1Quoi de commun entre la connaissance d’un territoire, son autogestion et la préservation (ou la restauration) de son côté sauvage ? Ces objectifs, apparemment distincts, sont étroitement liés dans la pensée biorégionaliste.

3Cet article, issu d’une enquête archivistique initiée en 2018 aux États-Unis dans le cadre d’un projet de recherche plus large consacré à l’étude des néo-ruraux (Back-to-the-Landers), revient sur les bases théoriques, l’histoire et sur deux exemples de réalisations concrètes du biorégionalisme. Nous espérons ainsi contribuer à une meilleure connaissance de ses idées dans le monde francophone, mais aussi interroger les discours et les alliances entre acteurs engagés dans des processus pionniers de transition écologique, dans une phase historique où les défis de court terme représentés par le réchauffement climatique (GIEC, 2022) nécessitent plus que jamais de replacer dans un jeu de miroirs différentes solutions proposées par le passé et dans le présent.

1. Du sens d’une biorégion…

peut être définie d’abord en s’appuyant sur la climatologie, la géographie physique, la faune, la flore, l’histoire naturelle et un ensemble d’autres sciences naturelles. Les limites finales d’une biorégion sont décrites par les habitants qui en font partie, à travers la reconnaissance humaine des réalités du « vivre-sur-place » (living-in-place). Toute la vie sur la planète est interconnectée par quelques voies qui nous apparaissent évidentes et par d’autres qui restent encore peu explorées. Mais il y a une résonance distincte parmi les êtres vivants et les facteurs naturels qui se produisent à différents endroits de la planète. Découvrir et décrire cette résonance est un moyen de décrire une biorégion (in Berg (dir.), 1978 : 218).

5Les auteurs insistent sur la connexion humain-biosphère, débouchant sur la prise de conscience d’habiter dans un lieu particulier. À cette première acception s’en est ajoutée une deuxième, présente encore aujourd’hui dans le mission statement de la PDF. La fondation :

définit une biorégion comme une aire géographique où vivent certaines espèces végétales et animales interconnectées entre elles, ainsi que d’autres caractéristiques naturelles (souvent définies par les bassins versants) et des valeurs culturelles que les humains développent pour vivre en harmonie avec ces systèmes naturels (2011 : en ligne).

6L’élaboration de principes communs permettant d’atteindre l’équilibre avec le milieu suppose de se questionner en profondeur, un point capital pour les biorégionalistes. En effet, comme le suggère Berg dans un entretien de 1994, le courant est :

un mouvement culturel en plein développement qui invite chaque habitant de cette planète à s’interroger sur « où il est » et sur « qui il est ». L’unité de base est la biorégion, définie par un ensemble d’éléments : le climat, la configuration du terrain, les bassins versants, la langue, des idéaux communs des personnes qui l’habitent (in Masnovo, 1994 : 10).

7Selon Mathias Rollot, les trois définitions précédentes peuvent être synthétisées par celle proposée par un paysagiste, Robert Thayer, en 2003 :

Une biorégion est un « lieu de vie » (life-place) – une région unique qu’il est possible de définir par des limites naturelles (plus que politiques), et qui possède un ensemble de caractéristiques géographiques, climatiques, hydrologiques et écologiques capables d’accueillir des communautés vivantes humaines et non humaines uniques. […] Les biorégions peuvent être associées à des paysages reconnaissables […] et à des cultures humaines se développant avec ces limites et potentiels naturels régionaux. Plus important, la biorégion est le lieu et l’échelle les plus logiques pour l’installation et l’enracinement durables et vivifiants d’une communauté (2018 : en ligne).

2. …Au sens du biorégionalisme

9D’autres pas de côté sont nécessaires pour resituer ce débat. D’abord, proches de la Deep Ecology (Dufoing, 2012), les biorégionalistes refusent toute opposition entre espèces ainsi qu’entre nature et culture (pas de séparation humain/non-humain). Holistes, ils attribuent une place centrale au vivant sous toutes ses formes, particulièrement le sauvage (wildlife) et les variétés indigènes (natives species). De plus, si les hommes sont partie intégrante des biorégions, ils sont invités à se questionner durablement, doublement (comme individus et membres d’une communauté), mais aussi à ajuster leurs attitudes, économie et organisation sociale en tenant compte des spécificités de leur lieu. Il s’agira tantôt de conserver un écosystème, tantôt de le restaurer, mais surtout d’agir, chacun à sa manière, chacun dans son territoire. Faut-il entrevoir dans cette conception une résignation aux règles de Gaea, la Terre-mère, ou une promotion des divisions ethniques ?

10Les détracteurs du biorégionalisme soulignent un rejet des Lumières et un spiritualisme New Age exacerbé. Ainsi, selon le politiste Jean-Marc Del Percio-Vergnaud, la PDF utilise des :

termes et noms païens pour des fêtes traditionnelles, comme les solstices. De ce fait, le biorégionalisme est indissociable d’un appel au sacré. Face aux grands ensembles institutionnels « aliénants » (tel l’État social), le biorégionalisme de Berg plaide pour un retour au localisme, à l’autonomie, à la décentralisation, mais également… au séparatisme ethnique. Nous insistons sur ce point. Certes, small is beautiful, mais uniquement lorsque les diverses entités biorégionalistes se regroupent sur des bases ethniques homogènes (2015 : 528-529).

11Il en conclut à un mouvement « pervers [car] tel qu’il fonctionne réellement, le biorégionalisme marque la soumission du social au biologique et celle du politique aux “lois naturelles” » (ibid. : 76).

