1Cet article donne une place à nos paroles : celles de Léa Cazauran, chorégraphe de la compagnie Lady Rocks, et moi, Lou Germain, directrice de production. Notre compagnie a été créée en 2012 dans un studio de dix-huit mètres carrés au pied de la butte Montmartre à Paris lorsque Léa était danseuse en voie de professionnalisation. Quant à moi, à l’époque, j’étudiais l’administration et le management culturel. Nous avons fondé la compagnie à vingt-quatre ans, quelques temps après notre cursus au sein de la première formation de danses hip hop professionnelle, créée en 1999 par le pionnier Thony Maskot, et qui s’est développée à l’école Kim Kan1, située dans le 20e arrondissement de Paris.
Le projet de la compagnie s’articule autour de plusieurs activités : créations, shows, compétitions, événements, transmissions, offres aux entreprises.
2En France, même si un certain nombre d’études sur les danses hip hop sont apparues, les paroles des chorégraphes hip hop sur leurs œuvres chorégraphiques sont jusqu’ici peu visibles.
Bien que les premières traces écrites sur les danses hip hop aient eu lieu presque dès leur arrivée en France, et que les premières créations hip hop aient émergé dès la fin des années 1980, l’accès aux sources, aux archives permettant d’entrer au cœur des démarches artistiques des chorégraphes hip hop, demeure pour l’instant complexe. Il y a jusqu’ici très peu d’ouvrages consacrés à l’art chorégraphique hip hop.
3Et, si des tables rondes et conférences sont mises en œuvre régulièrement lors de festivals ou autres événements, elles ne sont pas toutes retranscrites, ni accessibles à la consultation. Fort heureusement, cet enjeu est pris au sérieux par la communauté et cette tendance tend progressivement à évoluer avec de nouvelles initiatives en cours, je pense notamment à : Fair-e Play, plateforme d’archives vivantes de danses de marge développée par le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne (CCNRB) – collectif Fair-e, ou le réseau européen Cooltura créé par des acteurs hollandais.
4Mon constat est qu’il y a une forme d’invisibilisation des discours artistiques des chorégraphes notamment sur leur démarche d’auteur. C’est pourquoi je m’intéresse à la parole esthétique de Léa Cazauran, chorégraphe de 34 ans, née en Île-de-France dans le 95, résidente à Paris depuis 2008.
5L’autre parole qui m’intéresse est la mienne : celle d’une directrice de production, professionnelle du champ administratif, perçue parfois maladroitement comme celle qui fait les papiers, à la place de l’artiste, et dont le travail reste dans l’ombre. Chez Lady Rocks, ma dénomination de poste a évolué de chargée d’administration à directrice de production, pour affirmer une place égalitaire à celle de la directrice artistique et l’importance de ma responsabilité. Notre structuration a évolué et participe à ma dénomination de directrice de production dans le sens où je suis, depuis 2016, moins missionnée sur des tâches relevant de la gestion d’une structure en tant que telle. En effet, cette année, nous avons rejoint la Société coopérative de production CAE CLARA, structure qui réunit cent-vingt entrepreneurs culturels, avec une équipe permanente qui les accompagne sur toutes les dimensions fiscales, juridiques et comptables. Être en SCOP a notamment permis de me concentrer davantage sur le développement des projets.
6Ce qui m’a amené au champ de l’administration culturelle, c’est ma rencontre avec mes professeurs à Kim Kan entre 2006 et 2008. Ils étaient également danseurs pour la télévision et dans des clips, artistes interprètes, chorégraphes, compétiteurs en battles… De véritables icônes dans le milieu, mais peinant parfois à être reconnus en tant qu’auteur sur la scène chorégraphique, ils étaient très légitimés dans le milieu dit underground et notamment à l’international, mais pas dans le champ chorégraphique des théâtres. Ils avaient des envies de créer, mais de nombreuses pistes étaient restées au stade d’idées. J’identifie en partie ces faits comme un manque de décryptage de l’environnement culturel, de compétences techniques, de moyens humains et financiers limités.
- 2 En danse contemporaine : le Sillage, les alentours rêveurs ; en danses hip hop : CCN de Créteil / C (...)
7Mon métier se dessine alors : je souhaite accompagner des artistes dans la réalisation de leurs projets chorégraphiques, en articulant ma sensibilité artistique à des compétences théoriques et techniques. Léa est la première que j’accompagne dès la naissance de Lady Rocks. C’est ma plus longue collaboration, et, depuis 2019, la seule. Suite à ma licence professionnelle en administration et management culturel effectuée à l’université d’Angers, j’ai travaillé auprès d’autres artistes2, pour des collaborations allant de quelques mois à quelques années.
