2À la lumière de travaux sociologiques, nous connaissons la richesse des pratiques sociales qui s’inscrivent dans les espaces domestiques, et comment en retour leurs analyses nous renseignent sur des faits de société. Cet article veut contribuer à mettre au jour ces pratiques domestiques dont le « caractère familier, intime et quotidien rend l’analyse difficile » (Varlet, 2002), et qui peuvent être révélées à la faveur de l’expérience extrême du premier confinement. Nous faisons l’hypothèse que leur analyse fine et spatialisée pendant cette période est susceptible de révéler la richesse des usages sociaux quotidiens de nos espaces domestiques, de nos ajustements aux autres, autant qu’un savoir-faire habitant. En rapatriant à l’intérieur de la sphère domestique l’entièreté de nos activités quotidiennes, l’expérience de ces huit semaines de confinement a-t-elle fait bouger les lignes des partitions intérieures des logements, et modifié les figures spatiales des appropriations ordinaires ? De nouvelles appropriations sont-elles apparues, et dans quels espaces se sont-elles inscrites ?

3Nous faisons également l’hypothèse que l’expérience du confinement nous a menés à « relire » notre environnement habité et nos usages domestiques, en créant une nouvelle syntaxe habitante qui pourra potentiellement se poursuivre, notamment soutenue par une accélération des transformations socio-techniques rattachées au numérique, ouvrant sur de nouvelles formes de travail. Par syntaxe habitante nous saisissons la manière dont, à l’intérieur du cadre bâti, l’habitant articule sa propre syntaxe en aménageant son intérieur, en mettant en bonne place des éléments de mobilier et de décoration, en inscrivant ses usages ordinaires dans les espaces partagés entre les personnes du groupe domestique, et ce faisant, qualifie de manière permanente ou temporaire les différents espaces du logement (Serfaty-Gazon, 2002 ; Pinson, 1988 : 40). Nous faisons enfin l’hypothèse que la « domestication » de la pandémie n’a pas été sans accentuer des inégalités à l’œuvre dans et par le logement et essayons de pointer des situations habitées qui l’illustrent très concrètement.

4Cette recherche s’inscrit dans un ensemble de travaux d’enquête menés (VICO, 2020, OVE, 2020 ; COCONEL, 2020 ; IDHEAL, 2020; IREDU, 2020). sur le vif du premier confinement, comptant un grand nombre d’apports tirés de questionnaires. Elle apporte sa contribution par une analyse des pratiques sociales des ménages, inscrites dans leur temporalité et dans la matérialité des espaces, et met en avant les capacités d’agir des habitants. Elle s’appuie sur une démarche d’auto-enquêtes lancée auprès d’étudiants d’écoles d’architecture, qui a permis la production d’observations détaillées d’un « habiter confiné », restituées par des relevés dessinés accompagnés de textes. L’enquête a porté sur les petites stratégies d’organisation des espaces, sur des appropriations collectives et individuelles recomposées, et sur les conforts et inconforts vécus de cette période.

5Cet article restitue nos analyses en mettant en avant des extraits des carnets d’observation réalisés par les étudiants. Dans une première partie, nous présentons notre démarche et situons notre recherche en prolongement de travaux microsociologiques entrepris sur la sphère domestique. Une prise de repères parmi les concepts et apports de ce sous-champ scientifique est l’occasion de mettre en exergue des faits singuliers de l’expérience du confinement. Nous exposons ensuite nos résultats en montrant comment le confinement a représenté une nouvelle quotidienneté mettant à l’épreuve nos savoir-habiter, en nous mettant en prise avec le cadre matériel de nos logements, et comment il nous a menés à recomposer nos spatialités.

1. Étudier les spatialités intérieures, enquêter sur les appropriations

1.1. Les espaces domestiques, terrain de recherche sociologique

6« La société se fabrique pour une part dans l’espace domestique, en même temps qu’elle détermine ce qui s’y passe » (Collignon et Staszak, 2004 :3), et les espaces domestiques constituent bien un objet de recherche privilégié. Sans former un champ scientifique autonome, une sociologie des espaces domestiques se dessine en creux, en agrégeant de multiples entreprises de recherche qui n’émargent pas seulement à la sociologie de l’habitat. En effet, aussi privés qu’ils soient, les espaces domestiques sont au cœur de phénomènes sociaux qui les configurent et qui peuvent être révélés à la lumière de leur exploration.

7En premier lieu, ils sont sous influence d’institutions sociales, comme la famille, le couple, les rapports de genre ou encore les formes de travail, en en étant à la fois lieu de reproduction (Staszak, 2001), et levier potentiel de leur transformation. Les relations familiales (Haumont, 1966 ; Segalen, 1987 ; Bonvalet, 1997 ; De Singly, 1998), ou les rapports de genre (Paravicini, 1986 ; Kaufman, 1995 ; De Singly, 1998, 2016) y trouvent par exemple des éclairages importants. Pour partie, le confinement nous a mis en prise avec ces institutions sociales telles qu’elles s’incarnent à l’habitude, mais dans une forme intense et permanente, les révélant avec plus d’évidence, comme les rapports de genre qui se jouent beaucoup dans une économie domestique qui a été ici très soutenue. Le travail, l’éducation, les loisirs, les relations sociales ont, elles, été fortement perturbées, impactant les organisations spatiales intérieures. Certaines activités professionnelles ont, par exemple, dû être rapatriées dans le logement ou ont pu être mises en suspens, dégageant alors plus de temps libre chez soi.

