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Expérimentations de transition écologique

Une analyse des discours sur le rôle d’une expérimentation dans la production urbaine : le projet Darwin à Bordeaux

An analysis of the discourses on the role of experimentation in urban production : The Darwin project in Bordeaux
Sandra Mallet et Arnaud Mège

Résumés

L’article analyse des discours tenus sur l’écosystème Darwin à Bordeaux, révélateurs, selon nous, de différentes manières de comprendre et de penser la question de l’expérimentation à la transition écologique. Le projet est pensé comme un lieu hybride, couplant hébergement de porteurs de projets du champ de l’ESS, accueil d’associations culturelles et de commerces, dans une démarche se voulant exemplaire en termes de développement durable.
À la fois privé et en partie occupé sans droit ni titre, Darwin interroge fortement la place et le rôle de ce type d’alternative dans la ville, notamment au regard du conflit qui l’oppose depuis plusieurs années à l’aménageur d’une ZAC. Il apparaît comme un révélateur des tensions qui s’opèrent entre une volonté de « faire la ville autrement », de manière plus souple et résiliente, et des modèles encore dominants, caractérisés par des réalisations de grande envergure difficilement adaptables au changement, questionnant directement la capacité des acteurs de l’aménagement de l’espace urbain à intégrer durablement ce type d’initiative dans leurs projets.

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Texte intégral

1Les lieux d’expérimentation se multiplient aujourd’hui dans la production urbaine. Ils occupent bien souvent des délaissés urbains et proposent, dans le temps intercalaire d’un projet, d’expérimenter des usages. Ils apparaissent comme des espaces temporaires, parfois transitoires, dont la fonction est d’activer, voire de préfigurer des usages qui pourront être pérennisés.

  • 1 Les rapports entre le pôle marchand et le pôle non-marchand et militant ont fait l’objet d’un préc (...)

2Le projet dénommé Écosystème Darwin à Bordeaux est différent de la majorité de ceux qui se regroupent sous cette définition. Il s’agit en effet d’un achat, constitutif d’un projet porté par des acteurs privés souhaitant impulser une dynamique « alternative » suivant des principes et convictions écologiques, sur la rive droite de la Garonne en réhabilitant des bâtiments de l’ancienne caserne militaire Niel1. Il diffère également par son occupation d’espaces fonciers sans droits ni titre depuis plusieurs années, qui fait l’objet d’un conflit opposant ses acteurs aux aménageurs de la ZAC Bastide-Niel.

3L’analyse des discours tenus sur ce projet est révélatrice, selon nous, de différentes manières de comprendre et de penser la question de l’expérimentation à la transition écologique. Les tensions entre la volonté de « faire la ville autrement », de manière plus souple et résiliente, et des modèles encore dominants, caractérisés par des réalisations de grande envergure difficilement adaptables au changement, questionnent directement la capacité des acteurs de l’aménagement de l’espace urbain à intégrer durablement ce type d’initiative dans leurs projets.

1. L’expérimentation dans la fabrique urbaine contemporaine

1.1. Un essor des expérimentations urbaines

  • 2 « A careful process of tinkering with relatively limited set‐ups of bodies, materials and spaces, (...)

4L’expérimentation renvoie à l’idée d’un processus comprenant quatre conditions : la définition d’une problématique, la volonté d’y répondre par l’action, la réalisation d’observations à la suite de cette action, une ouverture à l’inattendu. Elle peut être définie comme « un processus minutieux de bricolage avec des configurations relativement limitées de corps, de matériaux et d’espaces, qui sont suffisamment flexibles pour permettre une reconfiguration afin de maintenir leur potentiel de transformation, mais aussi suffisamment contrôlées pour tenir ensemble (Rheinberger, 1997 : 74-83). Tout en s’engageant dans l’inattendu, les expérimentateurs le font souvent de manière progressive et récursive, en essayant différentes manières d’équilibrer le contrôle et l’ouverture tout au long du processus2 » (Kullman, 2013 : 885).

5L’espace urbain est depuis longtemps l’objet d’expérimentation, notamment menées par les pouvoirs locaux dans l’objectif d’améliorer l’usage et la qualité de celui-ci (Evans, 2016). Ces pratiques ont été utilisées dans le cadre de la planification et l’organisation des villes afin de répondre à un large éventail de problématiques, telles que l’assainissement urbain au xixe siècle, les problèmes sociaux au début du xxe siècle et la durabilité au xxie siècle. L’espace urbain est ainsi façonné par un ensemble de pratiques ouvertes reposant sur l’« apprentissage progressif » (MacFarlane, 2011).

  • 3 « A safe space and vehicle through which to establish the relevant institutional environment for n (...)

6Les expérimentations sont le support de la créativité et de l’innovation qui se traduisent dans et par l’action. Elles permettent ainsi de réimaginer les villes en les ouvrant à de nouvelles conceptions et configurations (Karvonen et Van Heur, 2014). Les lieux ciblés par l’expérimentation sont alors soumis à une prise de risque calculée, réalisée « pas à pas », et à un éventuel échec. Cette prise de risque étant spécifiée en amont, l’expérimentation amène à considérer la non-réussite comme l’un des résultats possibles d’une expérience et donc à évacuer, dans une certaine mesure, l’idée d’échec. Il s’agit ainsi « d’un espace et d’un véhicule sûrs permettant d’établir l’environnement institutionnel approprié pour de nouvelles pratiques, de nouveaux récits et de nouveaux acteurs3 » (Fuenfschilling et al., 2019 : 225).

7Face au changement climatique et aux défis relevant de la transition écologique, les expérimentations urbaines ont pris une importance considérable ces dernières années. Les espaces urbains, caractérisés par leur forte densité populationnelle et la présence de multiples infrastructures, réunissent des conditions d’émergence favorables au développement d’expérimentations : diversité des acteurs sociaux et économiques pouvant entrer en interaction, forte concentration des ressources. Pour certains auteurs, ces espaces sont analysés comme une configuration favorable aux transformations sociales et économiques les plus fortes (Hall, 1998). De manière générale, les villes seraient propices aux innovations disruptives et à la création, que ce soit au niveau technique ou social, pouvant fournir des réponses aux nécessités de transition écologique. D’ailleurs, pour de nombreux auteurs, comme sur la scène politique internationale, le rôle de l’espace urbain est considéré comme essentiel en matière de transition vers la durabilité (Emelianoff, 1999 ; Jégou, 2011). L’urgence du changement y est reconnue comme une nécessité, induisant une transformation sur le long terme du fonctionnement des sociétés urbaines, de leurs modes de vie, de leur gouvernance et des manières d’organiser et d’agir sur l’espace physique urbain. L’élaboration de ce changement sous-tend la mise en œuvre d’un processus complexe pour amener à des transformations en profondeur. La recherche d’innovations, la mise en place d’expérimentations et le retour d’expériences formeraient ainsi des moyens privilégiés par lesquels des solutions vers la durabilité sont inventées et déployées (Emelianoff, 2004).

8La montée en puissance de l’expérimentation urbaine comme moyen d’action sur l’espace urbain s’expliquerait également par l’incapacité des politiques urbaines à répondre à certaines problématiques, par l’essoufflement de leur instrument principal, le projet urbain, ainsi que par le recours accru aux « bonnes pratiques » (Devisme et al., 2007) dans le cadre de l’émergence d’une ville néolibérale (Ferchaud et Dumont, 2015). Les pouvoirs locaux jouent un rôle fondamental dans la mise en œuvre et la gestion des expérimentations urbaines comme l’ont mis en évidence Erica Eneqvist et Andrew Karvonen (2021), en identifiant cinq fonctions stratégiques remplies par les autorités locales dans la gouvernance expérimentale : visionner, faciliter, soutenir, amplifier et surveiller. Les autorités locales peuvent ainsi contribuer de multiples manières et à différentes phases de l’expérimentation urbaine. Cependant, cette stratégie d’action urbaine possède également une signification politique, cruciale pour apprécier la diversité des pratiques sociales qui émergent dans les villes, et la diversité des futurs auxquels elles peuvent mener (Evans, 2016). L’expérimentation revêt une importance stratégique et constitue un instrument au service de politiques urbaines, permettant leur diffusion, l’aménagement et la gestion d’un espace. Comprise ainsi, l’expérimentation donne à voir la manière dont la ville est problématisée, la façon dont elle est rendue visible, les destinataires de l’expérimentation, les préjugés politiques ainsi que les hypothèses normatives qui la sous-tendent (Savini et Bertolini, 2019). Par ailleurs, si elle est le plus souvent vue comme un vecteur, au moins potentiel, de changement (Karvonen et Van Heur 2014), les analyses scientifiques ont également mis en évidence son rôle dans la reproduction de politiques établies, sa capacité à déplacer le désaccord politique ainsi qu’à apprivoiser le changement radical (Haughton et Mcmanus 2012 ; Haughton et al., 2013). L’expérimentation peut donc aussi reproduire des relations sociales de pouvoir particulières et diluer les luttes pour la justice sociale (MacLeod, 2011). Sa capacité transformatrice, souvent vantée par les pouvoirs locaux, peut ainsi être questionnée à l’image des analyses de Frederico Savini et Luca Bertolini (2019). Selon ces auteurs, les expérimentations reflètent une « politique de niches » dans laquelle se jouent des processus de création, de sélection et de rétention de pratiques émergentes au sein d’ordres institutionnels établis, mettant en évidence quatre trajectoires différenciées : la mort, la marginalisation, l’assimilation à l’ordre dominant et la transformation des institutions existantes.