Après cinq années d’expériences professionnelles, c’est en 2017 que j’ai eu l’opportunité de transmettre à des danseurs et chorégraphes hip hop mes connaissances pour faciliter leur compréhension des démarches administratives et du cadre légal. Je suis intervenue plus de deux cents heures au sein d’incubateurs, lieux culturels, formations3, auprès d’une centaine d’artistes sur des modules de trois à soixante heures4.
- 5 Conseillère artistique pour Initiatives en danses urbaines de 2011 à 2019, à présent directrice de (...)
- 6 Coach certifiée spécialisée en accompagnement d’artistes et ancienne chargée de diffusion.
8Au travers de cet article, je m’interroge sur ma manière d’accompagner les artistes. En occupant le seul poste dédié au développement de projet, en dehors de Léa, pour arriver à des fins de production et de diffusion, je déploie une posture qui utilise plusieurs méthodes intuitives ou réfléchies. Celle-ci est née de ma formation de danseuse, de ma personnalité, des collaborations, et s’est nourrie de rencontres clés au sein de mon parcours : celle avec ma formatrice Chloé Le Nôtre5, celle avec la coach Gaëlle Piton6, ma première collègue chargée de diffusion. Il faut compter aussi les échanges avec les programmateurs, les personnels des institutions culturelles, et enfin mon expérience au Centre chorégraphique de Créteil.
9C’est souvent auprès de moi que Léa verbalise pour la première fois ses nouvelles idées. À mes yeux, je représente la première professionnelle de la culture qu’elle doit convaincre. Ce n’est pas le cas de toutes les relations entre personnel d’administration et artiste de compagnie. Le premier professionnel pourrait aussi être un programmateur ou un partenaire fidèle. Tous les artistes émergents n’ont pas de personnel administratif, car il est fréquent qu’en début de structuration ils soient, pour des raisons économiques, leur propre administrateur. En outre, la relation avec Léa a d’abord relevé de l’amitié, avant que nous commencions à travailler ensemble, et cela joue un rôle important dans la nature de notre relation professionnelle.
- 7 À ce sujet, je pense aux travaux de Pierre-Michel Menger, notamment avec son livre Le travail créat (...)
10Je souhaiterais, dans les lignes qui suivent, mettre l’accent sur des espaces de réflexions peu visibles : les temps d’explorations, les doutes pourtant indissociables de l’acte créatif7, les détours, les résumés en trois lignes pour une demande d’aide financière, les débats pour le choix de mots dans l’élaboration de dossier, les échanges quotidiens ou encore les moments de préparation aux rendez-vous professionnels. Par extension, notre binôme peut incarner une forme du modèle artiste-administrateur, assez répandu dans les compagnies qui ont les moyens ou lorsqu’une personne autre que le directeur artistique s’engage sur des tâches administratives bien que la rémunération soit très faible, voire inexistante au démarrage.
Bref, je souhaite partager à l’écrit une immersion dans la vie d’une compagnie avec pour voix ses fondatrices et ainsi montrer que ces espaces de dialogues enrichissent et approfondissent une démarche artistique jusqu’ici balbutiante.
11D’après mon expérience, chez les chorégraphes hip hop émergents que j’ai accompagnés, écrire sur leur idée d’œuvre peut leur donner une impression de devoir figer du mouvant, de rendre définitive une proposition. Ils peuvent ressentir des difficultés à mettre des mots pour rendre intelligibles leurs intentions. Et pour cause, comment décrire ce qui est imaginé par instinct et ressenti ? Comment nommer ce qui au départ est abstrait ? Comment libérer l’imaginaire tout en conservant à l’esprit les contraintes économiques, techniques, humaines et sectorielles ?
- 8 Rapport Latarjet, 2004.
12Derrière un dossier artistique, une demande de subvention parfois ressentie comme indigeste et astreignante se reflète le propos de l’auteur qui sera fortement utile pour questionner en interne la création en question. Les étapes de production sont des exercices ressources pour construire un discours, chercher la singularité de l’auteur. Sans un discours approfondi, le projet aura moins de chance d’être produit de manière viable et donc d’être diffusé8. Qui plus est, pour traduire en moyens humains, financiers, techniques un projet, il est nécessaire que j’aie le maximum d’éléments artistiques. Comment faire un budget prévisionnel juste qui reflète le projet ? Comment puis-je m’appuyer sur les aspects de production pour que Léa construise son discours, afin de le défendre ensemble ?
- 9 CHIAPELLO Eve, Artistes versus Managers, Paris, Metailié, 1998, p. 161.
- 10 BECKER Howard, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988, p. 22.