8En deçà des institutions, un système de valeurs et de normes ordonnancent les pratiques domestiques. La valeur de l’entretien et du rangement, celle d’une vie tournée vers l’extérieur, ou celle encore d’une sociabilité familiale ou amicale montrent les variations possibles des manières d’habiter (Bonnin, 2002), cette forme de style de vie mis en espaces. La norme de l’intimité organise, quant à elle, fortement nos usages intérieurs, depuis sa conquête qui est allée de pair avec l’investissement plus fort de la sphère domestique (Paravicini, 1986). Intimités familiale, du couple, des différents membres du groupe domestique forment une géographie habitante qui organise un régime de privacité des espaces du plus public, susceptible d’accueillir des personnes extérieures au ménage, au plus privé. Aujourd’hui, ces différentes figures d’une intimité plurielle soutiennent une demande d’espaces permettant à la fois « une vie ensemble » et « une vie séparée » faisant écho aux valeurs de la famille contemporaine (De Singly, 1998). À ce sujet, les enquêtes ont montré comment le confinement a pu d’un côté étayer des formes de convivialité familiale habituellement plus exceptionnelles, par exemple les jeux de société, le visionnage de films, ou la préparation de repas festifs. Il a, d’un autre côté, contraint les personnes confinées dans un logement pluripersonnel à se tenir dans une cohabitation permanente avec les autres membres du foyer, en accentuant une demande d’intimité individuelle, et ce, dans un cadre architectural pas toujours propice (De Bergecol, 2020). Il est, en effet, évident que les espaces dans leurs configurations matérielle, technique et architecturale comptent dans l’expérience faite du logement, le confinement en ayant décuplé l’impact. Type et taille de logement, indice de peuplement et sur-occupation, défauts et degré d’inconfort, accès à un espace extérieur, environnement immédiat : les items des enquêtes Logement de l’Insee donnent une idée des variations des conditions objectives d’habitation. Nous savons que les inégalités sociales tendent à se rejouer par les conditions d’habitat (Bugeja-Bloch et Lambert, 2020) et que le confinement a nécessairement soutenu ces inégalités, en cantonnant notre quotidien aux espaces domestiques. Les enquêtes se rejoignent notamment au sujet de l’insatisfaction et de l’inconfort psychologique des personnes ne disposant pas d’un extérieur, quelle que soit sa taille (Bourdeau-Lepage, 2020). Disposer d’un prolongement de son cadre de vie tel qu’un jardin, une véranda, un balcon a profondément modifié les relations à l’intérieur même du logement et a permis d’échapper temporairement à « l’enfermement domicilaire », nous amenant à reconsidérer nos relations avec la grande ville et avec les espaces de nature en période de pandémie (Corneloup, 2020).

10Quelles que soient les situations, le confinement est bien venu éprouver un équilibre, et un savoir-habiter a dû être mobilisé par des acteurs domestiques devant rapatrier la quasi-totalité de leurs activités à domicile, en ajustant leurs usages à la cohabitation permanente avec les autres membres du ménage. Afin d’en prendre la mesure, l’étude des appropriations apparaît nécessaire.

1.2. Enquêter sur les appropriations

11Pour approcher les usages sociaux de nos intérieurs, le concept d’appropriation est déterminant et constitue un objet de recherche majeur de nos analyses. L’appropriation peut être définie comme « l’ensemble des pratiques quotidiennes de l’habitat » qui contribuent à la fabrication d’un chez-soi, en lien avec des ressources matérielles et une socialisation (Haumont, 1968 ; Serfaty-Garzon, 2002). Elle renvoie ainsi au processus au long cours d’inscription d’une vie sociale ou familiale au sein d’un logement, au fil du cycle de vie. Concrètement, « s’approprier son logement, c’est par différentes opérations (délimiter, aménager, transformer) créer un chez-soi qui exprime à la fois ses goûts, ses valeurs et ses désirs de distinction » (Haumont et al., 1990 :120). À l’échelle du temps ordinaire, les appropriations renvoient aux mises en espace de nos usages quotidiens. On s’approprie une pièce ou l’un de ses coins pour y mener une activité, seul ou à plusieurs, pendant un certain laps de temps. Les appropriations sont donc différenciées selon les personnes ou groupes de personnes impliquées dans les actions, et selon les temporalités. Ainsi, si certaines appropriations sont stabilisées, comme celles des chambres instituées en espaces personnels ; d’autres sont temporaires et doivent être négociées avec les autres acteurs domestiques qui partagent le logement. L’espace domestique apparaît donc éminemment mouvant, et c’est à la rencontre de cet espace singulièrement dynamique et en prise avec les dimensions matérielles du cadre architectural que notre démarche s’est engagée, en dressant des relevés ethnographiques des logements de confinement. Ces relevés d’espaces habités utilisent l’efficace du dessin codifié pour représenter le cadre architectural, augmenté du dessin des meubles et des objets, et de toute indication utile à la restitution graphique de l’occupation effective de l’espace (attribution des pièces ou de sous-espaces, habitudes d’installation des repas, etc.) (Pinson, 2016). En premier lieu, le relevé d’espaces habités permet de rapporter une infra-architecture habitante qui s’inscrit dans l’enveloppe construite première. En deuxième lieu, il permet de restituer les appropriations différenciées, et de porter une analyse thématique des espaces domestiques (ordre/désordre ; degrés de privacité ; intimités ; séquences d’usages…). Les écoles d’architecture sont nombreuses à former leurs étudiants à cet outil « à la rencontre de l’architecture et de la sociologie » (Pinson, 2016) qui leur permet de se projeter dans des espaces vécus par leurs habitants, variant au rythme des multiples appropriations qui s’y inscrivent.

