1Le changement de paradigme dans les politiques de gestion du risque d’inondation, marqué depuis les années 1990, consacre une approche moins techniciste, plus territorialisée et environnementaliste visant à cohabiter avec la présence de l’eau pour réduire les risques encourus (Rode, 2010). Une phase de reconquête des fleuves s’opère alors dans de nombreux espaces urbains et marque durablement les projets d’urbanistes depuis les années 1980 en France (Bonin, 2007).
2Les abords de fleuve deviennent propices aux opérations de réaménagement urbain. Par exemple, les Waterfront marquent la réhabilitation des délaissés industriels en bord de fleuve (Gravari-Barbas, 1998). Au-delà de la réhabilitation d’un patrimoine culturel et festif que peuvent porter ces projets, la valorisation de nouveaux paysages fluviaux (Romain, 2014) répond à de « nouveaux désirs de nature » (Bailly et al., 2011). Ainsi, les berges deviennent le « support d’une matérialité végétale authentique et recherchée », que la diversité végétale et paysagère vient renforcer (Romain, 2014). Ces opérations de réaménagement, qui peuvent être appelées parfois opérations de « renaturation » peuvent ainsi participer à une écologisation des projets urbains. Les politiques de restauration des milieux aquatiques et les nouveaux projets urbains à partir des années 1980 en Allemagne l’illustrent (Scherrer, 2004).
3Ces outils d’aménagement précèdent les Solutions fondées sur la nature, qui naissent en 2009, mais ils s’inscrivent dans une même continuité (Ferreira et al., 2022). Ces derniers s’imposent dans les politiques publiques et sont vus comme des solutions inspirées, copiées, soutenues par la nature (European Commission, 2015). Pour l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), les SfN visent à « gérer de manière durable et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés pour relever directement les enjeux de société de manière efficace et adaptative, tout en assurant le bien-être humain et en produisant des bénéfices pour la biodiversité » (UICN France, 2018), faisant des Solutions fondées sur la nature un outil multifonctionnel et multibénéficiaire œuvrant pour une vision intégrée du territoire. Le travail de définition de standards pour définir les SfN, lancé par l’UICN, intègre des critères relevant de la gouvernance, de la viabilité économique, de la gestion adaptative, de la réponse aux défis sociétaux (UICN France, 2018). Considérant les objectifs associés aux SfN, les démarches participatives y sont aussi fréquemment valorisées comme autant de solutions pour accroître le caractère multibénéficiaire qui les entoure. Les dispositifs participatifs permettent une meilleure compréhension et appropriation des projets menés, et l’intégration de savoirs locaux : la participation apparaît alors comme la clé de la durabilité des projets menés (Puskas et al., 2021). Parler de SfN, entendu comme un « terme englobant » (Frantzeskaki, 2019), permet, dans le cadre des politiques de gestion du risque d’inondation, l’unification et le prolongement de démarches et politiques publiques préexistantes, au sein desquelles le risque d’inondation n’est plus le prisme unique de gestion des territoires, mais s’inscrit dans des projets de durabilité urbaine. Dans le cadre de restauration de zones d’expansion de crues, le besoin d’espaces naturels en proximité des aires urbaines participe à offrir des espaces à fortes aménités environnementales aux habitants, à limiter l’urbanisation, et à garantir notamment la sanctuarisation de zones d’expansion de crues visant à adapter la ville au risque de crues (Sajaloli et Dournel, 2007). En conciliant prévention des risques et préservation de la biodiversité (Cohen-Shacham et al., 2016) ces SfN peuvent participer à des dynamiques de transformation des territoires dans lesquelles elles s’inscrivent.
4Malgré un discours porté sur les « solutions » qui tend à dépolitiser les SfN et nier les rapports de pouvoir qui les enserrent (Kaufman et al., 2022), ces politiques ne sont pas neutres. Une littérature émergente vise à adopter une perspective critique sur la construction des SfN dans des dynamiques de renouvellement urbain (Anguelovski et al., 2018 ; Kotsila et al., 2021 ; Garcia Lamarca et al., 2019). En contexte urbain, ces analyses s’intègrent dans les limites pointées sur la production de la ville durable (Faburel, 2012 ; Garcia-Lamarca et al., 2019 ; Theys, Emelianoff, 2001), qui dépasse le cadre des SfN. Ces politiques, notamment par la mise en place d’aménités environnementales, peuvent promouvoir des modes de vie et de relations à la nature dans les espaces urbains ne reflétant que les usages et normes sociales hégémoniques (Sekulova et al., 2021 ; Béal, 2011). Elles peuvent accompagner la création de régimes d’exclusion, favorisant les catégories sociales les plus dotées en ressources dans les espaces requalifiés. Les travaux menés sur les questions de « gentrification verte » s’intéressent aux dynamiques d’exclusion des habitants et usagers plus vulnérables, générées par des projets d’aménagement « durables » (Dooling, 2009 ; Garcia-Lamarca et al., 2019) participant à l’augmentation des prix de l’immobilier comme à la construction d’un cadre de vie favorable à l’installation de nouvelles catégories sociales. Ces travaux permettent alors d’adopter une posture distanciée sur le discours multi-bénéficiaire qui entoure le concept de SfN.