12Les défenseurs du courant insistent au contraire sur ses origines anarchistes, anticapitalistes et son côté proactif ; ils font valoir sa proximité avec d’autres écologistes radicaux (Murray Bookchin, Ivan Illich…) et montrent l’incompatibilité avec les thèses réactionnaires exposées ci-dessus. D’après Rollot, par exemple, le mouvement n’impose pas de diktats, mais fournit seulement des pistes pour « aider l’individu à envisager la durabilité́ de [ses] choix » (2018 : 162) ; il constitue certes « une pensée décentralisatrice et séparatiste » mais qui n’est « ni conservatrice, ni essentialiste, ni localiste. En quoi un éco-anarchisme pourrait être autre chose qu’ouvert et libertaire » (ibid. : 161), s’interroge le chercheur ? L’argument du racisme est aussi contesté : loin d’encourager « un retour à des sources ethniques fantasmées », le biorégionalisme se montre « ouvert sur l’ensemble des peuples, dans leur diversité et leur mobilité toujours possible » (ibid. : 170).

13Pour démêler l’écheveau, il faut souligner que le courant se caractérise par une diversité relative de positions, nous y reviendrons, et approfondir quelques aspects déjà mentionnés, faisant pencher la balance dans le sens progressiste.

2.1. Des principes communs aux déclinaisons différentes

14D’abord, le biorégionalisme appelle à des formes d’auto-gestion locale par nature – et non par volonté divine ou par rejet du prochain – différentes les unes des autres, compte tenu des spécificités de chaque lieu. Berg l’affirme :

La biorégion comme un endroit que l’on partage, c’est l’idée de la zone libre. Chaque biorégion doit avoir son propre gouvernement, c’est l’idée de l’autonomie. La décentralisation en tant qu’idée écologique rejoint l’idée Digger du « choisis ton action à l’endroit où tu vis ». Pour moi, les sédiments Diggers se sont transformés en sédiments écologiques, où les gens font partie de l’endroit où ils vivent. Ils font partie de la nature, et la nature est le sujet (in Rollot, 2018 : 122).

15Selon le penseur, le chemin à suivre pour parvenir à ces formes d’auto-organisation locale est essentiellement utopique et écocentré, ce qui en fait la principale distinction avec les régionalismes traditionnels. L’établissement d’une identité propre à chaque endroit est à entendre comme une quête. Il s’agit de demander aux habitants quel développement, quel gouvernement ils veulent pour un lieu qu’ils considèrent comme le leur ? Autrement dit, il faut questionner les relations entre une communauté humaine et un territoire afin de :

• comprendre et étudier la biorégion où l’on vit ;
• la pérenniser, en privilégiant la préservation par rapport à la destruction ;
• l’améliorer, en considérant quels sont les besoins propres au lieu, et finalement ;
• la « réhabiter » et « vivre sur place », de manière écologiquement harmonieuse.

16Si ce processus ne peut être mis en œuvre que sur le long terme, un obstacle supplémentaire est représenté par les découpages administratifs actuels (régions en France, États fédérés aux USA, etc.). Pour (ré-)définir des frontières d’une biorégion, les partisans du mouvement offrent plusieurs possibilités, dont :

171. S’inspirer du passé. Comme le suggère Kirckpatrick Sale dans Dwellers in the Land, les traités officiels signés entre le gouvernement des États-Unis et les chefs de tribus au xix^e siècle contiennent d’importants renseignements sur l’habitation des Amérindiens, « répartis selon ce que l’on reconnaît aujourd’hui précisément comme étant des limites biorégionales » (1985 : 95). Selon Rollot,

La démonstration est pure logique : les autochtones postmodernes vivant in situ, ils développent un art de vivre adapté au lieu, durable et singulier à la fois, déployant une société parfaitement territorialisée. Il n’y a pas à s’étonner, dès lors, que les tribus et les écorégions naturelles se recoupent parfaitement ou presque, formant des biorégions (2018 : 138-139) ;

20Cet exemple éclaircit la démarche biorégionaliste : ses partisans proposent des guidelines qui se déclinent différemment d’un territoire à un autre, d’un groupe à un autre, voire d’un individu à un autre. Les moyens pour atteindre des objectifs de long terme font en effet la part belle à l’inventivité et varient énormément, de la recherche-action aux luttes politiques. De ce point de vue, la matrice anarchiste du mouvement est plus que jamais reconnaissable : porteur d’un utopisme interstitiel, l’en-dehors de l’État proposé par les Californiens vise moins à constituer des « bulles » déconnectées de la société qu’à contaminer l’ensemble du corps social (Lallement, 2019), envisagé ici à l’échelle des communautés locales et de leurs membres.

2.2. Vers un changement de paradigme

L’hypothèse biorégionale n’est pas qu’il y ait sur terre des superpositions conceptuelles ou spatiales entre nature et culture (quoique cela puisse signifier), mais plutôt qu’il y a un intérêt à ce que les sociétés humaines se définissent, se travaillent, se fondent […] sur des compréhensions plus fortes des singularités naturelles locales, et cessent enfin de se penser comme entièrement autonomes d’elles (2018 : 141).

22Pour montrer en quoi consiste la réunion d’un corpus de connaissances au sens du courant, il convient de présenter brièvement l’anthologie Reinhabiting a Separate Country citée auparavant, consacrée à la Californie du Nord (voir encadré 1).