9Le rapport des politiques urbaines aux expérimentations interroge d’autant plus que des pratiques dites « alternatives » mises en œuvre par des acteurs non institutionnels sont de plus en plus valorisées, diversifiant les pratiques et faisant apparaître de nouveaux acteurs au sein de la fabrique urbaine.

1.2. Une valorisation des pratiques alternatives

10Pris entre une compétition accrue entre les villes, des impératifs de transition écologique et des réponses traditionnelles qui font débat, voire sont considérées comme des échecs (accroissement des inégalités sociales, standardisation, etc.), les pouvoirs publics locaux sont à la recherche d’un renouvellement des idées et des modes de faire pour le développement de leurs espaces. Une batterie de dispositifs est mise en œuvre à travers des pratiques diversifiées, telles que le benchmarking, l’expérimentation ou l’ouverture plus grande laissée à des acteurs privés. Le soutien à des pratiques dites « alternatives » peut être compris en ce sens. Ces pratiques regroupent « un ensemble hétérogène d’initiatives, de démarches et de politiques urbaines, qui n’entrent pas dans le mainstream des stratégies urbaines, c’est-à-dire des politiques entrepreneuriales tournées vers l’offre qui sont aujourd’hui valorisées dans les sphères politico-techniques liées à l’aménagement et à la ville » (Béal et Rousseau, 2014). Selon Vincent Béal et Max Rousseau, les pratiques et politiques pouvant être qualifiées d’« alternatives » sont à la croisée de trois éléments principaux. Elles sont, tout d’abord, non construites dans une perspective top-down, mais plutôt bottom-up, tout en pouvant être soutenues par les pouvoirs publics locaux. Les pratiques alternatives se caractérisent également par la recherche d’une plus grande justice sociale et environnementale. Enfin, le facteur marchand n’est pas premier, même si ces pratiques peuvent être intégrées dans des économies marchandes sans pour autant se définir comme une offre susceptible d’attirer les populations les plus aisées ou la « classe visiteuse » (Eisinger, 2000). Les stratégies urbaines étant souvent complexes et diversifiées, il reste difficile de construire une définition précise de cette catégorie multiforme. Pour les auteurs, elles ont cependant en commun de posséder des rationalités et des objectifs qui « se démarquent des dogmes néolibéraux » (2014).

11L’importance des friches urbaines existantes et la volonté de réappropriation des espaces vacants dans de nombreuses villes offrent une possibilité de développement de pratiques alternatives. Les initiatives se multiplient depuis quelques années dans différents espaces urbains délaissés, tels que les friches industrielles, militaires, portuaires ou ferroviaires. En particulier, les pouvoirs publics laissent une plus grande place aux aménagements pouvant se déployer sur des friches, en amont de la réalisation des projets, que ceux-ci soient déjà définis ou en attente de définition. Les opérations réalisées, caractérisées par les principes de l’urbanisme transitoire, sont alors de courte durée (sur quelques mois, parfois quelques années), à faible coût et facilement réversibles. Elles font alors l’objet d’une nouvelle grammaire esthétique, avec la valorisation du Do it Yourself (DIY), de la récupération de matériaux et de l’aspect brut des réhabilitations effectuées. Comme il a été possible de le constater sur l’ensemble des projets étudiés dans le cadre du programme de recherche « UrbaTime. Les temps de l’urbanisme durable » (Projet ANR-CE22-18-0006), la programmation, dite active, cherche à s’adapter au plus près des besoins et réalités du contexte territorial. Elle s’articule très souvent autour d’une pluralité d’activités : festives, évènementielles, artistiques et de loisirs, souvent combinées à des espaces de coworking, à des associations et des entreprises relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS) ou à de l’agriculture urbaine. Les initiatives tendent à favoriser la rencontre de différents usages dans un même lieu afin d’encourager un certain niveau de mixité sociale. À l’image des projets menés par la coopérative Plateau Urbain, ces initiatives se revendiquent comme un soutien à des pratiques, artistiques, artisanales ou associatives, qui peuvent rencontrer des difficultés à prendre place dans des villes dans lesquelles le foncier est rare et coûteux. Pour certains, on assisterait à l’essor d’une « nouvelle figure de style » qui, d’abord présentée comme alternative, serait devenue lissée, standardisée, pleinement instrumentalisée par les acteurs publics locaux (Commun.language, Monnot et Berri, 2018). Cependant, les liens entre ces pratiques et les pouvoirs publics locaux peuvent être plus complexes qu’il n’y paraît. Loin d’un lissage de l’ensemble des pratiques et des relations entre acteurs, plusieurs configurations sont possibles. Le cas de l’écosystème Darwin à Bordeaux est un bon exemple de la complexité qui peut s’instaurer. Le projet est, en effet, pris en tension entre deux figures. D’un côté, celle devenue exemplaire et vitrine de la ville en matière de production urbaine expérimentale et alternative, de l’autre, celle d’un contre-modèle au niveau local, car hautement conflictuel pour la métropole bordelaise.

1.3. Une enquête sur l’écosystème Darwin à Bordeaux

12Cet article interroge les façons dont les acteurs des politiques urbaines considèrent et intègrent dans leurs pratiques un projet alternatif, porté par des acteurs privés, qui s’est constitué comme lieu d’expérimentation à la transition écologique et sociale fondé sur la réinvention des modèles économiques.

13L’écosystème Darwin, tel qu’il a été nommé par ses fondateurs, est situé à Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne. Il prend place dans les bâtiments (les anciens magasins généraux) d’une ancienne caserne militaire, la caserne Niel, désaffectée depuis le départ des militaires en 2005 et devenue, depuis, un lieu de street art reconnu à l’échelle nationale. Le groupe Évolution, créé en 2006 par Philippe Barre, rachète les bâtiments de l’ancienne caserne en 2009, jusqu’alors voués à la démolition. Le projet est pensé comme un lieu hybride, couplant hébergement de porteurs de projets dans le domaine de l’ESS, accueil d’associations culturelles et de commerces, dans une démarche se voulant exemplaire en termes de développement durable. Il est devenu un haut-lieu culturel et touristique de la métropole bordelaise, dont l’attractivité semble tenir aussi bien au « charme » et à « l’esprit » du lieu, qu’à la dynamique qu’il génère. Selon les propos tenus par les acteurs de ce lieu, le projet est pensé comme une expérimentation pérenne et préfiguratrice d’un modèle à suivre.

14Le lieu (3 ha) est compris en lisière de la ZAC Bastide-Niel (34 ha), elle-même inscrite dans une démarche plus large de réhabilitation des friches industrielles de la rive droite. La ZAC est créée en 2009 après deux ans de concertation et la mise en œuvre du projet est prévue à partir de 2015. L’Écosystème Darwin se construit donc en anticipation du projet de ZAC. Il mêle propriété privée, à travers l’achat de foncier, et espaces occupés temporairement, tantôt de manière légale (reconnus par la municipalité à travers la signature d’AOT – Autorisations d’occupations temporaires – jusqu’en 2016), tantôt de manière illégale.

Figure 1. Localisation de la ZAC et de l’écosystème Darwin à Bordeaux, 2021

Figure 1. Localisation de la ZAC et de l’écosystème Darwin à Bordeaux, 2021

Conception : Arnaud Mège, Sandra Mallet
Réalisation : Sébastien Piantoni – EA 2076 Habiter (université de Reims) – 2021
Sources : OpenStreetMap et recherches personnelles

  • 4 Extrait de discours des éléments de communication de Darwin. Site internet consulté le 10/05/2021, (...)

15La question de l’imbrication des projets se pose, notamment dans la façon dont les pratiques alternatives conçues par des acteurs privés entrent en relation avec les institutions et le contexte politique et local. De quelle manière le projet de ZAC, qui sera labellisé ÉcoQuartier en 2017, se nourrit-il de l’écosystème Darwin, conçu comme un « laboratoire de transition(s) » ?4

16Quels impacts cette expérimentation possède-t-elle sur la constitution de la ZAC ? L’étude de l’écosystème Darwin est révélateur des relations ambiguës que les politiques urbaines entretiennent avec les projets alternatifs qui se développent sur leur territoire.

