Les autrices remercient les deux rapporteurs pour leurs commentaires.

1L’articulation entre les enjeux liés à la préservation des ressources en eau et l’accès pérenne et équitable à l’eau potable apparaît souvent comme une évidence. D’ici 2050, entre 184 et 270 millions de personnes devraient être touchées par les pénuries d’eau en raison de la modification de la répartition des ressources à l’échelle mondiale (Giec, 2018), avec un impact sur l’accès à l’eau potable pour tous. Plus de 80 % des eaux usées seraient rejetées sans traitement (UN-Water, 2018), dégradant la qualité des ressources et augmentant les coûts de traitement de potabilisation pour les opérateurs d’eau qui doivent chercher de nouveaux points de captage ou procédés de traitement. Par ailleurs, la tendance à la forte augmentation de la demande globale en eau domestique (130 % d’ici 2050 base 2000 [OCDE, 2012]), en raison de la croissance démographique et de l’évolution des modes de vie, exacerbe la pression sur les ressources. Ainsi, face aux impératifs de changement liés à la crise écologique, à une pollution accrue et à une croissance de la demande en eau, l’articulation entre accès à une eau potable et protection des ressources apparaît comme un enjeu majeur afin de penser les fondements d’un nouveau modèle de gouvernance des eaux.

3Certaines évolutions nuancent ce constat, comme les Objectifs du développement durable (ODD, 2015-2030) qui dépassent une approche sectorielle. L’objectif 6 concerne à la fois l’accès à l’eau potable et la gestion des ressources. En France, les Assises de l’eau de 2019 ont recommandé d’élargir le champ de compétences des communes aux actions liées à la protection de la ressource destinée à la consommation humaine en ayant un droit de préemption sur ces aires.

4Cet article vise donc à poser les bases d’un cadre d’analyse original pour penser cette articulation complexe entre enjeux de protection des ressources et d’accès à l’eau potable. Le terme d’articulation est ambigu et complexe à définir, et il peut renvoyer à des acceptions diverses. Par exemple, Bair et al. (2013 : 2545) mettent l’accent sur « the paradoxal double mouvement of articulation » dans la gouvernance des chaînes de valeur. Ainsi, les processus de connexion des biens, des individus et des territoires ne peuvent être dissociés des dynamiques complexes d’exclusion et de déconnexion. Cette dialectique est au cœur des processus de marchandisation de l’eau, mais elle ne constitue pas l’angle d’approche privilégié pour traiter de la déconnexion/articulation dans cet article. L’articulation est ici entendue comme la façon dont les enjeux environnementaux liés à la préservation des ressources en eau et l’accès à l’eau potable pour le plus grand nombre sont pris mutuellement en considération dans la gouvernance de l’eau, dans une vision systémique. Nous nous inscrivons dans le prolongement d’approches en termes de système hydrosocial (Linton et Budds, 2014) ou de territoire hydrosocial (Boelens et al., 2016). Cette articulation pose la question de la hiérarchisation entre ces enjeux, ainsi que son évolution au cours du temps. Dans la mesure où la déconnexion est aussi liée à un manque de cohérence entre des politiques sectorielles et à des stratégies d’acteurs aux finalités parfois divergentes, les approches s’inscrivant dans le champ de l’analyse des politiques publiques et de l’anthropologie du développement (Lavigne Delville, 2018), et de la gestion (Edelenbos et Teisman, 2011) fournissent des outils complémentaires pour traiter des processus de déconnexion/articulation dans le secteur de l’eau.

5Pour discuter ces processus complexes, nous analysons un conflit lié à l’eau que nous interprétons comme un « conflit de déconnexion » en Indonésie. Le choix de l’Indonésie s’explique par le fait que, malgré une pluviométrie abondante, le pays fait face à des problèmes d’eau en quantité (surexploitation des eaux souterraines) et en qualité (pollutions) qui impactent l’accès à une eau potable. De plus, les systèmes d’accès à l’eau potable décentralisés et privés dominent relativement au réseau public centralisé (le taux de raccordement est de 18,8 %, BPS, 2017), ce qui rend complexe le suivi de l’exploitation des nappes phréatiques, les prélèvements n’étant pas toujours mesurés et certains forages n’étant pas déclarés.

