L’autrice de ces lignes remercie Marie-Hélène Bacqué, Nathalie Blanc et Alice Nikolli pour leurs relectures attentives et leurs précieuses suggestions.
1L’expérimentation est devenue un répertoire d’action central dans le mouvement écologiste : depuis les années 2010, des initiatives qui privilégient la transformation directe des territoires et des modes de vie réactivent le registre du faire (Frère et Jacquemain, 2013). É. Neveu voit dans ces initiatives un « pragmatisme radical » qui allie actions conflictuelles et négociations et se dédie à la recherche de solutions immédiates (Neveu, 1996 : 75). Jardins partagés, recycleries et ressourceries, boîtes à dons et zones de gratuité, ateliers de réparation autogérés, composteurs collectifs, opérations de végétalisation, tiers lieux… ces expérimentations fleurissent dans les villes, qu’il s’agisse d’initiatives habitantes ou associatives, encouragées ou non par les collectivités locales. Ce répertoire d’action centré sur l’expérimentation n’est pas nouveau (Mathieu, 2013), mais il connaît récemment des formes de mise en réseau et d’essaimage, à travers des mouvements citoyens tels que celui des Villes et Territoires en Transition au milieu des années 2000 ou Alternatiba au milieu des années 2010.
2Cependant, une littérature critique concernant ce « tournant pragmatique » du mouvement écologiste s’est développée. Ces travaux soulignent le caractère microlocal ou ponctuel de ces expérimentations, et mettent en lumière les obstacles à leur essaimage ou à leur pérennisation. La littérature anglo-saxonne sur les Grassroots Innovations a mis en évidence leur difficulté à changer d’échelle et à infléchir le « régime socio-technique » (Seyfang et Smith, 2007). Une seconde critique porte sur les profils sociologiques de ceux et celles qui initient ou participent à ces expérimentations et sur leur difficulté à inclure les classes populaires (Comby, 2016 ; Malier, 2021). Enfin, ces travaux interrogent la portée politique de ces expérimentations : leur dépendance – notamment économique – au modèle capitaliste fait douter de leur capacité à proposer une alternative crédible au modèle dominant d’organisation du travail productif et reproductif et d’échange de biens, de savoirs et de services (Brusadelli et al., 2016 ; Comby, 2016 ; Jonet et Servigne, 2013). C’est la critique principale adressée à la stratégie « interstitielle » (Wright, 2017) qui consiste à construire des alternatives dans les brèches du capitalisme et qui s’éloigne de la stratégie révolutionnaire : elle sous-estimerait les rapports de force nécessaires à un changement de paradigme (McCabe, 2013). Une littérature critique reproche à la stratégie interstitielle son caractère insuffisant dans la mesure où, cantonnées aux marges, les initiatives qui s’en réclament courent le risque de l’instrumentalisation (Dardot et Laval, 2015), voire reproduisent elles-mêmes les formes de domination et d’exploitation qu’elles étaient supposées combattre (Gérome, 2015 ; Simonet, 2021). C’est donc la capacité de ces expérimentations à se positionner comme alternatives au modèle capitaliste que ces travaux mettent en doute.
3Cet article revient sur ces débats à partir de l’étude d’une expérimentation écologique en quartier populaire. Le choix d’aborder la question des expérimentations écologiques par les quartiers populaires découle d’un paradoxe apparent : les quartiers populaires sont les premiers territoires menacés par la crise écologique, leurs habitants sont ceux qui en subiront le plus vite et le plus intensément les conséquences, alors même qu’ils sont aussi ceux qui y contribuent le moins (Faburel, 2008). Pourtant, le développement d’expérimentations écologiques apparaît comme un mouvement porté par les classes moyennes et supérieures, qui semble laisser de côté les quartiers populaires et toucher de façon privilégiée les centres-villes. Lorsqu’elles se déploient en quartiers populaires anciens de centre-ville, ces expérimentations peuvent accompagner des processus de gentrification qui concurrencent les usages populaires de l’espace public : S. Dooling a pu parler de gentrification écologique (Dooling, 2009). Peu de travaux s’intéressent cependant aux expérimentations écologiques dans les quartiers de grands ensembles, si bien que leur absence dans ces quartiers périphériques est davantage une hypothèse qu’un constat. Dans ces quartiers marqués par la prédominance d’un parc social hérité des années 1960 et 1970 et pour partie classés en politique de la ville, l’expérimentation prend une profondeur historique particulière que le tournant « pragmatique » du mouvement écologiste vient réactiver.
4À la faveur des luttes urbaines des années 1970 (Castells, 1975), les quartiers populaires ont été les laboratoires d’expérimentations dans lesquelles les classes moyennes et les professionnels ont tenu une place centrale (Tissot, 2005 ; Talpin et Cossart, 2015). À partir des années 1980, la politique de la ville a fait de l’expérimentation une procédure d’action publique, au point que M.-H. Bacqué et M. Mechmache, dans leur rapport de 2013 sur la participation dans la politique de la ville, font état d’une « réaction épidermique » à l’égard du « seul mot d’expérimentation » chez les acteurs des quartiers populaires (Bacqué et Mechmache, 2013 : 16). On retrouve dans la critique des expérimentations menées en quartiers populaires des arguments similaires à ceux qui soutiennent la critique des expérimentations écologiques. C’est d’abord le caractère ponctuel de ces expérimentations qui est dénoncé, là où le renforcement des inégalités socio-spatiales subies par les quartiers populaires depuis les années 1980 nécessiterait des dispositifs pérennes (Hancock et al., 2016). En outre, les partisans d’une démocratie participative radicale voient dans ces expérimentations des interventions sur les quartiers populaires plutôt que des initiatives portées par leurs habitants (Carrel, 2013). Enfin, ces expérimentations apparaissent comme des correcteurs à la marge d’inégalités structurelles et interrogent la capacité d’une politique expérimentale comme la politique de la ville à assurer le retour au droit commun des quartiers populaires (Tissot, 2014 ; Jazouli et Rey, 2015)
5Comment cette tradition de l’expérimentation en quartiers populaires se réactualise-t-elle dans le contexte de la montée de l’écologie comme problème public et de la valorisation du répertoire expérimental dans les mouvements sociaux ? Les expérimentations écologiques en quartiers populaires sont-elles susceptibles de constituer des alternatives au modèle capitaliste à l’origine de la crise écologique et des inégalités socio-spatiales ? À travers l’étude de cas d’un lieu de réemploi animé par une régie de quartier dans un quartier populaire de Saint-Denis, je propose une réflexion sur les conditions favorables à la constitution d’une expérimentation en alternative écologique. L’objectif n’est pas d’établir des critères de validité de l’alternative, mais de considérer l’alternative comme l’horizon d’un processus d’expérimentation toujours inabouti. D’une part, cette approche s’éloigne d’une conception fixiste de l’alternative et privilégie une approche dynamique qui considère les processus de construction de l’alternative par les acteurs sociaux. D’autre part, elle prend de la distance vis-à-vis d’une conception déclarative de l’alternative qui considérerait comme suffisante son auto-proclamation par les acteurs. Le lieu de réemploi qui constitue notre étude de cas sera ainsi considéré comme une alternative en cours de construction qui n’échappe pas aux limites des expérimentations, mais qui présente néanmoins un certain nombre de conditions favorables à leur dépassement.
