Cette recherche a été financée notamment par INRAE à travers le projet PAF_11 (Post AgreenSkills Fund) intitulé « Nature-based Solutions From Theory to Practive : Comparing France and the US » coordonné par Joana GUERRIN et associant INRAE, l’Université de Berkeley, l’ENGEES et le CNAM : https://www6.inrae.fr/nbs-france-us
- 1 Ou « Nature-based Solutions » en anglais (NbS).
1Le concept de « solutions fondées sur la nature1 » (SfN) a connu une croissance importante depuis les années 2010 dans la littérature grise et scientifique (Li et al., 2021). La première mention de ce terme remonte à un rapport de la Banque mondiale de 2008 (World Bank, 2008). Depuis, ce concept a été repris et développé par d’autres organisations internationales, à la fois par des ONG comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), The Nature Conservancy, ou le World Wide Fund for Nature (WWF), mais également des acteurs institutionnels (Commission européenne) et des organisations intergouvernementales (le Programme des Nations unies pour l’environnement – PNUE –, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques – IPBES – ou le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – Giec) (Seddon et al., 2021 ; Hrabanski et Le Coq, 2022). Ce concept prend aujourd’hui de l’importance dans les politiques de la préservation de la nature, à l’échelle internationale, européenne et dans différents États (Nature, 2017 ; Li et al., 2021 ; Hrabanski et Le Coq, 2022 ; Melanidis et Hagerman, 2022).
2La fabrique internationale des politiques environnementales a été étudiée par différents travaux en science politique ou en sociologie (Haas, 1992, Aykut et Dahan, 2015, Compagnon et Rodary, 2017). Ces auteurs rappellent que les problèmes environnementaux ne sont pas globaux par essence, mais construits comme tels (Neveu et Surdez, 2020) et mis à l’agenda à l’échelle internationale par des coalitions d’acteurs composées notamment d’experts scientifiques, de représentants d’États, d’ONG, d’acteurs administratifs, de partis politiques, de mouvements sociaux, et d’acteurs privés. Ainsi, la construction de l’érosion de la biodiversité comme un problème global s’inscrit dans une requalification des politiques « conservationnistes », qui reposaient jusqu’alors sur la mise en place d’aires protégées pour la conservation de la nature à une échelle nationale et régionale (Compagnon et Rodary, 2017). Ce cadrage sous l’angle de la biodiversité a été institutionnalisé à l’international par la Convention sur la diversité biologique (CDB) et décliné en différents concepts comme les services écosystémiques, les paiements pour service environnementaux, ou encore le capital naturel. Ce cadrage permet notamment d’ouvrir la conservation de la nature à d’autres domaines, notamment économiques, jusqu’alors négligés par les conservationnistes comme l’agriculture, le développement, le commerce et la culture (Compagnon et Rodary, 2017 : 23). La domination du cadrage biodiversité dans les politiques de conservation de la nature s’est accompagnée d’un renforcement du rôle des ONG de conservation étant donné leur multipositionnement (prescriptrices des orientations des politiques publiques, récipiendaires des financements, lanceuses d’alerte, productrices d’expertise, partenaires des États dans la mise en œuvre…). Depuis les années 2000, les politiques de biodiversité deviennent plus englobantes (vastes aires marines protégées, territoires urbains…), avec l’ambition d’intégrer tous les domaines de l’action publique dans une stratégie de mainstreaming (Compagnon et Rodary, 2017). Le changement climatique (CC) comme problème global résultant des émissions de gaz à effets de serre (GES) est un autre exemple emblématique de ce processus de globalisation des problèmes environnementaux (Aykut, 2020). Ce cadrage global du problème climatique, institutionnalisé et légitimé par le GIEC et les Conférences des parties (COP) de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (Cnucc), est aujourd’hui largement dominant dans les politiques environnementales internationales. La « climatisation » définie par Aykut (2020) est le corollaire de la stratégie de mainstreaming de la biodiversité, et fait référence à l’ambition des politiques climatiques à pénétrer d’autres domaines d’action publique (Aykut et Maertens, 2021).
3Les promoteurs de ces problèmes globaux ont ainsi l’ambition d’intégrer massivement et de façon transectorielle d’autres domaines de l’action publique. Les problèmes du climat et de la biodiversité ont déjà été connectés par des instruments de type REDD+ (Réduction des émissions dues à la déforestation et dégradation forestière), conçus comme des stratégies d’atténuation du CC ainsi que de conservation des forêts. Néanmoins, ces liens ont également été vus comme contradictoires et controversés (Visseren-Hamakers et al., 2012 ; Redford et Adams, 2009). Aujourd’hui, dans les forums globaux de politiques publiques, biodiversité et climat sont présentés comme de nouveau compatibles sous l’égide des solutions fondées sur la nature, concept promu notamment par l’UICN.
4Le domaine de la conservation de la biodiversité est caractérisé par une succession de concepts produits afin d’attirer l’attention du public et des politiques publiques (Redford et Adams, 2009). Ainsi, les acteurs de la fabrique internationale des politiques de conservation de la nature participent à l’élaboration, la sélection et la diffusion de solutions, dans un contexte concurrentiel d’accès à l’agenda et de rapports de force. La construction de solutions, normes ou instruments d’action publique prend corps dans des logiques stratégiques, comme le montre Vadrot (2014) autour de l’usage de la notion de service écosystémique afin de faciliter l’intégration de la biodiversité dans l’agenda politique international. La création d’institutions scientifico-politiques comme l’IPBES, le recours aux promesses de synergies entre marché et environnement, ou la mise en scène « d’un imaginaire néolibéral » (Foyer et al., 2017) par les acteurs de la conservation sont autant de processus de légitimation qui illustrent les efforts des acteurs, et leurs difficultés, pour recomposer les cadrages politiques préexistants. En outre, la fabrique des politiques internationales de conservation de la nature est influencée par la capacité des acteurs à former des coalitions pour imposer certaines approches, comme le montrent Pesche et al. (2013) et Hrabanski (2015) dans le cas de la diffusion des concepts de services écosystémiques (SE) et de paiements pour services environnementaux (PSE). Au sein de ces coalitions, les ONGs internationales jouent un rôle majeur (Hrabanski et Valette, 2012).
5Ces analyses rappellent que la construction, la diffusion et l’institutionnalisation des concepts, normes et instruments de l’action publique internationale, comme celle de la conservation de la nature, résultent d’un important travail discursif de la part des acteurs. Zittoun (2013) souligne la centralité des discours dans la construction des politiques publiques :
« Le caractère politique de l’action publique réside moins dans les effets produits directement par la mise en œuvre […] que dans ceux produits par l’activité même de fabrique, activité essentiellement discursive, qui consiste à la fois à définir, formuler, propager et imposer une proposition » (Zittoun, 2013, 14).
6Les acteurs de cette fabrique y entreprennent des activités stratégiques de « définition, de propagation et d’imposition d’énoncés », à savoir des « constructions pragmatiques et discursives) qui associent ensemble des problèmes, des solutions, des dispositifs, des arguments, des publics et des acteurs » (Zittoun, 2007 : 163). Un énoncé permet en effet le chainage de problèmes, solutions et décideurs, à travers « une succession de phrases, certaines permettant de définir ce qui fait problème, d’autres de préciser les conséquences et les publics concernés, d’autres encore de nommer des actions » (Zittoun, 2007 : 2). Le travail de propagation des énoncés vise par ailleurs à cimenter une coalition d’acteurs en faveur d’une proposition donnée. Cette propagation repose sur un travail de persuasion et de conviction des acteurs en interaction dans les espaces publics ou discrets. Lors de ce processus, la proposition est mise à l’épreuve, elle se transforme et agrège d’autres acteurs qui en deviennent les « copropriétaires » (Zittoun, 2013).
- 2 Le forum est ici entendu comme une scène de discussion, d’échanges de cadres et d’outils, de visio (...)