12Ainsi, quelques jours après la mise en œuvre du confinement, alors que nous devions inventer une offre pédagogique pour former nos étudiants aux approches socio-anthropologiques de l’habitat en étant privés d’accès au terrain, nous avons conçu un carnet d’auto-enquête en quatre volets comprenant la présentation du logement et du groupe domestique, deux volets analytiques des appropriations – en laissant les étudiants libres de choisir les thèmes qu’ils souhaitaient développer – et un volet sensible leur permettant de décrire leur vécu de cette période. À l’aide de ce carnet, les étudiants allaient pouvoir restituer finement les usages quotidiens à l’œuvre dans leur logement de confinement, en dressant des relevés d’espaces habités, accompagnés de croquis, de photos, et de textes portant leurs analyses. Quelques séances de travaux dirigés réalisées en distanciel ont permis de les accompagner dans ce travail et d’orienter leurs analyses en les mettant sur des pistes d’objets d’études.

2. Habiter confinés

14L’analyse de notre corpus est riche d’informations sur des manières d’habiter bousculées par l’expérience du confinement. Elle montre des dispositions à habiter, à aménager son intérieur, et à définir des règles permettant une économie domestique et une cohabitation intense, en répondant à la nécessité de faire place à des activités qui, à l’habitude, s’inscrivent à l’extérieur. Parmi celles-ci, le travail depuis son domicile a largement éprouvé les espaces domestiques.

2.1. Quand le travail envahit l’espace domestique : brouillage des frontières et stratégies d’aménagement des espaces et du temps

« Initialement, cette maison n’est pas du tout un lieu de travail. Il n’y a que le cadet qui, étant encore au lycée, travaillait sur ces devoirs. Aujourd’hui nous sommes trois à y travailler. Il y a le télétravail qui s’est immiscé dans le quotidien et les cours qu’il faut suivre à distance. Pour ça, les espaces de loisirs sont souvent devenus des espaces de travail. Leurs avantages sont alors, par moments, devenus des inconvénients. Le bureau qui se trouve dans la chambre du bas, qui est placé sous la fenêtre, exposé plein sud, n’est maintenant pas réellement exploitable comme tel entre 14 heures et 17 heures : il faut se reculer de la fenêtre et fermer les volets. À l’étage, l’ordinateur qui est dans la chambre parentale est devenu un bureau pour faire du télétravail et donc la chambre est bloquée la journée pour cette occupation. À côté de ça, l’espace extérieur est devenu l’espace alloué aux pauses dans le travail. Cela devient le moment de rencontre de la journée entre ceux qui travaillent et les autres. On y prend les pauses café et l’apéro en fin de journée. » (Livret de Léanne, habitant en famille – deux parents et quatre enfants – une maison T5 à Angers, Ensan.)

16De nombreux relevés d’espaces habités mettent globalement en évidence la façon dont le télétravail a pu envahir le logement jusque dans les pièces de séjour, sur les tables, les murs ou même le sol, en mobilisant un savoir cohabiter inédit. Ont pu être mises en avant dans nos enquêtes des « interférences entre les usages concurrents de la pièce principale » (Gilbert, 2016 : 109), que les cohabitants sont habitués à devoir gérer, mais dont les enjeux étaient ici amplifiés dans le cadre d’activités professionnelles exigeantes. Des règles de gestion temporelle ont pu constituer une porte de sortie.

17Plus qu’une installation à un unique poste de travail, les acteurs domestiques ont développé des stratégies d’installation de leurs activités professionnelles ou scolaires dans un répertoire de lieux divers, et ont misé sur une organisation des temporalités permettant de redessiner des frontières brouillées entre vies de travail et de détente (Figure 2). Les ménages ont ainsi souvent essayé de reproduire le rythme d’une journée habituelle, en maintenant les horaires de bureau, en se ménageant une pause déjeuner, et en actant d’une fin de travail vers 18 ou 19 heures, laissant place ensuite à une soirée de détente.