Encadré 1. Présentation de l’anthologie Reinhabiting a Separate Country Dans une première partie, « Le sens du lieu », figurent articles, cartes et témoignages aidant à décrire la biorégion Shasta (faune, flore, géologie, histoire). Suit une section, « En amont : les montagnes », ouverte par un journal tenu dans la Sierra, le portrait d’une communauté locale et des reproductions d’invocations, photos et dessins réalisés entre l’époque des pionniers et les seventies, voyant l’installation des néo-ruraux. De même, dans « Le fleuve et le delta », l’on passe de la poésie à des textes géographiques. Une quatrième partie, « En aval : the City », revient sur San Francisco. La ville est importante à plus d’un titre, en tant que réservoir de biodiversité, mais aussi de productions de l’esprit de l’homme – de culture, donc. Comme auparavant se mélangent des écrits variés, de la climatologie aux dernières innovations en matière d’agriculture urbaine. Dans « Quelques valeurs et échanges » est analysée l’économie, telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être selon les biorégionalistes. Enfin, dans une ultime section, « Grandir dedans », sont présentés le « théâtre de la réhabitation » (la prise de conscience du lieu où l’on vit par le spectacle), des chansons sur les éléments naturels, un article sur la fiction et une contribution sur un GR permettant de découvrir la biorégion en randonnée. L’anthologie est conclue par l’article « Reinhabiting California » déjà mentionné. Berg et Dasmann, outre décrire les objectifs du « vivre sur place » (« atteindre une harmonie avec sa région d’accueil au travers de multiples liens entre les humains, d’autres éléments vivants, et les processus naturels de la planète – saisons, climat, cycles de l’eau – tels qu’ils apparaissent dans le lieu lui-même » [Berg (dir.), 1978 : 218]) et du « réhabiter » (« apprendre à vivre sur place dans une aire précédemment perturbée et endommagée par l’exploitation » [ibid. : 219]), fournissent des suggestions pour la restauration écologique, l’essentiel de l’économie devant y être consacré, ainsi que pour l’autogouvernement qu’ils souhaitent pour Shasta.

23Nous le voyons, les biorégionalistes proposent une vision d’ensemble – qui inclut à la fois des sciences « dures » et sociales, nourries par les différences locales – traduisant le glissement vers un nouveau paradigme, ainsi résumé dans un tableau (Sale, 1985 : 85) :

Tableau 1. Vision d’ensemble des biorégionalismes

	Paradigme biorégional	Paradigme industrialo-scientifique
Échelle	Région, communauté (community)	État/Nation, monde
Économie	Conservation, stabilité, autosuffisance, coopération	Exploitation, changement/progrès, économie mondiale, compétition
Régime politique	Décentralisation, complémentarité, diversité	Centralisation, hiérarchie, uniformité
Société	Symbiose, évolution, division	Polarisation, croissance/violence, monoculture

24Ce schéma témoigne d’une maturité du courant dès le milieu des années 1980, même si l’ouvrage dont il est issu ne fait pas consensus parmi ses partisans ; après avoir analysé les bases théoriques du biorégionalisme, l’étude de son histoire révèle en effet autant d’évolutions que de dissensions.

3. Les trois temps du courant

25Prenant appui sur diverses sources, il est possible de distinguer trois grandes phases : une première, marquée par l’inventivité, suivie par un moment de complexification et de diversification. Enfin, un gain en popularité, non sans mésinterprétations, dans et en dehors des États-Unis.

3.1. Le temps de l’invention (1966-1978)

26Selon la chercheuse Julie Celnik, les bourgeons du mouvement apparaissent en 1966 à Haight-Ashbury (San Francisco), point de ralliement des :

27hippies affluant de tous les États-Unis en quête de liberté et d’expériences psychédéliques. C’est aussi dans ce quartier que se constituent les Diggers, petit groupe d’anarchistes rêvant d’une société libérée de l’argent et du capitalisme. Organisant des scènes de théâtre improvisées dans les parcs publics, des magasins gratuits et des distributions de nourriture, les Diggers espèrent révolutionner les mentalités et rendre les individus acteurs de leur vie. Leurs revendications […] se teintent progressivement aux couleurs de l’écologisme, jusqu’à devenir pour certains une préoccupation centrale (2014 : en ligne).

28L’histoire des Diggers a été exposée ailleurs (Gaillard, 2014) ; nous n’insisterons ici que sur des aspects permettant d’analyser la transition d’une partie d’entre eux vers le biorégionalisme.

29D’abord, en assurant « spontanément l’intendance d’Ashbury », ce qui leur vaut le surnom de « prêtres ouvriers du mouvement Hippie » (Boyxou et Delannoy 2009 : 59), les Diggers montrent aux nombreux jeunes qui arrivent à San Francisco qu’une « économie du don » (gift economy) est possible : free food, free stores, appartements communautaires, etc. Ils jouent par ailleurs l’intermédiaire entre les hippies, mystiques à l’origine, et d’autres franges contestataires, politisées (étudiants de Berkeley, Black Panthers…), contribuant à leur brassage dans une contre-culture plus vaste (Roszak, 1980). Le groupe compte sur un réseau de soutien en ville et aux alentours, où sont établies les premières communautés néo-rurales, à l’image du Morning Star Ranch – surnommé The Diggers Farm – servant de point de chute (Sender-Bayaròn, 2015).

31Après quelques mois, certains Diggers partent s’installer à la campagne. C’est le cas du couple Berg-Goldhaft qui rejoint temporairement le Black Bear Ranch, une commune implantée sur les terres Karuk où ils se rallient à la cause amérindienne (Terence, 2018). Ils peaufinent leur vision dans les années qui suivent, durant un voyage avec une caravane de camions voué à mettre en relation différentes communautés néorurales présentes aux États-Unis. Comme le confie Goldhaft, ils constatent :

• 9 Entretien avec Judy Goldhaft, San Francisco, 3 août 2019.

un grand nombre de problèmes écologiques et de voisinage : partout où on allait, on voyait des catastrophes à proximité, des pollutions, des centrales nucléaires, jusqu’à l’usage d’agents orange pour chasser les Back-to-the-Landers9.