6Notre contribution au débat sur les expérimentations écologiques s’appuie sur une enquête de terrain menée entre novembre 2018 et septembre 2020 au vide-greniers de la Régie de quartiers de Saint-Denis. Ouvert en 2017, le vide-greniers est un lieu pérenne dédié au réemploi des objets de seconde main. Il est situé en pied de barre, dans un local mis à disposition par un bailleur social et animé par les bénévoles de la Régie, au cœur du quartier Floréal-Saussaie-Courtille, à la limite nord de la commune de Saint-Denis. Ce quartier est composé de trois cités de grands ensembles construites entre 1964 et 1971 et entourées d’une zone pavillonnaire (Figure 1).
Figure 1. Image aérienne du quartier Floréal-Saussaie-Courtille
Sources : Google Earth, 2019 ; SIG ville, 2014 ; OSM, 2019
7Situé à la limite de Stains, à l’écart du centre-ville de Saint-Denis, ce quartier est classé en géographie prioritaire et connaît des transformations urbaines importantes dans le cadre de la politique de renouvellement urbain. Les indicateurs sociodémographiques présentés dans le tableau ci-dessous (Tableau 1) sont ceux du quartier prioritaire Floréal-Saussaie-Allende, dont le périmètre ne recoupe pas tout à fait celui du quartier vécu Floréal-Saussaie-Courtille et comprend la cité Allende à Stains (Figure 2). Ces indicateurs caractérisent un quartier populaire, marqué par la précarisation et la racialisation des classes populaires, dans un contexte urbain de grandes inégalités sociales.
Tableau 1. Indicateurs sociodémographiques comparés du QPV d’étude et des communes de Saint-Denis et Paris
|
QPV Floréal-Saussaie-Allende |
Saint-Denis |
Paris |
Population (2018) |
7367 |
145 708 |
2 175 601 |
Densité de population (hab/km2) (2018) |
25 403 |
9 068 |
20 641 |
Taux de pauvreté (%) (2017) |
46,3 |
37 |
15,2 |
Taux d’emploi des 15-64 ans (%) (2015) |
46,7 |
55,2 |
69,3 |
Part des emplois précaires parmi les emplois (%) (2019) |
19,3 |
16,7 |
7,3 |
Part de la population étrangère (%) (2016) |
27 |
30 |
14,6 |
Sources : Insee, ANCT
Figure 2. Carte du taux de pauvreté et de la géographie prioritaire à Saint-Denis
Sources : INSEE, 2018 ; Sig.ville, 2014
8À sa création en 2014, à l’initiative de deux élus municipaux, l’ancrage de la Régie de quartiers de Saint-Denis dans le quartier Floréal-Saussaie-Courtille est motivé par la situation d’enclavement du quartier et la concentration des enjeux de rénovation urbaine, de durabilité et de pauvreté. L’objectif est alors de mobiliser un dispositif d’insertion professionnelle au service du développement de projets d’utilité sociale. Expérimenté pour la première fois dans le quartier de l’Alma-Gare à Roubaix en 1980 (Talpin et Cossart, 2015), le dispositif des régies de quartier est issu de la tradition des premières expérimentations de développement social et urbain dans le contexte des luttes urbaines de la fin des années 1970 (Eme, 2004). L’écologie n’est pas a priori la vocation première des régies de quartier, centrées initialement sur les questions d’insertion économique, de cadre de vie et d’action sociale. L’insertion professionnelle et l’accompagnement social constituent en effet les deux priorités de la Régie de quartiers de Saint-Denis. Cela passe par l’obtention de marchés publics auprès des collectivités et des bailleurs sociaux qui relèvent classiquement de la gestion urbaine : collecte des cartons du marché de Saint-Denis, débarras de caves, collecte des encombrants du parc social, entretien des espaces verts, sécurisation des écoles… Or, ces activités font l’objet à la Régie de quartiers de Saint-Denis d’une requalification écologique dans un double mouvement de réponse à une attente institutionnelle et de portage politique de l’écologie au sein de la Régie. En effet, les marchés publics auxquels la Régie est susceptible de répondre intègrent de plus en plus l’impératif écologique et situent les métiers de la gestion urbaine dans la catégorie des « emplois verts ». Mais cette orientation vers l’écologie ne saurait être réduite à une logique opportuniste : elle est également portée politiquement par la direction et par certains membres du conseil d’administration. Le directeur est un ancien militant d’Europe Écologie les Verts (EELV) : il a été conseiller municipal à Achères, puis directeur de cabinet du maire écologiste de l’Ile-Saint-Denis. Il a ensuite travaillé à la régie publique de l’eau de Paris, puis au sein de l’établissement public territorial Plaine Commune dans le cadre de la concertation autour de la mise en place d’un Agenda 21, avant de prendre la direction de la Régie de quartiers de Saint-Denis en 2016. La directrice est une militante de l’agriculture urbaine, qui après des études en architecture, a poursuivi sa formation en génie de l’environnement au Canada avant de s’engager au sein de la guerilla gardening à Saint-Ouen. Elle a rejoint la Régie en 2016 en tant qu’encadrante technique et a évolué au poste de codirectrice. Ces parcours, caractérisés par un capital culturel élevé et une expérience des milieux militants, ne sont pas isolés au sein des instances dirigeantes de la Régie : parmi les membres du conseil d’administration, on compte plusieurs membres d’une génération de militant·e·s de la nouvelle gauche des années 1970, investi·e·s dans l’économie sociale et solidaire dans la banlieue nord parisienne.