- 11 URRUTIAGUER Daniel (dir.), La diffusion de la danse en France entre 2011 et 2017, Paris, Office nat (...)
- 12 Ibid.
13Par ricochet, je cherche à déconstruire l’image caricaturale réduisant les différents postes administratifs de la culture, à de l’exécution. Qu’ils soient : « chargé de », « assistant », « responsable », on ne peut les apparenter uniquement qu’à du secrétariat, de la comptabilité, déconnectés du terrain artistique. Ils demeurent des pièces maîtresses dans la chaîne de création. Il s’agira donc de rendre palpable la complémentarité des deux logiques, qui, comme le souligne Eve Chiapello « s’expriment presque à égalité de force car les deux sont aussi nécessaires, même s’il est entendu que les objectifs artistiques sont premiers et que la rationalité économique n’est qu’un moyen au service de l’art9 ». Membres appartenant au « personnel de renfort » selon Howard Becker10, leurs missions sont nombreuses, et regroupent fréquemment plusieurs corps de métiers en un. Je souhaite ici valoriser les techniques d’accompagnement que déploient au quotidien certains professionnels auprès desquels les artistes se confient. Quelles valeurs et compétences sont développées ? En lien étroit et permanent avec l’artiste, comment s’y prendre pour espérer que le spectacle rayonne parmi une offre surabondante, quand 24 %11 des créations ne dépassent pas l’unique représentation, et 57,4 %12 sont diffusées pendant une année seulement ?
- 13 Les breakeurs, dits également bboys sont les danseurs de break, danse hip hop pratiquée majoritaire (...)
14Pour analyser ma posture et plonger le lecteur au cœur du processus de création, nos paroles sont rapportées ici dans un format multiforme composé de retranscriptions et adaptations de notes vocales, de rendez-vous en présentiel enregistrés, de messages instantanés, de mails. Pour parler de notre aventure de compagnie, notre collaboration d’associées et notre amitié, je m’appuie sur Insectes, notre prochaine pièce d’une heure pour cinq breakeurs13, avec une voix off, une vidéo d’animation et des costumes élaborés à partir de matières recyclées.
15Ces échanges s’étendent de février à septembre 2022, de notre première sollicitation financière à la confirmation du premier coproducteur. Pour les compagnies émergentes, il s’agit d’un temps difficile, long, décourageant. Aucun partenaire n’est encore positionné à ce moment, les répétitions n’ont pas commencé. Nous devons les convaincre, alors que l’œuvre n’existe pas et que les incertitudes de fiabilité sont grandes. Pour Insectes, le budget prévisionnel idéal oscille autour de 120 000 euros. Pour une compagnie émergente, c’est un montant conséquent d’autant plus que Léa souhaite créer pour 2023 et le temps est assez réduit. Elle a senti la nécessité de revenir à la création après une blessure et après la crise sanitaire du COVID qui a impacté la diffusion de la précédente pièce créée en 2019. En outre, l’entrée du break aux Jeux Olympiques de 2024 à Paris est un potentiel levier de diffusion. Cependant, face à cet événement colossal et surmédiatisé, je crains que la dimension sportive du break noie son caractère artistique. Après avoir reçu l’étiquette sociale des danseurs hip hop, parfois vus comme des pompiers qui « éteignent le feu dans les banlieues », avec le break comme discipline olympique, j’ai peur que le processus de légitimation des danses hip hop comme art chorégraphique puisse être compromis. En conséquence, Insectes est une œuvre qui vise à défendre notre vision du hip hop et, en quelque sorte, qui lui rende hommage.
16Je me trouve à Toulouse, où j’habite depuis six mois. Léa est à Paris, enceinte de sept mois. J’ai découvert hier que l’appel à projet de la Caisse des Dépôts n’était plus en juin, mais en mars. Quelques semaines avant, Léa m’a envoyé les premières bribes de sa note d’intention.
17Lou Germain « lou@lady-rocks.com » a écrit :
« Ma chérie,
Pour te dire que je lance un démarrage tout doux de la prod d’Insectes. La Caisse des Dépôts a un appel à projet dead line le 7 mars. Sachant qu’ils ont aidé Gypsy à 7000 euros on fonce :-). Je ne sais pas encore si on est éligible, suffisamment de partenaires, etc. Mais si leurs critères n’ont pas changé depuis Gypsy c’est good pour déposer un dossier. Je pré-rédige avec ce que j’ai, on avance nos billes petit à petit et je t’envoie les éléments à compléter que je ne saurais faire.
Je t’embrasse.
Lou »
18Le lundi 28 février 2022 à treize heures trente-six, Léa Cazauran « Leadifstyle@gmail.com » a écrit :
« Hello ma beauté ! ! !