32C’est aussi dans cette période que Berg rend visite à Van Newkirk au Canada :

Allen avait pour projet de créer un Institute for Bioregional Studies. Il considérait ces lieux biogéographiques comme des endroits de préservation de plantes et animaux sauvages. C’était le sens exclusif qu’il attribuait à ce terme. J’ai décidé de poursuivre cette idée en lui donnant un sens politique et culturel. Avant de quitter Nova Scotia, j’ai réalisé un poster que j’ai présenté à la première conférence ONU sur l’environnement à Stockholm en 1972 (Berg, 2009 : 43).

D’après Rollot, l’activiste se rend à ce meeting international en qualité de représentant des « communautés du Back-to-the-Land américain ». Rentré en Californie, il initie un trialogue avec le poète Gary Snyder – l’un des premiers à établir des liens entre lieu de vie, politique et écologie dans un texte de 1969 – et Dasmann, représentant « l’un des actes fondateurs du biorégionalisme » (2018 : 123-124). Il crée aussi la PDF avec sa compagne :

33Après la conférence ONU sur l’environnement, un lent voyage de retour en camion depuis la Côte est vers San Francisco nous a définitivement confirmé que les méthodes de préservation traditionnelles de l’environnement étaient inadéquates pour freiner les catastrophes en cours. Il y avait même de nouveaux dégâts tout au long de la route qu’on avait parcourue un an auparavant seulement. La PDF avait pour objectif de développer une philosophie et un mouvement ancrés dans le local afin de rétablir des biorégions qui, à terme, pourraient remplacer les idées de déracinement (disinhabitory views) promues par l’industrialisation (Berg, 2009 : 51).

34Peu à peu, un « véritable réseau social s’organise autour de l’association ; les acteurs du mouvement se multiplient et les appels au “biorégional” émergent. Au fil des éditions et des colis (bundles – des sortes de paquets surprise contenant des poésies, photos, etc.) préparés par la Planet Drum à destination de ses membres, la pensée biorégionale se structure » (Rollot, 2018 : 125).

35Pour ne donner qu’un exemple de collectif proche de la PDF, citons le cas du Frisco Mussel Bay Group (FMBG). À la fois groupe d’étude et « forum pour partager une identité régionale et des bassins versants » (Berg (dir.), 1978 : 131), il est actif de 1975 à 1979. Il réunit des scientifiques, artistes, écrivains et militants politiques lors de rencontres dédiées à l’histoire locale, les plantes, les animaux, etc. Ses membres mènent également des actions contre de grands projets de construction, tel un canal d’irrigation drainant l’eau du nord de l’État vers le sud. Ils élaborent enfin des cartes de la biorégion, dans la droite ligne des efforts de mapping et de compréhension de leur lieu de vie décrits auparavant. Le FMBG représente ainsi l’un des « principaux incubateurs théoriques et pratiques du biorégionalisme » (Aberley, 1999 : 20).

36Quant aux publications, c’est en 1976, nous l’avons vu, que paraît l’article séminal de Berg et Dasmann, suivi deux ans plus tard par Reinhabiting a Separate Country. L’anthologie doit beaucoup à Snyder : elle est en effet conçue par la PDF « comme un gros bundle imprimé sous la forme de livre, avec le soutien financier du California Art Council » (ibid.), dont Snyder était l’un des membres influents. Le poète ainsi que l’écrivain Ernest Callenbach comptent parmi les principaux passeurs des idées biorégionalistes auprès du grand public : il suffit de penser qu’Ecotopia, roman utopique décrivant la sécession de la West Coast du reste des USA pour mettre en place une société proche de celle imaginée par le courant (Callenbach, 1975), s’est écoulé à plus d’un million d’exemplaires, a été traduit dans le monde entier et est devenu un classique de la littérature environnementale.

3.2. La diversification-complexification (1979-1990)

37À partir de 1979 s’ouvre une deuxième période du biorégionalisme. Cette année ont lieu deux évènements majeurs : d’abord, le colloque « Listening to the Earth », organisé à San Francisco par la PDF, réunit un millier d’auditeurs autour de Snyder, Callenbach et Bookchin. Ensuite, la fondation publie le premier numéro de sa revue semestrielle, Raise the Stakes (RTS), recueillant des textes écrits par les adhérents. Cette newsletter devient un outil essentiel de mise en relation entre groupes et individus « à orientation biorégionale » présents sur le territoire nord-américain, voire au-delà. En 1987, ils sont environ 170 (Planetdrum, 1987 et 1995).

38De 1980 à l’orée des années 1990, d’autres parutions et manifestations confortent l’idée d’un approfondissement du courant, allant de pair avec sa diversification ; leur nombre élevé ne permet de se focaliser que sur les principaux.

39En 1981, Berg et Mills publient un numéro spécial du CoEvolution Quarterly comprenant, en plus du questionnaire aux lecteurs évoqué plus haut dans cet article, un texte de Jim Dodge. Pour l’écrivain, le biorégionalisme est un « idéal continuellement modelé par l’expérience » et non pas « une théorie coincée dans des débats intellectuels ». Pour preuve, les pratiques locales de transition écologique initiées par le mouvement – deux exemples seront présentés ultérieurement – témoignent à la fois d’une « résistance » (contre la destruction du milieu naturel et l’« impitoyable homogénéité de la culture nationale ») et d’un « renouveau » intellectuel et matériel : apprentissage du fonctionnement des écosystèmes, perception fine des lieux, développement de techniques appropriées, le tout accompagné par « un travail physique très dur » (Aberley, 1999 : 25).