5Prenant en compte les promesses formulées par les SfN, cet article vise alors à questionner les dynamiques inégalitaires que les projets de SfN peuvent renforcer ou entretenir, en adoptant le prisme des inégalités environnementales que questionne le champ de la Justice environnementale (Deldrève et al., 2019). Ces inégalités sont entendues à travers une dimension distributive, c’est-à-dire relative à la distribution des risques et bénéfices environnementaux, et à travers une dimension procédurale, relative à la participation à la production de son environnement de vie. Elles intègrent aussi l’enjeu de la reconnaissance, basée sur la considération des identités individuelles et collectives, et de la variété des mondes vécus sur un espace donné (Schlosberg, 2017 ; Naoufal, 2016). En définitive ce prisme permet de définir les inégalités environnementales comme s’opérant « par le bas » (surexposition des plus vulnérables aux risques) et « par le haut » (difficulté d’accès à des environnements préservés, aux « aménités » environnementales, notamment par des évictions) (Emelianoff, 2017), en portant une attention sur les processus démocratiques qui participent à la fabrication et à la répartition de ces inégalités.
La Bouillie, de la désurbanisation au Parc agricole naturel urbain (Panu)
Figure 1. Le déversoir de La Bouillie et le quartier de Vienne dans la ville de Blois
Crédits : Delonin, Torrent 2016, Source : Géoportail 2016
6Cet article est basé sur une étude, réalisée à Blois, commune ligérienne du Loir-et-Cher. Nous nous intéressons plus particulièrement au déversoir de La Bouillie, dans le sud de la ville.
- 1 Le nom « Voyageurs » vise à s’éloigner de l’appellation « gens du voyage » qui fait référence à un (...)
7La Bouillie est une zone d’expansion de crues (cf. figure 1) créée au xviiie siècle. L’urbanisation y avait été interdite jusqu’au début du xxe siècle : l’éloignement temporel de la dernière crue majeure, qui date de 1907, conjugué aux besoins fonciers à partir des années 1945, participe à légitimer les constructions dans le déversoir. Les quartiers du Glacis et de La Fouleraie s’y développent, des entreprises s’y implantent, et le territoire accueille également de nombreux « Voyageurs »1. En 2003, 400 personnes vivent sur le site et 20 entreprises y ont leurs activités (Rode, 2017).
8En 2003, une zone d’aménagement différée de 52 hectares y est mise en place afin de mener une opération de désurbanisation et rendre au territoire sa vocation historique de zone d’expansion de crues de la Loire, en procédant à la démolition du bâti. Les habitants sont alors majoritairement âgés, issus des classes populaires et fortement ancrés dans le quartier (Minea, 2000). Les acquisitions s’opèrent progressivement. En 2021, deux maisons restent habitées, et quelques familles de Voyageurs demeurent également sur le déversoir : les élus désirent désormais y développer un projet concret. Depuis 2021, une politique participative développée par l’Agglomération de Blois vise à y définir de nouveaux usages partagés et fonctions réversibles par la mise en place d’un Parc agricole naturel urbain (Panu), combinant des fonctions de déplacement actif, récréatives, contemplatives et écologiques : les aménagements devraient voir le jour progressivement à partir de 2023. Les différents habitats écologiques du territoire (prairies humides, ripisylves, peupleraies) sont préservés, mis en valeur et structurent les usages et fonctions imaginés sur le site. Si les acteurs politiques locaux n’emploient pas directement le terme de SfN, le projet, fondé sur la réhabilitation d’une zone d’expansion de crues végétalisée, correspond aux critères des SfN mis en avant dans l’introduction.
9L’objectif de cette étude est de s’inscrire dans la continuité des analyses sur la construction des politiques publiques déjà réalisées sur le territoire de La Bouillie (Reliant, 2004 ; Rode, 2010 ; Doussin, 2009 ; Rode, 2017 ; Gralepois, 2019), en les mettant à jour, à l’aune des développements plus récents. Cette étude vise aussi à les prolonger en questionnant, par une réflexion sur les inégalités environnementales, la place des habitants et usagers. Le projet d’aménagement de La Bouillie s’étale sur plus de 20 ans, permettant d’inscrire l’analyse en termes d’inégalités environnementales dans le temps long de la construction des projets d’aménagement urbains (Arab, 2007).
10Nous questionnons les différentes inégalités qu’ont pu engendrer, amoindrir ou consolider le projet d’aménagement et ses différentes mutations. Elles se formulent à plusieurs niveaux : Qui est exposé aux risques d’inondation ? Qui participe et qui est exclu de la formulation du projet de désurbanisation ? Comment se met en œuvre la requalification du territoire ? En réinscrivant la SfN actuellement mise en œuvre dans son contexte d’émergence, nous pouvons questionner directement ses effets sur les inégalités cumulatives, tant distributives que procédurales, que le projet a pu antérieurement générer : le caractère « gagnant-gagnant » fréquemment associé aux SfN (Kaufman et al., 2022) est alors mis en question à l’aune des inégalités que peuvent alimenter ces projets. Afin de donner à voir le caractère cumulatif des inégalités au fil de l’évolution du projet d’aménagement de La Bouillie, une lecture processuelle de la mise en place du projet d’aménagement est adoptée.
