Ce travail a bénéficié d’une aide de la Collectivité de Corse dans le cadre du programme de recherche Novpath. Par ailleurs, les auteurs remercient les relecteurs anonymes pour leurs remarques et suggestions.
- 1 Instance consultative présidée par le préfet de région qui peut être consultée pour avis sur toute (...)
1La nouvelle gouvernance du sanitaire (Guériaux et al., 2012), qui repose sur une régionalisation de la politique de santé animale, appelle à une meilleure coordination des acteurs locaux. Les organisations de producteurs (comme les groupements de défense sanitaire ou les interprofessions locales) sont en effet amenées à dépasser leur rôle d’intermédiaires entre les éleveurs et les services de l’État. Elles sont désormais attendues dans le processus de concertation en participant notamment à de nouvelles instances collectives : Conseil national d’orientation de la politique sanitaire animale et végétale (Cnospav) et Conseil régional d’orientation de la politique sanitaire animale et végétale (Cropsav1), consultés par les autorités publiques au moment de prendre des décisions.
- 2 Diverses régulations informelles, de facto, tacites ou latentes, qui sous-tendent les pratiques des (...)
2En Corse, les enjeux de la participation des organisations de producteurs corses à la gouvernance de la question sanitaire sont forts, puisque la pérennité et la durabilité de l’élevage sur l’île pourraient être remises en question, soit par la propagation de certaines maladies virales ou infectieuses très contagieuses comme la peste porcine africaine (Desveaux et al., 2014 ; Rose et Lepotier, 2020) ou la tuberculose en forte recrudescence, soit par l’application de normes de biosécurité conduisant à un parcage ou au confinement des animaux qui mettraient alors fin aux formes d’élevage extensif et semi-extensif traditionnel de l’île (Fortané et Keck, 2015). Or, le secteur porcin n’est que faiblement structuré. Des organisations d’éleveurs ne sont apparues que récemment (début et fin des années 1990) et ne regroupent qu’une minorité d’éleveurs. Le secteur semble par ailleurs dominé par des « normes pratiques2 » (Olivier de Sardan, 2010) et les statistiques officielles concernant la production porcine ne sont qu’approximatives. La difficulté à décrire ce secteur contraste avec les enjeux forts qu’il représente pour l’île. Au niveau économique tout d’abord : la demande touristique et locale en charcuterie corse, un attribut fort de l’identité de l’île, est supérieure à l’offre. Au niveau des dynamiques socio-spatiales ensuite : le développement de l’élevage, et donc d’un tissu socio-économique dans les montagnes de l’intérieur de l’île, qui ont connu la déprise agricole et l’exode rural depuis les années 1960, permettrait de freiner le déséquilibre de population avec le littoral, où se sont développés, dans le même temps, le tourisme et l’urbanisation.
3L’élevage porcin corse repose sur « l’homme-filière » (Casabianca et al., 1994 ; de Sainte-Marie et al., 1994). Dans ce système, le fermier se charge des activités d’élevage, d’abattage, de transformation des produits charcutiers et de leur commercialisation. Il n’a donc pas spontanément besoin d’une action collective, même s’il mobilise des « solidarités communautaires », c’est-à-dire un réseau social et familial important pour réaliser certaines tâches. Or, le développement et la durabilité des élevages dépendent des interactions avec les autres acteurs à l’échelle territoriale (favorisant la production d’innovations et de ressources) (Lasseur et al., 2019). C’est particulièrement vrai pour la santé (humaine et animale), puisqu’elle est considérée soit comme un bien public (Delabouglise, 2015), soit comme un capital à la fois individuel et collectif (Fleuret et Séchet, 2004), dans tous les cas comme une ressource (Lysaniuk et Tabeaud, 2015) qui appelle une gestion collective.
4Aussi, le lien entre action collective, interaction multi-acteurs et durabilité, souvent considéré sous l’angle des enjeux environnementaux (transition agroécologique), économiques (Madelrieux et al., 2017) ou sociaux (crise sectorielle, résilience des structures d’exploitation dans des contextes concurrentiels et de diversité des systèmes d’exploitation) (Lucas et al., 2014), sera abordé ici dans une perspective sanitaire et territoriale. La santé est en effet un facteur clé de la durabilité, tant des exploitations (Dockès et al., 2011) que de la dynamique des territoires (Kassié et al., 2017) qui, en retour, influence les formes de coordination entre acteurs (Amblard et al., 2018). Nous faisons l’hypothèse que la gestion de la santé des animaux appelle de nouvelles formes de solidarités entre éleveurs, non plus communautaires, mais liées à leur proximité à la fois géographique et socio-économique et donnant lieu à des formes d’action collective. La dynamique des relations entre acteurs différents dépend en effet de leur proximité, non seulement spatiale (ou géographique, qui se définit ici par la faiblesse des distances physiques entre éleveurs appartenant à une même vallée, un même village, et permettant leur interaction régulière, voire quotidienne), mais également socio-économique (ou organisée, qui repose sur le partage de ressources matérielles et/ou cognitives entre éleveurs ou leur coordination) (Bouba-Olga et Grossetti, 2008). C’est bien l’articulation des deux dimensions de la proximité qui est au cœur des formes d’interactions entre éleveurs et de l’action collective.
5L’action collective est ici comprise comme un mode d’organisation et de coordination des intérêts en vue de la production de biens publics ou collectifs par des individus engagés dans un mouvement collectif orienté en apparence vers un objectif commun (Boussaguet et al., 2006).
6Aussi, si la structuration collective des élevages porcins corses a jusqu’ici été décrite du point de vue de l’intégration économique avec la construction ou la pénétration de marchés formels pour les produits charcutiers fermiers (de Sainte-Marie et al., 1994 ; de Sainte-Marie et Casabianca, 1998) ou encore de la sélection génétique (Lambert-Derkimba, 2007 ; Lauvie et al., 2015), nous nous proposons ici de décrire les formes de structuration collective en lien avec la santé des élevages.
7Notre objectif est (i) de mettre au jour les formes de recomposition de l’action collective au sein de l’élevage porcin corse depuis les années 1990, et (ii) de discuter de la possibilité de faire reposer les cadrages et politiques sanitaires sur cette action collective de proximité, et de construire ainsi une gouvernance territorialisée du sanitaire.