Encadré 1. Méthodologie
Cet article est issu de réflexions et d’analyses menées à partir d’un travail de recherche financé par l’ANR dans le cadre du programme « UrbaTime. Les temps de l’urbanisme durable » (2018-2023). Ce programme interroge l’articulation des différentes temporalités qui composent les projets urbains et réunit une équipe de 10 chercheurs en urbanisme et géographie autour d’enquêtes de terrain menées dans quatre métropoles aux enjeux comparables : Lille, Lyon, Bordeaux et Montréal. Si la grande majorité des projets étudiés dans ces quatre villes relèvent de l’urbanisme temporaire et servent largement la réflexion proposée dans cet article, l’écosystème Darwin, compte tenu de sa particularité, constitue une sorte d’objet « à part » qui semble particulièrement intéressant à analyser.
Ses spécificités ont été explorées de plusieurs manières entre 2018 et 2021. Tout d’abord, des traces écrites ont été mobilisées : revue de presse, documents de communication et sites Internet, documents institutionnels. Puis des observations in situ, complétées par la production de corpus photographiques et la participation à des visites guidées, à la fois de l’écosystème Darwin et de la ZAC Bastide-Niel, ont été réalisées. Des entretiens semi-directifs (n = 20) ont ensuite été menés (fondateurs du lieu, acteurs salariés de la société Évolution, acteurs de la métropole bordelaise, urbanistes extérieurs) entre 2019 et 2021.

2. Trois visions d’une expérimentation

17L’enquête porte sur un lieu conçu comme une alternative à la fabrique urbaine classique, dans le montage du projet et sa gestion, les méthodes utilisées ainsi que dans son fonctionnement quotidien. Ce projet est orchestré par des acteurs privés, ce qui impose un impératif de rentabilité tout en se revendiquant comme un lieu d’expérimentation du commun (Dardot et Laval, 2014). Débuté en 2007, il a rapidement marqué de façon significative le paysage bordelais et est devenu une référence pour bon nombre d’urbanistes que nous avons interrogés dans le cadre plus global du programme de recherche UrbaTime, exerçant hors Bordeaux. Cependant, son intégration dans la métropole bordelaise fait débat. Le lieu se trouve pris en tension entre trois visions, associées à des discours et des actions, relatifs à la place et au rôle que peut jouer une expérimentation à la transition écologique dans la ville contemporaine.

2.1. L’écosystème Darwin, laboratoire de transitions

  • 5 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

« […] on n’est pas des urbanistes, on ne connaît rien d’ailleurs à l’architecture, en particulier aux logiques qui façonnent la ville, aux responsabilités des services, des élus et des politiques qui ont à gérer ces questions-là. […] par contre, ce qui nous porte, c’est une conscience écologique très aiguë […]5 »

18Philippe Barre, entrepreneur, cofondateur et président de l’agence de communication Inoxia, fondée en 1995, est à l’initiative du projet Darwin. Il quitte Inoxia en 2000 avec le souhait de créer un incubateur de projets autour d’un modèle économique mêlant volonté d’entreprendre et convictions militantes. Son projet prend forme en 2006 avec la création du groupe Évolution, une holding visant à promouvoir et financer des projets innovants respectueux de l’environnement. Jean-Marc Gancille le rejoint en 2007. Il était jusqu’alors directeur de la communication et du développement durable du groupe Orange. Militant écologiste engagé dans de nombreux projets citoyens, il porte le pôle écologique de l’écosystème Darwin.

19Leur attention se focalise sur la rive droite de la Garonne, plus précisément sur les friches militaires de l’ancienne caserne Niel. Ils imaginent alors leur projet dans un univers « déjà-là », au sein de ces « bâtiments magnifiques » à réhabiliter qui ont « donné corps à une vie artistique, créative, underground. » (Ibid.)

20La Communauté urbaine de Bordeaux (CUB) acquiert en 2007 des délaissés urbains présents sur cette rive (34 ha), dont fait partie la caserne Niel (9,4 ha), et précise, par cet achat, le projet de la ZAC Bastide-Niel à venir. Initialement prévus à la démolition, et face à la mobilisation des citoyens et associations de quartiers, les magasins généraux de l’ancienne caserne Niel vont finalement être proposés à la vente par la CUB au groupe Évolution en 2008. Cette proposition s’inscrit dans le contexte particulier de la candidature de la Ville au titre de Capitale européenne de la culture en 2013. C’est donc l’effet « vitrine » du projet proposé qui conduit les acteurs publics à le soutenir et encourager un partenariat avec la Fabrique POLA, structure réunissant des collectifs d’artistes, afin de le soumettre au dossier de candidature réalisé par la Ville. Le dossier n’ayant pas été retenu (au profit de la candidature de Marseille), le partenariat s’interrompt brutalement à la suite du non-versement des subventions publiques accordées à la Fabrique pola. Le projet se recentre alors sur ce qu’il était initialement, c’est-à-dire un projet porté par des entrepreneurs soucieux de préserver leur indépendance financière à l’égard des pouvoirs publics. Le groupe Évolution acquiert en 2009, après négociation avec la CUB, un foncier de 1 hectare sur lequel se situent les magasins généraux, au prix de 1,2 million d’euros.

  • 6 Pour plus de précisions sur cet aspect, voir « L’urbanisme de projet en chantier : le projet Darwi (...)

21L’obtention d’une labellisation accordée par le Programme des Nations unies pour l’environnement (pnue) acte le caractère innovant du projet en matière d’environnement, concernant, en particulier, la rénovation énergétique des bâtiments, et favorise grandement la recherche de financements privés. Au total, le coût du projet s’élève à 13 millions d’euros, financé à hauteur de 6 % par des subventions publiques6. Il comprend la réhabilitation complète des magasins généraux, cœur économique du projet incarné par le développement d’une offre importante de coworking (environ 6 000 m2) et la réalisation d’un restaurant, le plus grand restaurant « bio » de France, attenant à une épicerie d’alimentation biologique.

Figures 2 et 3. Espaces de coworking, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Figures 2 et 3. Espaces de coworking, Darwin, Bordeaux, juin 2020

22Le style boisé et chaleureux du plateau de coworking situé à l’étage du magasin général sud tranche radicalement avec l’esprit de celui situé à l’étage du magasin général nord. Le premier propose des loyers moins élevés et accueille majoritairement des petites structures alors que le second propose de véritables cellules individuelles qui intéressent davantage les start-up en plein essor.

Figure 4. Restaurant Le Magasin général, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Figure 4. Restaurant Le Magasin général, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Terrasse du restaurant Le Magasin général. Dans le prolongement, la halle jumelle en cours de réhabilitation.

© Arnaud Mège

Figure 5. L’épicerie, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Figure 5. L’épicerie, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Espace dévolu à l’achat de produits d’alimentation biologique

© Arnaud Mège

  • 7 Brousse M., 2021, « La folle évolution du Hangar Darwin », 20 Minutes. Consulté le 03/06/2021 : ht (...)

23En parallèle de ce pôle entrepreneurial, des premières occupations, sans droit ni titre, s’organisent aux alentours. Elles se définissent par « une stratégie de transgression positive », selon les mots de Philippe Barre7, et permettent la création d’un skate-park couvert dès 2011, puis l’accueil d’associations. L’ensemble de ces occupations se verra par la suite régularisé par des AOT, constitutives d’un pôle associatif visant à valoriser et promouvoir tout un ensemble d’initiatives (culturelles, sportives, solidaires, sociales, environnementales) à l’image de l’atelier participatif d’autoréparation de vélos, L’Étincelle, et plus récemment des associations sportives, Roller Derby Bordeaux Club et Bordeaux Bike Polo.

Figure 6. Le skatepark Le Hangar, Bordeaux, Darwin, juin 2020

Figure 6. Le skatepark Le Hangar, Bordeaux, Darwin, juin 2020

Skatepark couvert aménagé avec des modules fabriqués sur place avec du bois de récupération

© Arnaud Mège

Figure 7. Les hangars associatifs, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Figure 7. Les hangars associatifs, Darwin, Bordeaux, juin 2020

© Arnaud Mège

24L’occupation de fonciers à proximité directe des bâtiments a donné naissance à d’autres projets, tels qu’un Village à destination de l’accueil de familles migrantes, un lycée expérimental, ou une zone d’agriculture urbaine expérimentale (ZAUE). À l’exception du lycée, situé sur une emprise dont l’écosystème est propriétaire, les autres projets se situent sur des espaces précaires dont la légalité est fixée par les différentes AOT signées avec la collectivité. Cette contrainte temporelle s’incarne également dans l’esthétique moins aboutie des bâtiments, laissant paraître un moindre investissement financier en matière de réhabilitations.

Figure 8. Le Village d’accueil des familles migrantes, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Figure 8. Le Village d’accueil des familles migrantes, Darwin, Bordeaux, juin 2020

© Arnaud Mège

25Le projet s’est également développé sur les berges de la Garonne, avec l’achat et la réhabilitation d’un ancien hangar à bateaux, devenu aujourd’hui Les Chantiers de la Garonne, espace accueillant un restaurant et sa plage privative, une brasserie et le clubhouse d’une association de sports nautiques.