7L’article présente tout d’abord une revue de la littérature qui souligne l’existence d’une déconnexion entre gouvernance des ressources et services d’eau potable dans les travaux en sciences humaines et sociales, en particulier en économie et gestion. Puis, un conflit de déconnexion, identifié dans le département du Klaten, est analysé afin d’en déduire des principes à la base d’une grille d’interprétation dépassant cette étude de cas.

1. Penser l’articulation dans les sciences humaines et sociales, une revue de la littérature

8Si certains travaux en sciences économiques et gestion tentent d’articuler les problématiques d’accès à l’eau potable avec celles sur la gouvernance des ressources (Barraqué, 2008 ; Valette, 2019 ; Baron et Maillefert, 2021), la plupart les abordent de façon déconnectée.

9Les approches sur la protection des ressources en eau, en économie standard, mobilisent les concepts d’externalités, de défaillance des marchés due à l’absence de prix ou à un manque de définition de droits de propriété. Les solutions proposées en termes d’internalisation des externalités consistent à attribuer des droits de propriété aux ressources (Anderson et Snyder, 1997), à améliorer les connaissances sur les stocks d’eau (Erhard-Cassegrain et Margat, 1983), ou à affecter une valeur monétaire aux ressources (Brouwer et Pearce, 2005), sans considérer la spécificité de l’eau potable. Dans une perspective critique, des économistes abordent la gouvernance des ressources en eau en mettant en évidence le rôle de communautés auto-organisées dans l’élaboration de règles de protection des ressources (Ostrom, 1990) ou en considérant l’eau comme un patrimoine (Ollagnon, 1989 ; Petit, 2004). Mais l’eau potable reste absente de ces analyses.

10Les travaux sur l’eau potable relevant de l’économie et de la gestion portent sur les modes de gouvernance et de régulation du service (Ménard, 2001). Les ressources en eau y sont parfois analysées comme sources d’incertitude ou contraintes (coûts de transport en fonction de l’éloignement des points de captage des centres urbains, pollution, raréfaction). Certains travaux en gestion intègrent néanmoins la dimension « ressource » à travers la qualité de l’eau, en évaluant l’impact sur la durabilité du service. Ce faisant, ils privilégient une vision « technique » en termes « d’indicateurs de performance qui couvrent les dimensions environnementale, économique et sociale » (Canneva et Guérin-Schneider, 2011 : 1).

11Compte tenu de ces incomplétudes, nous mettrons plus spécifiquement l’accent, dans cette partie, sur les apports de visions systémiques des eaux (ressources, services) pour traiter de l’articulation. Puis, nous présenterons des problématiques transversales qui permettent de penser, analytiquement, l’articulation.

1.1. Des visions systémiques des eaux : quelle prise en compte de l’articulation ?

12Des travaux analysent certes les liens entre protection des ressources en eau et accès à l’eau potable, mais ne mettent pas cette articulation au centre de la dynamique de changement face à l’urgence écologique.

13En sciences administratives et des organisations, la fragmentation et l’intégration peuvent être considérées comme « des concepts fondamentaux » pour traiter de la gouvernance de l’eau (Dewulf et al., 2011 ; Edelenbos et Teisman, 2011). La fragmentation est traitée du point de vue organisationnel, institutionnel et spatial, avec l’identification de solutions « intégrées » pour résoudre des problèmes complexes (inondations, rareté, etc.). La complexité en matière de gouvernance de l’eau renvoie ici à la délimitation d’une échelle pertinente de gestion, aux interactions entre différentes institutions aux finalités parfois contradictoires, ainsi qu’à l’interconnexion entre plusieurs systèmes (hydraulique, climat, foncier par exemple). Même si la question de l’articulation entre gouvernance des ressources et des services d’eau potable ne constitue pas leur objet d’étude, ces approches fournissent des pistes pour enrichir notre cadre d’analyse. Centrées sur le rôle des gouvernements, à différentes échelles, elles permettent d’identifier les acteurs de politiques publiques de l’eau fragmentées ou intégrées, les échelles administratives ou gouvernementales qui peuvent contribuer à la fragmentation, et enfin la façon dont les problèmes sont formulés en fonction des acteurs du secteur. Elles montrent que la fragmentation est souvent due à des objectifs différents, comme la vitalisation écologique, la lutte contre les inondations ou encore le développement agricole.