- 3 Elle est provoquée par une infection virale, chez les suidés domestiques et sauvages, et se tradui (...)
8Afin d’étudier le rôle de formes d’action collective dans la gestion de la santé animale dans l’élevage porcin corse, nous nous sommes intéressés à deux dispositifs en lien avec la santé animale sur le territoire : l’abattoir en tant qu’instrument de surveillance (voir encadré 1) et un dispositif local de gestion de la maladie d’Aujeszky3 (voir encadré 2). Ces deux dispositifs, au cœur des travaux menés par notre équipe sur des aspects de santé animale au sein de l’élevage porcin corse ces cinq dernières années, sont des dispositifs sanitaires essentiels pour les territoires. L’un, parce que c’est un instrument de surveillance clé des maladies animales qui doit pouvoir éclairer en cela l’état sanitaire des troupeaux (présence de tuberculose et de trichine par exemple), l’autre, parce qu’il propose une approche locale de lutte contre une maladie que l’État n’a pas réussi à éradiquer en Corse. Ils nous apportent une vision large des modalités d’action collective reposant sur des formes organisationnelles et des acteurs différents. Les méthodologies de recherche respectives de chaque étude sont présentées dans deux encadrés situés dans les parties 2 et 3.
9Dans une première partie, nous apportons des éléments formels concernant les structures collectives du secteur porcin corse. Celles-ci sont construites sur une logique de construction de ressource territoriale et de différenciation économique. Elles sont peu nombreuses et ne représentent qu’une partie des éleveurs et de leurs systèmes d’élevage. Dans une deuxième partie, nous mettons au jour des formes d’action collective, peu visibles a priori, qui émergent des deux dispositifs étudiés. Enfin, nous discutons dans une troisième partie des recompositions de l’action collective à partir des échelles de proximité (Bouba-Olga et Grossetti, 2008), et posons les enjeux d’une recomposition nécessaire de la relation entre ces organisations locales et discrètes, et les dispositifs sanitaires, pour faire face aux enjeux de gestion territoriale de la santé animale.
10Jusqu’à la fin des années 1990, le secteur porcin était très peu structuré et organisé. Les travaux de cette époque le décrivent comme « atypique » par rapport à d’autres régions (de Sainte-Marie et Casabianca, 1998 : 301). Il se différencie encore à l’heure actuelle des systèmes d’élevage intensifs dominants sur le continent par son caractère extensif et semi-extensif, et l’utilisation de parcours non clôturés. Des travaux décrivent également un système « homme-filière » inscrit dans l’économie souterraine (de Sainte-Marie et al., 1994). Ce sont les solidarités communautaires et familiales qui permettent aux éleveurs de prendre en charge toutes les étapes de production, abattage et transformation jusqu’à la commercialisation des produits charcutiers (ibid.).
11Si aujourd’hui l’aspect extensif et l’utilisation de parcours non clôturés continuent en partie de caractériser les pratiques, des tentatives ont été effectuées pour sortir de l’économie informelle et pour gagner les marchés officiels. Pour ce faire, les éleveurs ont commencé à s’organiser. Deux organisations, à visées essentiellement techniques et économiques, ont ainsi été créées dans les années 2000. Ces prémices de structuration n’ont été l’objet que de peu de travaux (Lambert-Derkimba et al., 2011 ; Belletti et al., 2013). Les deux organisations créées à l’époque semblent aujourd’hui les plus structurantes du secteur. La première, l’Association régionale de gestion de la race porcine corse (ARGRPC) a été créée en 2006. Son objectif est de favoriser la sauvegarde et la gestion de la race corse. La deuxième, le Syndicat de défense et de promotion des charcuteries de Corse « Salameria Corsa », a été créée en 2012. Ce syndicat a obtenu une Appellation d’origine protégée (AOP) pour trois produits de charcuteries, le jambon sec (prisuttu), la coppa et le lonzo. Le cahier des charges exige l’utilisation de porcs de race corse et un système d’élevage extensif ou semi-extensif sur parcours, un abattage saisonnier (entre novembre et mars) et tardif des animaux (entre 12 et 36 mois), une finition sur parcours à base de châtaignes et de glands.
- 4 Il s’agit de tous les opérateurs reconnus par les statuts et le cahier des charges du syndicat : d (...)
12L’Insee (2018) considère que l’organisation du secteur et le développement de stratégies collaboratives constituent toujours l’un des enjeux majeurs du développement du secteur porcin en Corse. En effet, si les deux organisations contribuent à la visibilité et à la construction d’une valeur ajoutée de la production fermière, elles sont loin de représenter l’ensemble des éleveurs, et ce, tant en termes de pratique d’élevage que de nombre d’éleveurs. L’Association régionale de gestion de la race porcine corse regroupe environ 130 éleveurs adhérents, et le Syndicat de promotion des charcuteries corses, qui y est étroitement lié, compte environ 71 opérateurs4. Cela représenterait environ un tiers des éleveurs du territoire. Cependant, il demeure difficile d’obtenir des chiffres exacts concernant le nombre de porcs et le nombre d’éleveurs en Corse – sans doute en raison de la persistance de certaines « pratiques souterraines » (de Sainte-Marie et al., 1994). Trois bases de données administratives ou professionnelles informent sur les chiffres de l’élevage porcin corse : le recensement Agreste (2017), le recensement du nombre d’éleveurs réalisé par la Fédération régionale des groupements sanitaires (FRGDS), et le recensement des données Siren de 2019. Selon ces bases de données, le nombre d’éleveurs porcin en Corse va de 323 à 450 pour un nombre de porcs variant entre 50 500 et 54 000. Selon Agreste, le nombre d’éleveurs serait en augmentation sur la dernière décennie.
13Si aujourd’hui les deux organisations ne représentent pas quantitativement l’ensemble des éleveurs, il en va de même pour les pratiques d’élevage qu’elles défendent. En effet, il existe une très grande hétérogénéité des tailles d’exploitation, avec un faible nombre d’exploitations de plus de 100 porcs, ainsi qu’une grande diversité de systèmes d’élevage (ou de pratiques) (Relun et al., 2015). L’élevage de type « industriel » (porcs élevés en claustration) représentant une très faible proportion des exploitations, l’élevage utilisateur d’espaces demeure majoritaire. La quasi-totalité de ces différents modes de production est destinée à la fabrication de produits charcutiers essentiellement commercialisés en Corse.