9Ces personnes sont au sein de la Régie celles qui font de l’écologie une préoccupation transversale susceptible d’infuser dans chaque activité. À travers la collecte des cartons et des encombrants et les débarras de caves, la Régie a investi le secteur de la revalorisation des déchets et s’efforce de mettre en cohérence les savoir-faire logistiques et techniques déployés dans le cadre de ces activités avec les impératifs écologiques. Cela conduit l’équipe dirigeante à construire des filières pour revaloriser des objets ou des matériaux en bon état que la seule logique de la prestation rentable aurait conduits à la déchetterie. C’est ainsi qu’une collaboration se tisse avec un atelier associatif qui fabrique des jouets pour revaloriser le bois collecté dans les encombrants, que la Régie interpelle Plaine Commune pour collecter et transformer les cagettes jetées après le marché hebdomadaire, qu’un collectif Rrom récupère l’électroménager et les métaux aux côtés des équipes de la Régie lors de la collecte des encombrants…
- 1 Cet article mobilise l’écriture inclusive afin de rendre visible la place des femmes dans le monde (...)
10L’ouverture du vide-greniers en 2017 s’inscrit dans la même démarche : après avoir stocké dans ses bureaux les objets en bon état récupérés dans le cadre des débarras de caves, la Régie, à l’initiative de la présidente et du directeur, se tourne vers le développement d’un lieu pérenne dédié à la revalorisation de ces objets (Figure 3). Ces objets (vêtements, vaisselle, livres, jouets, petit mobilier, matériel électrique, etc.), donnés par des particuliers ou récupérés par la Régie, sont revendus à très bas prix : le vide-greniers offre ainsi à des personnes qui ont peu de moyens des objets du quotidien à des prix accessibles. Il accueille un public majoritairement composé d’habitant·e·s1 du quartier, les mercredis et samedis après-midi. Le vide-greniers est aussi un lieu de sociabilité, où il est possible de rester plusieurs heures à échanger, où l’on se voit offrir le café. Contrairement aux activités qui font l’objet de marchés publics, le vide-greniers est essentiellement financé par les fonds propres de la Régie. Si les charges associées au local sont faibles (grâce à une mise à disposition par le bailleur social), le vide-greniers mobilisait jusqu’au printemps 2019 deux salarié·e·s en insertion qui secondaient les bénévoles dans l’accueil du public, le tri et le rangement des objets. Cela a généré un déficit de 19 000 euros sur l’activité du vide-greniers qui s’est répercuté dans le bilan d’activité de la Régie à la fin de l’année 2018, car les marges générées par les autres activités étaient insuffisantes pour le compenser. Progressivement, le choix a donc été fait de réduire le temps salarié au vide-greniers à l’ouverture et à la fermeture, pour assurer la manutention des objets lourds, et de faire reposer l’animation du lieu sur des habitant·e·s bénévoles.
Figure 3. L’entrée du vide-greniers aux heures d’ouverture
© Jean Larive
11C’est à partir de ce lieu de quartier dédié au réemploi des objets que l’on se propose d’aborder la question des expérimentations écologiques en quartiers populaires et d’interroger leur portée alternative. Dans un premier temps, on discutera le caractère expérimental du vide-greniers dans la mesure où il s’appuie sur des pratiques populaires traditionnelles qui, elles, n’ont rien d’expérimental. On verra que c’est la routinisation de ces pratiques dans le cadre d’un lieu pérenne, le registre du faire et l’hybridation de modèles d’expérimentations déjà anciens qui nous autorisent à parler d’expérimentation. Dans un second temps, on identifiera dans le vide-greniers un certain nombre de conditions favorables au dépassement du stade de l’expérimentation : la dimension alternative du vide-greniers se construit dans sa capacité à changer d’échelle et à encastrer la fonction de réemploi dans la solidarité de quartier. Dans un dernier temps, on examinera les conditions par lesquelles le vide-greniers serait susceptible d’offrir une alternative à la surconsommation, à la marchandisation et à l’hétéronomie, trois critiques formulées par l’écologie politique au capitalisme.
- 2 Le programme Tryspaces est consacré aux pratiques et aux régulations des espaces publics dans quat (...)
- 3 Ancien professeur de philosophie, Jean Larive est photographe, membre de l’Agence Myop. Il privilé (...)
12Ces analyses s’appuient sur 17 après-midi d’observation ethnographique participante au vide-greniers durant lesquelles j’ai endossé le rôle de bénévole, apprenant à trier, ranger, accueillir le public, faire le café… Ces observations ont été complétées par 28 entretiens semi-directifs auprès de l’équipe permanente de la Régie, de ses bénévoles, de ses agent·e·s, ainsi qu’auprès d’un certain nombre de ses partenaires institutionnels et associatifs. Cette combinaison de l’observation et des entretiens permet d’aborder l’expérimentation et l’alternative comme des constructions dialectiques entre discours et pratiques. Le dispositif d’enquête a été infléchi à partir de décembre 2019 par la réalisation d’un projet de recueil photographique et sonore ayant donné lieu à une ethnographie visuelle (La Rocca, 2007). Financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada dans le cadre du projet de recherche international Tryspaces2, ce projet est le fruit d’une collaboration avec la Régie et le photographe Jean Larive3. Il a permis de réaliser 26 portraits de visiteur·se·s du vide-greniers, invité·e·s à poser avec un objet donné ou acheté au vide-greniers dans un studio-photo installé sur place. Avant chaque portrait, j’invitais les personnes, lors d’une courte interview, à s’exprimer sur les usages et les valeurs de l’objet, sur leur rapport au vide-greniers, au don et à la seconde main, sur leurs représentations du quartier et de l’écologie. Ce dispositif d’enquête a permis de sortir du cercle des initiateur·rice·s et des bénévoles du vide-greniers pour recueillir la parole des visiteur·euse·s dont l’implication dans le vide-greniers sort des cadres d’engagement classiques pour toucher davantage à la transformation quotidienne des modes de vie.