Oui quelle excitation mon dieu on repart sur les rails de la création ! Champagne ! !
Ahah.
Je t’envoie au fur à mesure ce que j’ai complété aussi, en pièce jointe le dossier artistique, je ne sais pas si tu avais la dernière version ?
Je t’embrasse muy fuerte. »
19Je débats souvent avec Léa et les artistes qui participent à mes formations de ce qui fait œuvre. Quand commence-t-elle à exister ? Pour moi, bien souvent, l’œuvre existe dès lors que je réalise la première demande de financement. Répondre à un appel à projet rend concret le spectacle en devenir.
« Moi : Ma poulette, je suis sur la Caisse des Dépôts. On me demande 600 caractères pour décrire Insectes. Soit environ 10 lignes. C’est un synopsis de projet en soit, une synthèse de toutes tes idées. As-tu une idée ? N’hésite pas à me faire une note vocale. Je préfère partir comme d’habitude de tes mots. Ensuite, deuxième atelier, toujours en 600 caractères “motivations pour le choix pluridisciplinaire”.
[…]
Léa : Insectes est une pièce chorégraphique et théâtrale. Elle pourrait être lue comme un conte, vue comme un film surréaliste ou lue comme une BD de science-fiction. Cette pièce parle de la fin du monde, de la survie, de l’adaptation, du “minuscule”, de la vie et du chaos. À travers un décor minimaliste et apocalyptique des insectes majestueux émanent avec des costumes de taille. Cette pièce est à la fois pédagogique et drôle, elle humanise ces tous petits êtres et fait des parallèles avec nous humains.
[...]
Léa : Je sèche encore pour le pluridisciplinaire mais ça va venir.
Moi : Tu peux partir de ce qui t’anime à amener de la vidéo et une voix off : Pourquoi tu vois cette intro en vidéo ? Pourquoi tu aimerais une voix off ? Qu’est-ce que ça apporte pour toi à tes intentions ?
Et c’est sûr il y a pleins de raisons, d’envies. Tu peux réfléchir aussi en partant de la danse, pourquoi tu imagines la danse complétée par ces autres arts ? »
20J’ai toujours refusé de faire « à la place de ». Il m’arrive d’entendre des administrateurs dire qu’ils écrivent tous les textes artistiques. Ce sont les mots des artistes que je souhaite faire émerger car ce sont leurs paroles qui incarnent de manière brute leur projet. J’utilise ici le questionnement pour approfondir le sens. Ce qui est évident pour l’artiste ne l’est pas pour le lecteur.
Le dossier est déposé, de manière un peu prématurée selon nous, mais nous le tentons. Avoir un financement n’est jamais automatique, mais tout est utile pour développer notre réseau et faire avancer le discours.
21Nous reprenons la version du dossier artistique envoyé à la Caisse des Dépôts, en particulier la note d’intention.
« Léa : C’est moi qui ai écrit ça ?
Moi : Est-ce moi qui ai reformulé ? Il était six heures du matin quand j’ai finalisé le dossier à la Caisse des dépôts, ou c’est nous deux ? C’est pour ça qu’on reprend tranquillement. Moi je t’avais demandé de jeter tes premiers jets. C’est tes premiers jets là.
Léa : Si si c’est ça, c’est ce que j’avais écrit.
Moi : C’est normal qu’avec un peu de recul tu ne lises plus de la même manière, c’est logique. Tu as mis ton premier jet, et là tu reviens, tu redécouvres et t’es en train de te dire mais qu’est-ce que c’est ? »
22Avec Léa, il y a quelque chose d’inédit que je n’ai jamais rencontré avec d’autres artistes : ses idées peuvent devenir les miennes. Le temps quotidien passé ensemble, puis seule à reformuler des morceaux de phrases dans le but d’éclaircir, fait que par moment, nous ne savons plus qui a apporté quoi. Sans pour autant que j’aie la sensation d’écrire à sa place car tout part d’elle, toujours. Ce que montre cet extrait, c’est un des traits de personnalité de Léa. Elle a parfois des écarts de perception, ce qui peut lui donner une image de femme farfelue, presque clownesque. Et quelque part, vu les temporalités longues des montages de projets menés en même temps, je comprends qu’on ne se souvienne pas de tout. Cela m’arrive à moi aussi.
Sur ma posture j’ai une attitude rassurante : rien n’est grave, rien n’a à être jugé pour l’instant. Je cherche à « ouvrir les robinets », pour reprendre une expression de Gaëlle Piton. Le temps, la disponibilité et une relation de confiance sont essentiels.
« Léa : J’aurais aimé avoir un peu de terre.
Moi : Tu veux de la terre.