14La faible représentativité de l’AOP apparaît dans le discours des éleveurs non adhérents qui mettent en avant les critères d’inclusion dans la démarche AOP. Par exemple, l’exigence de finition sur les parcours de châtaigniers et chênaies et des critères d’altitude. D’autres évoquent des controverses récurrentes qui, sans qu’elles puissent être vérifiées, nuisent au fonctionnement des structures :
15« J’y suis toujours [dans l’AOP][…], mais je ne produis plus en AOP […] Au début, j’ai adhéré à fond et puis je me suis retourné parce que ça ne répondait pas à mes attentes […] Normalement sur le suivi c’était des techniciens des chambres d’agriculture qui devaient le prendre en compte. Mais les techniciens ils sont aux ordres des politiques […] donc ils vont venir chez vous, même si vous n’avez pas fait tout le travail “Bon on va s’arranger ne t’inquiète pas […]” […] C’était des gens qui faisaient déjà rentrer des carcasses [du continent]. Ils voulaient l’image pour pouvoir vendre mieux […] » (éleveur G.).
16« Dans l’AOP, ce que je voulais, c’était protéger l’exploitation, toutes les exploitations en AOP. C’est-à-dire de l’élevage, jusqu’à la consommation. Toutes les semaines il y a du porc qui rentre. Et ces gars-là ils sont encore dans le système AOP […] en parallèle pour certains, c’est 80 % de porcs qui rentrent du port. […] » (éleveur D).
17L’association Associu di i Purcaghji Corsi (APC) a été créée en 2018 pour donner une visibilité et une représentation aux éleveurs fermiers hors démarche AOP. Elle regroupait, à sa création, une soixantaine d’éleveurs de porcs. L’objectif de l’association est double. Il est d’abord économique. Ses adhérents désirent obtenir une reconnaissance de leurs produits et remettent en question la réservation des dénominations Prisuttu, Coppa di Corsica ou Lonzu aux seuls éleveurs adhérents de l’AOP. Par ailleurs, l’Office du développement rural et agricole de la Corse (Odarc) accorde des aides à l’installation plus élevées pour les éleveurs en AOP, en accord avec une stratégie régionale de soutien aux productions sous signe d’origine. Le second objectif est politique, car les éleveurs en race corse étaient, jusqu’à la création de l’APC les seuls interlocuteurs légitimés de l’État (Charrier et al., 2020). Cette nouvelle association souhaite donc être reconnue par les pouvoirs publics comme un interlocuteur au moment de décider des politiques liées à l’élevage porcin :
18« On n’a pas la parole, quand on va voir l’Odarc, ou même quand on a un problème. Moi je me dis : il faut regrouper [les éleveurs] parce que si demain il y a un gros problème sanitaire on ne pourra jamais le régler si on n’est pas structurés, si on n’a pas quelqu’un, un interlocuteur. On ne va pas aller voir tous les gens. Il faut un interlocuteur » (Éleveur de l’association APC).
19Pour terminer, notons le faible niveau d’adhésion des éleveurs porcins aux Groupements de défense sanitaire (GDS). Ces associations, créées dans les années 1950, gérées par les éleveurs, sont des acteurs clés de la lutte contre les principales maladies animales dans les territoires. Seulement 37 % des éleveurs porcins sont adhérents, contre 45 % des éleveurs bovins ou 54 % des éleveurs ovins (FRGDSb20, 2017).
20Le secteur porcin corse est donc morcelé et l’organisation professionnelle incomplète en termes de représentation de la diversité de ses systèmes d’élevage. Par ailleurs, les associations existantes regroupent un faible nombre d’adhérents par rapport à l’ensemble des éleveurs du secteur, qui restent, finalement, peu visibles. Cette faible structuration du secteur soulève alors une question majeure pour les dispositifs de lutte sanitaire, qui nécessitent une coordination à l’échelle du secteur. En effet, les pathogènes infectent indistinctement les différents types d’élevage.
21En France, la gestion sanitaire du secteur de la viande repose actuellement en grande partie sur les contrôles effectués par les services de l’État dans les abattoirs (Vannelle, 2018). Depuis 1941, l’abattage dans les abattoirs est obligatoire pour les animaux destinés à être transformés en viande vendue pour la consommation humaine (Vannelle, 2018 ; Le Bail, 2006). L’abattoir représente en effet un instrument majeur des dispositifs d’épidémio-surveillance (Dufour et Hendrikx, 2007), car il est le seul moyen de détecter certaines zoonoses (tuberculose, trichine, etc.) grâce à l’inspection obligatoire ante et post mortem des animaux et des carcasses. Depuis 1965 et la loi de normalisation du marché de la viande, cette inspection est réalisée par les services vétérinaires de l’État (Bourdieu, 2004). Les carcasses ne sont rendues aux éleveurs qu’une fois les contrôles de visu et en laboratoire réalisés.
22En Corse, les premiers abattoirs d’Ajaccio et de Bastia sont apparus au xixe siècle, plus tardivement que sur le reste du territoire métropolitain. Fermés dans les années 1960, ils étaient essentiellement utilisés par des importateurs d’animaux vivants pour les abattre sur place (Champredonde et al., 2010). Ils revendaient la viande à des bouchers ambulants. Cette disparition des abattoirs municipaux des deux principales villes corses s’explique par la modification des circuits de commercialisation de la viande et « par l’absence d’une interprofession structurée, voire d’un acteur de la filière – tel qu’un groupement d’éleveurs –, ayant à la fois la motivation et le poids économique et/ou politique pour construire et gérer ces structures » (Champredonde et al., 2010 : 98). Les éleveurs porcins locaux abattaient leurs animaux dans des tueries réalisées sur le site de la ferme, ou dans des lieux spécifiques dans les villages, ou le faisaient faire par des personnes qui réalisaient des « tournées d’abattage ».
23Aujourd’hui, la Corse compte actuellement cinq abattoirs relativement récents (voir carte 1) : l’abattoir de Porto-Vecchio (qui n’abat pas les porcs charcutiers) date de 1984, tous les autres ont été construits à la fin des années 1990 et après 2005. Ils sont répartis sur le territoire au plus près des besoins des éleveurs.