14L’exemple de la Gire est significatif de ce point de vue. Bien que controversée (Biswas, 2004 ; Ghiotti, 2006 ; Molle, 2009 ; Graefe, 2011 ; Baron et al., 2022), l’échelle du bassin-versant, au centre de la politique de la Gire, est toujours considérée comme le territoire pertinent de gestion par les décideurs. Elle permet, selon eux, de prendre en considération à la fois la protection des ressources et la fourniture d’eau potable, en considérant les liens entre amont et aval. Mais l’eau potable est perçue comme un usage au même titre que les autres, et la hiérarchisation des principes de justice (environnementale, sociale) n’est pas discutée.

15Le concept de sécurité hydrique (Falkenmark et al., 1998 ; Vörösmarty et al., 2010 ; Lankford et al., 2013 ; Bakker et Morinville, 2013), qui définit des seuils critiques au-delà desquels les risques liés à l’eau ne sont plus acceptables, s’inscrit dans le cadre d’approches systémiques. Il aurait donc pu s’avérer pertinent pour notre propos. Mais, en considérant l’ensemble des usages pour traiter les risques liés à l’eau, la question de l’eau potable en lien avec la protection des ressources n’est pas pensée comme un enjeu en soi. Ce même constat peut être fait quand on se réfère à la notion de nexus, au cœur de la formulation des ODD. Il s’agissait en effet de mettre en évidence l’interdépendance entre divers secteurs tels que l’eau, l’énergie, la sécurité alimentaire, voire le foncier (Blanchon et Le Tourneau, 2022) afin de dépasser des politiques sectorielles, dites en silo (Allouche et al., 2015 ; Leese et Meisch, 2015 ; Muller, 2015), par exemple, celles distinguant ressources et services. L’objectif consistait à répondre à la demande en eau multisectorielle sans compromettre la durabilité des ressources. Si, dans sa « philosophie », la formulation des ODD permettait donc de penser l’articulation, la mise en œuvre à travers des politiques de l’eau « intégrées » s’est avérée limitée.

16Enfin, la notion de service écosystémique (Costanza et Daly, 1987 ; Méral, 2012), qui renvoie aux « services » rendus par les écosystèmes aux hommes, a été appliquée à l’eau. Les ressources en eau rendent des services, dont la fourniture d’eau potable, sans que cette composante ne soit traitée en tant que telle.

17Bien que s’inscrivant dans une vision systémique de l’eau, ces concepts ne posent donc pas l’articulation comme enjeu, au contraire de travaux qui mettent la focale sur des problématiques transversales.

1.2. Des problématiques transversales au fondement de l’articulation

18Certains travaux permettent d’expliquer les origines de cette déconnexion et, par conséquent, d’identifier des éléments pour structurer notre grille d’analyse.

19La déconnexion entre l’eau comme service d’eau potable d’un côté, et ressource de l’autre, a été expliquée à travers l’histoire des services urbains d’eau en Occident (Barraqué, 2008). Les villes se sont « autonomisées » vis-à-vis de la ressource avec, au xix^e siècle, le développement d’infrastructures pour acheminer l’eau en ville, puis la découverte de la bactériologie et du traitement des eaux au xx^e siècle (op. cit. : 53). On assiste aujourd’hui à une (ré)articulation des services urbains d’eau à la ressource. On peut citer, à titre d’exemples, la protection des points de captage afin de limiter les coûts de l’eau, la réutilisation des eaux usées traitées (Ait-Mouheb et al., 2020) qui s’inscrit dans une économie circulaire. Cette phase marque une « redécouverte de la ressource » (Brochet et Pecqueur, 2013 : 46) dans les services d’eau européens, en raison de conflits d’usage, des crises environnementales et des enjeux de durabilité (Canneva et Guérin-Schneider, 2011 ; Ait-Mouheb et al., 2020). Nos questionnements s’inscrivent donc dans l’histoire longue de l’articulation et de la déconnexion des eaux.