Léa : Oui mais bon. C’est pas nécessaire, le tulle fera absolument l’affaire.
Moi : Parce qu’il y a des questions qui se posent aussi sur…la danse dans la terre. Avec des costumes en plus qui vont bien sûr être prédominants.
[...]
Léa : Juste qu’il y avait peut-être un élément d’arbre. Encore une fois peut-être pas.
Moi : Ouais. L’arbre il faut le trimballer. Je pense à la tournée.
Léa : Oui après ça peut être un arbre en carton ou une découpe projetée sur le tulle, tu vois, qui reste. Je ne sais pas. »
23À ce moment-là, je me demande si je ne suis pas en train de trop l’orienter ? Pina Bausch se serait-elle posée la question ? Aurait-elle pu chorégraphier le Sacre du Printemps sans terre ? Si cela se trouve, nous passons à côté d’un élément clé. Cependant, je dois avoir en tête que chaque élément a une incidence sur la production, le prix de vente du spectacle et la logistique de tournée. Néanmoins, il m’est nécessaire de partir du rêve pour aller au principe de réalité. Laisser l’artiste imaginer grand, se confier sur ce qu’il voit me sert à trouver l’essence, tel un concentré de ce qui ferait l’œuvre. C’est ce que Gaëlle Piton appelle la technique de l’entonnoir.
24Nous passons au descriptif de projet, souvent utilisé pour les feuilles de salle. Il s’agit d’un texte assez court, entre cinq et dix lignes.
« Moi : Tu donnes tout de suite à voir que ça peut être entendu comme un conte, vu comme un film, ça parle de ça. Ça parle de fin du monde. On est sur un décor minimaliste apocalyptique… Il y a des insectes qui ont des costumes de taille.
Léa : Voilà et là tout de suite j’embraie sur la danse : “La danse hip hop sera la clé”.
Moi : Alors, la clé, je ne sais pas si c’est le bon mot, la ligne conductrice, non ? Qu’est-ce que tu as envie de dire ? C’est ton langage prédominant. À quoi te sert la danse ?
Léa : C’est ce parallèle qu’il y a entre les insectes et les danseurs hip hop. Donc est-ce que c’est un langage ? Je ne sais pas. C’est la clé parce que c’est ce qui va les sauver dans leur survie.
[…]
C’est pour ça que j’aimais bien l’idée de clé. Au bout d’un moment, ils s’en sortent comme ça. Parce qu’ils ont des projets. Même si ça ne leur rapporte rien, ils ont des projets.
[…]
Moi : Moi je parlerais de la voix off avant. Tu parles de décor apocalyptique, etc. Et si on ne te connait pas, on peut dire que c’est hyper badant. Tu es une femme qui bosse sur les contrastes.
Léa : Ouais.
Moi : Tu ne veux surtout pas faire rentrer les gens dans le pathos.
Léa : Non. C’est pas du tout pathos Insectes.
Moi : Donc il faut relever par la voix. Pour moi : “en contre-pied une voix off accompagne ce chaos avec un ton totalement décalé humoristique”. “En contre-pied une voix off accompagne l’histoire…”
Léa : Oui “Narre”.
Moi : “Narre”. Mais ta voix off, elle n’est pas omniprésente. “Narre”, j’ai peur qu’ils se disent : “Oh, ça va être super narratif, elle va tout le temps parler” alors que pas du tout. »
25Tout d’abord, je pose le contexte, je m’assure, en reformulant à ma manière que j’ai bien saisi la pensée de l’artiste. Par une écoute dite « active », c’est sa communication verbale et non verbale qui retiennent mon attention. Puis, j’essaye de clarifier ce que Léa commence à affirmer et j’essaye de me distancier. Comment ces mots seraient-il lus par le public, les journalistes, les professionnels ? Seraient-ils fidèles à sa pensée ? Donneraient-ils envie ?
26L’accompagnant de long terme doit connaître l’artiste et avoir une idée de son écriture. Ces toutes premières lignes sont ici pour moi en décalage par rapport à son univers. Léa est en train d’affirmer une écriture fondée sur des contrastes. Insectes le montre : une fin du monde où résistent les derniers insectes avec une scène d’exposition chaotique. Et pourtant, malgré ce thème très anxiogène et d’actualité, elle veut qu’il y ait de l’humour, de la vitalité, de la beauté. Insectes n’est pas du tout un projet qui se voudrait démoralisant. Bien au contraire, et c’est ce fil que j’ai envie qu’on explicite.