18Devoir travailler depuis chez soi a ainsi conduit à une reconfiguration permanente de l’espace domestique et à une nouvelle évaluation de son cadre matériel. Les notes d’observation sont nombreuses à restituer l’importance prise par l’éclairement naturel, ou le fait de bénéficier d’une vue, quand les journées de travail se passent exclusivement à domicile. Les acteurs domestiques ont pu réaliser de petits déménagements pour gagner une vue, rechercher plus de luminosité, ou au contraire s’en protéger pour travailler sur écran.

« On distingue ainsi un certain nombre de combinaisons public/privé, notamment dans les chambres qui deviennent un espace de travail quotidien en plus du travail personnel qui pouvait déjà être mis en place. L’apparition de la visioconférence est par exemple nouvelle. Elle procure aux espaces visibles par la caméra un caractère public et modifie nos habitudes. » (Livret de Jeanne, habitant une maison T5 avec ses parents et sa sœur, Ensan.)

19Un des éléments marquants de cette expérience est qu’elle est venue remettre en cause la frontière entre le privé et le public. L’organisation de réunions en visio depuis son salon ou depuis un coin bureau improvisé, le suivi d’un cours depuis sa chambre sont des expériences qui questionnent brutalement la frontière entre le professionnel et l’intime. Cela a notamment été le cas pour les étudiants qui devaient activer leur caméra afin de mieux reconstituer l’ambiance des cours en présentiel, dévoilant ainsi l’intimité de leur chambre. Aussi, l’affaiblissement des frontières entre les appropriations domestiques et les activités de travail vient perturber un équilibre et mène à revisiter le cadre matériel des espaces domestiques. Des chambres, espaces personnels par excellence, deviennent des bureaux, et des espaces dédiés à la détente peuvent devenir des espaces de travail, nécessitant de recréer ailleurs les lieux de détente (Figure 2). Et c’est souvent le jardin ou la fenêtre qui deviennent des espaces de ressourcement, un sas permettant de rompre avec l’ambiance laborieuse, afin de pouvoir ensuite revenir dans le logement pour une soirée de loisirs. Ainsi, en transformant nos logements en espaces de travail, l’intrusion du télétravail modifie le rapport entretenu à l’espace domestique, alors que « liberté et plaisir domestique s’effacent au profit du devoir et de la charge professionnelle » (Mathieu et al., 2004 : 3). Cette nouvelle condition habitante, qui peut être rapprochée de celle idéale-type des garde-barrières, a été partagée par une majorité de ménages durant le printemps 2020. À cet affaiblissement des frontières entre vie privée et vie professionnelle, la créativité habitante a tenté de répondre en organisant des espaces et des temporalités spécifiques.

20Au-delà d’une territorialisation des activités de travail ayant conduit à une recomposition forte des appropriations du logement et à une relecture de son cadre matériel qui pourra perdurer, le confinement a également produit un nouvel habiter confiné, logeant l’ensemble de nos pratiques quotidiennes dans nos intérieurs.

2.2. Loisirs, détente et temps collectifs : émergence d’une nouvelle quotidienneté et petits arrangements domestiques

« Le sport habituellement pratiqué dans un club par tous les membres du ménage prend place dans le logement. Le salon est occupé pour le gainage et renforcement musculaire de par sa grande taille et un dégagement de l’espace assez facile. À deux pas se trouvent, dans la chambre des parents, un tapis de course et un vélo d’appartement, les deux appareils sont placés en vis-à-vis afin de pouvoir se voir et se parler. » (Livret de Jeanne, habitant en famille – deux parents et deux enfants – dans une maison T5 – zone géographique non renseignée –, Ensan.)

21Le confinement a bousculé nos habitudes en faisant entrer dans l’enceinte du foyer l’ensemble des activités de loisirs ou de détente, ainsi que les pratiques de sociabilités qui sont habituellement vécues à l’extérieur. Les instruments numériques ont permis de recréer en distanciel un certain nombre de ces pratiques sociales, et le confinement a produit une accélération de mutations socio-techniques qui semblent pouvoir impacter durablement nos rapports aux autres et aux espaces. Nos relevés habités restituent la façon dont les pratiques sportives, par exemple, ont pu s’inscrire temporairement dans des espaces personnels ou partagés et faire l’objet d’adaptations temporaires du mobilier existant ou d’installations pérennes d’équipements. Ceux-ci ont souvent été implantés à proximité de fenêtres pour profiter d’un rapport à l’extérieur, d’une ventilation naturelle, comme pour signifier qu’on était un peu ailleurs.