7Dans cet article, nous mobilisons les outils proposés par Zittoun afin d’étudier la diffusion d’énoncés autour du concept de Solutions fondées sur la nature. Les énoncés produits autour des SfN par l’UICN proposent une nouvelle articulation entre problème de la biodiversité et problème du climat. Ainsi, ces énoncés tentent de définir la préservation de la biodiversité comme solution au CC, en termes d’atténuation et d’adaptation. Nous étudions la circulation de cet énoncé au congrès mondial de la nature de l’UICN, forum2 essentiel dans la construction des politiques mondiales de la biodiversité. L’énoncé produit par l’UICN autour des SfN vise à relégitimer la crise d’érosion de la biodiversité comme un problème politique global en le connectant au problème climatique. Plus spécifiquement, les promoteurs de ce concept proposent des solutions au problème de l’érosion de la biodiversité, qui répondent selon eux de manière synergique à d’autres problèmes, et en particulier au problème climatique. En connectant ainsi divers problèmes et agendas, ces acteurs se positionnent stratégiquement et tentent de former des coalitions pour promouvoir les SfN – et la préservation de la biodiversité – dans d’autres secteurs d’action publique. Comptant ensuite sur ces derniers pour propager ce concept dans des arènes plus larges, comme l’arène climatique, davantage médiatisée et mieux dotée financièrement, ils cherchent à institutionnaliser cette notion afin de développer de nouveaux canaux de financement pour la conservation de la nature, visant notamment à mobiliser de manière accrue le secteur privé. Nous étayons cette thèse en précisant d’abord notre démarche méthodologique en soulignant en quoi l’observation de ce congrès mondial est pertinente pour suivre la circulation des énoncés relatifs aux SfN (1), avant d’expliciter la manière dont l’UICN œuvre à promouvoir les SfN au sein du congrès (2). Puis, nous identifions les acteurs qui se structurent dans une coalition autour de cet énoncé, tout en rendant compte des raisons pour lesquelles ils se mobilisent (3) ; enfin, nous proposons une discussion autour des stratégies de propagation de cet énoncé et de ses effets potentiels sur les orientations des politiques internationales de conservation de la nature (4).
8Les résultats présentés sont issus de la combinaison de plusieurs sources de données. Un travail d’observation collectif a été mené lors du Congrès mondial de la nature (CMN) organisé par l’UICN du 3 au 11 septembre 2021. Ces congrès, organisés tous les quatre ans, réunissent une grande diversité d’acteurs des politiques internationales de conservation de la nature au sein d’un même espace-temps (MacDonald, 2010 ; Campbell et al., 2014). Malgré cette diversité, la majorité s’accorde autour d’un noyau idéologique et des stratégies à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs de l’Union (MacDonald, 2003), contribuant à la structuration d’une communauté de pensée internationale autour de la conservation de la nature (Chartier et Ollitrault, 2005). Assister au CMN permet d’étudier la structuration et diffusion de nouvelles normes, d’identifier d’éventuels dissensus et tensions autour de ce travail normatif (Hagerman et al., 2010) et d’observer les traductions de ces normes par différents acteurs et niveaux d’action publique (MacDonald, 2010).
- 3 Selon l’UICN, consulté le 16/12/2021.
- 4 Le Sommet des chefs d’entreprises de l’UICN, le Sommet mondial de la jeunesse et le Sommet de l’ac (...)
- 5 Ce congrès alternatif était organisé par des associations de représentants de peuples autochtones (...)
9Le CMN de Marseille a rassemblé 5 200 participants, et attiré 25 000 visiteurs3. Le congrès était composé de quatre espaces distincts plus ou moins ouverts au public (Tableau 1) : l’Assemblée des membres ; le Forum ; l’Exposition ; les « Espaces générations nature » (EGN). En outre, des « sommets mondiaux4 » étaient organisés au sein du forum avant la cérémonie officielle d’ouverture du congrès. La veille de l’ouverture, un congrès alternatif a été organisé par plusieurs associations de défense des peuples autochtones intitulé « Notre terre ! Notre Nature. Un congrès pour décoloniser la conservation de la nature5 ».
- 6 Consultée le 16/08/2021.
10Étant donné son ampleur, nous avons abordé l’observation de cet évènement de manière collective, nous inspirant de travaux ethnographiques menés lors d’autres d’évènements internationaux (cf. Brosius et Campbell, 2010 ; Hagerman et al., 2010 ; Campbell et al., 2014 ; Foyer et Morena, 2015). La présence de 3 enquêteurs a permis d’assister à 64 événements organisés dans les 4 espaces durant 7 jours (Tableau 2). Le travail d’observation s’est principalement focalisé sur le forum et l’exposition. La sélection des événements s’est effectuée en amont du congrès à partir d’une recherche par mots clés autour des SfN dans le programme officiel du CMN6. Nous avons réalisé une prise de notes exhaustive ainsi qu’une prise d’information systématique sur les intervenants et leurs affiliations. Ce travail lors des sessions officielles a été complété par des échanges informels avec certains des participants. L’un des enquêteurs a également été invité à intervenir lors d’une session dans le cadre de l’exposition. Les différents éléments observés étaient ensuite partagés à l’occasion de réunions de débriefing quotidiennes afin d’identifier les points saillants, les enjeux et les questions qui ressortaient des observations.
Tableau 1. Les quatre espaces du congrès mondial de la nature
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2-sept. |
3-sept. |
4-sept. |
5-sept. |
6-sept. |
7-sept. |
8-sept. |
9-sept. |
10-sept. |
11-sept. |
Assemblée des membres |
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Forum |
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Exposition |
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EGN |
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Congrès alternatif |
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Observations |
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Tableau 2. Organisation du congrès et périodes de l’enquête
Nom du pavillon |
Nombre d’événements liés directement aux |
Organisateurs |
Business and nature hub |
2 |
UICN |
Central stage A |
1 |
CF de l’UICN |
Central stage C |
1 |
UICN |
CF UICN |
2 |
CF de l’UICN |
European Union |
3 |
CE ;NetworkNature |
FNE |
1 |
FNE |
IUCN knowledge hub |
1 |
UCN |
Mediterranean solutions |
1 |
Tour du Valat, Plan Bleu, IUCN-Med |
NBS and ecosystem |
2 |
UICN |
Pavillon français |
1 |
Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC) |
Post 2020 Pavillon |
1 |
WWF |
Espace Réimagine |
1 |
UICN |
Urban planet |
1 |
ICLEI ; Konkuey Design Initiative |
- 7 Le matériau utilisé pour cet article a été produit par des entretiens réalisés avec des personnes (...)
11Le CMN ne constitue pas un événement isolé, mais s’inscrit dans un tissu de connexions qui se déploient dans le temps et dans l’espace (MacDonald, 2010 ; Foyer, 2015). Il s’agit alors de replacer le congrès dans une trajectoire plus large en analysant la phase de préparation amont (réunions et documents de préparation…) et les retombées aval (documents de synthèse, communiqués de presse…) (Aykut, 2020). À l’issue du congrès, nous avons réalisé sept entretiens complémentaires7 pour aller plus loin dans l’analyse. Ces éléments méthodologiques nous ont permis de trianguler les informations récoltées et de disposer de données variées et contextualisées autour des SfN dans la fabrique des politiques internationales de conservation de la nature.
12Les SfN, mises à l’honneur au sein du congrès, constituent un élément central dans la stratégie de l’UICN depuis 2012 (2.1). L’UICN présente les SfN comme une solution visant à répondre aux problèmes, vus comme conjoints, du CC et de l’érosion de la biodiversité (2.2). Enfin, nous détaillons les outils proposés par l’UICN afin de diffuser les SfN (2.3).
13Créée en 1948 et organisée autour de trois pôles (figure 1), l’UICN est un acteur central dans le développement du concept de SfN à l’échelle internationale. Les Congrès mondiaux constituent des moments pivots dans les orientations stratégiques de l’UICN. D’un point de vue formel, le programme d’actions de l’UICN est voté par l’assemblée à cette occasion, déterminant ainsi la politique de l’UICN (secrétariat et commissions) pour une période de quatre ans.
Figure 1. Organisation et fonctionnement de l’UICN
- 8 Résolution WCC-2016-Res-069.