Figure 9. Les Chantiers de la Garonne, Darwin, Bordeaux, juin 2020

Figure 9. Les Chantiers de la Garonne, Darwin, Bordeaux, juin 2020

© Arnaud Mège

26Darwin est également propriétaire depuis le milieu des années 2010 de la Guinguette Chez Alriq, lieu festif et récréatif très apprécié. Cette ambiance se retrouve également au cœur de l’écosystème avec une programmation régulière et conviviale, à l’image des Heures heureuses, mais aussi de renommée nationale, voire internationale, avec le festival Climax, mêlant musique, art, militantisme et politique. D’autres événements, plus familiaux, y trouvent aussi leur place, comme le Xmas Market, lieu et temps de promotion des artistes-artisans. Cette programmation s’étend sur environ 3 hectares de foncier, occupés soit légalement (propriété du groupe Évolution), soit illégalement depuis la fin des AOT. Ces occupations illégales depuis 2016 concernent les espaces associatifs, le skatepark, les villages Tétrodons et les espaces cultivés.

Figure 10. Limites de Darwin

Figure 10. Limites de Darwin

Conception : Arnaud Mège, Sandra Mallet
Réalisation : Sébastien Piantoni – EA 2076 Habiter (université de Reims) – 2021
Source : OpenStreetMap

  • 8 Extrait de discours des éléments de communication de Darwin. Site internet consulté le 10/05/2021  (...)

27Selon ses fondateurs, le lieu vise à créer des porosités fortes entre des personnes d’horizons différents, mais partageant une vision commune, engagée. Il est décrit comme un « laboratoire de transition(s) » et un « écosystème écolo »8 où la maîtrise énergétique constitue un enjeu primordial. La stratégie repose sur la sobriété et la performance énergétique. Plus généralement, l’objectif est de réduire les consommations de ressources, en valorisant la récupération et promouvant l’économie circulaire.

28Les méthodes associées au projet reposent sur l’idée d’une transition « en actes » :

  • 9 Extrait de discours des éléments de communication de Darwin. Site internet consulté le 03/06/2021, (...)

« Plutôt que d’attendre tout de la puissance publique ou d’une hypothétique rupture technologique, Darwin a décidé de s’y coller concrètement, dès maintenant. […] Gagner du temps (et de l’argent) sans plus attendre sur les autorisations et les subventions. Décider de faire, sans permis si nécessaire9. »

  • 10 Entretien avec Philippe Barre réalisé le 30/04/2020.

29Le fait d’aller à l’essentiel est valorisé, quitte à s’affranchir des règles. Aux solutions conventionnelles et institutionnelles, décrites comme « plan-plan10 », aux solutions clés en main couramment proposées par les promoteurs immobiliers sont préférés le bricolage et l’attention aux usages.

30L’accélération du changement passe par le soutien à l’expérimentation de pratiques alternatives, telles que le soutien à l’association Biapi visant à expérimenter de nouvelles pratiques agricoles. D’autres expérimentations sont directement impulsées par les acteurs de l’écosystème. De la sorte, une interface numérique, Miuseec (Métrologie intelligente des usages pour la sobriété énergétique et les écocomportements), a été créée afin de mesurer les impacts écologiques du lieu en temps réel11. Visant à faire prendre conscience aux occupants de leur impact environnemental, la technologie est utilisée comme un moyen au service de l’empowerment des usagers du lieu afin de les faire agir autrement.

31Les méthodes reposent également sur des logiques temporelles spécifiques, valorisant l’idée d’une capacité d’adaptation permanente au changement. Le futur est représenté comme incertain et le présent comme la source de toute action. Philippe Barre explique :

  • 12 Entretien réalisé le 30 avril 2020.

« Darwin est dans l’adaptation en permanence […]. Gérer la complexité, ce n’est pas simple. C’est la seule façon de réussir à s’adapter à l’évolution des contraintes12. »

32La réinvention permanente repose sur la capacité d’agir au présent, de la manière la plus immédiate possible, quitte à ce que les actions soient, par la suite, révisées ou arrêtées. Cette capacité a été mise à l’épreuve durant la crise sanitaire en 2020, dès le premier confinement. L’écosystème Darwin a alors su renforcer et diversifier sa dimension humanitaire, en accueillant des personnes sans domicile fixe avec leurs animaux de compagnie, des mères isolées et leurs enfants et des mineurs non-accompagnés ; en développant un système d’approvisionnement de denrées alimentaires et produits sanitaires ; en augmentant d’un tiers ses surfaces agraires. Cette période a permis d’affirmer les méthodes employées par l’écosystème, pour Philippe Barre :

« […] en moins d’une semaine, on était opérationnels. On a livré plus de 100 tonnes de produits alimentaires. Et tout ça, on l’a fait dans des temps record parce que nous n’avons jamais figé notre urbanisme. Nous laissons la possibilité au lieu de muter en permanence, de donner de la vitalité au lieu. » (Ibid.)

33Ces méthodes s’accompagnent d’une forte remise en cause de l’urbanisme contemporain : standardisation des quartiers, reproductibilité des méthodes et des styles architecturaux circulant d’une ville à l’autre, qui ne reposent pas sur une considération des ressources et des spécificités locales. Pour Philippe Barre « vouloir penser qu’on peut tout prédire à l’avance et tout concevoir à l’avance, c’est une grave erreur et beaucoup d’orgueil » (Ibid.). Il rejette ainsi les « idées préconçues, avec des convictions toutes faites » (Ibid.) valorisant des modèles définis autour d’un avenir fait « de voitures volantes, d’arbres qui poussent des étages, avec la Smart grid partout. » (Ibid.)

34Les acteurs démarquent leur projet de l’urbanisme temporaire auquel il est souvent associé, en raison des AOT qui ont eu cours. L’urbanisme temporaire est généralement considéré, selon eux, comme un objet à part, coupé du projet à long terme. Il ne sert alors que de faire-valoir, par la mise en place d’actions temporaires « qui plaisent aux gens ».

Mais derrière, on s’en rend compte à chaque fois, c’est déceptif […] c’est de la standardisation, c’est de la déshumanisation, c’est de la gabegie financière et en plus, c’est de la spéculation immobilière parce que les prix flambent […] Ce n’est absolument pas intéressant pour créer de la valeur urbaine, de la valeur sociale et de la valeur territoriale. » (Ibid.)

35Pour Philippe Barre, l’urbanisme alternatif peut et doit s’affirmer par l’occupation d’espaces de manière plus durable.

2.2. Un lieu exemplaire

  • 13 Entretien réalisé le 7 avril 2020.
  • 14 Entretien réalisé le 9 avril 2020.

36L’écosystème Darwin bénéficie d’une reconnaissance certaine. Il est qualifié d’avant-gardiste dans sa manière de rassembler des activités diversifiées et de considérer la transition écologique. Une directrice de projets urbains d’un bailleur social local engagé dans la ZAC Bastide-Niel explique : « Quand ils ont lancé ce concept-là, je pense qu’ils étaient les premiers, ou un des premiers en France à développer ce genre d’écosystème très en partenariat avec les utilisateurs où chacun apporte sa pierre ou sa réflexion dans la gouvernance et la façon de développer le projet, donc c’est assez remarquable pour ça.13 » En faisant figure de pionnier, l’écosystème Darwin tend à être considéré comme l’unique projet alternatif d’ampleur à Bordeaux depuis le festival Sigma – festival s’étant produit de 1965 au milieu des années 1990 offrant alors une « semaine de recherche et d’action culturelle » selon ses organisateurs (Taliano-Des Garets, 1992). Plusieurs années après la disparition de ce festival, « Darwin revenait avec quelque chose d’un peu plus vibrant, d’un peu atypique, portait une offre nouvelle dans Bordeaux », décrit le directeur de l’aménagement urbain d’un bailleur social14. Le cofondateur de la Fabrique POLA analyse ainsi :

  • 15 Entretien réalisé le 4 juin 2020.

« Quand il [Philippe Barre] a négocié toutes ses occupations temporaires, évidemment avec la ville, mais en mettant entre guillemets tous ses pions autour de son espace à lui, sur les espaces de la Métropole, il savait qu’il [Philippe Barre] était en train de faire germer une autre urbanité qui était au départ transitoire, allait se révéler nécessaire, utile, socialement, culturellement, en termes d’imaginaire, en termes de plein de choses et c’est ce qui fait aussi que les gens vont à Darwin. Et vont sur ce secteur-là de la ville. Parce qu’il y a ça15. »

37Ce projet atypique est devenu une vitrine touristique d’une métropole particulièrement attractive ces dernières décennies. Mis en avant par les différents opérateurs touristiques, il est présenté comme une adresse incontournable, vivante et inspirée. Selon un salarié du groupe Évolution :

  • 16 Entretien réalisé le 30 avril 2020.

« Darwin est le deuxième site le plus visité à Bordeaux après le miroir d’eau même si Darwin n’est pas dans le centre-ville. Il n’y a pas de trams qui viennent directement à Darwin, donc il faut faire la démarche de venir, on ne tombe pas par hasard sur Darwin. Et en fait, l’image un peu bobo que Darwin peut avoir c’est un peu aussi parce que ça attire des touristes, Easyjet, les airbnb, qui peuvent être un peu aisés, etc.16 »

  • 17 Structure artistique, qui s’illumine le soir venu, réalisée à partir d’un échafaudage recouvert de (...)