40En 1983, David Haenke invite dans les colonnes de RTS à multiplier les rencontres biorégionales. Cet activiste avait fondé en 1979 le Ozark Area Community Congress, l’un des premiers collectifs extérieurs à la Californie, dont le succès contribue à l’émergence de structures semblables au Kansas, Missouri et Mississippi notamment. Un premier North American Bioregional Congress se tient en 1984. Selon Berg, « il réunit plusieurs représentants de groupes ayant leur propre cause, des Navajos qui demandaient de l’aide pour faire valoir les droits sur leur terre ancestrale jusqu’aux nouveaux U.S. Greens [les Verts]. Une déclaration [a été lue] pour inviter tous ces groupes à adopter un point de vue biorégional en plus de leur cause » (2009 : 157). Cette initiative pose ainsi les bases pour des alliances avec différents mouvements sur le sol américain.

41En 1985 est publié Dwellers in the Land, cité précédemment (voir encadré 2). D’après Rollot, cette « théorie générale du biorégionalisme » représente une référence aussi incontournable que controversée, certains partisans du courant critiquant notamment son intellectualisme excessif (in Sale, 2020).

Encadré 2. Dwellers in the Land Dwellers in the Land s’ouvre par une histoire de l’écocide de la Grèce antique à nos jours. Les « leçons de Gaea » caractérisant les « peuples primitifs » sont opposées à une vision « scientifique » de la Terre qui en fait un lieu de ressources exploitables à souhait. Cette perspective et ses pendants (esclavage, capitalisme, surpopulation, monoculture, technocratie) conduisent à terme à l’extinction (die-out). « Maintenant que nous savons que notre science peut détruire le globe – écrit Sale – il nous incombe de repenser notre acceptation aveugle de ce paradigme. La tâche n’est pas d’extirper la science, mais de l’incorporer, non pas d’ignorer ses moyens mais de remettre en question ses fins. La tâche est d’utiliser ses outils indéniablement utiles au service d’une intention différente : la préservation plutôt que la domination de la nature » (ibid. : 55). D’où la proposition d’un « paradigme biorégional », dont les contours ont été esquissés plus haut. L’auteur insiste également sur la société rêvée, un patchwork « de communautés chacune ayant sa propre identité, son propre esprit, mais toutes ayant évidemment quelque chose en commun avec les communautés voisines dans une biorégion partagée » (ibid. : 102). Un tel réseau se fondera sur une économie soumise aux impératifs écologiques et sur un système politique ayant pour échelon fondamental le groupement d’habitants (1 000 à 10 000 individus). Quant au pouvoir, Sale cite les exemples de Clastres (La société contre l’État) ou de Bookchin (The Ecology of Freedom) comme révélateurs d’autres possibles. En résultera une – ou plutôt des – nouvelle(s) société(s) fondée(s) sur la symbiose ville-campagne (à condition de redistribuer les populations dans des centres plus petits, « vivant avec et de la terre » [ibid. : 163]), pacifiste(s) et coopératrice(s), seule solution pour confirmer « l’existence de Gaea » tout en arrêtant la catastrophe globale en cours.

42En 1989 paraît enfin A Green City Program for San Francisco Bay Area, dont Berg est l’un des éditeurs. Basé sur des rencontres publiques, ce programme « a servi à la fois localement et en dehors de la Biorégion Shasta. […] Il inspirera la création du Planet Drum’s Green City Project – voir plus bas – ainsi que la Commission officielle pour l’environnement de la ville de San Francisco. D’autres organisations écologiques, de Vancouver à Barcelone, se réclameront aussi de cet ouvrage » (Berg, 2009 : 177-178).

43Ces exemples témoignent d’une complexification du mouvement et d’une ouverture vers de nouveaux horizons politiques, voire institutionnels. Le chercheur Doug Aberley en conclut à une « mainstreamisation » du biorégionalisme à partir des années 1990 (1999 : 34-35).

3.3. Un biorégionalisme « mainstream » ? (1990-2022)

44Trois processus complémentaires corroborent cette hypothèse. D’abord, l’entrée du mouvement à l’université. À l’exclusion d’un mémoire, quelques workshops et une petite collection d’ouvrages, « il faudra attendre 1999 pour que le livre collectif Bioregionalism, sous la direction de Vincent McGinnis, offre au courant une série de regards théoriques distanciés et référencés à la fois. Suite à cet important ouvrage, le mouvement entre à l’université du Nevada en tant qu’objet d’étude » (Rollot, 2018 : 128). Les colloques et parutions se multiplient alors (Glotfeltry et Fromm (dir.), 2009 ; Evanoff, 2011 ; Cato, 2013).

46le biorégionalisme et l’écoféminisme sont deux branches du mouvement écologiste contemporain qui fournissent deux frameworks à la fois distincts et complémentaires pour mettre en place une justice sociale et environnementale ainsi que proposer des voies durables de vie en harmonie avec la terre ». [...] La publication des actes des six Congrès biorégionaux nord-américains mis en place depuis 1984 et des rencontres Turtle Island constitue un autre témoignage de cette volonté permanente de liaison et d’intégration (ibid. : 33).