Encadré 1. méthodologie de recherche : l’abattoir comme outil de surveillance sanitaire
Ce travail de recherche visait à caractériser la couverture sanitaire assurée par les abattoirs et à identifier les rationalités des éleveurs porcins face à l’obligation légale du passage en abattoir. Un premier travail a consisté à élaborer une base de données statistiques sur le taux de passage en abattoir Il s’agit de données annuelles fournies par chaque abattoir. Elles contiennent le détail, par éleveur, du nombre de porcs abattus sur une année ainsi que le poids total par carcasse. En outre, ces données comportent les communes d’implantation des clients de l’abattoir, ce qui permet de localiser les élevages et de les caractériser en termes d’importance. Ces données démontrent la très grande hétérogénéité des profils d’usagers d’abattoirs qui, pour certains, abattent un très petit nombre de porcs (moins de 10 par an) alors que d’autres en abattent plusieurs centaines. Cela signifie que certains usagers ne sont pas tous éleveurs professionnels ou, plus probablement, qu’ils continuent d’abattre une partie de leurs porcs à la ferme. Un second travail a consisté à conduire une quinzaine d’entretiens semi-directifs auprès des usagers des abattoirs. Il s’agissait de comprendre les ressorts de l’utilisation ou de la non-utilisation de l’abattoir, mais aussi les pratiques et perceptions qu’ont les usagers de ce dispositif de surveillance. Il s’agissait également de mieux percevoir les représentations et les pratiques des éleveurs face à la santé de leur élevage. Nous avons enquêté auprès d’un échantillon représentatif de la diversité des élevages mis en lumière par les données quantitatives et des territoires d’implantation des élevages. Il est à noter que, dans certains cas, le nombre de carcasses en abattoir déclarées par les éleveurs au moment de l’enquête ne correspond pas à celui de la base de données des abattoirs. |
Tableau 1. Description de l’échantillon qualitatif
Éleveur |
Commune |
Nombre d’années d’exploitation |
Cheptel total |
Porcs abattus en abattoir |
J |
Sisco |
33 ans |
20 |
20 |
I |
Pietracorbara |
5 ans |
40 |
30 |
B |
Croce |
10 ans |
200 |
80 |
G |
Pie-d’Orezza |
7 ans |
250 |
120 |
A |
Sisco |
5 ans |
40 |
25 |
F |
Piano |
5 ans |
140 |
100 |
K |
Guano |
4 ans |
90 |
50 |
L |
Casamaccioli |
10 ans |
100 |
40 |
D |
Ucciani |
45 ans |
700 |
200 |
E |
Piedigriggio |
20 ans |
350 |
140 |
H |
San Lorenzo |
17 ans |
400 |
200 |
M |
Pietralba |
25 ans |
400 |
220 |
C |
Cozzano |
5 ans |
500 |
250 |
24Par son caractère obligatoire, l’abattoir peut donner des informations sur un secteur qui passe encore largement sous le radar des statistiques. Pourtant, il serait encore contourné en Corse. Certaines études estimaient, il y a 10 ans, à 50 % le taux de passage en abattoir (Richomme, 2009). En 2017, 10 591 porcs ont été abattus dans l’un des quatre abattoirs de Corse. Sur la base des chiffres du cheptel corse aujourd’hui et il y a dix ans, il semblerait que l’abattage en abattoir aurait augmenté de plus de moitié (Devleeshouwer et al., 2019), sans qu’il soit possible de définir avec précision ce que représente encore quantitativement l’abattage à la ferme.
- 5 Une mobilisation collective poursuit les mêmes finalités que l’action collective. Il s’agit d’une (...)
25Le caractère obligatoire de ce dispositif de contrôle et de surveillance engendre des formes d’action collective, essentiellement de deux types. D’une part, des mobilisations5 en faveur de la création d’abattoirs (indispensables pour la reconnaissance des filières de la viande en Corse) ou leur fermeture, en cas de non-respect des règles sanitaires. D’autre part des formes d’organisations pratiques, entre éleveurs, afin de répondre au caractère contraignant de l’abattoir au regard du système de « l’homme-filière », mais aussi de la géographie corse.
26La création de structures d’abattoir est le produit d’une demande d’éleveurs mobilisés pour pouvoir commercialiser leur viande en Corse. C’est ainsi que l’abattoir de Cuttoli est construit en 1998. Cette demande des éleveurs illustre les relations complexes entre le secteur agricole et les services de l’État :
27« […] l’abattage se faisait sur place, il n’y avait pas de suivi sanitaire […]. Il se faisait sur exploitations ou sur des points que les éleveurs s’étaient un peu organisés […] Le premier abattoir en Corse […] il nous avait couté pratiquement 10 ans de réunions […] Il était attendu par les éleveurs. Mais on s’est retrouvés face à une DSV [ex-Direction des services vétérinaires, aujourd’hui Direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations – DDCSPP] qui était sourde et muette. Parce qu’elle n’avait pas de tonnage qui apparaissait en suivi sanitaire […] Aux yeux de la DSV, il n’y avait pas de production, étant donné que l’agriculture ne représentait rien, c’était de l’argent investi dans la mer. À partir de là on n’a pas réussi à leur faire prendre en considération ce chiffre des porcs. C’était vraiment une mauvaise volonté d’investir […] » (éleveur J).
