfecture du Lot-et-Garonne : "ce projet est trop proche dans le temps et dans la distance de Sivens"5. Selon les acteurs des filières arboricoles interrogés, les représentants de l'État semblaient craindre les manifestations écologistes de type ZAD (Zone À Défendre) et préféraient concéder la création interdite de la retenue6. Dans son article sur le lac de Caussade pour la revue Sésame de l'INRAE, le journaliste Stéphane Thépot (2019), spécialiste des questions agricoles, indique avoir interviewé Patrick Franken (cf. supra). Ce dernier aurait déclaré que "jusqu'à l'automne 2018, il n'y avait pas une seule voix discordante". Concernant les associations environnementales opposées au chantier, il ajoute : "Elles sont contre par principe".

52Force est de constater que nous n'avons rencontré aucun acteur local opposé à la retenue de Caussade dans le cadre de nos enquêtes : aucune personne interrogée n'a pointé du doigt les écologistes locaux, mais, au contraire, les associations écologistes non locales qui feraient du lobbying "à Paris" "au ministère de l'écologie". Le terme de "déconnexion" est revenu naturellement plusieurs fois dans les entretiens. Toutes les oppositions au projet de stockage hivernal sont mises dans le même sac "parisien" : les directives européennes, les ministres de l'écologie qui se sont succédé.e.s les "écologistes" et même les journalistes (hors presse régionale) qui sont raillé.e.s [notamment les femmes] pour leur naïveté et leur méconnaissance du monde rural et agricole. En revanche, la région Nouvelle Aquitaine (chargée du développement économique et du soutien à la recherche) a été peu citée, et quand elle l'était, c’était toujours de manière positive ; ce qui n’a pas empêché des membres de la Coordination rurale de manifester le 11 mars 2024 devant l’Hôtel de Région à Bordeaux, avant d’épandre du lisier sur le Miroir d’eau, haut lieu touristique de la ville.

Un changement générationnel

53Dernier enseignement de notre recherche : nos enquêtes ont mis en évidence la pluralité de la prise en compte des enjeux climatiques en France selon les générations (Lavie et al., 2018 ; Hervieu, Purseigle, 2022). Dans le secteur étudié, les entretiens sont frappants. Deux générations semblent s'opposer, non seulement sur les intrants agricoles et l'utilisation de l'eau, mais aussi sur le niveau de technicité des pratiques. Au-delà de 55 ans environ, la pérennité de l'exploitation est la principale préoccupation, malgré des avis plus nuancés : il faut arroser les cultures en trouvant d'autres sources d'eau, en irriguant le plus possible et protéger les plantations avec le maximum d'intrants autorisés. La gestion par l’offre, issue de politiques ingénieristes des années 1960 très bien analysées par Chantal Aspe par exemple (2012), reste marquée dans les esprits des producteurs (plus rarement des productrices, dans cette génération).

  • 7 Auxiliaires : organismes vivants (microorganismes ou insectes par exemple) qui offrent des services (...)

54En revanche, un couple de jeunes agriculteur et agricultrice (35-40 ans) nous a montré des applications sur smartphone qui leur permettent, par exemple, d'optimiser l'irrigation et de regarder la force du vent avant de pulvériser. Plusieurs technicien.ne.s arboricoles de coopératives, souvent jeunes et toujours formé.e.s, nous assurent que le renouveau de l'agriculture passe par sa technicisation (entretiens, 2022, 2023). Les cahiers des charges des IGP, les labels de plus en plus précis (soit Haute Valeur Environnementale, soit Bio) et les intrants autorisés même en agriculture conventionnelle dans l’IGP pruneaux d’Agen, sont majoritairement d’ordre "bio". Pour les jeunes générations, il ressort de nos enquêtes qu’il est évident que leurs visions à long terme visent à travailler les sols, à laisser des débits réservés aux rivières en aval des retenues collinaires et à favoriser au maximum les auxiliaires7 et la lutte biologique (entretiens, 2022, 2023). Anticipant le manque d'eau dans les réserves individuelles pour l'été 2023, la coopérative Unicoque avait même préparé des scénarios pour limiter au maximum l'irrigation en travaillant sur les tours d'eau et la saisonnalité de l'irrigation en fonction des variétés de noisettes. Le bureau d'étude lacs d'Unicoque aide les producteurs et productrices à établir des projets de retenues en accord avec les politiques publiques, même si l'épisode du lac de Caussade a ralenti les projets en cours. Les chercheurs et chercheuses de l’interprofession de la noisette, l'ANPT, travaillent sur le développement de guêpes samouraïs, prédatrices de la punaise diabolique. L'objectif est de se prémunir contre les ravages de la punaise diabolique depuis l'interdiction des néonicotinoïdes.

55Au final, les professionnel.le.s des secteurs qui accompagnent la production et les jeunes agriculteurs et agricultrices interrogé.e.s soutiennent que les politiques écologiques vont dans le bon sens, mais elles sont appliquées trop rapidement, sans laisser à la science le temps de développer des alternatives, qu'il s'agisse de l'irrigation ou des intrants agricoles.