20Ces évolutions justifient la nécessité de penser un nouveau cadre pour analyser ces enjeux. Pour ce faire, nous nous inscrivons dans la lignée d’approches considérant l’eau comme objet politique et analysant particulièrement les processus socioécologiques et les arrangements institutionnels qui orientent les politiques. Plus globalement, les travaux sur la critique de la modernité et ses effets sur les relations environnement-société (Latour, 1991 ; Debril et al., 2017) constituent le socle de notre analyse, car ils permettent de considérer de façon articulée des enjeux sociaux d’accès équitable à l’eau potable et de protection des eaux. Ils peuvent être reliés à la notion de pluriversalisme (Khotari et al., 2019) émanant des chercheurs des Suds. Ils mettent en avant la pluralité des normes et valeurs pour interpréter les qualifications plurielles de l’eau (ressource, service, droit humain, socio-hydrosystème, etc.), en les interrogeant au prisme des relations humains/non-humains, société/nature.

21En cohérence avec les courants précédents, certaines approches de la Political Ecology qui portent sur l’eau (Linton et Budds, 2014) nous sont utiles pour élaborer notre grille. Les auteurs montrent le caractère construit de la conception de « l’eau moderne », symbolisée par la molécule H₂O ou le cycle de l’eau, conception qui repose sur une déconnexion entre nature et société, et la sur-représentation des approches scientifiques. L’eau y est considérée comme une ressource dite « naturelle », extérieure aux relations socioécologiques, apolitique et déterritorialisée (Baron et Maillefert, 2021). Pour dépasser ces visions dépolitisées, a-territoriales et a-sociales, le concept de cycle hydrosocial a été conçu. Il renvoie à un processus socio-naturel par lequel l’eau et la société se « font et se refont » mutuellement dans le temps et l’espace (Linton et Budds, 2014 : 170). L’accent est mis sur une analyse des rapports de pouvoir, en considérant les objets socio-techniques (les réseaux d’eau par exemple) comme instruments de contrôle d’un territoire et de ressources (Swyngedouw, 1997 ; Lejars et al., 2019). Cette conception de l’eau comme « processus socioécologique », en restructuration permanente et en lien avec la matérialité des objets techniques, constitue le fondement de la grille à construire pour penser l’articulation.

22Cette grille peut être aussi enrichie en intégrant une vision politique du territoire. Le concept de « territoires de l’eau », considérés comme des espaces structurés par des rapports de pouvoir (Ghiotti, 2006 ; Aubriot et Riaux, 2013 ; Trottier, 2015 ; Baron et Maillefert, 2021), permet de dépasser une vision apolitique et techniciste qui caractérise certains modèles comme la Gire. Il conduit par ailleurs à identifier de nouvelles échelles de gestion pertinentes pour penser la gouvernance des ressources et des services d’eau potable avec un enjeu de protection de la ressource (Barbier et Roussary, 2015). Nous nous référons alors aux concepts de waterscape (Swyngedouw, 1999 ; Baviskar, 2007), et de territoires hydrosociaux (Boelens et al., 2016), vus comme un espace hydrique considéré tant du point de vue de ses caractéristiques environnementales que sociales, en perpétuelle restructuration en fonction des enjeux historiques, politiques et géographiques. Dans les deux cas, les auteurs mettent en évidence des espaces constitués à la fois politiquement et socialement qui se modifient selon les « flux d’eau », les institutions, les dispositifs socio-techniques et les structures socioéconomiques.