Une approche qualitative
11Pour mener à bien cette analyse, des documents administratifs et de travail (documents opérationnels de planification urbaine et de prévention des risques, synthèses de service, comptes rendus de réunion, présentations internes, organigrammes ou budgets…) ont été collectés, afin d’appréhender les objectifs du projet d’aménagement urbain sur le territoire.
12Cet article se base également sur plusieurs visites de terrain et sur un corpus de 14 entretiens semi-directifs, réalisés entre février 2021 et janvier 2022 avec des habitants, usagers de l’espace, porteurs de projet, passés ou présents, bureaux d’études, et des acteurs institutionnels, – élus, salariés des services municipaux, intercommunaux ou de l’État –, pour saisir les transformations dans la formulation du projet de territoire à La Bouillie et ses effets sur les habitants et usagers (cf. tableau 1). Ces entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Des temps d’observation ont également été réalisés lors des différents ateliers participatifs sur la réhabilitation du territoire de La Bouillie, en 2021.
Tableau 1. Synthèse des entretiens réalisés sur le terrain de La Bouillie à Blois
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Numéro de l’entretien |
Date |
Durée de la retranscription |
Experts – bureaux d’études |
Entretien 1 |
01/02/2021 |
1 h 43 |
Entretien 2 |
18/01/2022 |
1 h 50 |
Habitants – usagers passés, actuels ou futurs |
Entretien 3 |
01/06/2021 |
2 h 15 |
Entretien 4 et entretien 5 |
16/07/2021 |
Prises de notes |
Entretien 6 |
01/10/2021 |
0 h 45 |
Entretien 7 |
01/10/2021 |
1 h 05 |
Entretien 8 |
10/01/2022 |
2 h 15 |
Entretien 9 |
26/01/2022 |
2 h 45 |
Acteurs institutionnels |
Entretien 10 |
01/06/2021 |
2h22 |
Entretien 11 |
01/10/2021 |
1 h 45 |
Entretien 12 |
14/10/2021 |
2 h 44 |
Entretien 13 |
13/03/2022 |
1 h 25 |
Entretien 14 |
14/04/2022 |
1 h 50 |
13Il s’agit, dans un premier temps de revenir sur le contexte d’émergence du projet de réhabilitation de La Bouillie – commençant donc par la phase de désurbanisation – et les inégalités relevées. La surexposition initiale au risque d’inondation, sur un territoire périphérique, des 400 habitants de La Bouillie constitue une première inégalité, renforcée par le caractère imposé de la décision de désurbanisation (1.1). Ensuite, la mise en place de la zone d’aménagement différé (ZAD) à partir de 2003 s’opère sans concertation ni reconnaissance des espaces vécus des habitants, alimentant le sentiment de mésestime exprimé par les habitants et renforçant la conflictualité sociale autour du projet (1.2).
14La mise en place d’une SfN relève ici d’une construction progressive, reflet des projets politiques et urbanistiques, des arrangements territoriaux et de la prise en compte de l’évolution des contraintes réglementaires. Dans les années 1990, des études menées par les services de l’État montrent que le risque est très élevé pour les habitants et que le déversoir, urbanisé, ne pouvait plus jouer son rôle d’évacuation de la rivière lors des crues : 80 % de la section utile aux écoulements serait gênée par les constructions dans le déversoir (Doussin, 2009), qui se sont massivement développées après la seconde guerre mondiale. La mise en place du Plan de prévention des risques d’inondation (PPRI) de 1999 classe le bras de décharge du Val de Blois en zone inconstructible à aléa très fort et confirme l’interdiction de l’extension de l’urbanisation prévue en aval du quartier de Vienne.
- 2 L’équipe pluridisciplinaire du Plan Loire, financée par l’État, l’Agence de l’eau et l’Établisseme (...)
15Puis la mise en place du second volet du Plan Loire Grandeur Nature conduit localement à la décision de désurbaniser le site. Ce plan, dont les trois acteurs pilotes sont l’Établissement public Loire, l’Agence de l’eau Loire-Bretagne et l’État, entérine un « contre-plan d’aménagement du bassin » (Doussin, 2009) visant notamment à répondre aux mobilisations écologistes contre les projets de barrage destinés à la lutte contre les inondations, qui sont réactivées après les crues de 1980 en Haute-Loire. Il marque la sortie d’une logique de contrôle dit « vertical », par les barrages ou les digues, pour entrer dans une logique de contrôle plus horizontale. Ainsi, la recréation des zones d’expansion de crues est érigée en priorité. Localement, l’ambition de faire de La Bouillie un territoire vitrine d’une gestion intégrée du risque d’inondation en délocalisant les enjeux qui s’y concentrent se formalise (Beucher et Rode, 2009). Elle est poussée par l’équipe pluridisciplinaire du Plan Loire2 et les services de l’État, qui convainquent les élus. Le choix de l’outil ZAD est arrêté en octobre 2003 : il permet la préemption après accord amiable sur une période longue, facilitant ainsi la réalisation d’une opération coûteuse.