22Certes, quelques nouvelles appropriations ont fait leur entrée, mais pour beaucoup, les appropriations confinées se sont nourries d’appropriations préexistantes, qui ont toutefois perdu leur caractère exceptionnel pour entrer dans un nouveau quotidien. Regarder des séries en famille, faire des jeux de société, s’engager dans la préparation de repas élaborés constituent autant d’exemples de soutien à des formes de sociabilités familiales ou amicales d’habitude plus marginales. L’instauration de ces appropriations collectives a constitué un point d’ancrage, le garant d’un rythme pour une vie domestique permanente. Elles se sont inscrites dans les espaces publics du logement au sein du trio séjour/salon/cuisine, parfois augmenté du balcon ou du jardin. Les relevés habités montrent ainsi très bien comment les tables sont des objets collectifs sur lesquels se succèdent ou se chevauchent des appropriations (Figure 4), provoquant parfois des enjeux de conquête de territoire, qui alternent avec un soutien à une convivialité familiale, notamment pour des retrouvailles de fin de journée. Au travers de notre enquête, le repas et ses préparations apparaissent comme un motif particulièrement important du quotidien confiné. Les acteurs domestiques vont pour certains faire varier les espaces de prise de repas : s’installer dans le séjour, dans le jardin, dans le salon devant un film, ou encore dans sa chambre. La reconstitution de la pause-déjeuner d’une journée de travail peut se faire avec moins de formalisme, et dans des configurations parfois individuelles : chacun son heure, chacun son espace. Les temps autour des repas sont restitués comme des repères temporels, permettant de maintenir un rythme social. Plus fortement, la préparation des repas et les activités culinaires ont pu devenir un loisir auquel beaucoup se sont consacrés. Les repas ont été au centre de la vie du groupe, nécessitant de nouvelles négociations collectives concernant les choix des menus, l’organisation des tâches culinaires et des achats, avec une charge domestique décuplée. Pour certains jeunes de retour au foyer familial, ces « passages obligés » ont pu être moins bien vécus.

« On profite de la famille et on prend du temps pour soi. Passer du temps en famille c’est bien. C’est même essentiel. Mais il faut parfois prendre un temps seul pour décompresser et souffler un coup. Alors on trouve un lieu. Un moment. Une occupation pour laisser l’esprit respirer. » (Carnet d’Arthur, habitant en famille – deux parents et deux enfants – dans une maison T6 – zone géographique non renseignée –, Ensan.)

23Les analyses conduites par les étudiants restituent bien une alternance nécessaire entre les espaces-temps collectifs et ceux pour soi (Figure 3). Cette double figure à l’œuvre dans l’habiter ordinaire a été accrue par la permanence de l’occupation et du partage du logement. Il s’agissait de pouvoir recréer en intérieur un peu de l’espace de liberté que l’on trouve habituellement dans une vie extérieure. Au-delà d’une partition claire des espaces personnels, les habitants ont pu définir des règles de savoir-vivre en collectivité plus ou moins formalisées. Il a fallu inventer de nouveaux codes marquant la privatisation d’un espace, à l’instar de la fermeture d’une porte de couloir pour ne pas être dérangé (Figure 5). De même, une organisation des temporalités de partage des lieux, en l’absence d’espaces délimités, a pu être mise en œuvre. Coraline a ainsi ajusté ses horaires de travail à ceux de sa sœur, en chômage partiel, avec laquelle elle partageait un T2 : elle travaillait tôt le matin ou tard le soir.

24Le confinement a conduit à une extension phénoménale du temps passé chez soi, occasion de nouvelles appropriations individuelles, en partie soutenues par ce besoin d’espace-temps à soi, en marge des temps de cohabitation. Sur ce fait, nos observations nous mènent à relever de très nettes démarcations concernant les appropriations et activités individuelles dont le genre peut être à l’origine. Ainsi, les activités de jardinage et de bricolage sont souvent l’affaire des hommes, leur permettant ici d’échapper au milieu confiné du logement (Figure 6). Les femmes, quant à elles, ont semblé se tourner davantage vers la pratique sportive ou des loisirs comme la lecture ou le bricolage créatif, des occupations qui nécessitent moins de temps libre à disposition, et qui les laissent généralement au contact des autres membres du foyer.

25Pour les étudiants engagés dans un processus de décohabitation et d’autonomisation le retour dans le foyer a pu nécessiter d’établir un nouvel équilibre entre une vie collective dominante allant de pair avec des règles édictées par les parents et un besoin marqué d’une nouvelle vie privée à domicile. Cette première séquence de fermeture des universités, comme celle qui suivra à l’automne 2020, a en effet mis majoritairement sur pause leur processus de décohabitation. Leurs carnets, comme celui de Zoéline, habitant seule avec ses parents dans une maison de six pièces, témoignent de leurs difficultés à réintégrer pleinement leurs « anciens » logements tout comme une forme d’étonnement produit par ce retour impromptu :

« Il a fallu que je me réapproprie cet espace du domicile familial, mais cela ne fut pas si évident. En effet, les premiers jours je laissais mes quelques affaires “traîner” dans ma chambre sans vraiment les ranger dans les placards, comme si ce qui était dans les placards appartenait au passé. »

26Alors qu’ils commençaient à vivre leur logement familial (ou leurs logements familiaux pour les situations de bi-résidences) comme un espace de « vacances » et de retrouvailles ponctuelles avec leurs proches, les étudiants doivent se réapproprier ces lieux dans lesquels ils ne se sentent plus totalement chez eux, pour y déployer la totalité de leurs activités. À une réappropriation timide de leurs espaces et de leurs habitudes fait suite un renforcement des liens affectifs avec leurs proches en participant à des activités communes, avant l’apparition de conflits et désaccords qui s’incarnent parfois dans une crise de la gestion des espaces.