47Dernier processus, l’internationalisation du courant. En 1996, comme le rappelle l’extrait ci-dessus, a lieu au Mexique le premier Turtle Island Bioregional Gathering, élargissant l’horizon des rassemblements tenus jusqu’alors dans le nord du continent. Promu par la PDF et par un Consejo local, il réunit des participants venus principalement d’Amérique centrale et des USA, mais aussi quelques Européens. Berg décrit cette rencontre comme un moment où se côtoient des individus aussi différents que les « Rainbow People » New Age et les zapatistes du Chiapas, préfigurant l’altermondialisme : il l’affirme, « les biorégionalistes, les écospiritualistes et ceux qui défendent leurs terres sont intégrés dans un mouvement plus large, à l’échelle globale » (2009 : 141). C’est également sur le continent américain, versant sud cette fois-ci, qu’a lieu l’une des plus importantes expériences-pilote du courant, la Green City Bahìa de Caràquez ; nous y reviendrons.

48En Europe, le biorégionalisme prend racine dans les pays historiquement sensibles aux thématiques décentralisatrices : Royaume-Uni, Espagne, Italie. Outre-Alpes, en particulier, des liens avec la PDF sont établis dès 1990 par le paysan Giuseppe Moretti, qui animera en 1992 la revue Lato Selvatico et en 1996 le premier réseau biorégionaliste national. Les essais majeurs de Berg, Snyder et Sale sont traduits entre 1991 et 1994 et un premier colloque académique a lieu à Pise en 1999. Ce foisonnement intellectuel donne vie à l’école urbanistique territorialiste ; même si ses thèses sont relativement éloignées de celles d’origine, c’est grâce à la traduction d’un livre de son principal représentant, Alberto Magnaghi (2014), que le biorégionalisme s’est diffusé dans le monde académique français. En revanche, du côté des activistes, le mouvement transalpin souffre d’un cloisonnement relatif, les groupes se multipliant « sans vraiment se considérer les uns les autres » (Rollot, 2018 : 133). Ailleurs, enfin, le courant s’exporte, notamment au Japon et en Australie.

49Aux États-Unis comme dans tous ces pays, les thèses biorégionalistes ont donné lieu à des essais localisés de transition écologique ; deux d’entre eux seront présentés dans les paragraphes qui suivent.

4. Expérimentations biorégionalistes

50L’une ancienne, l’autre plus récente, l’une rurale, l’autre urbaine, ces deux expériences suivent les guidelines du courant tout en témoignant d’une diversité de modes d’action déjà évoquée à maintes reprises.

4.1. La réintroduction du saumon à Mattole

51Située 400 km au nord de San Francisco, la vallée de la rivière Mattole est connue pour plusieurs raisons. Cette succession de petites montagnes et collines escarpées, forêts de Redwood et Douglas Fir de l’intérieur des terres jusqu’au littoral, vivait au rythme des séismes, tempêtes et incendies durant toute la période précoloniale. Depuis l’arrivée des blancs dans les années 1850, elle est devenue un important pôle d’élevage, horticulture et exploitation forestière. Elle a ainsi été l’un des théâtres, dans les années 1980-1990, des Timber Wars, des luttes écologistes pour sauver les arbres centenaires de l’abattage, ainsi que l’un des lieux pionniers du green rush, la cannabiculture prenant le relais des courses à l’or et au bois dans l’économie nord-californienne (Martien, 2019). C’est également dans ce bassin versant, autour du village de Petrolia, que se sont installés d’anciens Diggers devenus biorégionalistes après leur départ de San Francisco, parmi lesquels Jane Lapiner et David Simpson, ainsi que Nina et Freeman House. Ce dernier a marqué le courant pour avoir rédigé en 1974 un ouvrage, Totem Salmon, focalisé sur la migration de ces poissons, c’est-à-dire leur remontée de l’océan aux fleuves pour se reproduire :

52Le totémisme – écrit-il – est une méthode de perception du pouvoir, de la valeur et des échanges que caractérisent un lieu à travers la reconnaissance et le respect de la vitalité, l’esprit et l’interdépendance entre différentes espèces. Dans le cas de la côte Pacifique nord, aucune autre espèce ne nous informe mieux que les saumons sur ses frontières (in Aberley, 1999 : 21).

53House propose de restaurer les cours d’eau et en appelle à un « futur primitif » : une véritable révolution vouée à repenser les rapports de l’homme avec la nature pour mieux préparer l’inévitable « post-industrialisation » de la société (ibid. : 22).

54Depuis leur installation dans les années 1970, les biorégionalistes mattoliens constatent les dégâts subis par la rivière, notamment sa sédimentation empêchant la remontée des poissons, après 120 ans d’exploitation des ressources aux alentours :

Au départ, les changements ont été modestes. Les nouveaux arrivants avaient appris une ou deux choses des natifs. Ils continuaient par exemple à brûler périodiquement leurs prairies. La disparition des élans, condors et grizzlis est passée presque inaperçue. […] Les bulldozers ont accéléré le processus, rendant accessibles des milliers d’acres de Douglas Fir qui ne l’avaient été jusque-là. Ils ont déversé plus de terre dans la rivière que jamais. […] Sa nature a changé pour toujours […]. Après quatre ou cinq générations, dans un lieu qui était désormais devenu le leur, les habitants se trouvaient dans une relation conflictuelle avec le milieu naturel. Deux choix s’offraient à eux : partir et trouver d’autres sources de revenus, ou apprendre à vivre là où ils étaient (House in MRC, 2018 : 3-4).