16En 2000, le bureau d’études en urbanisme Minea pilote une étude d’aménagement de la ZAD, demandée par le préfet. Elle donne notamment à voir la composition sociale des habitants des quartiers de La Fouleraie et du Glacis situés dans la zone d'expansion des crues. Les individus y vivant sont majoritairement âgés (67 % du panel avaient plus de 55 ans), issus des classes populaires (70 %), ou de la petite classe moyenne, et fortement ancrés dans le quartier. Beaucoup vivent sur le territoire depuis de nombreuses années, et décrivent des relations de voisinage fortes : les modes d’habiter sont marqués par la forte sédentarité. Aussi, 17 % des habitants avaient construit eux-mêmes leur maison (principalement dans la rue de la Fouleraie) (Minea, 2000), renforçant la valeur affective accordée au territoire. La proximité au centre-ville, tout en jouissant de la proximité d’aménités environnementales fortes, forme un cadre de vie particulièrement apprécié, d’autant plus que la conscience du risque d’inondation est très faible. La Bouillie, située à l’est du quartier de Vienne, historiquement considéré comme
« le quartier qui [a] toujours été délaissé » (ancien habitant, entretien, juin 2021)
17devient le point d’ancrage d’habitants modestes, par le faible coût d’accès au foncier. Ce faible coût du foncier tient du caractère périphérique du sud de la ville de Blois, comme de son inondabilité. La possibilité d’accéder, pour ces habitants aux faibles ressources, à la propriété dans un quartier situé à proximité du centre-ville et d’espaces de nature est donc conditionnée à cette surexposition initiale. Pour les Voyageurs, cette réflexion fait aussi écho au caractère systémique de leur inscription dans des environnements dégradés et exposés aux risques (Acker, 2021 ; Foisneau, 2017).
18Dans un premier temps, cette désurbanisation est abordée selon un prisme strictement technicien de gestion du risque. Elle vise alors à baisser la vulnérabilité des quartiers endigués et « faire la part de l’eau » pour protéger les enjeux économiques et sociaux présents dans le reste de la ville de Blois, en aval. Malgré le diagnostic social opéré, c’est l’entrée par la mise en sécurité qui domine. Les raisons socio-économiques de l’ancrage d’habitants sur le territoire ne sont pas questionnées, et les spécificités des habitants ne sont pas prises en compte, ce que plusieurs acteurs institutionnels reconnaissent aujourd’hui a posteriori
« On n’avait peut-être pas mesuré qu’on brisait le souvenir de gens qui avaient vécu là pendant des années, qui se voyaient terminer là […] c’était une population modeste, qui avait construit avec de l’entraide. Une vraie vie de quartier, une vraie vie sociale » (acteur institutionnel, entretien, avril 2022).
19Au-delà de l’inégale distribution du risque qu’illustre cette surexposition, que la procédure ne prend pas en compte, son caractère techniciste nourrit un manque de reconnaissance à plusieurs niveaux des habitants, questionnant les inégalités procédurales.
20Il est d’abord symbolique. La population locale n’est pas consultée dans le processus. Les habitants apprennent très tardivement la mise en place de la ZAD, et se sentent exclus de la procédure menée. L’entrée par le risque d’inondation et la mise en sécurité des habitants limite, selon les gestionnaires, la mise en place de dispositifs participatifs effectifs. De plus, le déplacement de la population n’est jamais introduit comme une contribution à la sécurisation des habitants du quartier de Vienne et de l’Agglomération, mais plus comme une sécurisation individuelle : l’effort consenti n’est pas reconnu (Fournier, 2010) et l’opération doit rendre au site sa « vocation initiale », ou « première » soulignant l’illégitimité qui entoure les constructions bâties dans La Bouillie.
21Le manque de reconnaissance vécu par les habitants est aussi financier. Les sommes proposées pour le rachat des maisons sont considérées comme trop faibles pour se reloger : le renchérissement local des prix de l’immobilier rend difficile la possibilité de rester proche du centre-ville, que permettaient les quartiers du Glacis et de La Fouleraie (Rode, 2009). Pour répondre à cette impression de mésestime multiple, un comité de défense des citoyens de La Bouillie voit le jour en 2003 (Rode, 2017).
22Ce sentiment de manque de reconnaissance participe aussi à freiner la concrétisation des possibilités de réaménagement du territoire qui s’ouvrent rapidement, dès les années 2000. Les services de l’État insistent sur la nécessité de proposer des vocations pour le site, dans un objectif de communication et de lisibilité du projet porté. Le rapport Minea propose la mise en place de jardins ouvriers, le développement de cultures céréalières, d’un pôle d’animation de tourisme, de cheminements piétons (Minea, 2000) : certaines de ces dimensions s’intègrent aujourd’hui dans le projet de SfN qui se déploie sur le site. Pour autant, ces premières propositions émergent dans un contexte de forte tension avec les habitants, et d’inscription de la lutte dans l’espace. Certains habitants accusent la municipalité, en réunion publique, de « faire pourrir » volontairement la situation (Doussin, 2009), pour accélérer les départs. La lente dégradation de la situation des conditions de vie dans le quartier rend le départ des habitants les plus attachés au territoire inéluctable : les maisons sont démolies par tranches, imposant à ceux qui prennent la décision de rester de vivre au milieu des ruines. Cette « mise en friche » (Gralepois, 2019) est vécue difficilement par plusieurs habitants, et ce sentiment est renforcé par les projections des futurs désirables sur le site qui apparaissent alors lointains, abstraits, et symboliques de la mésestime dont les habitants s’estiment victimes. Dans ce contexte, la portée des propositions de nouvelles vocations pour le site est limitée : les projets de réhabilitation sous-entendent l’éviction d’habitants qui demeurent encore sur le site et dont les négociations de départ sont seulement en cours. L’absence de justice procédurale initiale, marquée par un manque de reconnaissance tant financier que symbolique nourrit alors la conflictualité qui entoure le projet.