27Le confinement est venu mettre à l’épreuve les « habitudes pratiques » et « les arrangements domestiques » (Gilbert, 2016) construits au sein des foyers. L’équilibre s’est joué dans l’organisation spatiale et temporelle des appropriations au fil des journées et dans les négociations à conduire pour prendre en charge une économie domestique intense. L’analyse des appropriations confinées pousse à considérer la très forte malléabilité des espaces domestiques ainsi que les savoir aménager et cohabiter des acteurs domestiques.

2.3. Confinés seuls dans un micro-logement : l’expérience extrême des étudiants

« Je pense que j’ai un rythme qui à long terme pourrait être mauvais, car je passe mes journées devant un ordinateur, que ce soit pour travailler, participer aux cours, ou regarder des vidéos. Je vis aussi beaucoup plus la nuit, je me couche tard, et me lève tard. Je ne sors que pour les courses une fois par semaine, pendant une demi-heure à une heure. Vous l’aurez compris : je suis dans ma grotte et mon seul contact social est le temps de jeu en ligne avec mes potes, ou quand j’appelle mes parents[…]. Pendant les périodes de repas, je cuisine debout avec une vidéo et je mange sur le bureau, en décalant certains objets sur le rebord de la fenêtre. Le but est de gagner de la place pour poser mes couverts et manger. […] Partons rêver un petit peu : le soir avant d’aller me coucher vers 3 heures du matin je prends souvent un temps pour penser, en regardant dehors, je trouve que la nuit est vraiment bien pour se poser. J’ouvre aussi la fenêtre pour regarder, et respirer un grand coup. Il n’y a jamais de bruit ou presque. C’est un peu un moyen de sortir de ce confinement pendant un instant. Pour aller se coucher, après c’est vraiment plus facile, avec une tête vidée de stress. » (Livret de Jean-Pascal, habitant seul en cité-U à Nantes, Ensan.)

28La situation particulière des étudiants confinés seuls dans leur logement universitaire appelle un développement spécifique. Les auto-enquêtes conduites par nos étudiants restituent des inconforts de divers ordres, et notamment psychologiques, en même temps qu’elles mettent en évidence un savoir-habiter fait de multiples ruses. En étant privés de la présence d’une vie collective appelant la synchronisation des temps des uns et des autres, les étudiants ont éprouvé des difficultés à séparer leurs différentes activités sociales. Et ils ont pu difficilement s’appuyer sur une partition de leurs différentes appropriations au sein de leur logement, en ayant peu de ressources matérielles pour ce faire : une seule pièce hormis la salle de bain, un unique plan de travail qui fait aussi office de table pour les prises de repas, un lit qui sert de canapé, et depuis lequel certains cours en visioconférence sont suivis. Plusieurs étudiants isolés ont souligné la nécessité vitale de différencier les temps de repos et de travail, tout comme les difficultés à le faire lorsque l’on manque d’espace. Ainsi, les usages se confondent au sein d’un même lieu multifonctionnel devenu tour à tour cuisine, chambre, salon, bureau (Figure 7), comme observé par Céline Rosselin (2002). Une unique fenêtre ne donne généralement qu’un cadrage monotone sur l’extérieur (Figure 8). Cet espace qui n’est bien souvent qu’un point de passage dans une vie estudiantine devient le seul lieu de vie. Isolé, l’étudiant développe un autre rapport au temps et le travail prend possession du logement et du quotidien. Chez certains, le travail s’étale partout, et une sensation de retard permanent s’installe. Quant à la sociabilité et la détente, elles empruntent la voie numérique, faisant de l’ordinateur un objet technique unique occupant de nombreuses heures de travail, de loisirs, de discussions numériques…

29Les textes livrés par les étudiants restituent la façon dont la conversation manque, faisant monter un sentiment palpable de solitude. Le téléphone et les applis de communication permettent de retrouver un lien partiel avec l’autre, « d’avoir l’impression de passer du temps à plusieurs », racontent Mathieu, Inass et Thomas, tous étudiants à l’Ensa de Bretagne et confinés seuls à Rennes. Au fil du temps, les étudiants confinés seuls se retrouvent connectés sans pour autant se parler. Le fait d’être en ligne, joignable à tout moment, recrée de nouveaux rapports sociaux à distance. « Il nous arrivait d’inviter virtuellement l’autre chez nous le temps d’un après-midi » (ibid.), afin de retrouver virtuellement la présence des autres et de structurer la journée. Les carnets d’enquêtes restituent également l’importance nouvelle prise par l’environnement ambiant sonore : ces étudiants prêtent plus attention aux bruits du voisinage, de la rue. “Le bruit de la rue fabrique nos quotidiens.” » (Carnet de Chaïma Samir, habitant seule dans un studio à Rennes.)