14Depuis 2012, chaque congrès mondial de la nature a été l’occasion pour l’UICN de développer et d’enrichir le concept de SfN, traduisant leur importance croissante dans la stratégie de l’Union. Le congrès de 2012 a inscrit les SfN comme l’un des trois axes principaux du programme 2013-2016 de l’UICN. C’est dans ce cadre que le rapport « Nature-based solutions to address global societal challenges » (Cohen-Schacham, 2016) a été produit par la commission « Gestion des écosystèmes » (CGE) en collaboration avec le secrétariat, afin de stabiliser la définition des SfN pour l’UICN et anticiper les développements possibles du concept. Ce rapport définit le concept de SfN comme englobant des notions présentées comme connexes, comme les infrastructures vertes, l’adaptation basée sur les écosystèmes ou l’ingénierie écologique. Lors du congrès de 2016, les membres ont voté une motion validant cette définition, prévoyant de favoriser la mise en œuvre des SfN à travers l’élaboration « des lignes directrices pour leur application8 ». Le programme 2017-2020 s’inscrit dans cette continuité, le troisième axe étant une nouvelle fois structuré autour du déploiement des SfN.
- 9 Le constat de l’importance des communications au sujet des SfN a été fait par d’autres observateur (...)
15L’UICN a utilisé le congrès de Marseille comme un lieu de diffusion des SfN au sein de la communauté présente. Les SfN ont occupé une place prépondérante au sein de l’agenda du CMN9 : 28 événements étaient explicitement dédiés aux SfN dans le programme officiel, parmi lesquels 10 se sont déroulés au sein du forum et 18 dans l’exposition (Tableau 3), organisés sur 20 espaces différents. La présence des SfN s’observait également sur des panneaux et kakémonos (figures 2A, B et C), installés dans différents espaces du congrès. Dans l’exposition, l’UICN disposait d’un grand pavillon intitulé « Nature-based solutions and Ecosystem restoration » sur lequel de nombreuses sessions dédiées aux SfN se sont déroulées (figure 2D).
Figure 2. Les représentations matérielles des SfN dans le CMN de Marseille
Tableau 3. Les espaces ayant accueilli des événements liés aux SfN au sein de l’exposition
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Nom des acteurs |
Type d’acteurs |
Mobilisation des SfN |
Arènes |
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UICN |
ONG internationale |
Promotion active du concept, diffusion, clarification du concept et distinction avec d’autres concepts |
Forum |
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Exposition |
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Sommets mondiaux |
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Commission européenne |
Organisation supranationale |
Présentation des résultats des programmes de recherches financés |
Exposition |
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Promotion |
Sommets mondiaux |
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ICLEI |
ONG internationale |
Exemples de mises en œuvre de SfN en contexte urbain |
Exposition |
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Sommets mondiaux |
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RIOB |
Association française |
Déclinaison du concept dans le domaine de la gestion de l’eau |
Forum |
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Exposition |
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AFD |
Banques et agences de développement |
Outil de sélection et d'orientation des financements |
Forum |
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Exposition |
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R20 – Regions for Climate Actions |
Sommets mondiaux |
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Veolia |
Entreprises privées |
Exemples d'actions menées en faveur de la biodiversité et/ou du climat |
Forum |
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Shell |
Exposition |
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Engie |
Sommets mondiaux |
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Représentants politiques |
Éléments de discours |
Forum |
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Sommets mondiaux |
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Cérémonie d’ouverture |
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WWF |
ONG internationale |
Promotion et exemple de mise en œuvre en milieu urbain |
Exposition |
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Sommets mondiaux |
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FNE |
Association française |
Promotion du concept auprès des élus en France |
Exposition |
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Peuples autochtones |
Critique du concept |
Forum |
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Exposition |
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Sommets mondiaux |
Acteurs politiques |
Intégration dans les discours politiques liés au changement climatique |
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Acteurs privés |
Reconnaissance de la dépendance des entreprise par rapport à la biodiversité |
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Compensation carbone |
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Commodification des SfN au sein d'un marché |
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Acteurs de l'eau |
Requalification de pratiques du secteur et de sensibilisation aux enjeux écologiques et d'adaptation au changement climatique dans le secteur de l'eau |
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Acteurs du développement |
Outil pour une meilleure prise en compte des enjeux de biodiversité dans les projets financés |
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16Les membres de la direction du secrétariat « Gestion des écosystèmes » et de la commission du même nom ont organisé cinq évènements directement en lien avec les SfN, et sont intervenus dans plusieurs sessions organisées par des partenaires.
17Malgré une institutionnalisation parallèle en 1992 à l’échelle internationale, les politiques climatiques et celles de lutte contre l’érosion de la biodiversité ont connu un développement inégal et largement sectorisé (Hrabanski et Le Coq, 2018). Récemment, différentes mobilisations ont pourtant remis en question la prise en charge séparée de ces enjeux. Les deux rapports du GIEC de 2019 sur les terres et sur les océans, le rapport de 2021 issu du workskhop organisé conjointement par le GIEC et l’IPBES sur les liens entre biodiversité et climat (Pörtner et al., 2021) permettent de donner une légitimité scientifique et institutionnelle à ce lien entre biodiversité et climat. Ils soulignent les interdépendances entre le CC et l’érosion de la biodiversité, et la nécessité de prendre simultanément en compte ces deux enjeux lors de l’élaboration des politiques publiques.
- 10 Consulté le 15/09/2022.
18Lors du congrès, l’idée d’inséparabilité de ces deux problèmes a largement été produite par les organisateurs, et reprise dans les discours de nombreux autres. Pour l’UICN, « nous affrontons une crise climatique et de la biodiversité, et nous devons les affronter simultanément » (IUCN Europe, forum, 05/09/21). Lors de la cérémonie d’ouverture du congrès, E. Macron a déclaré que « la bataille pour le climat et contre le dérèglement climatique est jumelle de la bataille pour préserver et restaurer la biodiversité » (03/09/21). Des représentants des politiques climatiques ont également souligné le besoin d’approcher ces deux enjeux de manière simultanée, par exemple un représentant de la COP26 de Glasgow déclarant « We cannot afford to deal with climate on Monday and biodiversity on Tuesday10 ». Cette idée d’inséparabilité était également présente dans les images produites par les organisateurs, avec par exemple des panneaux au sein de l’exposition (figure 3).
Figure 3. Illustration du rapprochement des enjeux climatique et biodiversité sur l’affiche du pavillon du Partenariat Post-2020 au sein de l’exposition
- 11 Consulté le 15/09/2022.
19Pour l’UICN, les SfN constituent un des éléments clés du lien entre mise à l’agenda du problème climatique et de la biodiversité : « We are facing a climate and biodiversity crisis, and we need to tackle them jointly […] In this scenario the NbS fit perfectly » (représentante du bureau européen de l’UICN, Forum, le 05/09/2021). Lors des plénières d’ouverture et de clôture sur le thème du CC, l’un des sept thèmes centraux du CMN, intitulées : « Mobilising Nature and Society to address the Climate Emergency », les SfN occupaient une place centrale. Au-delà de la connexion entre les problèmes de l’érosion de la biodiversité et du CC, les SfN permettent de présenter la préservation de la biodiversité comme une solution au CC. Plus précisément, elles étaient utilisées pour véhiculer l’énoncé selon lequel la nature est une source de solutions pour le climat qui demeure encore trop peu exploitée : « Although NbS are estimated to provide 30 % of the climate solution, they receive around 3 % of climate financing » (directrice adjointe de l’UICN, Forum, 2021) ; « NbS are the best way and I would say the easiest way to address this urgent problem [of climate change] » (présidente de la CGE, Forum, 06/09/2021). De même dans le « Manifeste de Marseille11 », document produit à l’issue du congrès pour synthétiser la position de l’UICN, le rôle des SfN est mis en avant dans la section portant sur le CC, et notamment sur le besoin de réduire les émissions de CO2 :
« Le Congrès implore les gouvernements de mettre en place des solutions fondées sur la nature tout en réduisant fortement les émissions de combustibles fossiles. Les solutions fondées sur la nature pourraient assurer environ 30 % de l’atténuation requise d’ici 2030, tout en contribuant à protéger les communautés et les pays vulnérables des impacts du changement climatique » (Manifeste de Marseille, UICN : 5).
20Lors du congrès, l’UICN a fait la promotion de deux outils pour mettre en œuvre les SfN : le « standard mondial sur les SfN » et les instruments de certification de ce standard. Ces deux outils ont été présentés durant le CMN par l’intermédiaire de la direction « Gestion des écosystèmes » du secrétariat de l’UICN.