38Les activités proposées prêtent à la visite. Le lieu regroupe des activités de restaurations (plus grand restaurant bio de France, bars, guinguette) et divers types de commerces (épicerie bio, librairie, Emmaüs, Veja, etc.). Différents types de loisirs sont présents : sportifs (en particulier, sports de glisse urbaine), culturels (exposition, street art), festifs et événementiels. Il s’adresse ainsi à un public diversifié. Son architecture suscite l’intérêt des visiteurs : le bâtiment principal, pour lequel les fondateurs de l’écosystème ont lutté contre sa destruction, est un édifice de caractère habilement réhabilité, doté d’un Vortex depuis 201417 – œuvre dont les photographies circulent abondamment.

Figure 11. Espace de restauration extérieur du Magasin général (restaurant bio), Bordeaux, juillet 2020

Figure 11. Espace de restauration extérieur du Magasin général (restaurant bio), Bordeaux, juillet 2020

Au fond, le Vortex, structure emblématique de Darwin, donnant accès aux espaces de coworking

© Arnaud Mège

39L’attractivité de l’écosystème a pu, entre autres, être développé grâce aux compétences en communication de l’équipe coordinatrice.

40Ce rayonnement du lieu a permis de le développer, comme l’explique Jean-Marc Gancille :

  • 18 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

« […] un lieu, on va dire, de convergence, d’innovation, d’initiatives, de projets qui trouvaient du terreau pour se développer chez nous. Du coup, on est devenus un vrai aimant métropolitain pour tout ce qui était alternatif. Ce qui a d’ailleurs eu un aspect parfois un peu critiqué parce qu’évidemment, ça déséquilibrait un peu le territoire. Tout ce qui était un peu, ce que je vais dire est caricatural, mais moderne, sexy, alternatif, écolo, ça se passait à Darwin18. »

41Cependant, selon l’un des salariés du groupe Évolution, l’attractivité de l’écosystème Darwin génère également une image « qui dérange », pas assez militante car « trop branchée », laissant penser à […] « une démarche qui ne serait pas sincère ». Souvent considéré comme un repaire de « bobos19 », le lieu semble en effet avoir perdu le côté « punk » qu’il possédait à l’origine, au profit d’une sorte de « muséification », à l’image des « réhab’ de luxe », mettant en valeur la belle pierre et le design industriel des bâtiments dont l’écosytème est propriétaire.20

42Les espaces révèlent des ambiances particulières, différentes selon que l’on se trouve à l’entrée ou au fond de la caserne ou encore de l’autre côté des magasins généraux. Les différents publics accueillis ou résidant sur le site, en fonction de leurs pratiques, ne sont pas automatiquement incités à se croiser. En effet, le tissu associatif s’articule autour d’un ensemble de bâtiments qui lui est dédié et le Village au sein duquel les familles accueillies résident n’est pas directement visible depuis le restaurant et l’allée principale. D’ailleurs, nos observations nous ont permis de constater que les familles accueillies restaient entre elles, à distance de la terrasse et du mobilier mis à disposition pour déjeuner le midi. Le lieu a donc plusieurs visages qui se révèlent en fonction des usages.

43Cette situation a des conséquences sur la manière dont les personnes pratiquent le lieu et entraînent une certaine méconnaissance du projet à l’image des propos tenus par une salariée :

  • 21 Entretien réalisé le 25 avril 2020.

« Je pense aux personnes dans les coworkings : “Ah bon vous accueillez des réfugiés ? Ah bon vous avez une ferme ?” Parce qu’en fait, ils arrivent, ils vont dans leurs bureaux, ils repartent et il n’y a pas plus de liens, quoi. […] c’est pas en venant boire une bière qu’ils connaissent le lieu21. »

44Il n’en demeure pas moins que dans le monde plus « expert » de l’urbanisme, l’écosystème Darwin constitue une référence. Le lieu est régulièrement visité par des acteurs de l’urbanisme. Il est aussi cité en référence dans les guides et documents professionnels, faisant partie des « sites icônes » (Agence d’urbanisme de Lille, 2021) de l’urbanisme transitoire, au même titre que Les Grands Voisins et le 6B à Paris, La Belle de Mai à Marseille ou L’Hôtel Pasteur à Rennes. Dans les propos relevés dans les entretiens menés à Lyon dans le cadre du programme de recherche UrbaTime, l’écosystème est régulièrement cité comme un exemple inspirant par les acteurs impliqués dans des projets d’urbanisme temporaire.

45L’intérêt manifesté pour le lieu s’étend bien au-delà d’une simple inspiration. Ses propriétaires se sont vu proposer de transposer leur modèle dans d’autres villes. Philippe Barre détaille :

  • 22 Entretien réalisé le 30 avril 2020.

« On nous a proposé des projets à Lyon, à Marseille, à Casablanca, à Rio de Janeiro, à Strasbourg, à plein d’endroits, mais j’ai toujours dit non. On aurait très certainement pu gagner beaucoup d’argent en faisant une franchise pour faire un Darwin partout. Mais ce n’est pas notre projet. […] Il y a toujours des politiques qui viennent nous chercher tels que des agences de développement, des maires de communes et président de l’intercommunalité.22 »

46L’écosystème Darwin est ainsi considéré comme une réussite pour des acteurs qui le regardent « de loin », qu’il s’agisse d’acteurs militants pour un urbanisme alternatif, de chargés de mission de la Métropole, d’acteurs de projet d’ordre évènementiel ou d’élus. Cependant, cette vision lointaine n’implique pas forcément une connaissance très forte du site, de sa gestion et de son fonctionnement. Par exemple, alors qu’un conflit oppose le groupe Évolution à Bordeaux Métropole et à BMA, une chargée de mission PLU du Grand Lyon pense qu’à Bordeaux, avec Darwin, « la collectivité, elle maîtrise tout, donc ça ne lui pose pas vraiment de problèmes ».

  • 23 Entretien réalisé avec l’agence d’urbanisme de Bordeaux, l’A’urba, le 10 avril 2020.

47Cependant, si pour certains, l’espace créé par Darwin est « une réussite23 », les méthodes employées posent question pour d’autres, soulevant débats et conflits.

2.3. Des relations conflictuelles avec les acteurs institutionnels locaux

48Les acteurs institutionnels ont soutenu et encouragé le projet à ses débuts, mais force est de constater qu’il en est tout autrement à présent. Le potentiel effet préfigurateur d’un tel projet pour valoriser l’image d’un quartier à construire a laissé place à un combat juridique et politique au long cours, et à ce jour non résolu.

49Les projets de la ZAC Bastide-Niel et de l’écosystème Darwin affichent pourtant des objectifs partagés : de développement durable, de transition énergétique, de meilleure gestion des déchets, de composition avec la lumière. Cependant, ils correspondent à des conceptions de l’urbanisme opposées, aussi bien du point de vue de l’architecture des bâtiments (volumes massifs et neufs versus réhabilitation du patrimoine existant), que de la conduite et la gestion de projet (planification versus adaptation permanente), ou encore du rapport aux technologies (smart city versus low tech).

50Durant plusieurs années, les deux projets évoluent en parallèle. Le projet de la ZAC se précise avec la désignation de l’agence néerlandaise MVRDV pour la définition du plan-guide d’aménagement (2010), la désignation du groupement BMA, Domofrance, Aquitanis (SAS d’aménagement Bastide-Niel) comme concessionnaire pour la réalisation de l’opération d’aménagement, l’approbation du dossier de réalisation de la ZAC par la Métropole (2016) et le démarrage des travaux de viabilisation (2016) et des constructions (2018).

51Rapidement, des tensions naissent entre les acteurs de l’écosystème et ceux de la ZAC. Les conflits éclatent à partir de la phase de réalisation de la ZAC, se matérialisant sur des aspects concrets, en particulier des droits de passage et l’occupation de certains espaces.

52Les AOT délivrées par l’intercommunalité ne sont plus valables à partir de la fin 2016/début 2017 et la SAS souhaite alors récupérer les espaces concernés. Or, ils sont occupés par le skatepark et le tissu associatif (Emmaüs, La ferme urbaine, etc.), soit des espaces essentiels à la vie du lieu comme le précise l’un des salariés du groupe Évolution :

  • 24 Entretien réalisé le 30 avril 2020.
  • 25 Entretien réalisé le 6 avril 2020.

« Depuis ce moment-là, tout le fond de Darwin qui fait vraiment partie de la valeur d’usage du lieu […], a son avenir en suspens à cause d’une décision administrative et juridique qui va arriver un jour ou l’autre. […] Le problème est que le foncier sur lequel on est serait quasiment divisé par deux. Cela viendrait à complètement annihiler le projet initial de Darwin et l’ambition de Darwin aujourd’hui24. » Ces activités ont également permis de « générer une vie sur la ZAC en attendant que le secteur soit construit25 » selon une cheffe de projet de Bordeaux Métropole.