30Ainsi, de taille souvent réduite et habituellement synonyme d’un mode de vie estudiantin largement plurisitué, l’habitabilité du micro-logement s’est vue réinterrogée par le confinement. L’hétérogénéité des conditions de logement des étudiants a été mise en exergue par notre enquête, tout comme les ruses et les imaginaires déployés pour vivre dans ces espaces habituellement transitoires.

2.4. Habitants-aménageurs : nouvelle syntaxe habitante, nouvelles spatialités et rapport renouvelé aux extérieurs

« L’espace ou nous sommes installés a nécessité bon nombre de changements pour nous l’approprier. En effet, l’atelier n’était pas prévu pour accueillir quatre personnes pour y loger. Nous avons donc modifié l’espace. Il a fallu faire avec la météo car le chauffage n’est pas installé dans l’espace atelier. Les choses ont souvent bougé et depuis seulement deux semaines le placement définitif de notre “habitat” a vu le jour. Nous avons installé un espace commun le “salon” et l’espace “chambre”. » (Carnet de Stanislas habitant dans un atelier « T6 » en famille – un parent et trois enfants – en Normandie, Ensan.)

31L’assignation stricte à domicile a mené les individus à porter une attention très forte à leurs espaces domestiques et à l’environnement proche de leur habitat. D’une part, la « saturation » (Gwiazdzinski et al., 2020) ou l’investissement plein et entier du logement, du matin au soir, ont conduit les ménages à une évaluation expérientielle inédite de leurs espaces quotidiens. Les dispositifs architecturaux, la partition des espaces, mais aussi les ambiances ont montré leurs atouts ou leurs limites. Au-delà des intérieurs, c’est tout un répertoire spatial qui a été remis en question, et notamment le rapport à l’extérieur, et aux « autours » des espaces domestiques.

32Les analyses conduites par les étudiants soulignent l’importance des transformations apportées aux espaces domestiques lors du premier confinement. Afin d’installer les lieux pour accueillir le plus confortablement possible les activités des uns et des autres, les habitants se sont faits habitants-aménageurs (Staszak, 2001), et, selon les situations, les logements de confinement ont pu apparaître comme une ressource précieuse des ménages pour traverser cette période, ou bien au contraire comme un cadre matériel et social fortement contraint et inégalitaire. C’est d’autant plus vrai qu’au-delà des rapports d’occupation des espaces domestiques, ceux-ci ont pu faire l’objet d’un investissement supplémentaire par la conduite de travaux de décoration, de réaménagement, de rangement, etc. Nombreux ont été les ménages à profiter du ralentissement des activités sociales extérieures pour investir leurs intérieurs ou s’adonner au jardinage (Figure 9). Les logements ont pu être un formidable passe-temps. Cela n’a été possible que dans certaines conditions spatiales et économiques. Des inégalités sociales se sont ainsi rejouées, selon les moyens financiers et le droit à disposer de son lieu de résidence variant avec le statut d’occupation.

« On redécouvre le jardin. Même pendant les beaux jours, ce n’est pas un espace que l’on utilise énormément. Mais désormais il constitue une véritable extension de la maison : la terrasse devient terrain de badminton deux-trois fois par semaine grâce aux chaises, un espace de bronzage les jours de beau temps, où prendre l’apéro. L’extérieur permet d’oublier un peu le confinement. » (Carnet d’Ilona habitant en famille – deux parents et deux enfants – dans un appartement T5 à Rennes, Ensan.)

« Enfin le changement principal s’opère au niveau des fenêtres que nous gardons quasiment tout le temps ouvertes pour avoir de l’air frais et pour prolonger l’appartement vers l’extérieur faute d’avoir un balcon ou un jardin. » (Carnet d’Émilie habitant en couple dans un appartement T2 à Nantes, Ensan.)

33Une nouvelle syntaxe habitante a pris corps dans le temps du confinement. Celle-ci a pu redonner une place importante à l’entrée, qui tendait à s’effacer au profit d’une ouverture des espaces publics du logement. Elle est souvent devenue le sas de décontamination où pouvaient être déposés et mis en quarantaine effets personnels et courses, en provenance d’un extérieur vécu comme dangereux. On y trouve aussi les outils de lutte contre le virus (gants, gel…). L’hygiénisme domestique a parfois été très fort, notamment dans les foyers dont un membre travaille dans le milieu paramédical. Plus fortement, les extensions du logement et les espaces extérieurs ont pris une valeur particulière dans cette nouvelle syntaxe habitante. Nos observations montrent bien comment les habitants ont pu investir leurs jardins, leurs balcons ou les espaces attenants aux fenêtres (Figure 10). Ces espaces sont devenus des lieux de détente quand le travail envahissait l’intérieur, espaces de reconstitution à domicile d’un grand extérieur inaccessible. On rejoint ici les résultats des enquêtes par questionnaires qui ont bien mis en évidence un rapport privilégié aux extensions du logement dans cette période  : disposer d’un jardin, ou d’un petit espace extérieur a été un élément déterminant du vécu de cet épisode, tout comme le fait de disposer d’une vue jugée agréable (Bourdeau-Lepage, 2020). « Pour être bien chez soi, les propriétés de l’autour sont essentielles » (Mathieu et al., 2004 : 4). L’absence de jardin n’a pas empêché les habitants de se constituer un rapport à l’extérieur proche, à l’aide d’un balcon ou de plantes installées à proximité des fenêtres. Il s’agissait aussi de s’approprier visuellement et affectivement les abords du chez-soi, qui dans la période de confinement strict ont été surtout vus comme un horizon à l’accessibilité limitée.