- 12 UICN (2020). Standard mondial de l’UICN pour les solutions fondées sur la nature. Cadre accessible (...)
21Le Standard mondial de l’UICN pour les SfN a été publié en 2020. Il a été élaboré par la CGE en partenariat avec l’équipe du Secrétariat du même nom, grâce à un financement de l’Agence française de développement (AFD). Le développement du standard est une réponse du Secrétariat à la diffusion réussie du concept et à la multiplication des projets qualifiés de SfN : « Il y a tellement de monde qui dit : j’ai un projet SfN, etc. Après, quand on regarde, ce n’est pas du tout une SfN ! C’est pour ça qu’on a mis en place les standards » (entretien avec un-e employé-e du secrétariat de l’UICN, 14/01/2021). Ce document se compose de huit critères et d’indicateurs visant à établir le degré de cohérence d’un projet avec la définition de SfN par l’UICN12. Ce standard a par ailleurs une vocation opérationnelle: « The NBS standard is operational in nature and aims to make the sustainable management and conservation of biodiversity and ecosystem services relevant (high quality) and of high utility to other sectors » (présidente de la CGE de l’UICN, CMN, Forum, 06/09/2021). En effet, le standard a pour vocation de diffuser l’usage de la notion parmi d’autres acteurs, comme ceux du secteur privé :
« When we were first developing the concept, many organizations become interested in the concept because it was a concept that normal people can easily understand. Private sector say, we want to do something, but we don’t know how to do it. It was one of the ideas behind the development of the standard » (présidente de la CGE de l’UICN, CMN, Exposition, 07/09/2021).
- 13 L’« IUCN Academy » est l’offre de formation développée par l’UICN dans le but de former les acteur (...)
22Ce standard a une place stratégique pour les services internes de l’UICN. Durant le congrès, le secrétariat de l’UICN a organisé trois événements dédiés à la présentation et à la promotion du standard. Le document était également téléchargeable via un QR code au sein de l’exposition (figure 2E). L’UICN utilise le standard pour promouvoir le concept à l’extérieur de son organisation, en proposant une formation, animée par trois membres du secrétariat, au sein de la « IUCN Academy13 » qui permet de délivrer un « certificat professionnel » pour le Standard mondial sur les SfN. Ce certificat permet de reconnaître la capacité des acteurs ayant suivi la formation à utiliser de manière adéquate le standard et à pouvoir donner des conseils durant l’élaboration d’un projet de type SfN.
23Cette volonté de certifier se retrouve également dans l’élaboration, toujours en cours, du second instrument présenté à Marseille visant à organiser la mise en œuvre des SfN : un instrument de certification associé au standard. Ce travail a été présenté durant le congrès lors d’une session nommée « The IUCN Global Standard for Nature-based solutions certification system » sur le pavillon « Business and nature hub ». Il s’agirait pour l’UICN de labelliser les projets de type SfN en s’appuyant pour cela sur le standard qu’elle a développé et sur des organismes reconnus dans le domaine de la certification de produits durables (FSC, Fairtrade International, Initiative for responsible mining assurance…). Néanmoins, les modalités d’intégration entre le standard et ces autres labels demeuraient floues lors du congrès.
24La diffusion de l’énoncé articulant biodiversité et climat grâce aux SfN au cœur du congrès mondial de la nature a été principalement produite et organisée par l’UICN, en rapprochant le problème de la biodiversité du problème climatique. Cette diffusion a été notamment réalisée par le biais de l’élaboration de standards et d’un processus de certification visant, à disséminer le concept, notamment auprès d’acteurs privés, tout en limitant les risques d’un détournement du concept.
25Comme le soulignait le directeur adjoint de l’UICN, et directeur de l’équipe en charge du développement des SfN au sein du secrétariat, « NbS are an opportunity to mainstream conservation with a range of sectors » (Forum, 07/09/2021). En effet, une des ambitions de l’UICN est de faire de la biodiversité un sujet « mainstream » dans les autres secteurs et auprès d’autres acteurs de l’action publique. À travers les SfN, l’Union tente d’intéresser d’autres acteurs afin de renforcer une coalition agissant pour la biodiversité au-delà des organisations du domaine de la conservation de la nature.
- 14 Nous avons ainsi noté des références aux SfN dans les discours de B. Pompili (ministre française d (...)
26Les représentants de la sphère politique présents au CMN ont largement contribué à la visibilisation des SfN14. Certains ont ainsi explicitement tissé le lien entre biodiversité et CC grâce aux SfN : « La nature est notre alliée le plus précieux dans la lutte contre le changement climatique » (B. Pompili, Forum, 04/09/21) ; « NbS are central in the success to address climate change and biodiversity crisis » (P. Braat, Sommet de l’action locale, 03/09/2021) ; tandis que d’autres le faisaient de manière plus diffuse, en faisant des SfN un outil de résilience dans un contexte de CC (V. Pécresse, F. Bainimarama). Le CMN de Marseille semble ainsi constituer un jalon important dans l’appropriation des SfN par la sphère politique.
27Si l’un des enjeux des promoteurs des SfN est bien de désectoriser la conservation de la nature en poussant pour l’intégration des SfN dans les politiques climatiques, l’appropriation de ce concept par les acteurs politiques constitue une étape importante. Ces derniers, et leurs administrations, sont en effet en première ligne dans la fabrique internationale des politiques climatiques, notamment dans le cadre des COPs Climat. L’appropriation des SfN par des acteurs politiques présents au congrès revêt un enjeu stratégique important pour l’UICN dans l’optique d’intégrer les SfN dans les textes des conventions de l’ONU, comme le Cadre mondial pour la biodiversité Post2020. En effet, l’UICN ne peut pas participer directement aux négociations au sein des arènes onusiennes et a donc besoin de relais politiques pour relayer ses messages. L’utilisation du terme par des élus ou fonctionnaires nationaux donne une visibilité importante au concept et contribue ainsi à sa diffusion (Villalba, 2009). À ce titre, l’adoption d’une résolution portant sur les « SfN à l’appui du développement durable » lors de l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement en mars 2022 est une étape supplémentaire dans l’institutionnalisation de la notion. Ce vote signifie que le terme de SfN est entré parmi les termes officiels du langage onusien, un objectif majeur de l’UICN.
- 15 Nous avons noté la participation de l’Agence française de développement, la Banque européenne pour (...)
- 16 « We are working with IUCN experts to apply this standard to any project decisions we are taking »
- 17 Par exemple, la Political Ecology est un champ de la géographie humaine anglo-saxonne qui s’est dé (...)
28D’autres acteurs publics participaient au congrès, dont plusieurs banques et agences publiques de développement de pays du Nord15. Après avoir financé le développement du standard mondial sur les SfN, une chargée de mission de l’Agence française de développement (AFD) a déclaré lors du congrès qu’elle travaille « avec les experts de l’UICN pour l’appliquer à toutes les décisions que nous prenons16 » (CMN, Forum, 05/09/21). Pour les acteurs du développement, le standard proposé par l’UICN pour les SfN a vocation à devenir un outil d’évaluation des projets. Pour autant, l’objectif n’est pas d’en faire un critère de financement de projet, mais davantage d’accompagner des acteurs dans une démarche prenant en compte les enjeux de biodiversité. Cela rejoint ainsi l’objectif de l’UICN d’intégrer la biodiversité dans d’autres secteurs et a été rappelé par le directeur exécutif du développement durable de l’AFD durant une session au sujet des SfN : « NbS is going to be the new infrastructure to green different sectors » (CMN, Forum, 05/09/2021). Dans le domaine du développement, les SfN permettent de renverser la perspective, et de ne plus penser uniquement les impacts négatifs des projets sur l’environnement et le climat, mais de mettre en avant les effets positifs de ces projets grâce aux SfN. Ainsi, cette rhétorique permet au secteur du développement de se défendre des nombreuses critiques, déjà anciennes, auxquelles il fait face dans la communauté scientifique et des ONG environnementales17. Au-delà, elle permet de renverser ces critiques en présentant l’apport environnemental des projets de développement et de parler d’enjeux environnementaux légitimement à des acteurs non convaincus, potentiellement en englobant des projets déjà mis en œuvre dans les projets de développement :
« Ça [le standard] nous permet de parler nature à des gens qui ne connaissent pas du tout, en étant légitimes […] parce qu’en gros, on n’est experts de rien finalement ! C’est bien l’UICN qui a posé quelque chose et qui nous permet d’engager des dialogues […] Les solutions fondées sur la nature, initiées dans la sphère au début pour raccrocher les deux silos climat biodiversité, pour nous, ça a été vu aussi comme une façon d’opérationnaliser les approches par écosystèmes et les approches mobilisant le lagunage, le réméandrage, toute l’ingénierie écologique de la restauration, et c’était une façon assez commode et raccourcie de saisir un peu tout ça et de le rendre plus appétent pour nos clients, ministères et autres, dans les pays du Sud » (entretien avec chef-fe de projet de l’AFD, 18/01/2022).