55Les ex-Diggers entreprennent tout d’abord « un effort de restauration proactive pour accroître le nombre de saumons dans la rivière. Sans grand succès : […] afin de sauvegarder la reproduction locale du saumon, les riverains se sont rapidement rendu compte que l’enjeu était celui de protéger l’écosystème tout entier », lit-on sur le site internet du Mattole Restoration Council (MRC), une association créée en 1983 pour coordonner l’action du Mattole Watershed Salmon Support Group, fondé en 1980, et celle d’autres collectifs plus petits le long de la vallée. Aujourd’hui, le MRC s’occupe surtout de restaurer les sols, alors que le Salmon Group travaille sur les cours d’eau ; avec Sanctuary Forest, une organisation de préservation des arbres séculaires, ils forment l’alliance Mattole River and Range Partnership (2022 : en ligne). Ses buts sont aussi bien pratiques qu’éducatifs : d’après House, « l’intervention directe sur un paysage dévasté est la meilleure façon de s’instruire sur le fonctionnement des écosystèmes : il s’agit d’un apprentissage par immersion » (in MRC, 2018 : 4).

56La coalition présente un caractère communautaire – au sens de local community – marqué, signe de l’influence biorégionaliste en son sein. Au départ, en effet, les néo-ruraux étaient quasiment les seuls à avoir investi la cause de la remise en état de la rivière ; Simpson et House – qui, d’après l’activiste Bob Anderson, « possédaient le don de mainstreamiser les idées radicales » (Freedlund et al., 2018 : 1) – proposent alors d’élargir le combat aux autochtones (local dwellers), inaugurant une coopération « sous un même parapluie communautaire » (MRC, 2022 : en ligne) longue de 40 ans. Dès lors, il n’est pas surprenant de lire dans un rapport officiel l’affirmation selon laquelle « la culture de la restauration s’est durablement enracinée dans la société mattolienne » (House in MRC, 2018 : 6), parvenant à dépasser les réticences et ricanements initiaux. Il en va de même pour l’opposition à l’abattage d’arbres géants, comme le révèle Jane Lapiner dans un entretien :

58Par le biais de cette alliance entre locaux et back-to-the-landers, le MRC est devenu, à titre d’exemple,

le premier mouvement de restauration [auto-]géré par la communauté locale (community-based restoration effort) de Californie […] travaillant activement à la restauration des plantes, prairies et cours d’eau. Il promeut un management durable des forêts, propose plusieurs activités destinées au public, agit en faveur d’une éducation à l’environnement dans les écoles et procède au nettoyage des forêts afin de réduire les risques d’incendie (2022 : en ligne).

59En 2018, l’association a employé 52 salariés à temps plein ou partiel ; elle a également édité plusieurs brochures de sensibilisation sur différents sujets tels la conservation de l’eau, la mise en place d’une cannabiculture sans pesticides ou la réduction de l’empreinte carbone dans le travail saisonnier.

60Dans un article de 1994, Berg affirme que l’expérience mattolienne est une parfaite illustration de mise en pratique des idées du courant. Il la compare au Green City Project, une alliance de plus de 200 groupes écologistes que la PDF essaie de former au même moment dans la Bay Area. Malgré leur éloignement géographique, selon l’auteur,

Les participants au MRC en zone rurale et au Green City Project en ville partagent une perspective similaire : ils envisagent la Californie du Nord comme une biorégion distincte. […] La protection de la biosphère doit inclure la protection de toutes les biorégions qui la composent ; nous devons en sauver une partie pour sauver le tout. La découverte du lieu où on vit et sa définition en termes biorégionalistes ont donné naissance à plusieurs organisations et actions. Elles peuvent commencer par quelques individus […] puis être reprises par des petits groupes d’étude réunissant diverses connaissances locales […] Ce sont des informations vitales pour créer un composite holistique qui différencie une sensibilité localisée de l’orientation habituelle de l’environnementalisme, tourné vers des questions politiques immédiates. Les activités biorégionales qui se développent à partir d’approches holistiques tentent de mettre en œuvre les alternatives nécessaires de manière proactive, surtout en restaurant et conservant les systèmes naturels, trouvant des manières durables de subvenir aux besoins de l’homme, et encourageant d’autres manières d’habiter dans un lieu (in Berg, 2009 : 122-123).

4.2. La Green City Bahìa de Caràquez en Équateur

61La ville de Bahìa, sur la côte Pacifique de l’État, a été ravagée en 1998 par une série de catastrophes naturelles (pluies massives, glissements de terrain, tremblements de terre), payant un lourd tribut humain et environnemental. Dans l’un des quartiers les plus touchées, Maria Auxiliadora, 16 personnes ont perdu la vie et une trentaine de maisons ont été détruites. En 1999, la municipalité a inauguré un programme de restauration et développement inspiré par le courant californien. Elle s’est d’abord auto-déclarée Green City, invitant la PDF à la cérémonie de proclamation en vue « d’aider la communauté locale à prendre conscience des enjeux concernant la biorégion de l’estuaire du Rio Chone » : la réduction de l’impact de l’activité humaine d’une part, la promotion d’actions positives de conservation et de remise en état des lieux de l’autre (Planetdrum, 2022 : en ligne).

62Depuis, la fondation a établi une succursale sur place, Planet Drum Ecuador, chargée de plusieurs missions éducatives et organisationnelles – notamment la mise en relation et la médiation entre groupes et autorités de Bahìa. Elle promeut « les activités biorégionales les plus adaptées » aux lieux, notamment des chantiers « de revégétalisation pour stabiliser les sols, réduire l’érosion et prévenir de futures destructions » (Planetdrum, 2012 : en ligne). Le premier a consisté à repiquer des arbres natifs dans le Barrio Maria Auxiliadora, en transformant ce qui était alors connu comme « le bois au milieu des ruines » (El Bosque en Medio de Las Ruinas) en parc officiel de la ville ; par la suite, les bénévoles locaux ont « continué de reboiser, année après année, les collines érodées du Rio Chone. Des serres ont été créées et de centaines de variétés à bois et fruitières ont été plantées sur plus de 50 sites différents » (Planetdrum, 2022 : en ligne).