27Sur l’aspect narratif, je fais référence à certaines représentations des écritures hip hop. Elles ont souvent été perçues comme trop narratives, ou trop didactiques. Le côté trop explicatif, scolaire, enfermant, que peut amener la narration n’est pas apprécié du milieu professionnel. Pour Léa, je pense que la dramaturgie d’Insectes, ne repose pas sur une dominante narrative. Il y a donc besoin d’être plus subtil pour ne pas renvoyer une image qui serait erronée.
« Moi : Sur le choix pluridisciplinaire, que je te lise :
“Je souhaite utiliser la vidéo, la voix et la danse pour nourrir l’imaginaire du spectateur. Permettre leur réception en activant plusieurs sens, plusieurs sensibilités. J’ai envie d’une œuvre totale qui, avec plusieurs disciplines, plonge les spectateurs dans un univers fort.”
Est-ce qu’il y a d’autres choses ?
[…]
Qu’est-ce qui fait que tu vois de la vidéo ? C’est ça qui était dur pour moi, te poser clairement la question par message à l’écrit sans être avec toi : qu’est-ce qui fait que t’as envie ? Est-ce que tu sais ce qui fait que ce spectacle Insectes tu le vois avec de la vidéo ? Tu le vois avec de la danse ? Et tu le vois avec de la voix ?
Léa : Ben c’est un peu expliqué, t’as envie de lire un livre, voir un film, en fait, finalement t’as le choix de voir plusieurs choses. Je ne sais pas comment l’expliquer. […] »
28Dans les différents spectacles du Roman d’un Acteur, Philippe Caubère, ancien comédien du Théâtre du Soleil, dit, en jouant Ariane Mnouchkine : « Le public a cinq ans ». Cette phrase est un de mes leitmotiv car je pense que l’artiste émergent doit être en mesure d’argumenter chaque choix artistique et être compris par les plus petits. Et, si c’est un choix intuitif, qu’il puisse dire en toute conscience la nature de celui-ci. Tant que l’artiste peut expliquer ses choix, il a moins de chances d’être pris au dépourvu en temps d’exposition. Au même titre qu’un entretien d’embauche, il faut anticiper chaque question posée pour ne pas avoir de surprise.
« Moi : Tu es en train de l’expliquer. Tu as dit “se servir de plusieurs arts pour alimenter une même chose” je crois.
Léa : Oui mais après il y en a plein qui vont dire : “Des fois avec rien, ça suffit à”.
Moi : On s’en fout des autres. On s’en fout de ce que les autres font, disent et comment eux, conçoivent. Toi, dans ce qui te plait, je crois, ce qui te touche n’est pas du minimalisme. »
- 14 DJAKOUANE Aurélien, NÉGRIER Emmanuel (dir.), La nouvelle scène hip-hop. IADU : le défi de l’émergen (...)
29Ici, je cherche à éviter l’auto-censure de Léa pour qu’elle nourrisse son propos. Je rejoins l’avis de Florian Nicolas, ancien conseiller artistique à La Villette : « Dans la relation avec les artistes, l’écoute joue un rôle central mais aussi le respect des personnes, leur donner du temps pour entendre leurs paroles : les artistes ont besoin d’un regard bienveillant, d’une écoute. Il faut les amener à raconter leur démarche14 ».
« Léa : Tu vois, comme on parle de vie, de chaos, j’ai l’impression que ça serait trop faible d’utiliser un seul art pour en parler. Alors peut être que c’est trop gourmand, mais en même temps ça apporte une certaine complexité, je trouve.
[…]
Moi : C’est ça qu’on va pousser. On ne va pas forcément réussir aujourd’hui, mais c’est ça qu’on va pousser. Parce que ce genre de questions, on va te les poser.
[…]
C’est ta vie, c’est ta personnalité, ce sont tes influences qui font que tu as envie de mêler des choses.
[…]
Léa : On est dans une culture qui déjà, de par sa définition, est complexe dans ce sens, tu vois.
Moi : Oui puis c’est une culture de remix, c’est une culture de métissage. Peut-être que c’est comme ça qu’il faut expliquer. Ce serait peut-être plus intéressant ce parallèle.
Léa : Oui de dire “venant du hip hop”.
Moi : De la culture. Venant de la culture hip hop elle-même créée, née à partir de métissages et de plusieurs cultures etc.
[...]
Il est assez naturel pour moi d’imaginer un spectacle pluridisciplinaire. Tu peux mettre « généreuse » aussi, dans la culture hip hop il y a aussi ça.
Léa : Et “généreuse”. Y’a un côté toujours plus. […] »
30Dans cet extrait, on voit que je cherche à faire maturer le projet. Faire accepter à Léa qu’elle n’a pas de réponse à tous ses choix pour l’instant, que cela doit décanter. Je me rends compte que je participe davantage à l’écriture en proposant des suites de tournure de phrase. Finalement en saisissant mieux le projet, c’est comme si, petit à petit, je montais dans le bateau qu’elle est en train de construire.