29En outre, alors que les enjeux financiers sont importants dans le secteur du développement, les SfN constituent un outil pour souligner la rentabilité économique de l’investissement dans des projets de préservation de la nature :
« Il y a trois ans et demi, il y avait un grand séminaire sur les SfN, qui était un sujet vu comme politiquement novateur, quelque chose qui faisait la synthèse entre la bancabilité et l’écologie. Donc, c’était un produit qu’on devait pouvoir vendre à des villes, à des collectivités, à des états qui étaient dignes d’emprunts, avec des performances connues par rapport aux solutions grises » (entretien avec chef-fe de projet de l’AFD, 18/01/2022).
30Dans cette perspective, le standard des SfN permet pour le monde de l’aide au développement d’une part, mais également pour l’UICN, visés par des critiques de colonialisme vert (Blanc, 2020), de relégitimer l’aide au développement ainsi que les actions de conservation de la nature aux Suds. Néanmoins, ces discours ne sont pas adoptés par tous. Certains acteurs reconnaissent que les SfN se situent dans la lignée d’autres concepts qui ont été largement mis en avant dans les discours (tels que la bioprospection ou REDD), mais dont la traduction opérationnelle n’a pas toujours été effective (Foyer et al., 2017). En d’autres termes, « la SfN devient un de ces mots clés qu’il faut mettre, d’une manière ou d’une autre, dans la préparation » (entretien avec chef-fe de projet de l’AFD, 18/01/2022). Par ailleurs, l’usage du terme par le développement semble tout à fait flexible et peut amener potentiellement à dévoyer l’usage du concept
« C’est-à-dire, quand on dit solutions fondées sur la nature, ne pas vendre la nature, alors qu’il s’agit seulement d’une ou deux espèces plantées dans un lac ! Ou, au contraire, s’assurer d’une bonne adéquation entre des services rendus et un vrai projet, pourquoi pas, de restauration d’écosystème intéressant en soi. Voilà, il y a toute la gamme ! Pour l’instant, on est dans cette phase relativement exploratoire et libre. On a un standard IUCN qui nous va bien, parce que c’est du bon questionnement pour faire du bon boulot en termes d’écologie, dans tout problème d’ingénierie. Donc, c’est souplesse et pragmatisme, on va dire » (entretien avec chef-fe de projet de l’AFD, 18/01/2022).
31Cette utilisation cosmétique du concept était présente durant le congrès. Par exemple, deux ONG de développement ont présenté des dispositifs d’infiltration d’eau de pluie à base de casiers de bouteilles vides dans le bidonville de Kibera à Nairobi en les qualifiant de SfN sans que les impacts positifs pour la biodiversité ne soient explicités.
32Le secteur privé, très bien représenté au congrès, comme depuis les années 2000 (Macdonald, 2010), s’est également saisi de la notion selon trois types d’énoncés qui mettent en avant les synergies positives entre développement économique et conservation de la nature permises par les SfN.
- 18 Le WBCSD est une association rassemblant plus de 200 entreprises multinationales engagées pour une (...)
- 19 Session « Nbs : opportunities in the tourism sector », exposition, 04/09/2021.
33Tout d’abord, les SfN sont présentées comme un outil pour réduire les risques économiques des entreprises Le World Business Council for Business Development (WBCSD)18, membre de l’UICN, est un acteur majeur dans les relations entre les ONG environnementales, notamment l’UICN, et le secteur privé (MacDonald, 2010 ; Fletcher, 2014). Lors du congrès, une de ses représentantes, anciennement employée du secrétariat de l’UICN, a présenté les SfN comme une solution pour les entreprises afin de diminuer leurs impacts environnementaux. Les SfN s’intègrent dans un discours plus large qui souligne la dépendance des entreprises privées à la nature et à la biodiversité. Dès lors, il s’agit pour l’UICN de souligner l’intérêt des entreprises à considérer la nature et la biodiversité comme des ressources indispensables pour maintenir leurs activités économiques. Dans ce cadre, les SfN sont envisagées comme rentables d’un point de vue économique avant tout : « It’s not really like a philanthropic, like it’s a nice thing to do to invest in NbS, this is an operational opportunity » (employée du WBCSD, forum, 07/09/2021). Une illustration de ce discours, présentée à deux reprises dans des sessions de l’exposition organisées par le secrétariat de l’UICN, est celle de l’entreprise Iberostar. La responsable développement durable de cette chaine hôtelière de luxe a présenté un programme de restauration de récifs coralliens visant à protéger les hôtels du groupe des risques d’érosion côtière et de cyclones tropicaux et qu’elle présentait comme une SfN19. Elle justifiait ce programme comme une action cohérente d’un point de vue économique, puisque la diminution de leur exposition diminue le cout de leur assurance. Elle comparait également les massifs coralliens aux jardins des hôtels dont il faut « prendre soin », réduisant alors l’écosystème à un actif à gérer.
- 20 Consulté le 15/09/2022.
- 21 Consulté le 14/12/2022.
34Le second type d’énoncé autour de la mobilisation des SfN par les entreprises privées se structure autour de la compensation carbone. La neutralité carbone a été mise en avant par plusieurs entreprises durant le CMN, notamment par des dirigeants d’entreprises productrices d’énergie ou pétrolières (Suez, Shell, Total, ou Engie). Ces derniers ont présenté les SfN comme un moyen important d’atteindre cet objectif, notamment au travers de programmes de reforestation, poursuivant, en les requalifiant, les dispositifs de compensation carbone volontaire. Cela permet à des entreprises de se positionner comme acteurs de l’atténuation du CC et de la protection de la biodiversité, en proposant des slogans de type « lubrifiants neutre en carbone20 » ou « conduite neutre en carbone » grâce aux SfN (figure 4). D’autres entreprises critiquées pour leur impact en termes d’émission carbone se sont également converties aux SfN, comme Amazon21.
Figure 4. Prospectus produit par Shell sur les solutions fondées sur la nature
- 22 IUCN Survey on Nature-based Solutions (NbS) for Carbon Offsetting, enquête en ligne auprès des mem (...)