23Si les premiers scénarii visant à imaginer des futurs pour les territoires peinent à émerger, du fait de la conflictualité sociale forte avec les habitants des territoires et de l’approche technocratique et descendante qui domine, cette phase ne dure pas.
24En 2006, un accompagnement personnalisé des habitants se met en place. L’Agglomération de Blois majore également le montant de l’achat et propose une aide aux relogements, ainsi que des mesures complémentaires, selon les situations économiques des propriétaires (Rode, 2017). À partir de 2011, la mobilisation s’essouffle.
25L’éloignement temporel des premières phases de désurbanisation, la mise en friche du site et l’amélioration des conditions de négociations mettent à distance et permettent le lancement de projets de transformation de l’espace de La Bouillie. Désormais, il ne s’agit plus seulement de gérer l’aléa, mais de transformer, et de viser un aménagement global du site autour de sa renaturation (2.1). L’opération sur le territoire, dans sa forme de SfN, tend également à transformer l’image négative de La Bouillie, marquée par 18 ans de désurbanisation progressive, et se fond dans une recherche d’attractivité territoriale (2.2). Sous la forme d’une SfN, l’opération s’inscrit au carrefour de la gestion du risque d’inondation et d’une politique de requalification de marges spatiales et sociales.
Figure 2. Périmètre de la ZAD de 2003, et du Panu de La Bouillie de 2021
D’après Choreme, 2020
Source : https://www.choreme.fr/fr/portfolio/parc-agricole-naturel-et-urbain-de-la-bouillie-a-blois-2/
26À partir de 2020, la volonté de réaménager le site devient aussi le marqueur politique de la nouvelle mandature, poursuivant la logique de grands projets ayant marqué les mandats précédents. Elle se met en place, après que la plupart des acquisitions foncières et des démolitions ont été réalisées sur le territoire. Les zones inondables changent de statut, et deviennent des remparts à l’urbanisation, permettant le développement d’espaces naturels aux abords des espaces urbains. À Blois, ce développement ouvre aussi des perspectives de valorisation paysagères. Dans l’agglomération, le paysage devient un point d’entrée central des politiques publiques locales, un ferment de l’identité locale. Il permet de mettre l’accent sur le cadre de vie, pour les habitants, et d’insister sur l’exceptionnalité des paysages du Val de Loire, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2000 (Voisin, 2013) pour développer le tourisme.
27La réflexion s’ancre sur un périmètre qui dépasse largement les 52 ha de la ZAD (cf. figure 2). Il s’étale sur 350 ha, entoure le quartier de Vienne et intègre aussi les communes environnantes de Vineuil et Saint-Gervais-la-Forêt, faisant de La Bouillie un projet d’agglomération. Centré sur les enjeux paysagers et de durabilité, l’aménagement global de La Bouillie, appelé « Parc agricole naturel urbain » s’opère autour de plusieurs marqueurs forts qui participent de la reformulation du projet urbain de l’Agglomération : la qualité paysagère (Voisin, 2013), les usages récréatifs, le développement et le soutien de projets agricoles biologiques, la mise en valeur et la préservation des espaces naturels du territoire (prairies, boisements, zones humides), le renforcement ou la construction de sentiers dédiés aux mobilités actives. Par cette multifonctionnalité et le souci du « ménagement » dans l’intervention, La Bouillie doit devenir un « espace qui recrée et qui récrée » (paysagiste, observation lors d’une réunion publique, février 2022).
28La logique d’intervention s’évertue à être légère, marquant une rupture avec une logique d’interventionnisme et d’extension urbaine. L’intention posée par un paysagiste chargé d’études d’aménagement du site s’ancre dans une volonté de « composer avec » (entretien, chargé de projet, janvier 2021), insistant alors sur le caractère organique du projet, construit autour d’acteurs qui s’inscrivent dans la philosophie du projet de réhabilitation du territoire et qui, pour certains, occupent déjà l’espace. Ainsi, des structures associatives œuvrant sur les questions environnementales et culturelles sont associées au projet, à la définition de ses usages et de ses modes de gestion. Par exemple, le développement et le soutien de projets agricoles sur le territoire est constamment mis en avant depuis les premières études d’aménagement du site en 2006 : des projets maraîchers sont développés sur du foncier acquis par l’intercommunalité de Blois, l’écopâturage est pensé comme un moyen d’entretenir le déversoir, les jardins familiaux sont maintenus, etc.