53Les acteurs associés aux deux projets ont tous l’impression d’avoir réalisé, à un moment donné, des tentatives de coopération ou de conciliation. Philippe Barre explique avoir participé aux workshops au début du projet de ZAC. Après l’éclatement des conflits, les acteurs de la ZAC et de la Métropole ont maintenu certaines activités (le skate-park avec la prolongation d’AOT jusqu’en 2020, par exemple) et tenté de trouver des solutions pour reloger les associations. Une urbaniste de Bordeaux Métropole explique :

« […] on voulait les accompagner pour qu’ils trouvent une solution et pour qu’ils puissent se réinstaller ensuite sur des îlots qui étaient construits avec par exemple un rez-de-chaussée dédié aux associations et puis au-dessus on voulait développer un projet de logements locatifs sociaux […] Je peux vous assurer qu’on a proposé beaucoup de solutions et qu’on est allés très, très, loin dans les solutions, et ça je peux le dire parce que ça a été dit par Alain Juppé à un conseil, même aux limites de ce que peut faire une collectivité publique. » (Ibid.)

54Niels Christa, de l’agence MVRDV, détaille également :

  • 26 Entretien réalisé le 26 mai 2020.

« Bon ils y étaient déjà avant nous, soyons clairs. Darwin était déjà là. Après, il y a eu ce concours sur l’aménagement des magasins généraux. C’est le deuxième grand bâtiment qu’ils ont remporté, et ensuite on est entrés en discussion avec eux pour qu’ils adhèrent à la ZAC, pour que ça se passe bien, bon. Finalement, ils ont dit non et ils ont pris un autre chemin. Ouais, c’est dommage26. »

55Le conflit qui oppose les différentes parties prend une tournure très médiatique. L’équipe de Darwin mise sur le soutien populaire et tente de rassembler à travers une pétition (38 000 signataires en mai 2021) et un slogan « laissonspasbéton ». Jean-Marc Gancille évoque :

  • 27 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

« On apparaît de plus en plus comme un “village gaulois” face à un “ogre” qui est là pour tout écraser. […] seule la pression politique en notre faveur pourra aider à ce que l’on en sorte vivant. Parce qu’en face il y a une pression de dingo et puis des intérêts économiques qui sont tout autres. Donc nous, on peut jouer sur notre notoriété, sur le côté très populaire de Darwin, et puis sur le plaisir qu’ont les gens à venir nous voir27. »

56Au fil des mois, le conflit s’intensifie : des procédures d’expulsion ont été lancées, plusieurs recours en justice ont eu lieu et plusieurs procès se sont tenus. Cet antagonisme révèle la manière dont la collectivité et l’aménageur considèrent une expérimentation réalisée par un opérateur privé sur l’espace urbain. Celle-ci a toujours été considérée comme un moment particulier devant se clore à l’arrivée des premiers chantiers de construction de la ZAC alors même que les expériences créées par Darwin ont été mises en œuvre avant les désignations de l’architecte-coordinateur et du concessionnaire et de l’approbation du dossier de réalisation de la ZAC. Un directeur de l’aménagement urbain d’un bailleur social relate :

  • 28 Entretien réalisé le 9 avril 2020.

« […] dès le début de la ZAC il y avait une forte contradiction politique entre l’installation Darwin et un grand projet urbain porté par un urbaniste international et qui ne parlait pas beaucoup du territoire et de la transition écologique que Darwin entendait. Donc là, déjà, c’est quelque chose qui ne pouvait pas fonctionner sur les convictions adoptives28. »

57La manière dont les AOT ont été gérées est révélatrice du manque de considération des acteurs « classiques » de la fabrique urbaine envers des lieux qui ne peuvent être, pour eux, que provisoires (car bénéficiant d’AOT), même si de nombreux acteurs locaux de l’urbanisme, à l’image des propos tenus par le directeur de l’aménagement urbain d’un bailleur social considèrent pourtant que l’écosystème est un « truc vertueux qui invente un nouveau modèle de développement urbain. » (Ibid.)

58Ce conflit est aussi au cœur d’un combat idéologique sur les manières de concevoir et d’aménager l’espace urbain, mené par les acteurs de l’écosystème Darwin qui entendent se battre contre le modèle dominant et néfaste d’aménager l’espace que représente la ZAC Bastide-Niel.

59Les critiques concernent l’architecture et l’urbanisme de la ZAC Bastide-Niel, comme révèle Jean-Marc Gancille :

  • 29 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

« Les volumes, les trucs très écrasants, ça nous semble aller à l’encontre d’un urbanisme tel qu’on aurait pu l’imaginer pour demain, à savoir léger, à savoir soucieux des enjeux écologiques, à savoir accueillant. Là, c’est massif, c’est des îlots de chaleur urbaine, c’est des grands ensembles, ça nous paraît complètement déconnant »29.

60Elles portent également sur les manières d’agir. Pour l’architecte-paysagiste à la tête du collectif BIAPI :

  • 30 Entretien réalisé le 7 mai 2020.

« ils [les acteurs de la ZAC] pourraient nous intégrer. Je veux dire, on a les diplômes on est aussi bons que les autres, mais il y a une espèce de culture de la signature dans l’architecture […] parce que ça fait rayonner l’agglo à l’échelle internationale, mais voilà c’est une ville générique dont nous on a plus envie d’entendre parler. On a envie de composer localement30. »

61Pour Philippe Barre, l’écosystème Darwin :

  • 31 Entretien réalisé le 30/04/2020.

« est antinomique finalement aux projets de la ZAC qui se déclinent aujourd’hui […]. Ils sont conçus généralement 6 ou 7 ou 8 ans avant, vous voyez bien qu’à vouloir penser les choses pour 8 ou 10 ans après, on est sûr de se tromper. Il faut avoir de l’agilité. Il faut savoir avoir l’imagination, du doute et s’autoriser à bouleverser les destinations de lieux à la volée »31.

62Ce conflit est ainsi révélateur de deux visions opposées de ce que doivent être l’espace urbain et la manière de produire celui-ci et, par conséquent, de la place de l’expérimentation au sein de la fabrique urbaine. Pour Yvan Deltraz, cofondateur du Bruit du Frigo et de la Fabrique POLA, organisme associé au groupe Évolution lors du montage du projet d’Eco-système Darwin :

  • 32 Entretien réalisé le 4 juin 2020.

« tout l’enjeu c’est de savoir comment on la réintègre, comment on lui laisse une place dans le projet pérenne et pas comment on s’en débarrasse, pour faire à la place quelque chose de naze. »32

63L’existence de l’écosystème Darwin a toutefois plusieurs conséquences sur le projet de ZAC, au-delà du ralentissement et des modifications engendrées directement par le conflit avec BMA.

  • 33 Entretien réalisé le 6 avril 2020.
  • 34 Entretien réalisé le 7 avril 2020.
  • 35 Entretien réalisé le 4 mai 2020.

64D’une part, les différents acteurs reconnaissent que l’Écosystème a permis de faire connaître le projet Bastide-Niel : « les gens sont allés jusqu’à Darwin parce qu’avant les gens n’allaient pas à cet endroit de la rive droite. Donc ça a permis de faire connaître le lieu […] il y a plein d’avantages à ça », selon une cheffe de projet de Bordeaux Métropole33. Plus encore, « ça donnait une légitimité un peu naturelle de développer un écoquartier à proximité immédiate de Darwin » pour la directrice des grands projets urbains chez Domofrance34. Jean-Marc Gancille note, quant à lui : « certains promoteurs […] en ont beaucoup joué dans leur communication commerciale […] Il y en a même qui ont appelé leurs logements Darwin ! C’était assez significatif. »35 Aux yeux de tous, l’écosystème Darwin a permis d’attirer des personnes sur la rive droite de la Garonne, de renouveler l’image du quartier en la dynamisant, et de donner des arguments aux promoteurs de la ZAC pour la vente de leurs biens.

65D’autre part, les acteurs de la ZAC tentent de recréer l’ambiance de l’Écosystème dans celle-ci. Cela passe notamment par les activités proposées, comme le précise une personne en charge du projet au sein de Bordeaux Métropole :

  • 36 Entretien réalisé le 6 avril 2020.

« On a le projet d’un centre sportif indoor, du sport sur sable en intérieur avec un accès à la fois pour les sportifs de haut niveau mais aussi pour tous les locaux, pour les écoles, donc l’idée c’était vraiment d’avoir quelque chose de socialement très ouvert, continuer cette ambiance qu’on a dans la caserne Darwin. Donc voilà on avait essayé de trouver des projets qui arrivent en continuité. On a un autre projet où on développe une ferme urbaine donc qui reste aussi dans les mêmes objectifs, mais sur lequel voilà, on est attaqué par Darwin. Donc quelque part, ils considèrent en fait qu’ils ont développé quelque chose et qu’on leur doit d’installer ce qu’ils ont installé sur l’opération »36.