23Enfin, nous interrogeons, à travers cette approche renouvelée du lien entre ressources et services d’eau potable, le rôle des institutions, comprises comme ensemble de règles, formelles et informelles, à la fois contraintes et ressources pour l’action (North, 1990) dans les dynamiques de changement. Certaines approches institutionnelles utilisent le concept « d’adaptation institutionnelle » (institutional fit), selon lequel les arrangements institutionnels doivent correspondre aux caractéristiques des problèmes qu’ils traitent (Young, 2002 ; Farrell et Thiel, 2013 ; Herrfahrdt-Pähle, 2014). Ce concept est mobilisé pour mieux comprendre les interrelations entre les systèmes socioécologiques et les systèmes socioéconomiques et culturels, en étudiant notamment le rôle des normes sociales et des règles existantes (op. cit.). Par exemple, une adaptation institutionnelle dans le cas de la gouvernance de l’eau est l’échelle de gestion du bassin hydrographique qui ne correspond pas toujours aux règles administratives de gestion de l’eau dans un pays (Herrfahrdt-Pähle, 2013).

24Enfin, l’entrée par les conflits et les rapports de pouvoir qui transparaissent dans les « flux d’eau » et organisent les territoires hydrosociaux (Swyngedouw, 1999 ; Boelens et al., 2016) permet de lire, à différentes échelles, les enjeux de l’articulation. Afin de mettre en lumière ces conflits et les rapports de pouvoir sous-jacents, nous explicitons les différentes qualifications de l’eau auxquelles les acteurs se réfèrent au cours de leur action. Le concept de qualification (Valette et Baron, 2020) permet ainsi de compléter les approches de la Political Ecology.

25Ces entrées constitueront le fil conducteur de l’analyse d’un « conflit de déconnexion » identifié sur notre terrain d’étude dans le département du Klaten, en Indonésie, et présenté dans la partie suivante.

2. D’un « conflit de déconnexion » à l’élaboration d’une grille d’analyse de l’articulation

2.1. Un « conflit de déconnexion » dans le département du Klaten, Indonésie

26La plupart des travaux sur les conflits liés à l’eau (ressources, services) les envisagent comme des conflits d’usage qui requièrent des réponses de nature technique pour élaborer des compromis (Baron et Maillefert, 2021). Nous proposons de changer de focale et d’aborder un conflit que nous qualifions de « conflit de déconnexion ». Nous présentons ici l’analyse d’un conflit dans le département du Klaten, au centre de Java et en amont de la ville de Surakarta en Indonésie (figure 1). Ce confit a été publicisé dans le pays et documenté dans la littérature (Lopez et al., 2011 ; Valette et Baron, 2020).

27Le département du Klaten est l’un des plus gros producteurs de riz de la région ; les terres sont fertiles en raison de la présence du volcan Merapi et de nombreuses eaux de source réputées très pures sur ses flancs (figure 2). La rivière du Pusur est la principale source à la fois pour irriguer les cultures (Trinugraha, 2019) et desservir la ville de Surakarta en aval par l’intermédiaire de l’opérateur public de la ville, le PDAM Surakarta. L’une des principales usines de Danone Aqua, premier producteur d’eau minérale en bouteille en Indonésie, est localisée dans cette zone. Le sous-bassin hydrographique du Pusur, d’environ 100 km² (Lopez et al., 2011), fait partie du bassin-versant du Bengawan, l’un des plus grands bassins d’Indonésie (figure 3).

28Dès le début des années 2000, dans le contexte des pénuries d’eau récurrentes, en particulier en saison sèche (Lopez et al., 2011), des conflits ont éclaté entre des irrigants et des embouteilleurs, notamment Danone Aqua. Les premiers accusaient les seconds de leur voler leur eau de source suite à la mise en service de deux forages, dont un Artésien.

29Ces activités sont légales. En effet, le gouvernement du Klaten – par l’autorisation des activités d’exploitation commerciale de l’eau sur son territoire – et l’État indonésien – par l’adoption d’une loi-cadre sur l’eau, votée en 2004, permettant l’exploitation commerciale des ressources en eau à travers un mécanisme de licences commerciales – autorisent une activité lucrative sur les eaux de source, sans prise en compte de l’ensemble des usages (Valette et Baron, 2020).