Conclusion

56La mutation de l'arboriculture en Lot-et-Garonne est donc liée à une double dynamique de maintien de la rentabilité d’une agriculture productrice et d’adaptation aux aléas climatiques. Le caractère océanique tempéré du climat du Sud-Ouest français disparaît lentement mais sûrement face aux caractéristiques méditerranéennes et à leurs extrêmes hydro-climatiques. L'irrigation, qui stabilise ou améliore les rendements tout en rendant l'agriculture plus vulnérable au manque d'eau, est également très utile face au risque de gel printanier sur les floraisons précoces. De nouvelles pratiques d'irrigation synthétisant les systèmes publics et privés se développent dans la région.

57La transition vers une agriculture plus agroécologique, plus économe en intrants et en eau, est engagée. Elle seule pourra répondre aux besoins conjoints de production et de sobriété, déjouant l’impression d’injonctions paradoxales vécues par le monde arboricole et dont nous avons fait le titre de cet article. Les injonctions à la sobriété sont comprises par les jeunes générations de producteurs et productrices et par les acteurs institutionnels et coopératifs locaux. Mais les acteurs interrogés ont exprimé le même point de vue : d'une part, cette transition doit être plus lente pour accompagner la production et ne pas déstabiliser un marché fragile. D'autre part, les injonctions économiques restent fortes et ne doivent pas être systématiquement reléguées au second plan derrière les injonctions à la sobriété, surtout pas par les décideurs urbains et nationaux. Nous argumentons sur la nécessaire nuance dans l’analyse et le traitement de la transition agroécologique et de l’irrigation. Mais l’urgence climatique et économique joue plutôt à l’avantage de postures politiques plus radicales et plus visibles.

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Notes

1 [En ligne]. URL : https://www.lotetgaronne.fr/le-lot-et-garonne/le-jardin-de-la-france).

2 La Garonne est généralement divisée en trois tronçons : la montagne, la Moyenne Garonne et la partie aval où les influences maritimes se manifestent. La Moyenne Garonne s’étend de la confluence du fleuve avec l’Ariège juste en amont de Toulouse, au Langonais à 40 km en amont de Bordeaux.

3 Bateaux fluviaux à fond plat de l'Ouest de la France.

4 Au moment où nous soumettons la version à publier, en décembre 2024, la Préfecture du Lot-et-Garonne met en demeure les gestionnaires de respecter le Code de l’Environnement, actant une probable légalisation du lac et mettant en colère France Nature Environnement (divers articles de presse régionale, et notamment Sud Ouest, décembre 2024).

5 Le lac de Sivens est un projet de barrage agricole dans le département voisin du Tarn-et-Garonne, avorté suite à la mort du militant écologiste Rémi Fraisse, tué par une grenade offensive en octobre 2014 lors d'affrontements entre la police dite anti-émeute et des manifestant.e.s.

6 A noter que la page ©Wikipédia consacrée au lac de Caussade affirme le contraire : c'est pour éviter un nouveau drame (la mort de Rémi Fraisse) que les gendarmes ont cédé face aux acteurs agricoles en ne posant pas les scellés. Cependant, la source citée dans la page ©Wikipedia, un article du journal régional Sud Ouest, n'existe pas dans la base de données de recherche Europress, ce qui jette un doute sur l'existence dudit article.

7 Auxiliaires : organismes vivants (microorganismes ou insectes par exemple) qui offrent des services écosystémiques, permettant de limiter ou supprimer l’usage d’intrants agricoles ; très utilisés en agroécologie.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : La basse vallée du Lot et la vallée du Tolzac : carte et photographies
Crédits Lavie, 2023
URL http://journals.openedition.org/cybergeo/docannexe/image/41657/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,2M
Titre Figure 2 : Évolution en surfaces plantées dans le département du Lot-et-Garonne entre 2000 et 2020
Crédits Lavie, 2023
URL http://journals.openedition.org/cybergeo/docannexe/image/41657/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M
Titre Figure 3 : Systèmes et réseau collectifs d'irrigation
Crédits Lavie, 2024
URL http://journals.openedition.org/cybergeo/docannexe/image/41657/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre Figure 4 : Les systèmes collectifs de pompage en rivières réalimentées
Crédits Lavie, 2024
URL http://journals.openedition.org/cybergeo/docannexe/image/41657/img-4.jpg
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Titre Figure 5 : Des histoires individuelles et familiales variées
Crédits Lavie, 2024
URL http://journals.openedition.org/cybergeo/docannexe/image/41657/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 2,2M
Titre Figure 6 : Double système d’irrigation dans une parcelle d’arbres à kiwi (plantés en 1987)
Crédits Lavie, 2023.
URL http://journals.openedition.org/cybergeo/docannexe/image/41657/img-6.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Émilie Lavie, « La durabilité de l’arboriculture irriguée dans le sud-ouest de la France : des injonctions paradoxales », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Environnement, Nature, Paysage, document 1085, mis en ligne le 05 février 2025, consulté le 26 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/41657 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1391z

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Auteur

Émilie Lavie

Professeure des Universités en Géographie, Université Paris Cité, UMR CNRS 5115 LAM, UMR CNRS 8586 PRODIG, France, emilie.lavie@u-paris.fr

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