13Le caractère expérimental du vide-greniers mérite d’être interrogé. La récupération, le troc, le don, la réparation relèvent de pratiques populaires traditionnelles, bien renseignées par la littérature sociologique sur les modes de vie et les savoir-faire des classes populaires (Hoggart, 1970 ; Sansot, 2017 ; Collectif Rosa Bonheur, 2019). Le vide-greniers lui-même est inspiré d’une tradition des vide-greniers éphémères : à Floréal-Saussaie-Courtille, une association de locataires organise tous les ans un vide-greniers de quartier. Dans les quartiers populaires, les vide-greniers sont associés à des moments festifs où se réactualise dans l’espace public une identité habitante au cours d’un échange commercial empreint de liens d’interconnaissance et de reconnaissance mutuelle (Corbillé, 2007 ; Lallement, 2010). Les personnes qui se rendent au vide-greniers fréquentent ou participent régulièrement à des marchés aux puces ou à des brocantes. Elles pratiquent le don d’objets, dans un cercle d’interconnaissance familial ou de voisinage, ou auprès d’associations caritatives (Croix Rouge, Emmaüs, Restos du Cœur). Elles sont familières de la récupération dans les poubelles, pour leur usage personnel, pour donner, ou, plus rarement, dans le cas des biffins (Rullac et Bazin, 2014 ; Duclos, 2019), pour revendre. Le vide-greniers n’est donc pas un lieu où l’on éprouve de nouvelles pratiques dans la mesure où celles-ci existent déjà : si l’on adosse la définition de l’expérimentation à son caractère nécessairement innovant, le vide-greniers n'en est pas une.
14Trois éléments permettent cependant de rapprocher le vide-greniers d’une expérimentation. Il faut d’abord considérer que c’est le registre du faire qui préside à la création et à la pérennisation du vide-greniers : il s’agit d’une solution pragmatique mise en place par la Régie face à un besoin rencontré au cours de ses activités. Le vide-greniers est au moins une expérimentation pour ses initiateur·rice·s : son ouverture est le résultat d’une série de tâtonnements et d’ajustements à partir des besoins et des opportunités rencontrées sur le terrain et qui tentent de concilier impératifs écologiques, modèle économique et contraintes logistiques. L’un des élus à l’initiative de la création de la Régie de quartier rend compte en entretien de cette écologie pragmatique dont le vide-greniers est l’une des manifestations : « De mémoire, l’idée est plutôt venue du fait… voilà : on vidait des machins, on avait récupéré un certain nombre de trucs, on ne va pas les jeter. Qu’est-ce qu’on en fait ? On recycle ! Comment recycler ? On retape, et deux fois par semaine, on ouvre. »
15C’est aussi par la transformation des pratiques existantes que le vide-greniers relève de l’expérimentation. Il s’appuie sur des pratiques populaires, mais il leur dédie un lieu identifié, qui rompt avec le caractère événementiel des vide-greniers populaires et qui permet d’élargir le réseau des donateur·trice·s et des récepteur·trice·s au-delà des cercles immédiats de l’interconnaissance. Il s’ancre dans le quotidien des habitant·e·s et systématise les pratiques de récupération en se positionnant comme un intermédiaire pérenne. Des lieux similaires se sont déjà donné cette mission : l’association Emmaüs a développé un réseau de boutiques solidaires depuis les années 1980 (Fayard, 2019), les ressourceries et recycleries se sont structurées en réseau depuis les années 2000 (Rassat, 2017) et les magasins gratuits se multiplient en France depuis les années 1990 (Bucolo et Lhuillier, 2021). Le vide-greniers constitue cependant une hybridation de ces différents modèles : pas tout à fait ressourcerie en l’absence d’une fonction de réparation systématisée, pas tout à fait magasin gratuit puisque les objets sont vendus, pas tout à fait boutique solidaire dans la mesure où il n’a pas vocation à financer le dispositif d’insertion, il remodèle les expérimentations existantes en fonction des besoins et des contraintes de terrain. La place accordée à la sociabilité de quartier parmi les fonctions du vide-greniers constitue également une spécificité par rapport à d’autres lieux de réemploi : la référence au modèle du café associatif est première chez les expérimentateur·trice·s, avant même celle de la ressourcerie. L’espace n’a pourtant rien d’un café, mais c’est la possibilité de venir s’asseoir et discuter pendant plusieurs heures qui fonde la fonction sociale de ce lieu.
16Si l’on définit l’expérimentation comme pratique à visée de transformation sociale, c’est moins l’innovation qui la caractérise que sa capacité à faire « exister du nouveau à partir des conditions existantes et par leur transformation » (Dardot et Laval, 2015 : 232). S’appuyant sur les pratiques populaires de récupération et les autres activités de la Régie en matière de déchets (les conditions existantes), le vide-greniers contribue à les transformer par la routinisation du don et de la seconde main et l’hybridation des fonctions d’entraide, de réemploi et de lien social. S’il relève d’un répertoire d’action expérimental, le vide-greniers est-il susceptible de constituer une alternative écologique aux modes de production, d’échange et de consommation capitalistes ?
17Parmi les critiques adressées aux expérimentations écologiques, on trouve leur difficulté à dépasser l’échelle locale et à mobiliser les classes populaires. Ces deux limites constituent des blocages à la construction d’une alternative dans la mesure où elles réduisent la portée de l’expérimentation à un territoire et à un public particuliers. On considérera ainsi le changement d’échelle et l’inclusion sociale comme des conditions favorables à la construction d’une alternative.
18Les travaux critiques des expérimentations soulignent la portée micro-locale de leur impact et s’interrogent sur les perspectives de développement de ce type d’initiatives. L’ancrage local du vide-greniers ne fait pas de doute : parmi les 26 personnes interrogées lors du projet de recueil photographique, 18 habitent le quartier. Mais le vide-greniers s’insère dans un réseau de circulation des objets de seconde main qui dépasse l’échelle du quartier et qui vise à être élargi. Lorsque les dons de vêtements sont trop importants pour la capacité de stockage et de redistribution du lieu, ils sont donnés à des collectifs d’aide aux personnes sans-abri ou aux personnes migrantes qui œuvrent dans les banlieues nord de Paris. D’autres nœuds du réseau sont activés par les visiteur·euse·s du vide-greniers en toute informalité : c’est le cas des revendeur·euse·s qui se fournissent au vide-greniers pour revendre au marché aux puces de Saint-Ouen ou au marché de Saint-Denis, ou encore des donateur·trice·s pour qui le vide-greniers ne constitue qu’un lieu de don parmi d’autres, aux côtés des Restos du cœur ou de la Croix-Rouge. Le changement d’échelle passe ainsi par la mise en réseau et la coordination avec d’autres initiatives similaires. I. Blanco et M. León (2017) parlent d’un processus de « rescaling » pour des associations de quartiers populaires qui forgent des alliances avec des mouvements sociaux régionaux ou nationaux. Plutôt que réseau, c’est le terme de maillage qui semble ici le plus adapté : il permet d’insister sur la dimension territoriale (le tissu est constitué de l’ensemble des mailles), mais aussi sur la dimension interpersonnelle (les mailles s’entrelacent les unes aux autres).