34Les vues et les ouvertures sur l’extérieur et les abords du chez-soi ont pris ainsi une valeur inédite. Julia, étudiante à l’Ensa de Bretagne, raconte être attirée par la fenêtre, y observer la rue, les enfants et les voisins, de même que le clocher de l’église toute proche. Pour Thomas, la fenêtre est son extérieur.

« Le résultat est qu’elles sont très souvent ouvertes, je cherche à me sentir à l’extérieur, à me sentir le plus possible dans cet appartement comme sur un balcon. » Pour Océane, étudiante confinée en résidence Crous, la fenêtre était surtout le lieu des échanges quotidiens. « Des fois, on s’appelait dans les logements à travers la fenêtre. En fait on disait le nom, on disait euh “Lamine !”, et il entend dans sa résidence il dit “oui je suis là !”. On dit “j’ai besoin de sucre !” et il descend. On a comme reconstitué une maison, en communiquant par les fenêtres » (extrait d’entretien).

« Nous avons commencé́ à applaudir les soignants devant notre entrée au bout de quelques jours de confinement. Nous avons été́ les premiers à sortir, mais lorsque nous l’avons fait, nous avons été́ directement rejoints par notre voisine d’en face, puis peu après, d’autres voisins de la venelle s’y sont mis. J’aime beaucoup ces moments de convivialité́ et de solidarité́ entre voisins, ce sont les seuls liens sociaux que nous pouvons maintenir en vrai. » (Livret de Louison, habitant en famille – deux parents et deux enfants – dans une maison T4 à Nantes, Ensab.)

36L’expérience du confinement a fait bouger les spatialités domestiques, qu’elles s’incarnent matériellement dans des aménagements ou de nouvelles installations des usages, ou qu’elles donnent seulement une valeur nouvelle à certains lieux. Les rapports intérieur-extérieur ont été fortement chamboulés, composant une nouvelle syntaxe habitante. Au global, de nouvelles spatialités tant intérieures qu’extérieures, tant matérielles qu’immatérielles se sont constituées, à l’instar des relations de voisinage qui se sont intensifiées, notamment chez les jeunes étudiants pour qui ces relations sont souvent moins importantes (Favre et Launay, 2021).

Conclusion

37Le confinement a représenté une véritable épreuve collective, mettant en question les rapports entretenus à nos espaces quotidiens qui sont autant matériels que sociaux. En nous privant d’un répertoire spatial large, il nous a contraints à recomposer nos territorialités, et nous a menés à une évaluation inédite de la valeur de nos spatialités. Les analyses conduites dans cette recherche viennent souligner des phénomènes déjà connus – comme la cristallisation spatiale de la répartition des rôles au sein de la sphère domestique – mais aussi mettre en évidence des appropriations renouvelées qui pourront s’inscrire durablement dans une nouvelle syntaxe habitante faisant de la place au télétravail, et soutenant un rapport à l’extérieur révélé dans toute son importance. Paradoxalement, le confinement est allé à l’encontre du mouvement de conquête de l’intimité au sein de nos logements, en nous contraignant à y faire de la place à des activités publiques extérieures. Il a mis à l’épreuve nos espaces domestiques et la manière dont nous nous les approprions, en fonction de nos ressources matérielles et en lien avec des compétences acquises au fil de nos expériences. Nos analyses mettent en avant une créativité habitante qui s’exprime dans et par des espaces qui font ressource, les inégalités s’en trouvant amplifiées.

39L’habiter ne peut se concevoir que dans une perspective pluriéchelles : on habite une ville, un quartier, une rue et l’on pratique au quotidien un certain nombre de lieux familiers qui sont des « appendices affectifs » (Mathieu et al., 2004) des logements. Le confinement nous a dessaisi de « tiers lieux » où l’on peut se sentir chez soi dehors, et est allé à contre-courant d’une mobilité et d’une multi-appartenance aux lieux devenues la règle pour les sociétés post-industrielles. Il a produit un changement radical des spatialités et provoqué un nouveau regard sur celles-ci : qu’elles concernent les spatialités intérieures que l’on a fortement investies, ou les spatialités extérieures qui ont pris une nouvelle valeur par effet de privation. S’il apparaît difficile aujourd’hui de prévoir quels seront les impacts spatiaux de cette expérience inédite des logements, et des effets de révélation de cette crise, on peut être sûrs que quelques lignes des spatialités s’en trouvent d’ores et déjà modifiées.