35La justification de l’utilisation des SfN pour la compensation carbone, réutilisée par les entreprises citées, s’appuie sur une étude selon laquelle 30 % des efforts de réduction de CO2 pourraient être atteints grâce aux SfN (Griscom et al., 2017). Très régulièrement cité, ce chiffre fait néanmoins l’objet de controverses (Seddon, 2022), et peut être qualifié de « fiction contrôlée » (Zittoun, 2006), c’est-à-dire un récit produit par les acteurs au sujet de la solution qu’ils promeuvent permettant de réduire la traditionnelle incertitude entre une action publique et ses effets. Par ailleurs, l’usage par le secteur privé des SfN comme solution à l’atténuation du CC par la compensation carbone n’a pas été anticipé par les premiers promoteurs des SfN au sein de l’UICN. Face à cela, ainsi qu’aux critiques de certaines ONG, l’UICN a lancé une consultation de ses membres sur ce sujet en 202122. Si l’UICN ne se positionne pas sur l’usage des SfN pour la compensation carbone dans le rapport de cette consultation, certains membres du secrétariat interrogés semblent y voir un risque de réinterprétation du concept et de dévoiement, rappelant que les SfN, si elles peuvent être utilement investies par le secteur privé, ne doivent pas constituer un droit à polluer : « NbS cannot distract the urgency to decarbonize our planet and it’s not a substitute for emissions reduction » (présidente de la CGE, UICN, forum, 06/09/2021). Malgré ces discours, l’UICN n’a pas officiellement pris parti dans la critique de l’usage des SfN vis-à-vis de la compensation carbone. Par ailleurs, l’UICN voit d’un œil tout à fait favorable la collaboration avec les acteurs privés dans la conservation de la nature. En effet, le secteur privé est perçu comme une source nécessaire au financement de la conservation de la biodiversité, comme cela a été rappelé au congrès par différents acteurs : « IUCN wants to be an actor in the finance for nature and we invite all the actors to come to work with us » (directeur général de l’UICN, Forum, 05/09/2021) ; « without private investments in the green economy we will not succeed » (B. Pompili, Sommet des chefs d’entreprises, 03/09/2021). Le Manifeste de Marseille, en tant que document de synthèse du CMN, exprime également l’attention donnée au secteur privé :
« Le Congrès encourage les gouvernements, la société civile et le secteur privé à renouer une relation positive avec la nature et les humains en : assurant la promotion des investissements en faveur de la nature […] L’UICN exhorte les gouvernements à mettre en place des “plans de relance fondés sur la nature”. Des investissements publics pourront ainsi être dégagés, alors même que le secteur privé et la société civile se verront encouragés à investir à leur tour » (Manifeste de Marseille : 3)
36Enfin, un troisième axe reposait sur la possibilité pour certaines entreprises de se présenter en tant que producteurs des SfN dans le cadre d’une « économie fondée sur la nature » ou « nature-based economy ». Cette notion a fait l’objet d’un rapport produit dans le cadre du projet Network Nature financé par la Commission européenne (McQuaid et al., 2021) et se caractérise par une économie « dans laquelle la valeur de la nature au sein des processus économiques est mesurée, reconnue et exploitée » (McQuaid et al., 2021, p. i). Le rapport, présenté sur le pavillon de la Commission européenne lors du Congrès, insiste sur le fait que les entreprises doivent jouer un rôle important sur le marché des SfN en tant que fournisseurs de SfN et investisseurs potentiels, dans le but notamment de développer une nouvelle économie verte. Dans ce cadre, le développement d’un marché de l’emploi vert autour des SfN est un enjeu soulevé par un.e chef.fe de projet du Réseau international des organismes de bassin (Riob) qui soulignait la nécessité de :
« prévoir les qualifications des professionnels qui vont pouvoir gérer ces solutions fondées sur la nature, donc on va avoir besoin dans les années à venir d’un investissement assez considérable sur la qualification des professionnels de l’ingénierie écologique par exemple » (Forum, 07/09/2021).
- 23 La « Zone libellule » développée par Suez consiste à compléter le traitement des eaux par la créati (...)
37Durant le congrès de Marseille, des entreprises comme Veolia ou Suez se sont positionnées en tant que fournisseurs de SfN en requalifiant des exemples de restauration de cours d’eau ou de phytoépuration en sortie d’usines de traitement des eaux usées comme SfN23. La dimension parapluie regroupant différentes approches favorise en effet son appropriation par un secteur déjà pourvu en notions comme celui de la gestion de l’eau. La restauration écologique, les mesures naturelles de rétention d’eau, les zones d’expansion de crues, la phytoépuration sont autant d’approches qui sont regroupées sous le vocable de SfN par ces entreprises. De fait, les actions de type SfN ne sont pas nouvelles pour elles, qui ont insisté sur le fait que les SfN étaient « des solutions non pas d’hier, mais d’avant-hier déjà » (représentante de Veolia, forum, 05/09/2021), rappelant ainsi des compétences historiques de ces entreprises et de la démonstration de leur savoir-faire à travers des exemples qu’elles mettaient en avant. Cette argumentation permettait de se positionner dans une logique d’offre de services.
- 24 « Coopérer sur les solutions fondées sur la nature pour l’adaptation dans les bassins des lacs, de (...)
- 25 Entretien avec un-e employé-e de l’OI Eau, le 13/12/2021.
- 26 Consulté le 15/09/2022.
- 27 Ce couplage était explicite dans l’intitulé de la session organisée par le PFE et le RIOB à Marsei (...)
38Entre les acteurs publics et le secteur privé à but lucratif, des associations ou des ONG ont également repris le terme de SfN dans une optique de plaidoyer en l’articulant avec les enjeux qu’elles défendent. Nous illustrons cela au travers des acteurs de l’eau. Durant le CMN, deux sessions autour des SfN24 étaient organisées respectivement par le RIOB et le Partenariat français pour l’eau (PFE), avec Global Alliances for Water and Climate. Ces associations sont engagées dans un travail de plaidoyer dans les arènes internationales pour favoriser les approches écologiques de la gestion de l’eau, qui d’après eux ne sont pas toujours prises en compte par les bailleurs internationaux25. Selon eux, les SfN permettent de simplifier le message dans une optique de plaidoyer en transmettant l’idée suivante : « Allons vers le vert [même si] ça n’est peut-être pas toujours aussi efficace que du gris, mais l’intérêt, c’est les bénéfices multiples » (entretien avec un chef-fe de projet de l’OIEau, 13/12/2021). C’est en ce sens que la déclaration « Pas de sécurité hydrique sans sécurité écologique. Pas de sécurité écologique sans sécurité hydrique » a été signée lors du Congrès, appelant à « une meilleure intégration des écosystèmes et de la biodiversité dans les activités dusecteur de l’eau »26. Un second enjeu pour ces associations est l’intégration de l’enjeu du CC par ce secteur. Pour ces acteurs, l’eau est un sujet peu discuté dans les forums climatiques par rapport à d’autres enjeux comme l’énergie, l’agriculture ou la forêt. Ainsi, ils ont comme objectif de souligner les enjeux hydriques sous-jacents aux enjeux climatiques. L’OIEau a par exemple participé à la COP 26 à Glasgow avec l’objectif de porter le message que « l’eau, c’est le climat » (entretien avec un chef-fe de projet de l’OIEau, 13/12/2021) tandis que le PFE a organisé deux sessions sur l’adaptation au CC dans le secteur de l’eau lors de la COP26 de Glasgow. Dans leur travail de plaidoyer, les SfN représentent un instrument permettant de coupler les agendas eau, climat et biodiversité27.
39À rebours des discours très positifs autour des SfN, quelques voix plus nuancées se sont également exprimées, en particulier par l’intermédiaire des représentants des Peuples autochtones et de la jeunesse. Ces associations ne remettaient pas en question les SfN de manière radicale, mais proposaient des ajustements ou des points de vigilance à adopter. Ainsi, les peuples autochtones proposaient d’intégrer d’autres dimensions au concept de SfN, afin de l’enrichir et de prévenir d’éventuelles dérives liées à sa mise en œuvre. Divers représentants des peuples autochtones ont par exemple proposé les termes de « Nature – and Culture-based solutions » (Forest People Program, exposition, 05/09/21), « Human-rights-based solutions », « nature – and community-based solutions » (Indigenous People’s Alliance of the Archipelago, forum, 07/09/21) ou « community-based solutions » (Rights and Resources group, Sommet des chefs d’entreprise, 03/09/21) afin d’intégrer les dimensions communautaires et territoriales dans le concept. La critique modérée des peuples autochtones dans l’enceinte du congrès a été accompagnée par celle des associations de la jeunesse engagée pour la défense de l’environnement et la lutte contre le CC. Ces dernières ont effet engagé une réflexion sur les SfN s’appuyant sur les résultats d’une enquête sur ce concept. Elles font le constat que « there is a lot of talk at the moment about nature-based solutions, and nobody really knows what actually are NbS and what is gonna be their impact » (Global Youth Biodiversity Network, forum, 05/09/21). Il s’agit pour ces organisations de participer à la définition de « ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans les récits et les approches sur les SfN, dans les politiques publiques et sur le terrain28 ». Elles portent donc avant tout un regard vigilant sur l’utilisation de SfN dans le cadre de la démarche de compensation carbone, car elles y voient une stratégie de « greenwashing » de la part des entreprises privées.