63En 2005 a vu le jour un projet de sensibilisation dans les écoles, dont le programme et les matériaux pédagogiques ont été « entièrement conçus par la PDF et ses volontaires, avec comme seule focale la région de Bahìa ». La fondation a aussi acquis 150 hectares de forêt autour de la ville pour en faire « un laboratoire de terrain » pour des étudiants désireux « d’appréhender les enjeux du développement durable du point de vue biorégionaliste » (ibid.). Siégeant dans la commission municipale sur l’environnement, elle a enfin encouragé la création d’un système de tri des déchets en 2012, parmi d’autres réalisations. Une dizaine de salariés et bénévoles, répartis entre la Californie et l’Équateur, assurent encore aujourd’hui la continuité de ces projets, dont le but ultime est de provoquer « une prise de conscience locale autour de l’écosystème d’une forêt tropicale sèche (dry tropical forest ecosystem) » (Planetdrum, 2012 : en ligne).

64Comme Mattole, l’expérience équatorienne représente un aboutissement concret du biorégionalisme ; elle renseigne, aussi et surtout, sur le rôle que le courant réserve aux villes dans le processus de transition écologique souhaité. Contrairement à certaines franges du « retour à la terre » des années 1970 en Europe, plus particulièrement en France (Léger, 1979), le mouvement ne prône pas le rejet des aires (péri-)urbaines, mais les appelle à changer radicalement de cap. Berg le suggère dès 1983 dans les colonnes de RTS : elles sont l’un des quatre composantes principales des biorégions, à côté des périphéries (suburbs), des zones rurales et sauvages (wilderness). Plutôt que de les quitter, il faut « réduire leur impact environnemental » et « réintroduire une présence naturelle » en leur sein (in Berg, 2009 : 111). Le développement de Green City Programs incluant des aspects politiques (empowerment des quartiers, encouragement de leur autonomie), économiques (création de nouveaux emplois sur des activités éco-orientées telles l’installation de systèmes d’énergie renouvelable, les jardins partagés, les transports en commun) et culturels (mise en place de centres d’éducation populaire, de célébrations, etc.) en plus d’une nécessaire (re-)végétalisation les ferait passer du statut de prédatrices de ressources à celui de modèles pour les biorégions : une démonstration supplémentaire du caractère holiste et proactif du mouvement, mais aussi une solution concrète pour répondre aux défis, de plus en plus nombreux, posés par l’urgence climatique tout en incluant le maximum de « réhabitants » de la planète.

Conclusion

65Cinquante ans après avoir fait surface, l’utopie biorégionaliste et « le tambour pour la terre – la PDF – se f[on]t toujours entendre » (Celnik, 2017 : en ligne) à San Francisco comme ailleurs.

66Si en 1999 McGinnis avançait déjà l’idée que le mouvement, niche à l’origine, était désormais devenu « mondialisé », ce constat se confirme aujourd’hui. Ses idées continuent de gagner de nouveaux terrains : dernier en date, la France. Des synthèses (Rollot et Schaffner, 2021) et anthologies (Schaffner et al. (dir.), 2021) commencent à circuler parmi le public, ainsi que des travaux originaux questionnant la notion-clé de biorégion (par exemple : Paquot, 2018 ; Sinaï et al., 2019 ; Duhem et Pereira de Moura (dir.), 2020) : un engouement sans doute pas étranger au manque de traductions et aux mésinterprétations soulignées dans cet article, mais également aux inquiétudes croissantes autour du destin de la planète. De ce point de vue, nous espérons avoir apporté une pierre à l’édifice, en présentant notamment deux réalisations – Mattole et Bahìa – offrant des solutions concrètes d’évolution vers un autre avenir, plus respectueux des écosystèmes locaux et du vivant sous toutes ses formes.

67Malgré ce dynamisme intellectuel à l’international et la continuité de certaines expériences du passé, Sale met en évidence une lente décrue des effectifs militants se réclamant du biorégionalisme aux États-Unis depuis le nouveau millénaire, allant de pair avec la disparition de plusieurs figures de proue (Berg décède par exemple en 2011, House en 2018). D’après l’auteur, le mouvement serait actuellement réduit, dans son berceau, à « un ensemble de forces locales sans réelle présence nationale ou continentale » (Sale, 2020 : 27), contrairement à l’époque à laquelle Dwellers in the Land est paru. La relance en 2021 de Bioregional Gatherings par de jeunes volontaires de la PDF permet néanmoins de nuancer quelque peu cette affirmation ; virtuels, ils ont réuni quelques dizaines d’activistes historiques mais aussi de nouvelles recrues, des monts Ozark à la Bay Area. Ils ont débouché, à l’heure où nous écrivons, sur l’élaboration d’un questionnaire parmi les participants, dont les réponses doivent servir de feuille de route pour des rencontres à venir. S’il est impossible de prédire leur succès ou échec, plusieurs voix se sont élevées pour demander de relever de nouveaux challenges, environnementaux comme sociétaux (meilleure représentation des minorités ethniques et de genre, connexions avec des causes telles Black Lives Matter, etc.), qui se posent aujourd’hui à celles et ceux qui souhaitent « vivre sur place » et « réhabiter » un territoire : une manière de rendre hommage à la tradition d’un mouvement inclusif, ancré dans le présent et résolument tourné vers le futur.