28L’élevage relevant encore majoritairement de circuits informels dans les années 1980 et 1990, l’installation d’abattoirs porcins n’apparaît pas comme une nécessité : pour les pouvoirs publics d’une part (qui sous-estiment donc le nombre d’animaux et d’élevages puisque les statistiques officielles sont incomplètes), et pour des structures privées d’autre part (marché de l’abattage trop faible). Pourtant, la construction d’un abattoir renvoie aux besoins des éleveurs qui se modifient à cette période en raison d’une double dynamique : le développement des élevages bovins et porcins, et la modification des circuits traditionnels de commercialisation du fait de l’exode rural, de l’urbanisation et de la croissance de la demande touristique. Ce changement de contexte conduit les éleveurs à sortir, au moins en partie, des circuits de distribution informels. De cette façon, les éleveurs se rendent « visibles » aux yeux des pouvoirs publics, et se pose alors la question du respect des réglementations sanitaires sur la chaîne de production, et donc de la création et du dimensionnement des structures d’abattage : « On nous avait accordé, à l’époque, un abattoir de 500 tonnes et j’avais beau leur dire que… […] et au bout de deux ans il a fallu changer tout le matériel parce que le tonnage était le double de ce que la DSV avait prévu. Et ça a été un peu la guéguerre. Et c’est toujours la guerre parce qu’il n’est toujours pas assez grand et le matériel qui a été investi ne correspond pas au nombre de bêtes tuées par jour. Lorsqu’à l’heure actuelle, on se retrouve contraint de monter tous les porcs à Bastelica [autre abattoir] au moment [de l’abattage] des cabris et des agneaux, vous êtes pratiquement obligés de traverser la Corse pour monter les animaux » (éleveur J).
29Le sous-dimensionnement de l’outil peut être une cause du maintien des pratiques d’abattage à la ferme estimées répandues chez les éleveurs porcins. Mais les incertitudes concernant le secteur, liées en partie à la persistance de ces pratiques, et son morcellement « d’hommes-filières », peuvent aussi être considérées comme une cause de la difficulté à dimensionner de façon adéquate l’outil.
30L’action des éleveurs souhaitant écouler sur les marchés formels correspond ici à ce que l’on pourrait nommer des formes de « lobbying » auprès des pouvoirs publics : organisations de réunions entre éleveurs, et organisations de réunions avec les pouvoirs publics. C’est donc l’action collective des éleveurs qui a favorisé la construction d’abattoirs en Corse dans les années 1990.
31Depuis, d’autres formes d’action collective permettent aux éleveurs d’adapter ou de s’adapter à cet outil qui se révèle contraignant au regard des caractéristiques de l’élevage corse et des distances à parcourir pour les éleveurs.
32La première forme a permis d’éclairer les dysfonctionnements détectés au sein de l’abattoir de Cozzano. Plusieurs éleveurs du sud de l’île se sont regroupés pour dénoncer les nombreuses négligences sanitaires de cet abattoir. Ce groupe alerte d’abord le Syndicat mixte de l’abattage en Corse (SMAC), gestionnaire régional des abattoirs. La dénonciation du mauvais état des carcasses qui leur sont rendues (hématomes, etc.) conduit à un rapport d’experts de l’Institut du porc (Ifip) réalisé en décembre 2017. Celui-ci reconnaît une succession de défaillances et des problèmes sanitaires. En janvier 2018, la Direction générale de l’alimentation (DGAL) réalise une inspection et la DDCSPP suspend l’agrément sanitaire de l’abattoir. Celui-ci doit fermer provisoirement.
33« […] L’année dernière on a bloqué les abattoirs, on a fait fermer les abattoirs et tout, l’abattoir de Cozzano. On était deux, trois, quatre personnes à avoir manifesté et après ils ont fait fermer l’abattoir » (éleveur D).
34Un petit groupe d’éleveurs usagers de l’abattoir de Cozzano dénoncent donc les conditions d’un abattage auquel ils ne peuvent déroger légalement et qui engendrent des pertes économiques :
35« Une année j’ai dû jeter 70 jambons. […] Avant [à l'abattoir] pour tuer le porc ils le suspendaient à un pied, après l’avoir étourdi et après ils saignaient. Ça veut dire que quand il va perdre son sang, il va faire des hématomes. Jamais de la vie il faut suspendre un porc avant de le saigner. […] Et il y avait plein de problèmes et ça avait dégénéré. Et maintenant on s’aperçoit qu’il y a toujours des problèmes » (éleveur D).
36Les critiques sur le mauvais état des carcasses et des conditions d’attente des animaux avant abattage se diffusent entre les éleveurs et pourraient expliquer la continuité de pratiques d’abattage à la ferme qui se nourrissent de tels arguments.
37Une autre forme d’action collective des éleveurs usagers de l’abattoir vise à faire face à ses contraintes : ils doivent parcourir parfois de longues distances avec du matériel coûteux, et gérer une faible planification des passages qui peuvent entraîner de nombreuses heures d’attente pour les animaux. Ces actions collectives prennent la forme d’actions « pratiques » d’échange de services portant sur le partage de matériel, essentiellement des camions réfrigérés pour transporter les carcasses à la sortie de l’abattoir. Ce matériel obligatoire est onéreux pour des éleveurs qui n’amènent parfois que quelques animaux à l’abattoir (par semaine ou sur toute la saison d’abattage) et sur une courte période (de novembre à mars au mieux). La mise en commun du matériel permet aussi de mutualiser les trajets jusqu’à l’abattoir qui représentent une contrainte pour les éleveurs les plus éloignés géographiquement. Elle se fait entre éleveurs ayant développé des relations de confiance et situés dans le même village ou la même vallée afin de minimiser les temps de transport.
38L’échange, le prêt et la mutualisation de matériel peuvent s’apparenter à une nouvelle forme de « solidarités communautaires » (de Sainte-Marie et al., 1994) dominantes jusqu’aux années 1980-1990 et alors indispensables au travail de « l’homme filière » et qui sont encore décrites aujourd’hui : « Nous, dans le rural […] vous appelez un ancien, il vient vous aider volontiers, que ça soit à transformer, mais même au niveau des clôtures par exemple. Là par exemple dans un mois j’ai une clôture à faire, j’appelle [les gens], on est quatre, cinq de suite le matin […] ici franchement on n’a pas à se plaindre, il y a une super entraide » (éleveur K).
39Le passage en abattoir permet d’alléger le travail de l’éleveur-charcutier et d’abattre davantage de porcs par semaine pour ceux qui le souhaitent. En effet, l’abattage à la ferme ne peut être réalisé qu’en comptant sur un réseau social essentiellement familial. Aussi, le passage obligatoire en abattoir transforme le système de « l’homme-filière », en « terciarisant » l’abattage des animaux auparavant réalisé sur le site de la ferme. Il transforme également les formes de solidarité rattachées à l’homme-filière. Elles prennent la forme d’une action collective qui concerne de petits groupes d’éleveurs, qui s’organisent de manière peu formalisée. Elle est discrète, car peu visible a priori, et repose en grande partie sur la proximité géographique des éleveurs (relations de voisinage, usagers d’un même abattoir).