40Le CMN de Marseille a permis d’identifier que les acteurs publics, privés et associatifs se saisissent du concept de SfN, et de mettre en évidence des dynamiques d’appropriation et de mobilisation plus ou moins intenses du concept. Nous avons identifié au CMN une coalition d’acteurs se structurant activement autour de la promotion des SfN. Néanmoins, des agendas spécifiques à chaque type d’acteurs peuvent être identifiés derrière ce soutien aux SfN, ainsi que des divergences dans la manière de promouvoir le concept, provoquant parfois réticences et critiques de la part des acteurs classiques de la conservation de la nature ou d’ONG. Mais l’intéressement et l’enrôlement successifs de nouveaux acteurs semblent être une dynamique qui soutient la montée en puissance de ce concept, et de l’énoncé qu’il sous-tend, dans l’action publique environnementale internationale.
41Le CMN de Marseille met en lumière le rôle de l’UICN dans la structuration d’une coalition d’acteurs autour de l’énoncé des SfN. Cet énoncé est construit par une articulation spécifique entre préservation de la biodiversité et CC, et intègre des éléments visant à mettre en avant l’intérêt économique de ces solutions. Ainsi, les SfN permettent de présenter la biodiversité comme une solution au CC, pour répondre aux défis de l’adaptation ou de l’atténuation, qui plus est de manière peu onéreuse, voire rentable. L’énoncé autour des SfN permet à l’UICN de mettre en avant les cobénéfices climatiques des projets de préservation ou de restauration de la biodiversité et de pousser pour l’intégration de la biodiversité dans le forum des politiques climatiques. Ce lien entre biodiversité et climat n’est pas pour autant nouveau. Le premier document de l’UICN mentionnant les SfN est une note de positionnement éditée en 2009 lors de la COP15 de la CCNUCC à Copenhague. Les SfN y sont présentées comme une solution au CC, aussi bien pour l’atténuation que pour l’adaptation au CC. Dès l’origine, l’UICN a donc pensé les SfN comme un moyen de connecter la préservation de la biodiversité à la lutte contre le CC. Le texte de la résolution 83 votée au CMN de 2012 portant sur les SfN et le CC précise la volonté d’inscrire « la politique durable de l’UICN dans les processus de la CNUCC et les forums en rapport ». En 2016, la résolution 107 du Congrès de Hawaii fait explicitement des SfN un outil à intégrer « dans les stratégies de lutte contre les changements climatiques ».
- 29 Illustré par la déclaration du président par intérim de cette nouvelle commission : « The new Clim (...)
42La création d’une commission sur la crise climatique votée par l’assemblée des membres à Marseille en 2021 (Motion WCC-2021-Res-110) illustre l’institutionnalisation actuelle de l’ouverture de la biodiversité vers le forum climatique. Cette nouvelle commission, qui a pour but le débat scientifique et l’élaboration d’expertise au sein de l’UICN, permet de présenter l’UICN comme acteur important des politiques climatiques, et illustre la volonté d’y intégrer pleinement le sujet de la biodiversité29. Le secrétariat de l’UICN a également intégré l’enjeu climatique avec une équipe dédiée dans laquelle plusieurs personnes ayant contribué au développement des SfN sont présentes, traduisant ainsi d’un point de vue technique et administratif l’institutionnalisation des enjeux climatiques au sein de l’UICN autour des SfN.
- 30 Le directeur général de l’UICN exprimait à ce titre lors d’une session du congrès son regret que l (...)
- 31 « We would like to see a better alignment between the biodiversity and climate and environmental a (...)
43Ce rapprochement biodiversité et climat peut être lu par le prisme stratégique de l’UICN pour bénéficier d’une visibilité plus grande, accès aux financements dédiés au climat30, et œuvrer pour le « mainstreaming » de la biodiversité auprès du forum climatique (Hrabanski et Le Coq, 2022). Cette stratégie était particulièrement importante lors du congrès de Marseille, qui se tenait deux mois avant la COP Climat de Glasgow, et de nombreux acteurs présents à Marseille allaient également y participer. Les SfN jouent un rôle stratégique dans l’articulation biodiversité et climat, ainsi que dans l’ambition de diriger les financements climatiques vers des projets de préservation de la biodiversité31. L’ambition de l’UICN est d’œuvrer pour la lutte contre l’érosion de la biodiversité. Face à l’urgence de cette lutte, et à l’importance de la place du climat dans l’arène médiatique, les SfN permettent à l’Union d’œuvrer à faire entrer la biodiversité dans un forum bien plus dominant, le forum climatique.
44Deux facteurs favorisent la diffusion des SfN par l’UICN. Premièrement, l’UICN occupe, culturellement et historiquement, une place particulière dans le champ international de la conservation de la nature et la gouvernance mondiale de la biodiversité (Compagnon et Rodary, 2017). Elle a contribué à l’élaboration de conventions internationales majeures dans les politiques de l’environnement (MacDonald, 2003 ; Olivier, 2005). Sa stratégie mondiale de conservation de la biodiversité publiée en 1980 a nourri les réflexions menant à la naissance de la convention sur la diversité biologique (Pesche et Hrabanski, 2016). La hiérarchisation des aires protégées en sept catégories, et l’édition de la liste rouge mondiale des espèces menacées cadrent la définition des politiques internationales de la conservation (Dumoulin et Rodary, 2005). Ces différents éléments confèrent à l’UICN une légitimité importante autour de la conservation de la nature, y compris en dehors du secteur favorisant la diffusion des SfN. Ensuite, la diversité de ses membres en termes de statuts, d’organisations et de niveaux d’action permet à l’UICN d’être en position favorable pour diffuser des énoncés. La présence d’acteurs agissant également dans les forums climatiques (banques de développement, entreprises privées...) facilite la circulation des idées entre les deux sphères, comme pour les services écosystémiques (Hrabanski et Le Coq, 2018). Le congrès présente une opportunité stratégique pour l’Union de faire circuler et consolider cet énoncé au sein de la communauté internationale de la conservation (Brosius et Campbell, 2010 ; MacDonald, 2010). Il permet de constituer un langage et une culture commune qui peuvent être remobilisés dans d’autres forums (van Vree, 2011) et il correspond à un moment de construction de normes partagées des politiques de biodiversité (Hagerman et al., 2010).
- 32 Consulté le 07/09/2022 et le 15/09/2022.
45Cette mobilisation des SfN par différentes catégories d’acteurs montre la capacité du concept à constituer un objet frontière grâce à son caractère flou (Hanson et al., 2020). Ce flou permet aux acteurs de s’engager dans la diffusion et l’adoption du concept tout en conservant leurs propres agendas et intérêts. Comme le développement durable (Zaccai, 2002) ou certains projets de restauration écologiques (Guerrin et Barone, 2020), les SfN semblent posséder un pouvoir de structurer les acteurs qui ne partagent pas la même vision du monde autour d’un « consensus ambigu » (Palier, 2005). Autrement dit l’ambiguïté du concept rend précisément possibles ses différentes interprétations et contribue sans doute à son succès. Ainsi, le concept est adapté à la stratégie de l’UICN de large diffusion du concept et d’appropriation par des acteurs d’autres secteurs ou forums, notamment climatiques. Néanmoins, le congrès a permis de mettre au jour la tension au sein de l’UICN entre cette volonté de diffusion et une volonté de contrôle de la définition des SfN. En effet, chaque catégorie d’acteurs qui fait sien le langage des SfN devient en quelque sorte le copropriétaire de cette solution et en propose une réinterprétation suivant ses intérêts (Zittoun, 2013). Ainsi, l’UICN a mis en place des outils afin de s’assurer du bon usage de l’énoncé des nouveaux copropriétaires. Ces standards constituent des tentatives de s’assurer, y compris par l’intermédiaire d’opérateurs extérieurs, de l’unité de l’énoncé et de sa cohérence dans l’espace et le temps, et de tenter de limiter le détournement de l’usage de la notion dans un contexte d’appropriations diverses, notamment d’acteurs privés. La distinction entre « nature-derived solutions » (des solutions dérivées de la nature, comme les énergies renouvelables), « nature-inspired solutions » (des solutions inspirées de la nature, qui se fondent sur une imitation du fonctionnement naturel sans forcément un impact positif pour la biodiversité) et les SfN met en lumière cette volonté de circonscription du concept vis-à-vis de concepts proches, mais distincts. En complément de cette initiative, l’UICN a apposé au cours de l’année 2022 le symbole TM (trademark) aux solutions fondées sur la nature sur son site internet32, signifiant ainsi sa volonté de contrôler l’utilisation du concept de SfN.