66Ces propos mettent en évidence les difficultés à considérer les activités « déjà-là » dont le bon fonctionnement a été éprouvé depuis plusieurs années. L’imposition de programmations descendantes tranchent avec les initiatives locales portées par celles et ceux qui occupent, travaillent et vivent sur un site particulier. Plus radicalement encore, cette manière de concevoir l’urbanisme s’incarne dans le modèle d’aménagement valorisé, réhabilitation et préservation de l’existant d’un côté contre démolition et reconstruction de l’autre. Ainsi, il semblerait que l’idée même de considérer l’existant afin de composer avec soit exclue des manières de faire valorisées par les architectes et aménageurs de la ZAC.

3. L’expérimentation urbaine comme objet politique

3.1. Agir pour ne pas laisser faire

67Pour les acteurs de ce lieu, le changement trouve à s’exprimer par le « faire », qui se traduit par des formes d’expérimentation concrètes. Par ces actions, ils remettent en question les logiques reposant sur une politique de la demande, en lien avec les pouvoirs publics pour obtenir satisfaction, lui préférant une politique de l’acte, distante des conceptions universalistes du changement social (Day, 2004). Cette manière d’envisager le rapport de force, mais aussi le rapport au temps, permet l’obtention de résultats visibles et concrets, « ici et maintenant », sans attendre l’hypothétique réalisation des discours politiques. Agir à son échelle, pour « montrer que c’est possible », relève alors d’une forme d’exemplarité qu’il convient de valoriser (Pailloux et Mège, 2013).

68L’organisation en réseau, définie par ses qualités de souplesse, d’agilité, et de réactivité, tranche ainsi radicalement avec la rigidité des strates hiérarchiques et décisionnelles caractéristiques des organisations menant des projets de grande ampleur. Dans cette configuration, la prise de décision est donc facilitée. L’expérimentation devient une manière d’agir valorisée, modifiable, voire reprogrammable. Elle permet d’ouvrir le champ des possibles car elle s’inscrit dans une démarche visant à appréhender autrement les situations. Elle révèle des enjeux potentiellement perturbateurs pour l’ordre social dominant, qui voit en elle une remise en cause des approches classique de type top-down.

69Elle renvoie ainsi à la figure de l’alternative et à sa capacité à s’inscrire dans le cadre d’un « pragmatisme radical » défini par une continuité entre les moyens valorisés et les fins recherchées (Pereira, 2010). Autrement dit, elle permet de répondre à des enjeux immédiats, tout en s’inscrivant dans un processus de changement à plus long terme, lui-même défini par un projet global de société souhaitable. Pour autant, ces « utopies réelles » (Olin, Wright 2017) se retrouvent confrontées à l’environnement institutionnel dans lequel elles tentent de s’exprimer. Elles s’opèrent plus généreusement dans des espaces en marge, là où les enjeux propres à la régénération du capitalisme semblent avoir le moins de prises. L’occupation des marges apparaît dès lors comme une des conditions de possibilité nécessaires pour impulser par la pratique des dynamiques alternatives aux pratiques dominantes en urbanisme. Bien qu’aujourd’hui ces manières de procéder trouvent de plus en plus d’intérêt auprès des acteurs publics, il existe encore de nombreux freins à son acceptation.

3.2. Lutter contre les asymétries de pouvoir

70Ces projets, même éphémères, ponctuels ou transitoires, ne sont jamais sans effets sur celles et ceux qui y ont participé. L’alternative possède la capacité de fédérer autour d’une identité des groupes qui cherchent à se l’approprier. Elle apparaît comme une matrice en capacité de générer des affinités, et donc de constituer des groupes de plus en plus compétents, pour défendre des intérêts. En ce sens, elle constitue un élément potentiellement perturbateur des pratiques traditionnelles d’aménagement de l’espace urbain, notamment lorsque celles-ci sont justifiées par des principes communs aux porteurs de l’alternative. Par exemple, l’aménageur de la ZAC Bastide-Niel dénonce le blocage opéré sur la programmation de logements sociaux. Par cela, il témoigne de son indignation à l’entrave que représentent les acteurs de Darwin au projet de mixité sociale qu’il souhaite encourager. Ainsi, la dimension pragmatique est partagée et oblige les acteurs de l’écosystème à défendre leur vision du monde en intensifiant la composante radicale de leurs pratiques, c’est-à-dire en dénonçant à plus large échelle, et de manière politique, les logiques sous-jacentes à la production d’une ZAC (uniformisation du quartier, production d’îlots de chaleur par la densification du bâti, place minime accordée aux espaces publics, programmation majoritairement allouée aux logements…).

71Ainsi, si les pouvoirs locaux peuvent contribuer à la création et la gestion des expérimentations urbaines, jouant souvent un rôle majeur, ceux-ci peuvent également tenter d’enrayer son évolution. À la suite d’Erica Eneqvist et Andrew Karvonen (2021), une nouvelle fonction stratégique pouvant être assurée par les autorités locales dans la gouvernance expérimentale, peut ainsi être identifiée, consistant à freiner, voire à réprimer l’expérimentation. Cette répression peut notamment s’exercer si l’expérimentation s’oppose aux actions menées par la politique locale. L’alternative porte en elle une dimension politique importante (Evans, 2016) qui peut apparaître comme un levier d’action à mobiliser afin de s’émanciper des cadres contraignants (im)posés par les acteurs publics. Ne pouvant faire jeu égal avec ces derniers, les acteurs de l’alternative tentent de faire valoir le bien fondé de leurs démarches en mobilisant des ressources susceptibles de contrebalancer le rapport de force en leur faveur. La politisation des actions entreprises fait partie de cette stratégie, en ce qu’elle permet de replacer l’expérimentation dans le cadre plus large de la direction à prendre pour assurer la transition à grande échelle.

72Face à la remise en cause de ces modèles, les acteurs locaux de l’urbanisme tentent de renvoyer ces expérimentations à de « petits » projets, sans réelle importance ni impact à côté des ambitions de « grande ampleur » portées par la collectivité. Ils y trouvent cependant un intérêt dès lors que les expérimentations servent le projet dans le cadre d’occupations temporaires ou transitoires clairement définies et délimitées dans le temps. Ici, les expérimentations sont portées par des acteurs privés influents et politisés qui, par leurs actions, tentent de décrédibiliser la politique exercée en matière d’aménagement à l’échelle de la Ville. Ce conflit, qui illustre la « trajectoire de marginalisation » (Savini et Bertolini, 2019) empruntée par Darwin, interroge la place des acteurs privés dans ce « moment expérimental » : quelles sont les marges de manœuvre possibles ? Comment les pratiques traditionnelles de l’urbanisme peuvent intégrer les expérimentations en cours et les pratiques « déjà-là » ? Ces questions renvoient à la singularité de la configuration dans laquelle se trouvent pris aujourd’hui les acteurs de l’écosystème et ceux de la ZAC Bastide-Niel, entre pragmatisme et radicalité.

3.3. Une fabrique urbaine amenée à évoluer ?

73La possible « trajectoire d’instrumentalisation » (ibid., 2019) n’est pas à écarter puisque le projet Darwin, bien qu’en rupture vis-à-vis des actions menées dans le cadre du projet de ZAC, sert finalement de faire-valoir au regard de son attractivité et des images positives qu’il véhicule à l’échelle nationale. Son adéquation avec les grands enjeux en matière d’écologie en fait un projet test pour les aménageurs qui souhaitent insuffler « un peu » de son esprit dans la programmation de la ZAC, par exemple avec le projet de réalisation d’une ferme urbaine au cœur de l’écoquartier. Plutôt que de faire avec l’existant, à l’image de la ferme urbaine de Darwin « déjà là », mais qui doit laisser place à un parking de type silo « à venir », les aménageurs de la ZAC ont opté pour recréer, sous la direction d’une entreprise parisienne spécialisée, cet espace ailleurs et sous une autre forme, plus en adéquation avec le standing et l’esthétique valorisés par la ZAC. Le tissu associatif local et les expérimentations menées depuis plusieurs années sur le site n’ont finalement eu que peu de poids face à la maîtrise et au contrôle de l’espace par les pouvoirs publics locaux et à la concurrence d’une entreprise spécialisée. Ainsi, le « déjà-là » n’a pas pour vocation, pour les aménageurs, à être pérennisé puisqu’il ne s’inscrit pas dans la conception initiale du projet. Seule l’idée est reprise car elle permet de reprendre les objectifs sans avoir à composer avec l’existant. C’est donc à nouveau la logique top-down qui est valorisée pour son adéquation avec les manières dominantes de procéder des acteurs locaux de l’aménagement urbain.