29Par les propositions formulées, le projet s’impose comme le ferment d’une réconciliation multiple. Avec l’élément eau, tout d’abord : la « part » de l’eau est ainsi faite, restituant au site sa vocation d’origine de déversoir par l’opération de désurbanisation et de dés-imperméabilisation menée. La réconciliation cherche aussi à s’opérer avec les fonctions écologiques du territoire : une volonté de « ménagement » de l’espace est affirmée, en intégrant notamment une saisonnalité des usages du site, un travail sur les sentiers pour garantir des espaces de repos pour la biodiversité, et la préservation et mise en valeur des différents habitats écologiques du site. Plutôt qu’une logique de parc urbain où les interventions anthropiques sont fortes, c’est le modèle de la « nature jardinée » (paysagiste, réunion publique sur le devenir du site, avril 2021), qui est mis en avant. La réconciliation s’inscrit dans un changement de paradigme urbanistique, quasi ontologique, impliquant le rapport à la nature et au paysage. Les intentions formulées autour de la réhabilitation, qui n’ont pas encore conduit à des réalisations concrètes, dessinent les contours de la transformation spatiale souhaitée.
30La SfN mise en place à La Bouillie dépasse la transformation du territoire : elle participe aussi à une entreprise de renversement symbolique du stigmate territorial qui entoure le déversoir.
31Préalablement au développement de dispositifs participatifs pour imaginer les futurs à inscrire sur le territoire de La Bouillie, l’Agglomération de Blois lance une enquête par questionnaire, destinée à ses habitants, en ligne à partir de février 2021. Elle vise, notamment, à saisir les représentations entourant le site. Les 1 408 réponses marquent des représentations majoritairement négatives : pour décrire le site, 16 % des répondants décrivent le site comme étant « laid », 15 % « sauvage », 13 % « routier », 12 % « vide », 11 % « dangereux ». 5 % des répondants considèrent le site comme un endroit « beau », ce qui constitue la seule représentation positive parmi les huit perceptions évoquées dans les résultats (Observation de réunion publique, février 2022).
32Plusieurs éléments entretiennent et nourrissent ces perceptions négatives. D’abord, le caractère circulatoire du site, du fait de la présence d’axes routiers majeurs pour l’agglomération. Ensuite, la présence historique de Voyageurs est associée dans l’agglomération au sentiment d’insécurité qui entoure la zone et à l’amoncellement de déchets sur le territoire, surnommé « la décharge » par plusieurs enquêtés. La mémoire des opérations de démolition des maisons, dont certains vestiges demeurent sur le site peut également expliquer les éléments de description associés au site, progressivement « mis en friche » depuis le lancement des opérations de démolition en 2005. Enfin, l’action même des services municipaux entretient cette image. Des tranchées ont été creusées, des talus et de gros rochers ont été déposés pour éviter des occupations non désirées sur le territoire désurbanisé et marquent toujours le territoire. L’image du « no man’s land » est évoquée à plusieurs reprises en entretien par les élus ou anciens élus pour qualifier le site dans sa disposition actuelle et justifier l’opération de « reconquête » projeté.
33Dès le lancement des études préliminaires sur la réhabilitation du territoire de La Bouillie, la mise en place d’un projet est érigée en rempart contre « le risque de paupérisation et de dégradation du site » (Minea : 69, 2000). Ensuite, le projet visait à traiter la « vulnérabilité paysagère » (Morisseau, 2012), générée par la perduration de la « mise en friche » du territoire. Le projet de réhabilitation du site par une SfN devient ainsi une réponse à l’opération de « reconquête paysagère » (Morisseau, 2012) à mener.
34Renommer les territoires en cours de transformation est aussi en discussion et symbolise bien cette volonté de renversement du stigmate entourant le territoire. Pour les élus, le terme de « la Boire », également associé au territoire du déversoir, est encore plus équivoque. Alors qu’il désigne, historiquement, les parties basses dans les prairies que suivent les eaux lors des inondations (Christian et al., 2014), il décrit aujourd’hui uniquement le territoire des Voyageurs installés sur le site, avec une connotation péjorative, symbolisant une période qui cherche à être oubliée. Le projet d’aménagement vise alors à consacrer une nouvelle identité à La Bouillie, renversant le stigmate territorial qui entoure l’espace et questionnant, de fait, la place des usages et vocations passés et présents du site.
35Au-delà d’une opération de réhabilitation construite autour d’une entrée paysagère et d’une rupture avec des logiques aménagistes, cette SfN cherche à renverser les perceptions négatives que catalyse La Bouillie. La réhabilitation du territoire actuelle est mue par de multiples objectifs, qui s’inscrivent aussi dans l’héritage de la période de désurbanisation. La forme actuelle du projet d’aménagement et les intentions qui l’entourent nous renseignent alors sur la façon dont il compose avec les inégalités distributives et procédurales évoquées précédemment. Les arènes participatives qui se mettent en place en 2021 ne sont tournées que vers les usages futurs du site, prédéterminés par les acteurs politiques locaux (3.1). Le statut de marge socio-spatiale est en cours de transformation par la politique de réhabilitation de La Bouillie et interroge le processus de fabrique ou d’entretien des inégalités environnementales : qui profite ou profitera des aménités environnementales et paysagères projetées à La Bouillie (3.2) ?