40La dynamique de création des abattoirs ainsi que celle à l’origine de la fermeture de l’abattoir de Cozzano relèvent de formes d’actions collectives discrètes. L’entraide et l’échange de matériels entre voisins reposent par ailleurs aussi sur la proximité de voisinage des éleveurs. Mais dans les deux cas, les formes d’action collective présentées sont motivées par l’instrumentation d’une action publique (l’obligation de passage en abattoir et organisation du travail en abattoir) qui ne prend pas assez en compte les réalités territoriales des éleveurs corses (carcasses qui doivent être en excellent état, distances à parcourir, petits éleveurs ne disposant pas du matériel adéquat, etc.) qui doivent s'adapter.
41C’est à partir de l’intuition que l’instrumentation de l’action publique peut se révéler inadaptée à l’élevage corse, et que la proximité à la fois spatiale et socio-économique peut mobiliser les éleveurs, que les chercheurs de notre équipe ont fait le pari de construire un dispositif de lutte régionalisé contre la maladie d’Aujeszky en Corse. Celui-ci repose sur une coordination d’éleveurs facilitée par leur proximité géographique et les habitudes de partage de ressources matérielles et cognitives.
42Notre second cas d’étude est une démarche de recherche-intervention portée par l’Inra entre 2015 et 2017 (Charrier et al., 2018) qui visait à construire une stratégie territoriale de gestion de la maladie d’Aujeszky.
43Alors que la France continentale est officiellement indemne de la maladie depuis 2008, les échecs d’un plan de vaccination national puis d’un plan expérimental local conçu « d’en haut » par les services de l’État (entre 2010 et 2013) aboutissent à une situation de blocage pour les autorités sanitaires. La proposition de l’Inra vise à mobiliser les éleveurs et différents acteurs territoriaux de la gestion de la santé animale (vétérinaires, services de l’État, chasseurs, GDS, etc.) afin de coconstruire une nouvelle stratégie basée, entre autres, sur la création d’une dynamique collective parmi les éleveurs porcins. En effet, il s’agit de dépasser la structuration fragile de la filière, en recherchant de nouvelles formes territoriales de coordination.
Encadré 2. Méthodologie de travail d’un dispositif de lutte territorial contre la maladie d’Aujezsky
La démarche de recherche-action a été organisée en trois phases : 1. l’analyse ex post de la situation de la maladie basée sur 29 entretiens semi-directifs auprès des acteurs (éleveurs, chasseurs, services administratifs, vétérinaires) ; 2. une première série d’ateliers visant la déconstruction de la situation, et l’objectivation des différentes difficultés rencontrées lors des précédentes formes de lutte contre la maladie ; 3. une deuxième série d’ateliers visant la coconstruction d’une nouvelle stratégie de gestion de la maladie à l’échelle de la Corse basée sur des ensembles de solutions construites pour dépasser les obstacles identifiés lors des ateliers précédents. Les ateliers regroupaient une diversité d’acteurs : cinq personnes de l’administration (chef du Service régional de l’alimentation (SRAL), techniciens et directeurs des DDCSPP), cinq éleveurs de différentes régions et représentant différents types d’élevage (certains étant certifiés AOP, avec de la race locale, d’autres non), un vétérinaire libéral, trois personnes des GDS et FRGDS (techniciens et animateurs), deux personnes du syndicat de l’AOP et de l’ARGRPC (race locale), un chercheur de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), trois chercheurs et techniciens de l’Inra, deux membres des fédérations de chasse, et un technicien du Parc naturel régional. |
44Les échanges au sein des ateliers organisés dans le cadre de cette démarche (voir encadré 2) ont d’abord permis de mettre en avant les raisons des échecs des stratégies classiques, notamment de la vaccination, qui ont pourtant fait leurs preuves dans les élevages de France continentale. Ces raisons portent essentiellement sur trois aspects. Premièrement, la non-prise en compte de la diversité des systèmes d’élevage en Corse est mise en avant. Par exemple, les opérations de vaccination répondaient à des normes standardisées, pensées pour des élevages qui disposent de parcs de mise bas, des parcs où les animaux sont facilement accessibles alors que ce n’est pas forcément le cas en Corse. Deuxièmement, la lutte contre la maladie d’Aujeszky a reposé essentiellement, du côté des éleveurs, sur des organisations (syndicat AOP et association de gestion de la race locale) qui, si elles sont légitimées par l’administration comme interlocuteurs, ne représentent en fait qu’une partie des systèmes d’élevage (les éleveurs n’étant pas sélectionneurs ou ne commercialisant pas sous AOP ne sont pas représentés). Le rôle d’intermédiaire (entre l’État et les éleveurs) en est par conséquent réduit. Enfin, les mesures de performances zootechniques prévues dans le plan expérimental de 2011 se sont avérées très contraignantes à mettre en œuvre et parfois éloignées des préoccupations des éleveurs. Cela a conduit à une démobilisation d’une partie d’entre eux, ce qui, d’une part, n’a pas permis l’objectivation des gains de performances supposés, et d’autre part, a lourdement pesé sur la dynamique d’entraînement de l’ensemble des éleveurs à lutter contre la maladie. Pourtant, au regard du caractère endémique de la maladie en Corse, et du caractère extensif de l’élevage porcin (favorisant potentiellement les contacts infectieux entre les troupeaux qui partagent les mêmes parcours), la mobilisation de la majorité des professionnels est une condition nécessaire pour viser l’éradication de la maladie à moyen terme.
45À l’issue de ces travaux, le collectif d’acteurs mobilisés produit une vision systémique de la problématique sanitaire (ex. : le déploiement des opérations de vaccination dépend de bases de données complètes sur les élevages, l’existence de parcs de contention, etc.). À partir de l’identification de solutions aux différents problèmes révélés par cette vision systémique, le collectif met en cohérence six ensembles d’actions à mettre en œuvre : vaccination, monitoring de la maladie, surveillance de la faune sauvage, protection des animaux (régulation des mouvements), pilotage d’un dispositif de gestion, et sensibilisation/recrutement des acteurs (éleveurs et vétérinaires) (Charrier et al., 2020).