31Pendant le congé maternité de Léa, je réalise quelques rendez-vous auprès d’éventuels partenaires. On me dit qu’il est original, intéressant. Mais pour l’instant, aucune structure ne se positionne encore avec un apport financier. Sans ma chorégraphe, je sens que la résonance est plus limitée, c’est elle qui incarne le projet.
32Note vocale de Léa, quinze heure vingt-cinq, durée : une minute et six secondes.
- 15 Professionnel de la culture, directeur d’un lieu francilien alors partenaire d’accueil en résidence
- 16 Initiatives d’artistes en danses urbaines, dispositif créé en 1998 par La Villette et la Fondation (...)
- 17 Antoinette Gomis, chorégraphe en danse hip hop.
- 18 Coproduction : apport financier d’un établissement culturel pour un projet en (re)création.
« Léa : Hello ma beauté, je viens d’avoir Thomas15 au téléphone qui nous dit d’absolument envoyer le dossier, lundi maximum à jour avec budget. On va sûrement passer par le relais Spot. Il m’a dit qu’on rentrerait complètement dedans. Le relai Spot ça concerne IADU16, les Mureaux, 1789, je sais plus qui. Et, en gros, Antoinette17, c’est ce qu’elle avait eu, tu peux avoir jusqu’à 45 000 euros de coprod18 et une dizaine de dates. On pourrait l’avoir. Surtout qu’ils sont à la recherche d’une chorégraphe femme et de break, donc je rentre complètement dans ce qu’ils recherchent. »
« Moi : Est-ce que tu veux que je te relise la note d’intention à voix haute et que tu vois un peu ce que tu voudrais potentiellement bouger ?
Léa : Oui.
Moi : Alors.
“Quoi de plus repoussant qu’un insecte ? Ils m’attirent et me repoussent en même temps. Assise dans un parc alors que j’étais immobilisée par une blessure, puis par la crise sanitaire, j’ai regardé longtemps les insectes et cette vivacité qu’ils avaient à se déplacer, à ne jamais s’arrêter. Ne jamais arrêter de vivre et coûte que coûte, mener à bien leurs missions. Ce qui m’impressionne le plus chez eux, c’est leur force et leur capacité à survivre malgré leur taille minuscule. Depuis des millénaires, le pouvoir et la supériorité existent par la taille très grande, comme celle des dinosaures, ou par la force, comme chez nos mammifères. Et pourtant certaines espèces d’insectes, comme les fourmis, peuvent porter jusqu’à 40 fois leur propre poids. De quoi remettre totalement en question le lien force-taille. Les insectes me font penser à nous, danseurs hip hop, sans relâche depuis plus de quarante ans, nous nous agitons pour exister, pour gagner le respect, pour survivre certaines fois. Animés comme ces insectes par un rythme binaire infernal, ponctués d’à coups, d’accélérations et aussi de moments d’arrêts. En les voyant de très près ces insectes, je les trouve presque effrayants. Et, à l’inverse de loin, ils sont parfois magnifiques. Un peu comme les streeters, ces danseurs hip hop de rue qui ne quittent jamais le bitume et dansent, étés comme hivers, sur des sols agrippants, dangereux pour eux, souvent en alerte à la moindre sirène, prêts à déguerpir pour ne pas avoir leur sono confisquée par la police. Dans cette pièce, j’ai envie de montrer la résilience, la survie, cette force qui nous entraîne à toujours aller de l’avant et cela malgré n’importe quelle catastrophe terrestre. Je souhaite faire un lien avec la culture hip hop en constante évolution qui a su s’adapter dans un monde hostile et qui aujourd’hui est devenue incontournable et mondiale. J’ai envie de prendre exemple sur ces insectes solides, présents depuis des milliards d’années, utiliser leur gestuelle, avec des postures principalement assises ou à quatre pattes pour les sublimer et m’inspirer de la mouvance des insectes pour écrire du mouvement. Quoi de mieux pour les illustrer que de mettre en scène une fin du monde, n’ont-ils déjà pas vu le monde se refaire mille fois ?”
- 19 Léa fait ici référence à la notion de marginalité qui l’intéressait déjà dans Gypsy, avant-dernière (...)
[...]
Léa : C’est vraiment un pur hip hop. Peut-être qu’on ne le comprend pas assez. Tu vois, j’ai réexpliqué à Thomas Insectes, il n’avait pas vraiment encore compris. Et je pense qu’il faut vraiment axer sur ça…c’est ça qu’il manque quelque part…ce n’est peut-être pas là…mais c’est vraiment garder l’essence pure, brute. Le parallèle est là, entre effectivement un insecte tel qu’il est et le bboy, la bgirl.