- 4 Le Refer fédère les ressourceries et les recycleries d’Île de France.
19En effet, que ce maillage soit tissé par la Régie ou par les visiteur·euse·s du vide-greniers, son organisation reste informelle : il est structuré par des liens d’interconnaissance et fonctionne grâce à la capacité d’improvisation des différents acteurs. Le directeur de la Régie parle de « ressourcerie par le bas » pour insister sur son caractère endogène : il s’agit non pas d’une expérimentation « par le haut », mais d’un ensemble d’acteurs qui existe déjà et dont l’action pourrait être davantage coordonnée. Si cette informalité est revendiquée parce qu’elle autorise à expérimenter pour répondre rapidement à un besoin local, elle a également ses limites : la Régie est régulièrement amenée à refuser des dons ou à jeter des objets faute d’espace pour stocker, de compétences et de temps pour réparer, de partenaires pour redistribuer. Formaliser ce réseau de « ressourceries par le bas » à l’échelle de Plaine Commune, ou rejoindre le Refer4 à l’échelle francilienne, c’est ainsi se donner les moyens d’une action de récupération plus systématique. C’est l’ambition de la direction de la Régie qui a obtenu un financement de Plaine Commune en 2020 pour consolider ce maillage. La structuration d’un maillage territorial apparaît ainsi comme une étape qui succède à l’expérimentation. Les expérimentateur·trice·s ont fait le choix de l’informalité pour les premiers pas du développement du vide-greniers (au stade expérimental), mais celui-ci a vocation à s’intégrer petit à petit dans un maillage d’initiatives similaires pour démultiplier ses moyens d’action à un moment où ses capacités de réponse à la demande locale atteignent un palier.
- 5 Les prénoms ont été modifiés par souci de l’anonymat.
20Les classes populaires constituent le public majoritaire du vide-greniers. Un tiers des personnes interrogées dans le cadre du projet de recueil photographique sont des travailleuses du care (services directs aux particuliers, santé, travail social, animation) dont la dévalorisation sociale et économique et le caractère genré sont bien connus (Molinier, 2013). Les interviews dévoilent des parcours de vie hachés, marqués par une alternance entre périodes de stabilité et de précarité, sur un plan à la fois personnel et professionnel. C’est le cas d’Aimée5, une femme d’une cinquantaine d’années d’origine camerounaise, auxiliaire de vie dans le quartier Floréal qui se fournit au vide-greniers pour revendre au marché aux puces de Saint-Ouen, où elle réside. C’est encore le cas de Paul, un homme d’une trentaine d’années récemment arrivé de Mayotte, ouvrier du bâtiment en intérim et habitant un logement social à Floréal.
21Les prix pratiqués au vide-greniers sont adaptés à ce public. Très abordables, ils sont renégociés et varient en fonction de la situation sociale de la personne, sur la base de la connaissance qu’en ont les bénévoles ou en fonction de l’apparence et des échanges informels qui précèdent l’achat. Les visiteur·euse·s du vide-greniers sont rarement seulement des client·e·s : le cas le plus fréquent est celui de personnes qui, sans être bénévoles, achètent autant qu’elles donnent des objets au vide-greniers. En offrant la possibilité à ceux et celles qui achètent de donner des objets (sans condition de réciprocité) et d’en négocier les prix, le vide-greniers s’éloigne d’un modèle de charité et substitue à une relation d’aide une relation d’entraide qui contribue à revaloriser des pratiques de récupération encore associées à la pauvreté. À l’image des innovations sociales en quartiers populaires barcelonais décrits par I. Blanco et M. León, le vide-greniers mobilise les classes populaires, en répondant à des besoins essentiels et en s’inscrivant dans des réseaux de solidarité et de voisinage (Blanco et León, 2017).
22Parmi les bénévoles qui font vivre le lieu, il faut cependant distinguer celles qui, au-delà de leur engagement au vide-greniers, participent également aux instances de gouvernance de la Régie. C’est le cas de Chantal, la présidente, qui tient la caisse du vide-greniers : propriétaire d’un pavillon dans le quartier Mutuelle à proximité de la cité, c’est une ancienne agente de la Ville de Saint-Denis puis de Plaine Commune. Elle a été présidente de la section de la Confédération nationale du logement du quartier et est engagée au sein du parti communiste. Son parcours professionnel et militant, associé à son capital d’autochtonie dionysienne, la dote de ressources relationnelles qu’elle mobilise de façon informelle au vide-greniers pour orienter les personnes en difficulté. Sa trajectoire sociale fait cependant figure d’exception parmi les bénévoles du lieu : Christine, la trésorière de la Régie, a d’abord été comptable avant de connaître plusieurs années de chômage et de devenir femme de ménage pendant plus de 20 ans. Locataire d’un logement social dans le quartier, elle s’est investie bénévolement dans le club de sport de ses enfants, avant de rejoindre le bureau de la Régie ainsi qu’une association de jardins familiaux. Les autres bénévoles, qui ne sont pas impliquées dans les instances dirigeantes de la Régie, affichent le même profil social que les visiteur·euse·s : ce sont des femmes, habitantes du quartier, d’origine française, maghrébine, ou d’Europe de l’Est et du Sud, qui appartiennent aux classes populaires. Certaines sont d’ailleurs initialement des visiteuses qui se sont impliquées dans l’animation du lieu.
23La mobilisation des salarié·e·s en insertion au vide-greniers a évolué au cours de l’enquête. Il s’agit de personnes éloignées de l’emploi que la Régie accompagne dans leur parcours de réinsertion professionnelle et sociale, le plus souvent habitantes du quartier ou de Saint-Denis. Initialement chargées de soutenir le travail de tri, de rangement et d’accueil des bénévoles, parfois missionnées pour réparer des objets, leur fonction s’est progressivement réduite à un support logistique lors de l’ouverture et de la fermeture du lieu, en l’absence d’un modèle économique assurant l’équilibre financier du vide-greniers ou d’un modèle de péréquation entre activités économiques et activités sociales au sein de la Régie. Or, les missions d’animation et de réparation constituaient pour les agent·e·s en insertion des espaces de valorisation de savoir-faire (compétences en bricolage et en décoration, maîtrise de langues étrangères, posture d’accueil et d’écoute, entretien des liens de voisinage, etc.). Cette valorisation symbolique ne trouvait cependant pas dans le dispositif d’insertion son équivalent en termes de conditions salariales. On peut à ce titre mettre en doute la dimension alternative d’une expérimentation reposant sur un dispositif d’insertion par l’économique (Mauger, 2001). Dans le scénario d’un recours au bénévolat plutôt qu’à l’insertion privilégiée à partir de 2019, la dépendance de l’expérimentation à l’égard d’un travail bénévole accompli par un petit nombre de personnes interroge quant à sa capacité à se pérenniser sans tomber dans des formes d’exploitation du « travail gratuit » dont la dimension genrée est d’autant plus frappante que le bénévolat du vide-greniers est exclusivement féminin (Simonet, 2021).