46Si certaines de ces opérations relèvent des rôles classiques de certains acteurs (la commande et la distribution des vaccins par les services de l’État, la vaccination par les vétérinaires sanitaires), d’autres font endosser de nouveaux rôles à certains acteurs : des éleveurs peuvent sensibiliser et recruter les éleveurs voisins, « donner un coup de main » pour les opérations de vaccination ; des techniciens GDS organisent les tournées de vaccination et pilotent le recueil d’information sur les élevages, l’implication des vétérinaires sera raisonnée en fonction de leurs motivations et de leur capacité d’accès aux élevages (temps de trajet), etc.
47L’émergence de ces nouveaux rôles conduit le collectif à proposer un dispositif de gestion reposant sur une coordination raisonnée à l’échelle de micro-régions (voir carte 2) : le comité de pilotage local. Une micro-région regroupe entre 10 et 20 communes, et englobe généralement une vallée. C’est en effet à cette échelle-là que s’observent les solidarités communautaires. En effet, un éleveur peut sensibiliser ou « donner un coup de main » chez ses voisins, alors qu’il est plus difficile de le voir s’impliquer dans d’autres vallées. De même, l’organisation de tournées de vaccination est étroitement pensée en fonction de la proximité géographique entre les élevages (temps d’accès, de réalisation des vaccinations, etc.). Ce type d’organisation optimisant le temps de travail des vétérinaires doit aussi favoriser leur participation au projet. C’est donc la relation de voisinage, l’appartenance à un même ensemble géographique (la micro-région, la vallée) et toute l’épaisseur organisationnelle et solidaire que cela peut impliquer entre éleveurs, davantage que l’appartenance à une organisation, qui doit favoriser la participation des acteurs, leur coordination et, in fine, toute l’organisation du dispositif. Ainsi, des éleveurs se proposent de participer aux comités de pilotage micro-régionaux et de jouer un rôle de « tête de réseau », prenant en charge certaines opérations comme la sensibilisation et l’intégration de nouveaux éleveurs dans le dispositif, dont les petits détenteurs « informels », et de participer aux comités de pilotage micro-régionaux qui seront implémentés dans ce nouveau dispositif.
48Cette échelle d’action permet, en outre, une reconnexion des dispositifs d’action avec l’échelle bio-écologique du pathogène, étant donné que le virus se transmet par contact entre les animaux (interaction sexuelle ou « groin à groin »), et une forme de rationalisation spatiale du vaccin (si un éleveur vaccine, il faut que son voisin vaccine également pour assurer un « matelas immunitaire » suffisant). Le dispositif propose donc une coordination et une progression micro-région par micro-région (carte 2) au lieu d’une forme de coordination classique (par la filière, les syndicats agricoles, etc.) et à l’échelle de l’ensemble de la Corse (qui ne sera couverte que progressivement).
Carte 1. Localisation des abattoirs
Carte : Perrine Devleeshouwer, mai 2020, données Smac, 2018
Carte 2. Élevages porcins des micro-régions du Boziu et de la Gravona en Corse
Carte : Perrine Devleeshouwer, mai 2020, données Inrae-LRDE
49Cette échelle de mise en œuvre (qu’il reste encore à mettre à l’épreuve de l’action), permet donc la production de nouvelles formes de coordination de type « farmer to farmer » (Kruger, 1995) à une échelle territoriale. Elle est basée sur l’interconnaissance entre éleveurs d’une même vallée favorisée par leur proximité géographique et socio-économique. L’originalité de ce processus de coconception d’une stratégie de gestion d’une maladie animale réside donc, au-delà de son caractère « bottom-up » (Charrier et al., 2020), dans la recherche de coordination entre une diversité d’acteurs et leurs compétences, à l’échelle micro-régionale. Il repose sur l’hypothèse qu’une action collective discrète et de proximité (basée sur des relations de voisinage et familiale), mobilisant pleinement les éleveurs dans les différentes phases de développement du dispositif, peut installer des solidarités locales dépassant à la fois les solidarités communautaires (la communauté pouvant parfois freiner l’action collective) et les échecs de structuration instituée « par le haut ».
50Par l’observation de dispositifs de surveillance et de gestion sanitaire, nous avons éclairé des formes d’action collective des éleveurs porcins que nous avons qualifiées de discrètes (car peu visibles a priori) et de proximité, car elles reposent sur une interconnaissance des éleveurs facilitée non seulement par des habitudes de coopération, mais aussi par des relations de voisinage ou l’appartenance à une même vallée. Elles se distinguent en cela de tentatives de structuration strictement sectorielle, comme cela pouvait être le cas avec l’Association de défense de la race et le syndicat AOP.
51Ces formes discrètes et peu formalisées d’action collective reposant sur la proximité géographique et socio-économique interrogent la façon dont elles peuvent participer à une gouvernance, même territorialisée, du sanitaire.
52En effet, les cadrages de l’action publique – dans le domaine sanitaire, comme dans d’autres domaines (notamment liés à des questions environnementales) – invitent à davantage de participation des acteurs locaux et à la territorialisation des modes d’action (Gisclard et al., 2015). Ils imaginent s’appuyer sur des structures et organisations formelles comme si ces dernières étaient des évidences. C’est notamment le cas de la nouvelle gouvernance du sanitaire (Guériaux et al., 2012), dont la mise en œuvre soulève des enjeux de représentation de la diversité des systèmes d’élevage dans les territoires, notamment dans les arènes de concertation telles que les Cropsav (Berthe et al., 2017). Les formes de structuration institutionnelles ou sectorielles, comme la race locale ou l’AOP en Corse, qui n’étaient pas construites à l’origine pour assumer un rôle dans la gestion sanitaire, montrent donc des limites fortes pour participer à la gestion d’un pathogène infectieux, dont l’expression dans un territoire suit des patrons spatialisés, que ce soit par contact proche (comme la maladie d’Aujeszky ou la peste porcine africaine qui se transmettent par contact sexuel ou trophique), ou plus éloigné (comme des maladies vectorisées par des moustiques), et sous l’effet des activités humaines (transport, vente, animaux sur parcours, etc.).