36Pour prolonger l’image de la réconciliation, celle-ci doit aussi s’opérer avec les habitants de l’Agglomération, qui se sont progressivement éloignés d’un territoire spatialement et socialement marginalisé dans l’espace urbain. Une politique participative se met en place en 2021 et veut ouvrir la possibilité d’une « réappropriation » du site « par tous » (Observation de réunion publique sur le devenir du site, juin 2021). La mise en œuvre de dispositifs participatifs apparaît alors comme une des fonctions de la réconciliation pour permettre une meilleure appropriation du projet, légitimer et valider les opérations d’aménagement proposées.
37Après une première phase de développement de scénarii d’aménagement, par l’agence Chorème en charge du réaménagement du site, l’Agglomération décide de lancer une grande consultation publique en 2021, sous la forme d’un questionnaire en ligne.
38Quelques mois plus tard, entre fin mai et début juin 2021, des ateliers participatifs sont organisés. Cinq types d’ateliers différents sont proposés aux habitants, fléchant les usages projetés sur les espaces : « pratique du sport et loisirs », « se déplacer », « se promener et découvrir la nature », « vivre à proximité » et « exploiter la terre ». Pour une employée de l’Agglomération, la mise en place d’ateliers participatifs doit permettre d’élargir le panel des habitants sollicités sur l’agglomération : aucun citoyen ou habitant n’avait été directement ciblé par les acteurs institutionnels.
Notre objectif, c’était celui-ci : toucher toutes les catégories de la population (employée de l’Agglomération, entretien, octobre 2021).
39Pour autant, on note une transformation parmi les citoyens impliqués, entre ceux investis lors des mobilisations contestant la politique de désurbanisation, entre 2003 et 2011, et ceux participant à la mise en œuvre de la réhabilitation du site. D’après des observations réalisées lors de six ateliers participatifs auxquels nous avons pu assister, confirmées par les enquêtés, les individus âgés de 35 à 45 ans ou retraités, qui ont des activités associatives annexes en lien avec le territoire, sont majoritaires parmi les participants. Plus qu’une attente forte de coconstruction du projet d’aménagement, ces habitants expriment un fort enthousiasme pour la réappropriation du territoire et la formalisation d’un projet sur un territoire qui « le mérite », rompant avec l’image négative qu’ils ont du territoire :
Il y a de la matière pour faire quelque chose, et quelque chose d’historique (participant aux ateliers participatifs, observation, juin 2021).
40Au contraire, les anciens habitants des quartiers du Glacis et de La Fouleraie, comme les Voyageurs ayant vécu ou vivant encore sur le site, ne participent pas aux ateliers mis en place. Les citoyens mobilisés contre le projet de désurbanisation ont vieilli, d’autres habitent loin ou marquent une défiance pour une procédure qu’ils ne comprennent pas ou des intentions cachées qu’ils lui associent. Pour François, qui vit dans une caravane sur le territoire,
« ils ne veulent peut-être pas que les Voyageurs restent, c’est tout » (habitant de La Bouillie, entretien, juin 2021).
41Les anciens usagers apparaissent symboliquement tenus à l’écart du projet, du fait de l’objectif même des ateliers participatifs, et des thèmes qui y sont abordés. La participation porte uniquement sur les futurs à imaginer sur le site. Elle ne prend pas directement en considération l’héritage conflictuel du territoire ni les causes de l’inscription de formes d’habiter sur l’espace, mais entend plutôt traiter ses conséquences paysagères, considérées comme inesthétiques. Les arènes participatives sur les futurs de La Bouillie soulignent une volonté de rupture avec la trajectoire sociopolitique conflictuelle des dernières années, laissant de côté la reconnaissance des singularités des différents usagers et habitants de La Bouillie : sans reconnaissance préalable, les dispositifs participatifs ne servent pas la justice procédurale, mais viennent renforcer certaines inégalités préexistantes.
42Le paysage devient outil et support du projet spatial de l’Agglomération (Voisin, 2013). L’insertion dans l’exceptionnalité du cadre du Val de Loire inscrit à l’Unesco, et dans celui d’un projet de réhabilitation non aménagiste construit comme une SfN, circonscrit les activités qui peuvent être déployées sur l’espace. Le projet vise aussi à garantir la transformation des usages et vocations du site.
- 3 Les noues paysagères désignent des fossés végétalisés favorisant l’acheminement, la rétention et l (...)
43Les nouveaux usages et fonctions pour le territoire, discutés dans le cadre des ateliers participatifs, ont double fonction. Ils s’insèrent dans le cadre esthétique, paysager et écologique. Ensuite, ils participent à l’occupation du territoire. Le processus d’embellissement qu’ils doivent garantir pourrait conduire à un contrôle doux de l’espace par le biais d’une identification et d’une appropriation collective, empêchant alors les usages non désirés de fleurir. Les outils provisoires visant à empêcher les installations non déclarées sur le site (tranchées, rochers, talus) sont voués à disparaître : ils participent à l’image dégradée de La Bouillie, en en faisant un espace inhospitalier. À la place, la mise en place de noues paysagères3 par exemple peut remplacer les talus, tout en opérant des fonctions écologiques qui facilitent la rétention et l’infiltration des eaux pluviales. Selon un élu s’exprimant lors d’un temps d’échange dans le cadre du processus de participation citoyenne,
le laid appelle le laid, le beau appelle le beau (élu, observation des ateliers participatifs, avril 2021).