32Mais au-delà de ce discours de justification, l’entreprise a conduit une politique de responsabilité sociale et environnementale (RSE) à partir de 2006 afin d’apaiser les conflits dans la zone. Un département « Développement durable » a été créé et a financé des activités de protection des ressources (appui à la conversion biologique, financement d’associations locales environnementales et touristiques, promotion d’activités de sensibilisation par la création d’un institut de l’eau). Elle a aussi dédommagé financièrement certains villages proches de l’usine (Trinugraha, 2019).

33Ce conflit pourrait être classiquement interprété comme un conflit d’usage entre un embouteilleur privé, des agriculteurs et un opérateur d’eau public. Il s’agit plutôt, de notre point de vue, d’un « conflit de déconnexion » dans le sens où la dégradation des ressources en eau (en termes de pénurie et de qualité) résulte d’une vision partielle et déconnectée entre des enjeux liés à l’eau potable (production d’eau embouteillée, fourniture d’eau saine par le réseau public de la ville en aval) et à la ressource. En effet, dans ce cas particulier, la production d’un bien privé (la bouteille d’eau potable de Danone Aqua) nécessite l’accaparement d’une source d’eau dans une logique d’appropriation privée. La protection de la ressource est pensée à partir d’une politique de RSE dont le principal objectif semble être la recherche d’une paix sociale sur ce territoire marqué par des conflits entre les irrigants, les ONG et Danone Aqua. Cette vision est en décalage avec la conception de l’eau comme commun propre aux populations locales qui raisonnent en associant eau ressource et eau potable, les deux dimensions étant interreliées dans une vision systémique (Baron et Maillefert, 2021).

34L’analyse de ce conflit de déconnexion suppose donc de comprendre les modalités de la coordination et les rapports de pouvoir entre les parties prenantes (publiques, privées et associatives) impliquées dans le conflit ; de discuter l’échelle de gestion pertinente, notamment celle du bassin-versant, pour penser la protection des ressources ; de considérer la manière dont les dispositifs socio-techniques (forage, canalisation, etc.) informent sur le lien entre les eaux ; d’identifier les représentations et qualifications plurielles de l’eau ; et de discuter la nature des règles de gouvernance et leur institutionnalisation.

2.2. L’identification de composantes pour lire l’articulation

35Quatre entrées émergent de notre analyse du conflit de déconnexion présenté, à savoir la coordination entre acteurs, les échelles de gestion, les règles de gouvernance de l’eau et les dispositifs sociotechniques comme matérialité. Elles constituent les principales composantes de notre grille (figure 4).

37La posture de Danone Aqua est intéressante à analyser, car elle a évolué dans le temps, en fonction des rapports de pouvoir. Caractérisée au départ par une logique de déconnexion en ne considérant que des enjeux d’eau potable en tant qu’embouteilleur, l’entreprise a révisé sa stratégie face à des mobilisations locales, soutenues par des organisations de la société civile nationales. S’inscrire dans une logique d’articulation lui a permis de renforcer sa position dans la région. Ce souci d’articuler production d’eau minérale naturelle en bouteille et protection de la ressource s’inscrit tout d’abord dans une logique économique de recherche de profit. L’entreprise diminue ses coûts en exploitant une eau de qualité sans investir dans des traitements, interdits par la loi. Elle protège ses points de captage à cette fin. La stratégie du groupe a aussi été de mettre en place des activités de protection de la ressource dans le cadre de sa politique RSE, tout en poursuivant sa production d’eau en bouteille à grande échelle. En finançant des activités touristiques, des instituts sur l’eau et lieux de débats, et en soutenant des ONG environnementales, elle a amélioré son image au sein du territoire et a pacifié les tensions. Elle a par exemple participé à la création d’instances de dialogue sur la conservation de la rivière et sur la Gire, en soutenant, avec les autorités locales, la création du Pusur Institute en 2016. À l’échelle nationale, elle est très active au sein de l’association des embouteilleurs (Aspadin) qui est une instance de défense des intérêts économiques de ces acteurs.