53L’observation du secteur porcin corse montre que la gouvernance territoriale sanitaire nécessite un déplacement de logique organisationnelle du secteur, sous peine de conduire à des échecs des politiques publiques, comme ce fut le cas pour les différentes tentatives de lutte contre la maladie d’Aujeszky dans les décennies précédentes (Casabianca et al., 1989).
54Aussi, l’analyse rétrospective de l’intervention des chercheurs sur la maladie d’Aujeszky (Charrier et al., 2020) montre bien que l’intéressement puis l’enrôlement des acteurs ont été favorisés, entre autres, par l’objectivation des relations de proximité, à la rencontre du phénomène biologique (transmission de la maladie par contact) et social (voisinage). Ce dispositif de recherche a créé une arène favorisant une réflexivité collective, et de nouvelles formes d’engagement basées sur ces relations (Kruger, 1995). Ainsi, entre l’objectivation de ces relations et l’engagement des acteurs se joue un processus de création d’une forme de solidarité locale ou organique, pour reprendre la notion introduite par Durkheim (la vaccination n’a de sens que si l’ensemble des voisins vaccinent également, il est possible de « donner un coup de main » au voisin) : le projet de lutte issu de cette démarche fait le pari que la proximité géographique des éleveurs va favoriser leur mobilisation, et potentiellement, instituer à terme cette forme de proximité dans les plans de lutte sanitaire.
55Les actions collectives que nous avons décrites montrent que les réalités locales, les formes et les échelles d’organisation des éleveurs font défaut dans l’instrumentation de l’action publique. Mais elles peuvent être motrices de son évolution, soit sous l’impulsion d’une action de recherche (le cas Aujeszky), soit sous l’impulsion des éleveurs eux-mêmes devant sortir de l’informel et dépasser les « solidarités communautaires » (comme face aux abattoirs).
56La santé, comme bien commun, est un processus en cours d’apprentissage au sein du secteur porcin. Elle semble trouver son enracinement dans un territoire (ici la microrégion comme petit territoire d’interconnaissance) et dans des pratiques (entraides et échange entre voisins et proches). L’enjeu pour la politique publique sanitaire est donc de mieux prendre en compte des dynamiques collectives (même discrètes) qui, dans le cas du secteur porcin, sont moins inscrites dans des organisations formelles qu’ancrées dans des territoires locaux et qui, dans ce sens, sont mobiles et changeantes. Une réflexion sur une autre forme d’articulation entre les échelles de l’action publique, qui associerait régulation et surveillance nationale ou régionale avec des formes d’organisation et de concertation locales, peut permettre l’émergence de territoires de santé originaux en Corse plus efficaces au moment de gérer la santé des troupeaux.
57L’élevage porcin corse donne l’impression générale d’un secteur peu structuré, peu organisé, où les pratiques informelles seraient encore dominantes, en tout cas largement répandues. La question de la gestion sanitaire est problématique dans ce contexte où le caractère lacunaire des données concernant les élevages et leur situation sanitaire, ainsi que l’absence d’interlocuteurs légitimes et représentatifs, rendent plus difficile la mise en place d’une action publique sanitaire efficace et concertée.
58À partir de l’observation de deux dispositifs de gestion sanitaire, l’abattoir et un plan local de lutte contre la maladie d’Aujeszky, nous avons mis en évidence que, contrairement à une représentation dominante, l’élevage porcin corse est traversé de mobilisations collectives (pour ouvrir des abattoirs, pour leur mise aux normes, pour coopérer entre éleveurs) et de diverses formes d’action collective (lutte locale contre la maladie d’Aujeszky), au-delà de la seule intégration économique. Ces formes d’action collective hétérogènes, discrètes et de proximité, dépassent les solidarités communautaires qui ont contribué au succès et à l’originalité de l’organisation de type « homme-filière » en Corse. Ces formes d’action collective témoignent des capacités des éleveurs à s’adapter à l’instrument public (entraide pour accéder aux abattoirs) ou à la remettre en question pour la faire évoluer (création des abattoirs porcins et fermetures), en fonction de leurs systèmes d’élevage et de leur géographie. Des formes d’action collective, reposant sur des relations de proximité spatiale, émergent également à partir de l’impulsion d’acteurs de la recherche, pour tenter de répondre à un problème considéré comme ingérable (la maladie d’Aujeszky), au regard des stratégies standardisées et descendantes des pouvoirs publics.
59Ces formes d’action collective ne présagent pas à l’heure actuelle d’une forme de structuration du secteur à l’échelle du territoire corse. Elles font écho en cela aux travaux qui mettent en avant de nouvelles formes sociales de coopération « à géométrie variable » et « sans cadres normatifs » (Lucas et al., 2014). Elles se démarquent toutefois des formes réticulaires décrites dans le cadre de la recomposition de l’action collective liée à la transition agroécologique (Demeulenaere et Goulet, 2012 ; Lucas et al., 2014). Ici, l’ancrage territorial et les relations de proximité géographique qui unissent les éleveurs sont encore déterminants dans les ressorts de la construction de l’action collective. L’enjeu est donc de pouvoir la mobiliser dans le cadre de la nouvelle gouvernance du sanitaire en trouvant des formes d’articulation avec l’action publique sanitaire. La question est de savoir si l’articulation entre l’instrumentation publique et ces formes d’action collective passe nécessairement par une institutionnalisation de cette dernière et sous quelles modalités.
60De Sainte-Marie et al., (1998 : 12) définissent le développement comme un « processus de solidarisation des acteurs autour de la construction d’un bien commun en même temps que le produit de ce processus. Celui-ci n’a rien de spontané et ne saurait découler d’initiatives institutionnelles : il procède de formes d’organisation émergentes, mobilisant les capacités d’évolution des systèmes techniques existants et permettant l’apprentissage de l’action collective ». Le développement d’une meilleure organisation sanitaire du secteur porcin repose donc sur la consolidation et la structuration de l’action collective, et sur l’invention des modes d’institutionnalisation de ces formes d’action pour les articuler avec l’action publique liée à la santé des animaux d’élevage. L’enjeu est de construire une gouvernance territorialisée du sanitaire qui préserve les caractéristiques de l’élevage corse tout en prenant mieux en compte les risques et dangers sanitaires qui y sont liés. Le développement du secteur porcin corse relève donc d’une dynamique qui combine des aspects sectoriels classiques avec l’émergence de structurations plus territoriales.