24La mobilisation des classes populaires au vide-greniers se construit selon des registres variés, de la simple fréquentation à l’engagement bénévole régulier ou à l’activité salariée, une même personne étant susceptible de circuler entre ces différents rôles. Le vide-greniers n’est ni une expérimentation enfermée dans un entre-soi de classes moyennes, ni une expérimentation sur un quartier populaire visant à sensibiliser les classes populaires à la réduction des déchets. Pour autant, il n’est pas non plus une alternative par et pour les classes populaires : il reste une initiative portée par un acteur intermédiaire (une régie de quartier) qui mobilise au sein de ses instances dirigeantes une classe moyenne diplômée et engagée et qui compose entre un projet social et des impératifs économiques.
25On peut déjà voir émerger deux conditions favorables à la construction d’une alternative dépassant les limites adressées aux expérimentations : le renforcement du maillage territorial permet un changement d’échelle par l’inscription dans un réseau d’initiatives similaires ancrées dans un territoire ; la mobilisation des classes populaires selon des registres souples permet de sortir d’une expérimentation sur les habitant·e·s des quartiers populaires. Néanmoins, les risques relatifs au choix des registres de mobilisation des classes populaires nous invitent à prendre la mesure de la dimension politique d’une telle expérimentation : le vide-greniers constitue-t-il la manifestation, modeste mais concrète, d’un modèle d’organisation économique et sociale différent du modèle capitaliste ? Et s’il incarne un horizon politique alternatif, celui-ci est-il seulement porté par les membres des instances dirigeantes de la Régie ou est-il partagé plus largement par ses bénévoles et ses visiteur·euse·s ? C’est à la fois l’inscription du vide-greniers dans l’horizon de l’écologie politique et la base sociologique d’un tel projet de société qui doivent être examinées. Pour ce faire, l'horizon alternatif du vide-greniers sera analysé à travers l’horizon alternatif du vide-greniers à travers sa capacité à répondre à trois critiques adressées par l’écologie politique au capitalisme. Dans une perspective dialectique entre discours et pratiques, nous nous attacherons non seulement aux intentions politiques plus ou moins assumées des personnes qui font vivre le lieu, mais aussi à la dimension politique de la transformation en acte des pratiques.
26La première critique concerne la surconsommation associée à la création de besoins artificiels (Keucheyan, 2019). À une économie fondée sur la norme du suffisant où le travail est effectué en vue de satisfaire ses besoins, le capitalisme a substitué une économie fondée sur la surproduction et l’accumulation des profits. Or, le champ des besoins primaires n’est pas suffisant pour assurer la reproduction du capital et la recherche du rendement maximal exige la création de nouveaux besoins, susceptibles d’absorber les surplus de production (Gorz, 2008). La critique écologiste du capitalisme passe donc par une critique du consumérisme, le modèle de société sur lequel s’appuie la surconsommation. Il repose sur la publicité, l’obsolescence programmée des biens de consommation, et la valorisation, sur le marché et dans la société, de biens à faible valeur d’usage.
27Cette critique de la surconsommation est-elle présente dans les discours des personnes qui font vivre le vide-greniers ? Elle est mise en sourdine par les membres des instances dirigeantes de la Régie : attentif·ve·s à ne pas reproduire des formes d’injonctions écologiques ciblant des classes populaires pourtant peu contributrices à l’impact écologique de la consommation, les expérimentateur·rice·s du vide-greniers insistent davantage sur l’inscription du vide-greniers dans une filière d’économie circulaire et sur sa fonction sociale. Le directeur de la Régie qui adhère à la critique écologiste du consumérisme, se montre réservé à l’égard des thèses de la décroissance, qu’il associe à une écologie du sacrifice qui s’imposerait, dans le contexte d’un quartier populaire, à des personnes qui n’ont pas les moyens de consommer et pour qui les petits prix pratiqués au vide-greniers peuvent constituer une opportunité pour rattraper un niveau de consommation auquel ils et elles n’ont pas accès sur le marché classique. Le vide-greniers s’inscrit ainsi dans une stratégie d’écologisation à bas bruit : la critique de la surconsommation n’est pas affichée, selon une logique de mise à distance d’une écologie stigmatisant les classes populaires.
28Pourtant, les visiteur·euse·s interrogé·e·s au vide-greniers sont nombreux·ses à s’exprimer en faveur d’une forme de sobriété, à la fois subie par le manque de moyens, mais également choisie par rejet de la surconsommation. C’est le cas de Zineb, bénévole, née en Algérie, ayant grandi à Saint-Denis et qui habite un logement social à Floréal depuis 1985. Disposant aujourd’hui d’une petite retraite, elle a été employée comme secrétaire dans une entreprise, avant de passer à temps partiel à la naissance de son enfant, puis de connaître une période de chômage pendant laquelle elle s’est consacrée à son activité d’aidante familiale. Elle se désolidarise de l’étiquette de « consommatrice », expliquant qu’elle est « limitée dans [s]es dépenses » et qu’elle n’a « pas de moyens », mais aussi qu’elle n’a pas besoin de « tout ce qui est superflu » et qu’elle préfère « user [s]es vêtements jusqu’au bout ». Cette autolimitation de sa consommation s’appuie sur un regard critique à l’égard de cette « société qui consomme beaucoup, qui pollue » contre laquelle elle se dit « révoltée ». On voit ainsi comment s’opère un recodage des contraintes budgétaires en choix politiques : il ne s’agit pas de sobriété volontaire dans la mesure où l’accès à des pratiques de consommation plus ostentatoires (et plus polluantes) lui est refusé. Mais il ne s’agit pas non plus d’une pauvreté subie dans la mesure où elle n’est pas vécue comme une privation, mais comme une autolimitation de ses besoins. La requalification écologiste des pratiques populaires s’articule alors au maintien de la nécessité : choix politiques et contraintes économiques s’entremêlent dans le processus de recodage.