- 33 Publication de l’ONG Les amis de la Terre, « Le concept de solutions basées sur la nature, un loup (...)
46Ces standards ont également pour objectif pour l’UICN de répondre aux critiques produites autour des SfN (à savoir le flou du concept, son caractère théorique, et ses liens incertains avec des concepts proches, ou encore de répondre aux accusations de « greenwashing »). En effet, tandis que la faible participation de voix critiques dans l’enceinte du congrès permet de mettre en scène une adhésion de l’ensemble de la communauté à l’énoncé promu par l’UICN (Fletcher, 2014) et donne l’impression d’un consensus autour de ce concept, elle ne doit pas amener à oublier que ce concept est controversé auprès d’autres acteurs, très peu représentés lors du congrès. Un contre-discours sur les SfN existe bel et bien, et est porté par une coalition d’acteurs regroupant notamment les représentants des Peuples autochtones et de communautés locales, mais également d’autres associations de préservation de l’environnement ainsi que de défenseurs du climat (Melanidis et Hagerman, 2022). Ce contre-discours radical n’était pas visible dans le cadre du congrès, mais constituait un élément central au sein du congrès alternatif qui s’est tenu la veille de la cérémonie d’ouverture du congrès officiel. Il est articulé autour de l’idée que les SfN constituent une « dangereuse distraction » qui autorise les acteurs dominants, notamment les entreprises privées mais également les gouvernements, à maintenir un statu quo par rapport à la situation de la biodiversité et des peuples autochtones, dans une logique de croissance non soutenable et de non-remise en cause du système capitaliste et néolibéral (Melanidis et Hagerman, 2022), de néocolonialisme, de « verdissage des multinationales », d’« instrumentalisation de la nature », proposant des solutions « sans déterminer qui est à l’origine du problème », « dans le but de compenser ce que les multinationales détruisent, tout en ouvrant la voie à une nouvelle vague de dépossessions »33.
47Cette crainte ne peut être que renforcée par l’intégration croissante du secteur privé dans le monde de la conservation de la nature à travers les SfN. Le financement de la biodiversité est devenu un enjeu majeur pour les grandes ONGs historiques de la conservation (UICN, WWF, The Nature Conservancy) qui cherchent activement à diversifier et accroître leurs ressources pour poursuivre leurs actions. Le développement des services écosystémiques et des paiements pour services environnementaux s’inscrivait dans cette stratégie d’affranchissement des acteurs publics, en faisant reposer la conservation sur les mécanismes de marché (Wunder, 2005 ; Engel et al., 2008), ne remettant ainsi pas en cause l’insuffisance des investissements publics. Les SfN, telles qu’articulées au sein de l’énoncé produit par l’UICN, et diffusées lors du CMN, offrent une façon de contribuer à ces enjeux de financement. Elles permettent à l’UICN et à ses partenaires d’œuvrer pour amener la biodiversité vers l’action climatique, en présentant la conservation de la nature comme une solution au CC. En cela, elles s’inscrivent dans une dynamique de « climatisation » du secteur de la conservation de la biodiversité, articulant à nouveaux frais biodiversité et climat, présentant la biodiversité comme une solution au CC (Aykut et al., 2017 ; Aykut, 2020 ; Aykut et Maertens, 2021 ; Hrabanski et Le Coq, 2022). L’idée de faire de la nature une alliée dans la lutte contre le CC n’est pas nouvelle. Déjà, les services écosystémiques ou l’instrument REDD ont permis de favoriser les synergies entre les sphères du climat et de la biodiversité par l’intermédiaire d’acteurs agissant au sein des deux secteurs (Hrabanski et Le Coq, 2018). Mais les SfN offrent, par la proposition de solutions au problème de la biodiversité et du climat, une opportunité pour les acteurs de la protection de la biodiversité de présenter une vision positive de cette dernière, afin de favoriser sa mise à l’agenda aux niveaux international ou national et son financement par les acteurs privés. Par ailleurs, les SfN permettent de tisser des liens entre biodiversité et climat, tant du point de vue de l’atténuation que de l’adaptation au CC.
- 34 Voir par exemple dans le « Manifeste de Marseille », consulté le 13/12/2022.
- 35 Consulté le 07/09/2022.
48Pour autant, la « climatisation » de la biodiversité peut également être vue comme une stratégie afin de poursuivre des logiques de conservation classiques ne remettant pas en cause le paradigme dominant. En cela, les SfN nous semblent soulever un paradoxe. À de nombreuses reprises, l’importance de faire advenir des changements transformateurs34 afin de relever les défis posés par le CC et l’érosion de la biodiversité a été rappelée par les acteurs présents. Or, l’interprétation des types de transformations à mettre en œuvre relève également d‘un cadrage particulier : le développement des SfN semble s’inscrire dans la continuité d’une dynamique d’intégration des logiques économiques dans les politiques de conservation de la nature qui se traduit en particulier par l’intégration du secteur privé dans les mécanismes de financement de la biodiversité et la régulation du secteur par des mécanismes incitatifs et non coercitifs. La mise en avant par l’UICN des montants, soit économisés par la mise en place de SfN (57 milliards de dollars), soit générés par les services écosystémiques issus de SfN (170 milliards)35 pour souligner leur rentabilité économique met en lumière la volonté de s’adresser à des acteurs suivant la même logique financière. Cette logique économique permet le renforcement de l’énoncé en incitant les entreprises privées à s’y greffer, étendant ainsi l’usage des SfN et renforçant leur légitimité. Bien que la position de l’UICN par rapport à l’utilisation des SfN en tant que compensation carbone ne soit pas stabilisée, des exemples précédents montrent que les dispositions les plus favorables aux entreprises privées sont souvent privilégiées par la direction de l’UICN, y compris contre l’avis de la majorité des membres (Macdonald, 2010 ; Fletcher, 2014). De plus, les instruments qui accompagnent les SfN reposent sur une base volontaire (auto-évaluation ou demande de certification d’un projet) sans que cela ne soit contraignant pour les acteurs qui les mobilisent. Comme pour les SE précédemment, il s’agit de démontrer au secteur privé l’intérêt économique de la conservation de la nature, en développant notamment des instruments de benchmarking (comme le standard global), et d’inciter ce secteur à diriger ses investissements vers des portefeuilles favorables pour la biodiversité. Ce type d’instruments semble correspondre aux attentes des entreprises privées, et leur développement ne contrevient pas au renforcement de la logique capitaliste qui prévaut dans le secteur de la conservation depuis plusieurs décennies (Brockington et Duffy, 2010 ; MacDonald, 2010).
49Le CMN constitue un lieu privilégié de mise en scène des actions, des stratégies de l’UICN et de ses partenaires dans les politiques internationales de conservation de la nature. Le congrès de Marseille a constitué un poste d’observation intéressant des enjeux sous-jacents au développement récent des SfN. Au regard de leur importance dans l’agenda du congrès, il apparaît que ce concept constitue aujourd’hui l’une des pierres angulaires de la stratégie de l’UICN pour diffuser les enjeux de conservation de la nature dans d’autres secteurs, et avant tout dans le forum climatique. Le CMN de Marseille a constitué pour l’UICN un espace de diffusion et de promotion de cet énoncé. Le congrès a illustré l’adhésion d’une coalition d’acteurs autour de cet énoncé selon des agendas propres à chaque catégorie d’acteurs. Le congrès a enfin constitué une opportunité pour l’UICN de diffuser, clarifier, et distinguer ce concept d’autres approches. L’UICN a en effet une stratégie forte de diffusion de la notion, tout en tentant d’en contrôler la réutilisation. Enfin, les SfN et les outils qui les soutiennent s’inscrivent dans la continuité des grandes dynamiques internes à la construction des politiques de biodiversité à l’échelle internationale, et ont pour objectif important le recours au secteur privé pour le financement de la préservation de la biodiversité. Néanmoins, le CMN a surtout représenté un lieu de production de discours d’action publique. Les travaux futurs devront se focaliser sur la mise en œuvre de ces projets à d’autres échelles afin de rendre compte des modalités d’articulation entre climat et biodiversité des solutions fondées sur la nature, ainsi qu’étudier si elles favorisent en effet le financement de la préservation de la biodiversité par le secteur privé.