1Le sentiment général qui domine l’Hexagone (et une grande partie du monde) depuis plusieurs années ou décennies est celui d’une angoisse face à un avenir incertain. Dans les médias, les essais, les écrits académiques ou les simples interactions avec notre entourage, nous constatons que l’inquiétude est omniprésente. Les sujets d’inquiétude sont en effet nombreux : climat, risque d’effondrement, malaise dans les « quartiers » et ses conséquences visibles, remise en cause des institutions et des savoirs, instabilité géopolitique, imprévisibilité économique, pour ne citer que ces exemples.

2Dans ce contexte, on peut être frappé par l’absence de sérénité dans les débats publics et privés, l’impression d’une impossibilité de communiquer, d’échanger des points de vue sans verser dans la tension et l’agressivité. C’est un lieu commun de dire que l’accélération du temps (Hartmut Rosa, 2013), la diminution de notre capacité à contempler (Jérôme Ballet, 2023) dans un monde fait de stimuli et de sollicitations permanents contribuent grandement à cet état d’esprit. Nos cerveaux sont aliénés par l’immédiateté des sentiments et sensations qui nous traversent, très vite remplacés par d’autres, dans un flot continu.

4L’angoisse (de mourir, du changement climatique, de l’effondrement, de ne pas être socialement reconnu, de ne pas atteindre nos objectifs ou ceux assignés par d’autres, de ne pas vivre décemment…) est au centre de nos vies, mais est également récupérée par les mentors du développement personnel (pour celles et ceux qui peuvent acheter leurs services). Être heureux est souvent confondu avec la réussite reconnue socialement.

5Le constat fait dans les lignes précédentes n’a rien de très original. Mais le point sur lequel je veux insister ici est que ce qui se joue, dans la plupart des conflits provoqués par cette onde d’angoisse, n’est pas toujours – ou pas uniquement – lié à des manques matériels (chômage, accès limité aux biens communs et de première nécessité…). Il est aussi le corollaire d’un sentiment de fragilité de nos identités en tant que personnes. Car de toute évidence, la question de l’identité est sous-jacente à de nombreuses conversations privées, à de multiples débats publics, sans que l’on ne sache toujours de quoi il est question. Une simple discussion entre amis ou personnes d’une même famille peut devenir toxique pour les relations humaines, on l’a vu avec les tensions autour du choix de se vacciner ou pas en période de pandémie. Et l’on peut voir combien ces tensions s’accroissent à mesure que les humains assimilent leur point de vue à leur ego, et ce dernier à leur identité, donc à leur survie même (leur existence sociale). L’image est confondue avec l’être. Ainsi l’on prendra souvent comme un rejet de soi un avis émis par autrui s’il est contraire à l’opinion que l’on vient d’exprimer.

6Tout ceci est, là encore, très classique et connu. Et les humains ne semblent pas avoir réussi à dépasser le préjugé selon lequel leur opinion est le reflet de leur être. Alors faut-il s’étonner que, face à un avenir si incertain et un monde si instable, toute différence perçue chez les autres soit ressentie comme une remise en cause de soi, une fragilité intime qui se heurte à notre besoin de stabilité ? Notre relation à l’altérité est conditionnée par nos angoisses et par notre assimilation du moi social au moi intime. Il en découle de nombreux débats et de nombreuses tensions fondés sur des préjugés relatifs aux autres. Nous voudrions nous distinguer des autres pour sauvegarder notre ego, comme l’illustrent quelques exemples de postulats entendus dans les conversations quotidiennes ou trouvés dans les médias d’opinion : le port de signes religieux (chez les autres) serait toujours un signe de soumission, considéré alors comme inacceptable pour un républicain (au sens de défenseur de la République), un athée ou un libre penseur. L’athéisme serait toujours une manifestation d’hostilité vis-à-vis des religions. La défense des droits de minorités religieuses dans une république laïque serait en réalité de l’islamo-gauchisme (notion particulièrement floue, mais mobilisée à l’envi par les idéologies d’extrême droite). Le wokisme serait non pas une dénonciation des injustices et discriminations, mais toujours une dérive idéologique portant atteinte à l’universalisme républicain. Le républicanisme serait non pas un idéal d’égalité, d’ordre public et de centralisation, mais toujours une dérive conservatrice. Comment ne pas voir derrière ces exemples de postulats, les signes d’une grande souffrance intime, d’une peur de perdre son identité, assimilée à sa propre survie ? Évidemment cette peur est aujourd’hui particulièrement attisée par les conservateurs de tous bords. Ces terrains fragiles sont envahis et labourés par ceux qui veulent les instrumentaliser. Mais ce qui rend possible cette récupération n’est-il pas que « les hommes meurent, et ils ne sont pas heureux » ? La peur de mourir est assimilée à la peur du néant, non seulement physique mais également social. La peur de la mort sociale (disparaître aux yeux des autres) est une peur qui mobilise l’assimilation que nous faisons entre notre personne intime et notre personne sociale (sans la dernière, nous pensons que nous n’existons plus). Cette peur étant quasiment généralisée, me semble-t-il, nous sommes en situation d’insoutenabilité sociale : elle contribue à la destruction des liens sociaux, car elle fait de toute interaction un prétexte à des conflits entre egos. Elle s’appuie sur les identités crispées qui s’agrippent aux signes extérieurs d’existence sociale plutôt qu’à l’être.

7Ces identités crispées et leurs conséquences délétères sur le lien social ne sont pourtant par insolubles. Dans bien des lieux, des initiatives locales, citoyennes ou de voisinage cohabitent avec les crispations et les tensions, et parfois les transcendent, ponctuellement ou durablement. La solidarité et la reconnaissance mutuelle ne sont jamais loin des points de friction. Dans nos métiers de recherche et de formation, au sein du monde universitaire, foisonnent des rencontres et des coopérations entre des étudiants qui, en dehors de leur cursus, n’avaient presque aucune chance de se croiser et de travailler ensemble pour des raisons d’origines sociales ou géographiques. Dans les coopérations internationales entre formations, des universitaires travaillent ensemble pour partager des connaissances et s’adapter réciproquement à des pratiques éloignées de leur univers culturel. À l’échelle d’un quartier, ou d’une rue, qui n’a jamais constaté que les liens de voisinage pouvaient être inexistants, conflictuels ou coopératifs en fonction de simples regards, de simples gestes ?

8À l’inverse de l’insoutenabilité sociale des identités crispées, la soutenabilité sociale des identités décrispées tient au fait que ces dernières ne considèrent pas l’altérité comme un problème, voire comme un danger en soi. Elles focalisent plutôt sur les enjeux communs, tels que la préservation des non-humains… et de tous les humains.

9Je propose, pour terminer, une adaptation libre de Georges Brassens : Gloire à qui, ayant ou n’ayant pas d’idéal sacro-saint, « se borne à ne pas trop emmerder ses voisins » . Quand Hans Jonas a écrit son « principe responsabilité » (« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre », Jonas, 1990), d’abord publié en Allemagne en 1979, il n’avait peut-être pas écouté le Don Juan de Brassens (publié en 1976). Mais ce dernier lui ouvrait la voie, d’une façon plus fleurie et poétique, en appelant à agir avec humanité et parfois contre ses propres préjugés et son image sociale.