29Au-delà des discours, le vide-greniers permet-il effectivement une limitation de la surconsommation ? Il réduit certes l’obsolescence des objets, en évitant qu’ils soient jetés et en favorisant leur deuxième vie. En proposant des objets du quotidien à petits prix, il répond à des besoins de première nécessité que les visiteur·euse·s auraient, en l’absence du vide-greniers, satisfaits en grande surface, en achetant du neuf. Néanmoins, l’absence d’une activité de réparation au sein du vide-greniers limite le réemploi des objets en mauvais état et l’exiguïté du lieu réduit la capacité de stockage. De plus, cette logique de récupération ne remet pas en question le fonctionnement de l’amont de la chaîne de production. C’est une critique récurrente des expérimentations de revalorisation des déchets comme les ressourceries (Rassat, 2017) : elles dépendent, par définition, de la surproduction et lui assurent un débouché socialement et écologiquement valorisable dont la charge repose, en l’occurrence, sur les classes populaires.
30La dépendance des ressourceries à l’égard de la surproduction a pour pendant la reproduction en leur sein des normes de la surconsommation. Si le vide-greniers assure la satisfaction d’un certain nombre de besoins, il regorge également d’objets qui n’apparaissent pas a priori de première nécessité et les petits prix pratiqués autorisent l’achat compulsif. De fait, un certain nombre de témoignages de visiteur euse s invitent à ne pas considérer le recodage écologiste des pratiques populaires comme systématique. Bachir, 58 ans, habitant d’Aubervilliers et ripeur à Saint-Denis, apprécie le vide-greniers parce qu’il y trouve des chemises de la marque qu’il affectionne pour un prix avantageux par rapport au neuf : « J’ai beaucoup de choses à la maison, mais j’aime trop la marque, même si je ne porte pas, l’essentiel c’est que j’ai cette marque ! » La sociologie a bien montré que la consommation ne se limite pas à satisfaire des besoins primaires, mais constitue un moyen de distinction sociale pour celles et ceux qui y ont accès (Dobré, 2002). À ce titre, le vide-greniers contribue à rendre accessibles des objets de distinction à des personnes qui n’y ont pas accès. Mais ces processus de distinction par la consommation sont construits par le capitalisme, et à ce titre, on peut douter du caractère alternatif d’une expérimentation qui contribue à les reproduire. Tout l’enjeu réside alors dans la manière dont la valeur des objets est produite au vide-greniers : est-elle fondée sur la rareté que le capitalisme organise par le système des marques, ou fait-elle appel à d’autres modèles de création et de reconnaissance de la valeur ? Ce sont les régimes de valuation des objets au vide-greniers que la section suivante se propose d’interroger.
31Une seconde critique adressée par l’écologie politique au capitalisme concerne la marchandisation. Celle-ci rejoint la critique de la surconsommation dans la mesure où c’est la déconnexion entre valeur d’usage et valeur marchande qui permet la rupture entre production et besoins : la création de nouveaux besoins et la logique de la consommation distinctive conduisent à produire des biens dont la valeur d’usage est faible, mais dont la valeur marchande distingue leurs détenteur·trice·s comme privilégié·e·s (Gorz 1978 : 294). La critique écologiste vise non seulement le mécanisme même du décrochage entre valeur marchande et valeur d’usage, mais également l’extension de cette logique à des sphères de plus en plus variées de l’activité humaine, y compris la sphère du quotidien (Dobré, 2002).
32Le vide-greniers accueille des processus de valuation alternatifs à la marchandisation. Le prix n’étant pas fixe et dépendant de la situation sociale des personnes, la valeur marchande attribuée à l’objet dépend moins de la nature de l’objet que de la personne qui l’acquiert, et elle est généralement fixée en dessous de la valeur d’usage attribuée à l’objet lui-même. Or, la construction de cette valeur d’usage fait appel à des régimes de valuation qui échappent pour partie à la logique de la marchandisation : valeur affective des objets qui ont appartenu à d’autres et qui portent leur histoire, valeur historique des objets anciens qui rappellent l’enfance ou dont l’usage est méconnu, valeur interculturelle des objets qui ont voyagé et qui reflètent la diversité des origines géographiques des donateur·trice·s du vide-greniers. La valeur attribuée aux objets est relationnelle : elle se construit dans l’accumulation des interactions sociales dont les objets sont les réceptacles et dans les situations d’échange qu’abrite le vide-greniers. On retrouve ici les conclusions de la littérature sur les cultures matérielles selon lesquelles la valeur d’un objet tient moins à sa nature qu’aux contextes de circulation dans lequel il évolue (Appadurai, 2014).
33L’attachement aux objets est exprimé dans les discussions informelles : la valuation se fabrique aussi dans les interactions entre visiteur·euse·s et donateur·trice·s et avec les bénévoles. La critique de la marchandisation apparaît au cours des interviews, les personnes mettant en avant l’origine gratuite des objets donnés et la valeur symbolique de leur prix d’achat – conçu comme une forme de soutien à l’activité de la Régie. Aurélie, une visiteuse âgée de 34 ans, auxiliaire de vie à l’hôpital, mère de deux enfants, et qui habite un logement social à Floréal depuis cinq ans, exprime au cours de l’interview son attachement à la gratuité : « Il y a des trucs qu’on m’a donnés, donc je ne vois pas l’intérêt d’aller vendre un truc qu’on m’a donné. Je donne, je préfère. Surtout par l’époque actuelle : le fait que tout soit payant, il n’y a plus rien de gratuit quasiment, le fait de donner, ça bouscule un peu ce qui se passe en ce moment, cette société ultra-individualiste, toujours centrée sur le commerce… »
34Ce régime alternatif de valuation connaît cependant des exceptions. Dans le cas d’objets particulièrement valorisés sur le marché classique, en particulier d’objets griffés, les bénévoles quittent le registre de la valeur relationnelle et sont peu enclines à négocier le prix : c’est le cas d’une robe Prada, d’un sac de couchage Vieux Campeur, d’un sac Armani… Face à l’absence de demande pour des objets à forte valeur marchande du fait des moyens limités du public du vide-greniers, la plateforme en ligne « Le Bon Coin » est ponctuellement utilisée par la Régie pour vendre des meubles à des prix plus proches de leur valeur marchande. En effet, le vide-greniers n’échappe pas aux impératifs budgétaires auxquels la Régie est soumise : les recettes, autour de 10 000 euros par an, restent limitées et dépendent de la marchandisation des objets. Cette ambivalence dans le régime de valuation des objets est sensible dans l’indétermination du vocabulaire utilisé par les bénévoles et la direction de la Régie pour désigner le public du lieu : la trésorière parle des « clients », ce qui gêne la présidente qui propose de les appeler les « solidaires », tandis que le codirecteur parle des « visiteurs ». La critique de la marchandisation n’est donc pas explicitée de manière unanime par les expérimentateur·trice·s. Le renversement des modes de valuation capitalistes reste incomplet au vide-greniers, à la différence d’autres expérimentations écologiques comme les magasins gratuits qui correspondent à « un acte critique de sortie volontaire du marché » (Bucolo et Lhuillier, 2021 : 67).