39La troisième composante porte sur l’échelle pertinente de gestion pour penser l’articulation. Depuis la loi de 2004, l’échelle de référence pour gérer les ressources en eau et les conflits d’usage est celle du bassin-versant. Pourtant, dans la réalité, l’échelle effective de gestion est l’échelle administrative du Klaten, au niveau départemental, ainsi que l’échelle du village, car les villages gèrent les eaux de surface qui traversent leurs territoires (Laur, 2019). La nécessaire prise en compte de l’emboîtement de ces échelles de gestion suppose de dépasser le clivage entre ressources et services d’eau potable.

40Enfin, la quatrième composante renvoie à la matérialité de l’articulation ou de la déconnexion, d’où la référence aux dispositifs sociotechniques. Cette question de la matérialité est peu abordée de ce point de vue dans la littérature, alors qu’elle permet de souligner l’importance de prendre en considération l’articulation ressources et services d’eau. Par exemple, dans le Klaten, les dispositifs au cœur du conflit sont les deux forages de Danone Aqua. La ressource est prélevée afin de produire une eau potable en bouteille, les deux dimensions seraient donc articulées si l’on considère la seule dimension matérielle, mais sans que la finalité de protection des eaux ne soit prise en compte par l’entreprise si l’on se situe au niveau des pratiques et de l’usage. Le canal qui relie le Klaten à Surakarta matérialise lui aussi l’articulation. En effet, une partie de la ville de Surakarta est approvisionnée par des eaux de source volcaniques via un canal construit en 1920. Mais dans ce cas aussi, les enjeux de durabilité de la ressource liés à ce dispositif ne sont pas discutés (Baron et Maillefert, 2021). Dans ces exemples, le dispositif technique articule ressources et services du point de vue de sa matérialité, mais les usages que l’on en fait (dimension socio-technique) attestent de l’absence de prise en compte de l’articulation, ce qui nuit à la préservation de la ressource. On pourrait citer le cas de l’usage de l’eau pour les piscines des hôtels à Surakarta.

2.3. Penser l’articulation en transversal : la qualification, reflet de rapports de pouvoir

41Afin d’articuler ces différentes composantes structurant notre grille et proposer une lecture transversale de l’articulation, nous retenons comme entrée la qualification des eaux (Valette et Baron, 2020) qui permet, selon nous, d’éclairer les rapports de pouvoir. Nous complétons ainsi les travaux conduits en Political Ecology en mettant la focale sur la qualification des eaux.

42Quatre qualifications de l’eau dominent dans le conflit de déconnexion documenté : l’eau comme marchandise, service public, bien social et droit. Chacune correspond à une façon spécifique de penser l’articulation, en fonction des rapports de pouvoir entre acteurs.

43L’eau comme marchandise renvoie à l’eau en bouteille, marché en constante expansion en Indonésie avec Danone qui occupe une position dominante dans les rapports de force. Le département du Klaten, en autorisant la vente de terres à des entreprises privées et en facilitant l’exploitation des eaux de source, souscrit à cette qualification de l’eau comme bien privé. L’articulation n’est pensée qu’au moment du conflit, comme stratégie de l’entreprise pour compenser les externalités négatives occasionnées par l’exploitation des ressources et réduire la contestation. Les ONG nationales s’opposent à cette qualification de l’eau comme bien privé, en s’opposant à l’accaparement, par une entreprise, des terres et des sources d’eau. Leur discours de justification est fondé sur l’articulation entre protection des ressources (eau, foncier) et droit à une eau potable pour tous.

45Danone Aqua, de son côté, maintient des relations privilégiées avec le département par le développement d’actions socio-environnementales dans les villages alentour et le paiement de taxes (Trinugraha, 2019). Indirectement, l’entreprise tire profit de l’opposition entre le département du Klaten et la ville de Surakarta. Danone peut ainsi avoir une stratégie liée à l’eau potable sans avoir à limiter quantitativement ses prélèvements. On voit, dans cette situation particulière, une forme d’instrumentalisation des liens entre ressources et services d’eau potable afin de maintenir des rapports de pouvoir en faveur de la firme multinationale.