- 4 « Sale temps pour les Gitans ! », La Vie, 01/07/2021.
44Au-delà de l’interdiction d’habiter le territoire de La Bouillie que pose le cadre réglementaire, les usages des Voyageurs qui habitent l’espace depuis plusieurs décennies et dont certains résistent à la désurbanisation4 sont ainsi vus comme étant « peu compatibles » (élu, observation des ateliers participatifs) avec les futurs en construction de La Bouillie, à fortes aménités environnementales et paysagères pour certains habitants et les touristes. Cette difficile compatibilité est notamment liée à l’important stockage en plein air de ferraille et déchets à proximité des caravanes – ainsi qu’à la réputation du territoire, associé à l’insécurité.
45On peut dire que le changement de statut en devenir du territoire semble ainsi construire de nouveaux régimes d’exclusion. Depuis la mise en place du processus de désurbanisation, la Bouillie fait office d’espace tampon où des usages dissimulés peuvent se tenir dans certaines franges : ce rôle de zone tampon dans les marges de l’urbain est, en général, tacitement accepté par les décideurs locaux, permettant d’absorber des usages réprouvés dans des espaces périphériques (Darly et al., 2020). Cependant, la recentralisation vient mettre à mal ce statut. Si une politique d’accompagnement social incitant à la sédentarisation des Voyageurs est aujourd’hui mise en place par les autorités locales, la délocalisation des personnes présentes sur le site ne traite pas la question de la reconnaissance des modes d’habiter et des mémoires multiples ancrées sur le territoire. Considérant l’inscription de la SfN dans une histoire conflictuelle et la volonté d’en faire un outil de transformation socio-spatiale du territoire, la démarche de « réconciliation » menée à travers l’outil SfN apparaît partielle et conduit à l’invisibilisation d’individus, de groupes sociaux et d’enjeux.
46La SfN mise en place sur le territoire de La Bouillie dans l’agglomération blésoise s’enchâsse dans la construction d’une politique de transformation urbaine initiée il y a 20 ans.
47La démarche permet de réinscrire la SfN dans une approche processuelle, qui questionne les moteurs de transformations spatiales et sociales. L’histoire du projet depuis 2003 est saisie à travers le couple désurbanisation/réhabilitation. Ainsi, l’amorce récente du projet de SfN ne peut être analysée séparément, sous peine d’éluder des phénomènes d’inégalités socio-spatiales inscrits durablement sur le territoire.
48Progressivement, la mise en avant de scénarios visant à réaménager le secteur dépasse la gestion de l’aléa, et vise la transformation de l’espace, cherchant à faire de la marge urbaine historique de La Bouillie une nouvelle centralité. La contrainte de la gestion du risque d’inondation peut être transformée en une nouvelle ressource conciliant attractivité territoriale, écologisation des politiques d’aménagement et valorisation de l’identité paysagère de l’agglomération, pierre angulaire du projet de territoire de l’Agglomération. Autour des zones d’expansion de crues, les politiques d’aménagement portées alors croisent gestion du risque d’inondation et écologisation des projets urbains, marquant une jonction entre des cibles de politiques publiques (Sajaloli et Dournel, 2007).
49La SfN devient le support de projections pour imaginer une ville plus durable. Dans le contexte d’adaptation au risque d’inondation, l’ambition de « faire la part de l’eau », comme l’ambition de l’adaptation au changement climatique, se structure autour de la nécessité d’adapter l’organisation urbaine aux conséquences des catastrophes environnementales à venir. La SfN est dotée d’une forte dimension performative, qui conduit, dans les discours des acteurs locaux, à en faire un outil pacificateur, qui vise une réconciliation multimodale. L’exemple de La Bouillie, interrogé par le prisme des inégalités environnementales, conduit à s’interroger sur le caractère sélectif de cette réconciliation : la présence des Voyageurs est par exemple rendue indésirable. La mise en œuvre progressive de la SfN ne visibilise pas non plus les inégalités procédurales et distributives que le processus de désurbanisation, qui précédait le processus de réhabilitation, a nourri et entretenu, mais tend plutôt à projeter des futurs désirables sur le territoire.
50Cette étude ouvre l’analyse sur les logiques d’instrumentalisation possible des SfN et leurs effets. Ces effets de transformation socio-spatiale peuvent-ils dépasser l’échelle du projet d’aménagement ? À Blois, les enquêtés vivant dans le quartier de Vienne témoignent de parcours résidentiels similaires, d’individus issus des classes moyennes supérieures, désormais attirés par le confort et le cadre de vie que promet le quartier de Vienne :
Quand on est venus s’installer y a dix ans, c’était pas du tout la même population […] on voit que le quartier a changé. Même si on a quand même encore une mixité sociale qu’on ne trouve pas dans le centre-ville. Mais peut-être qu’à terme on l’aura de moins en moins cette mixité » (acteur institutionnel, entretien, octobre 2021).
51Si cette évolution, encore embryonnaire, n’a pu être quantifiée, le projet de La Bouillie pourrait renforcer cet intérêt pour le quartier, entouré par le projet de réhabilitation et profiter à certaines dynamiques immobilières, qui mettent couramment en avant la proximité de SfN comme source de valorisation (Schuetze et Chelleri, 2015).