35La dernière critique de l’écologie politique au capitalisme qui sera examinée ici est celle de l’hétéronomie. Cette critique est présente dans le courant « arcadien » de l’écologie politique (Bourg et Whiteside, 2017) qui donne une place centrale à l’émancipation des personnes à l’égard du « monopole radical » que le capitalisme impose à toutes les sphères de l’activité humaine (Illich, 2014). Pour A. Gorz, le mouvement écologiste est avant tout le mouvement de défense de la « culture du quotidien » définie comme « l’ensemble des savoirs intuitifs, des savoir-faire vernaculaires, des habitudes, des normes et des conduites allant de soi, grâce auxquels les individus peuvent interpréter, comprendre et assumer leur insertion dans ce monde qui les entoure » (Gorz, 2008 : 49).
36On peut relire le rapport aux objets des visiteur·euse·s du vide-greniers à travers le prisme de la critique de l’hétéronomie. Cette autonomie se manifeste notamment dans la possibilité de transformer les objets. Nombreux·ses sont les visiteur·se·s qui projettent d’utiliser leurs savoir-faire en bricolage ou en décoration pour remettre en état des objets abîmés ou détourner les objets de leur usage initial. C’est le cas de Julia, 26 ans, habitante du quartier depuis son enfance, puéricultrice en crèche, qui trouve au vide-greniers le matériel nécessaire pour inventer des activités d’éveil à destination des enfants. On remarque aussi que ce sont les objets dont on ne connaît pas l’usage qui suscitent le plus de curiosité. C’est le cas d’un objet mystérieux, en terre cuite, de marque italienne, qui ressemble de l’extérieur à un moule à gaufres, mais dont l’intérieur est lisse, qui devient dans l’esprit d’un visiteur un garde-chaud à poser sur les braises. Cette valorisation des savoir-faire artisanaux et de la créativité n’est pas sans rappeler la philosophie du mouvement Do It Yourself qui envisage la finitude des ressources comme une opportunité pour le développement du pouvoir d’agir citoyen et l’invention de nouveaux modes de vie et modèles politiques (Hein, 2012).
37Cette portée politique du faire-soi-même est cependant inaboutie dans le cas du vide-greniers. En l’absence d’un atelier d’autoréparation, il n’offre pas d’espace pour transmettre des savoir-faire inégalement partagés par les visiteur·euse·s. Le mauvais état d’un objet peut constituer un frein à l’achat. Si le bricolage est un savoir-faire répandu parmi les classes ouvrières ou paysannes, M. Dobré constate que le faire-soi-même nécessite un certain nombre de ressources – économiques, mais aussi sociales et culturelles – dont le quart le plus pauvre de la population qu’elle étudie est dépourvu (Dobré, 2002). L’idée que les classes populaires seraient les dernières dépositaires de modes de vie écologiques alternatifs au capitalisme (Ariès, 2015) se heurte ainsi à l’hétérogénéité des classes populaires. Le vide-greniers rend compte de l’existence, dans les quartiers populaires, d’espaces où la dépendance à l’égard des modes de consommation et d’échange capitalistes est réduite, mais il révèle aussi des rapports divers aux normes et des inégalités de ressources pour les contourner. Les conditions offertes au vide-greniers pour permettre aux personnes d’exercer leur autonomie sont encore limitées : la réappropriation des objets est pour l’instant cantonnée à une échelle individuelle pour ceux et celles qui en ont les ressources, et reste invisible dans la mesure où elle s’effectue en dehors du lieu de l’expérimentation.
38Expérimentation, expériences, initiatives, alternatives, solutions concrètes… la diversité des termes utilisés pour qualifier la montée d’un répertoire d’action privilégiant le faire dans les mouvements sociaux est révélatrice de débats qui touchent à leur capacité à s’inscrire dans une perspective de transformation sociale. Les limites mises au jour par la littérature scientifique quant au caractère ponctuel, microlocal, élitaire ou trop peu radical d’initiatives qui se revendiquent de l’alternative sont les marques du caractère inabouti d’expérimentations qui constituent seulement des étapes vers la construction d’alternatives. L’alternative apparaît ici comme l’horizon politique d’expérimentations qui se déploient dans la recherche d’un changement d’échelle, d’une mobilisation élargie et d’une rupture avec le capitalisme.
39Le cas du vide-greniers de la Régie de quartiers de Saint-Denis a permis de lire l’alternative d’un point de vue processuel : jamais tout à fait réalisée, elle se construit dans l’expérimentation, sur la base de conditions favorables que le vide-greniers réunit partiellement. La pérennisation dans un lieu dédié et la formalisation progressive, sur la base de liens d’interconnaissance éprouvés, d’un maillage d’acteurs investis dans le réemploi à l’échelle d’un territoire qui dépasse l’échelle du quartier constituent des conditions pour rompre avec le caractère ponctuel et microlocal de nombreuses expérimentations. La mobilisation des classes populaires, qui fait défaut à des expérimentations élitaires ou ciblant les classes populaires sur le mode de la gouvernementalité écologique ou de l’injonction participative, peut être réalisée par un réencastrement de la question écologique dans la question sociale et la mise en place de modes de gouvernance qui veillent à ne pas reproduire les rapports d’inégalité que l’initiative cherche à combattre. Les pratiques et les savoirs populaires constituent enfin une base solide pour un recodage écologique de modes de vie dévalorisés, qui contribue à inscrire l’expérimentation dans l’horizon d’une alternative écologique au capitalisme. Dans le cas du vide-greniers, ce recodage est incomplet dans la mesure où la portée écologique du vide-greniers ne fait pas l’objet d’une publicisation. Cette stratégie de mise en sourdine de la dimension politique de l’expérimentation favorise la manifestation d’une écologie en acte, encastrée dans la sphère économique et sociale, mais peine à réunir un collectif autour d’un projet de transformation sociale. Si le vide-greniers est une alternative en construction, il s’agit encore d’une alternative qui ne dit pas son nom.