46La qualification de l’eau comme bien social renvoie à une gestion « traditionnelle » de l’eau, selon la coutume. Elle est mobilisée par les organisations d’agriculteurs, certaines ONG et associations. Elle suppose une hiérarchisation des usages de l’eau, avec une priorité pour les besoins domestiques et la petite irrigation ; l’eau est avant tout pour le peuple, en cohérence avec l’article 33(3) de la Constitution de 1945. Dans cette conception, l’articulation ressources et services d’eau potable est inhérente à la qualification même de bien social. Mais ces acteurs peinent à imposer leur vision de l’eau face à des logiques d’action privilégiant une qualification de l’eau comme marchandise. Par exemple, les autorités locales ont eu, avec les lois de décentralisation, la possibilité d’augmenter leurs revenus locaux en autorisant l’exploitation, par des acteurs privés, des ressources présentes au sein de leur territoire (Firman, 2010).

47Enfin, l’eau comme droit humain est une qualification mobilisée par les militants à l’échelle nationale. Cette qualification renvoie à deux niveaux d’analyse différents. Le droit à l’eau, dans une conception individuelle et universelle telle que celle des Nations unies, privilégie l’accès à l’eau potable pour tous, sans considérer la protection des ressources. Dans une vision collective du droit d’eau, ce dernier fait partie d’un ensemble de droits, dont le droit à un environnement décent (Bakker, 2007). Ainsi, l’articulation est inhérente à cette conception collective du droit. Cette vision aurait pu être portée par ces acteurs insérés dans des réseaux aux échelles nationale et internationale ; mais, lors des différents conflits étudiés, ils ont été marginalisés face au pouvoir de négociation de Danone Aqua.

48Rendre visibles les diverses qualifications de l’eau permet d’identifier la façon dont les acteurs articulent ressources et services, et la manière dont ils en font un outil pour renforcer leur pouvoir dans les jeux d’acteurs qui structurent le territoire.

Conclusion et perspectives

49L’objectif de cet article est de contribuer à l’élaboration d’un cadre d’analyse original pour penser l’articulation entre les enjeux de protection des ressources et ceux relatifs à l’accès à l’eau potable, condition de changement face à l’urgence écologique.

50Nous avons tout d’abord identifié, à partir d’une revue ciblée de la littérature, les manques et apports de travaux en sciences humaines et sociales pour poser les bases d'une réflexion sur l'articulation. Tout en nous inspirant de la Political Ecology, notamment les analyses en termes de rapports de pouvoir, nous les avons enrichies en introduisant les enjeux liés à la qualification des eaux.

51Dans une démarche itérative entre le terrain et le cadre d’analyse, nous avons présenté et tiré des enseignements d’un « conflit de déconnexion » des eaux, entre ressources et services d’eau potable, dans le département du Klaten en Indonésie. L’explicitation des représentations de l’eau des différents acteurs, en référence au concept de qualification, a permis de rendre compte des jeux de pouvoir au sein d’un territoire, et du rôle dominant d’une entreprise d’eau en bouteille, Danone Aqua. Le lien entre ressource et service, entre articulation et déconnexion, a été central dans la stratégie de Danone pour faire face à la remise en cause de sa position dominante dans la zone.

52À partir de cette analyse du terrain, nous avons conçu notre grille en retenant quatre composantes structurantes : les acteurs et leur positionnement par rapport à l’articulation ressources et services d’eau potable ; les échelles de l’articulation ; les règles informelles et formelles pour penser l’articulation ; et les dispositifs socio-techniques comme supports à l’articulation. Afin d’introduire une lecture transversale dans cette grille, nous avons intégré la problématique de la qualification comme révélatrice des rapports de pouvoir.

53Cet article constitue donc une première tentative afin de poser les fondements d’une grille d’analyse qui devra être confrontée à d’autres contextes afin de l’enrichir. Son objectif vise à contribuer à la réflexion sur les conditions du changement pour des modes de gouvernance de l’eau dont la finalité serait de répondre aux enjeux globaux auxquelles les sociétés contemporaines sont confrontées, notamment dans le Sud global. En effet, mettre en lumière la pluralité des qualifications de l’eau, parfois instrumentalisées par les acteurs et les rapports de pouvoir, constitue une première étape pour penser de nouveaux modes de gouvernance des eaux.