74Certains décrivent l’alternative en matière d’urbanisme comme un outil de standardisation au profit du renouvellement des logiques capitalistes (Common.Langage, Monnot et Berri, 2018). Nous ne nions effectivement pas qu’il existe une grammaire esthétique propre à ces espaces, qui tend à se reproduire ici ou là, au gré des possibilités qu’offre la ville en matière d’expérimentation. En revanche, ces lieux sont loin d’être homogènes, notamment dans le rapport qu’entretiennent avec les pouvoirs publics les acteurs qui les font vivre. En effet, la dimension contestataire du projet se traduit dans la distance critique et en actes vis-à-vis des manières dominantes de faire la ville. Cette critique s’appuie sur une dénonciation de la standardisation des espaces, en cherchant à développer des projets à la fois plus en lien avec les habitants et le territoire. Les programmations relèvent d’un urbanisme laissant place à l’initiative tout en valorisant les actions vertueuses, tant du point de vue économique, que social ou écologique. Pionnier en la matière, l’écosystème Darwin apparaît aujourd’hui comme un lieu particulier, érigé autour d’une logique entrepreneuriale forte et d’un esprit contestataire marqué. Le rejet de l’urbanisme temporaire dont font preuve les acteurs du lieu, incarné par la lutte engagée pour défendre des fonciers occupés, laisse entrevoir de possibles formes de mobilisation dans la fabrique de la ville. L’achat de terrains et de bâtiments par des acteurs de la fabrique « alternative » de la ville pourrait venir rebattre les cartes et modifier les règles du jeu auxquels les acteurs de l’aménagement urbain classique semblent toujours très attachés.

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Notes

1 Les rapports entre le pôle marchand et le pôle non-marchand et militant ont fait l’objet d’un précédent article, Mège A., Mallet S., 2022, « Les tiers-lieux, entre militantisme, logiques marchandes et stratégies d’aménagement. L’écosystème Darwin à Bordeaux », Métropolitiques, 9 juin.

2 « A careful process of tinkering with relatively limited set‐ups of bodies, materials and spaces, which are flexible enough to allow for reconfiguration so as to sustain their transformative potential but also controlled enough to hold together (Rheinberger, 1997, 74-83). Although engaging with the unexpected, experimenters are often doing so in a stepwise and recursive manner, trying out different ways of balancing control with openness throughout the process. »

3 « A safe space and vehicle through which to establish the relevant institutional environment for new practices, new narratives and new actors. »

4 Extrait de discours des éléments de communication de Darwin. Site internet consulté le 10/05/2021, https://darwin.camp/ .

5 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

6 Pour plus de précisions sur cet aspect, voir « L’urbanisme de projet en chantier : le projet Darwin », CETE Sud-Ouest et CETE Est, PUCA/Urbanisme de projet en chantier, p. 15. Consulté le 03/06/2021 : http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/monographie-darwin-projets-negocies.pdf.

7 Brousse M., 2021, « La folle évolution du Hangar Darwin », 20 Minutes. Consulté le 03/06/2021 : https://www.20minutes.fr/magazine/cultures-urbaines-mag/2425187-20131016-la-folle-evolution-du-hangar-darwin.

8 Extrait de discours des éléments de communication de Darwin. Site internet consulté le 10/05/2021 : https://darwin.camp/projet-darwin/un-eco-systeme-ecolo/.

9 Extrait de discours des éléments de communication de Darwin. Site internet consulté le 03/06/2021, https://darwin.camp/projet-darwin/un-laboratoire-de-transitions/.

10 Entretien avec Philippe Barre réalisé le 30/04/2020.

11 Site internet consulté le 30/05/2021, https://www.nobatek.inef4.com/references/projet-miuseec/.

12 Entretien réalisé le 30 avril 2020.

13 Entretien réalisé le 7 avril 2020.

14 Entretien réalisé le 9 avril 2020.

15 Entretien réalisé le 4 juin 2020.

16 Entretien réalisé le 30 avril 2020.

17 Structure artistique, qui s’illumine le soir venu, réalisée à partir d’un échafaudage recouvert de bois de récupération permettant l’accès aux espaces de coworking.

18 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

19 https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/societe/bienvenue-a-boboland-a-bordeaux-lecosysteme-darwin-qui-evolue-a-lenvers/
https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/20/a-bordeaux-deux-visions-diametralement-opposees-de-l-amenagement-urbain_5372290_3232.html
https://www.bordeaux-gazette.com/Les-Hangars-Darwin-un-concept-bobo.html.

20 Les expressions en italique sont des propos tenus par un salarié. Entretien réalisé le 30 avril 2020.

21 Entretien réalisé le 25 avril 2020.

22 Entretien réalisé le 30 avril 2020.

23 Entretien réalisé avec l’agence d’urbanisme de Bordeaux, l’A’urba, le 10 avril 2020.

24 Entretien réalisé le 30 avril 2020.

25 Entretien réalisé le 6 avril 2020.

26 Entretien réalisé le 26 mai 2020.

27 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

28 Entretien réalisé le 9 avril 2020.

29 Entretien réalisé le 5 avril 2020.

30 Entretien réalisé le 7 mai 2020.

31 Entretien réalisé le 30/04/2020.

32 Entretien réalisé le 4 juin 2020.

33 Entretien réalisé le 6 avril 2020.

34 Entretien réalisé le 7 avril 2020.

35 Entretien réalisé le 4 mai 2020.

36 Entretien réalisé le 6 avril 2020.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Localisation de la ZAC et de l’écosystème Darwin à Bordeaux, 2021
Crédits Conception : Arnaud Mège, Sandra MalletRéalisation : Sébastien Piantoni – EA 2076 Habiter (université de Reims) – 2021Sources : OpenStreetMap et recherches personnelles
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-1.png
Fichier image/png, 1,2M
Titre Figures 2 et 3. Espaces de coworking, Darwin, Bordeaux, juin 2020
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-2.png
Fichier image/png, 7,2M
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-3.png
Fichier image/png, 2,5M
Titre Figure 4. Restaurant Le Magasin général, Darwin, Bordeaux, juin 2020
Légende Terrasse du restaurant Le Magasin général. Dans le prolongement, la halle jumelle en cours de réhabilitation.
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-4.png
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Titre Figure 5. L’épicerie, Darwin, Bordeaux, juin 2020
Légende Espace dévolu à l’achat de produits d’alimentation biologique
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-5.png
Fichier image/png, 2,9M
Titre Figure 6. Le skatepark Le Hangar, Bordeaux, Darwin, juin 2020
Légende Skatepark couvert aménagé avec des modules fabriqués sur place avec du bois de récupération
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-6.png
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Titre Figure 7. Les hangars associatifs, Darwin, Bordeaux, juin 2020
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-7.png
Fichier image/png, 3,2M
Titre Figure 8. Le Village d’accueil des familles migrantes, Darwin, Bordeaux, juin 2020
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-8.png
Fichier image/png, 3,1M
Titre Figure 9. Les Chantiers de la Garonne, Darwin, Bordeaux, juin 2020
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-9.png
Fichier image/png, 2,8M
Titre Figure 10. Limites de Darwin
Crédits Conception : Arnaud Mège, Sandra MalletRéalisation : Sébastien Piantoni – EA 2076 Habiter (université de Reims) – 2021Source : OpenStreetMap
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-10.png
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Titre Figure 11. Espace de restauration extérieur du Magasin général (restaurant bio), Bordeaux, juillet 2020
Légende Au fond, le Vortex, structure emblématique de Darwin, donnant accès aux espaces de coworking
Crédits © Arnaud Mège
URL http://journals.openedition.org/developpementdurable/docannexe/image/21546/img-11.png
Fichier image/png, 3,2M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sandra Mallet et Arnaud Mège, « Une analyse des discours sur le rôle d’une expérimentation dans la production urbaine : le projet Darwin à Bordeaux »Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 13, n°2 | Décembre 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 17 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/21546 ; DOI : https://doi.org/10.4000/developpementdurable.21546

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Auteurs

Sandra Mallet

Sandra Mallet est géographe et urbaniste, maître de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Reims Champagne-Ardenne (Urca), au sein de l’Iateur (Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims), qu’elle dirige, et du laboratoire Habiter, dont elle est directrice adjointe. Ses recherches interrogent le temps dans les domaines de l’urbanisme, de l’aménagement des territoires et des politiques urbaines, questionnant tout autant l’évolution des rythmes urbains que celle des temporalités de l’action sur l’espace.
Laboratoire Habiter EA 2076, Université de Reims Champagne-Ardenne
sandra.mallet@univ-reims.fr
https://www.univ-reims.fr/site/laboratoire-labellise/habiter-ea-2076/Sandra-MALLET,11220,20253.html

Arnaud Mège

Arnaud Mège est sociologue et urbaniste. Il est actuellement postdoctorant au sein du laboratoire HABITER de l’université de Reims Champagne-Ardenne et enseignant vacataire à l’Iateur (Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims). Il a mené des recherches sur les formes d’engagement en faveur de l’écologie radicale et la décroissance. Actuellement, ses travaux interrogent notamment la variabilité des rapports au temps qu’entretiennent les acteurs qui contribuent à mener des projets en faveur d’un urbanisme durable.
Laboratoire Habiter EA 2076, Université Reims Champagne-Ardenne
arnaud.mege@univ-reims.fr
https://www.univ-reims.fr/media-files/24579/mege_fiche-chercheur.pdf

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