Moi : Alors. C’est quoi l’essence pure brute ?
Léa : C’est peut-être pas bon.
Moi : Pousse. Te dis pas forcément c’est pas bon. Dis-le même maladroitement.
Léa : J’ai pas envie qu’on pense que j’utilise le hip hop. J’utilise pas le hip hop pour parler des insectes.
Moi : Tu utilises les insectes pour parler du hip hop et du monde ?
Léa : Exactement. C’est différent.
Moi : Oui. C’est complètement différent. En fait, du coup c’est l’inverse de ce que tu exposes.
Léa : C’est ça. C’est pour ça que j’ai un bug.
[…]
Moi : Donc y a quelque chose en effet pour l’instant qui ne ressort pas. C’est normal, ça a mûri. Pour l’instant on a plus l’impression que c’est l’inverse. Tu veux parler de fin du monde, des insectes et du coup, tu utilises le break. Alors qu’en fait, c’est l’inverse.
[…]
Moi : Qu’est-ce que tu veux dire du break ? Qu’est-ce qui fait que t’as envie de faire une pièce sur le break ? On va trouver.
[…]
Léa : Dans le mode de vie, le breakeur me fait penser aux insectes. Par rapport à la résilience, l’effort, au côté rude, rugueux. Un truc dégueulasse dans les insectes aussi. C’est injuste. Il y a un truc sans pitié chez les insectes.
[…]
Physiquement, c’est pas forcément propre. Le dos est courbé.
[…]
J’essaye de trouver les mots. Le bboy n’a pas un corps de danseur classique, qui est très aligné ou très droit. C’est que de la rondeur. En plus de ça, il y a de la torsion et rien ne va dans le sens du corps. Le mot break ça vient quand même du mot casser. Donc tu cherches à casser ton corps.
[…]
Le bboy ça a un côté sale. Si on se base sur les critères de beauté classiques.
Moi : Je mettrais pas forcément sale. Il y a quelque chose de rebelle dans le break.
Léa : C’est rebelle. C’est aller à l’encontre des codes. Tout le temps. C’est marginal, encore une fois19. Si on prend les insectes, ils n’ont pas le corps cassé, mais ils ont une part esthétique assez repoussante parce qu’ils ne répondent pas à certains critères de beauté. Mis à part le papillon et la coccinelle.
[...]
Finalement ceux qui restent, ce sont les plus teigneux, ce ne sont pas forcément ceux auxquels on s’attend. C’est ceux qui sont mis à l’écart en vrai. Les insectes sont en grande majorité toujours mis à l’écart.
[...]
Moi : On galère hein.
[...]
Léa : Moi aussi. Tout est confus. Ça part dans tous les sens dans ma tête, c’est terrible.
[...]
Moi : On est large, il n’est que samedi seize heures. »
- 20 DJAKOUANE Aurélien, NEGRIER Emmanuel (dir.), op. cit., p. 93.
33Cet extrait met en lumière plusieurs éléments. Bien que déboussolée par le temps restant, Léa questionne le sens du propos et même si c’est déroutant vu le délai imparti, cela renforce le projet. Isabelle Delavalle, parle d’être « concentré sur le discours artistique20 » dans l’accompagnement. Tout en résulte.
- 21 Danseur de la compagnie de jazz rock Pass Pass et pédagogue.
Le dossier est envoyé le lundi à la première heure, avec cette valeur partagée en hip hop, et inculquée par le danseur Christian Ondongui, dit Truand21 : « Toujours faire du mieux qu’on peut à l’instant T. »
« Léa : Je repense à notre discussion ce matin autour de ce café. Qui aurait cru qu’on serait sorti de ce rendez-vous en ayant la certitude d’avoir la coproduction et même le montant. Alors je dis, gardons espoir ! Et Champagne ! »
34Ce matin-là, je faisais part à Léa de mes inquiétudes. Après sept mois de prospection, nous n’avions aucun partenaire positionné et pas de date de première.
Le business c’est comme l’amour, c’est quand on n’y croit plus qu’il pointe son nez. Les premiers dés sont à présent lancés.
35Cet exercice d’oser passer à l’écrit en donnant ma propre voix m’a fait prendre du recul sur ma manière d’exercer mon métier. Il a renforcé ma certitude que l’accompagnement d’artiste est singulier selon chaque personne et que le mien pourrait être vu comme maïeutique, parfois professoral, sortant des présupposés de ce qu’on imagine de la production.
Pour finir, je suis ravie de vous dire qu’Insectes verra bien le jour à l’automne 2023. La suite en salles !