- 1 Réseau des jardins partagés.
1SaluTerre, basé à Sainte-Foy-la-Grande en Gironde, est un bureau d’études en ingénierie socio-paysagère. Créée en 2004, la Scop (Société coopérative de Production) réalise de l’assistance à maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre pour les collectivités territoriales et autres acteurs de la fabrique du territoire (promoteurs immobiliers, bailleurs sociaux, etc.) dans la création et la gestion de projets alimentaires paysagers. Elle est une structure « fille » de l’association Les Jardins d’aujourd’hui fondée en 1986, et dont Éric Prédine et Franck David, fondateurs de SaluTerre, étaient respectivement directeur et salarié. Le premier jardin partagé du quartier du Grand Parc (1988) et les premiers jardins familiaux de développement social aux Aubiers à Bordeaux (1990) font partie des actions de ces deux paysagistes-agronomes-jardiniers, ainsi que la création du réseau national du Jardin dans tous ses états1 (1997) au côté de l’association Chantier Nature. Au travers de son expérience, SaluTerre a développé une méthodologie d’accompagnement fondée sur l’inclusion, la coproduction et l’autonomisation des bénéficiaires des projets alimentaires, intervenant particulièrement dans les territoires « quartiers prioritaires de la politique de la ville » (QPPV).
2Parallèlement à ces actions de terrain, SaluTerre développe une activité de recherche-action autour de l’inclusion et du paysage écologique et alimentaire, à l’instar de quelques autres structures sur le territoire français comme Terralim à Rennes (axé également sur les questions alimentaires) ou Clus’Ter Jura à Conliège (méthodes coopératives). La singularité de SaluTerre est qu’elle entre dans ces problématiques par le paysage, et analyse pour cela l’évolution des interactions entre les dimensions sociale et écologique de ces systèmes au travers de leurs traductions dans les pratiques et représentations. Cette approche s’inscrit dans certains courants de la recherche en paysage (Bertrand, 1978 ; Larrère, 1991 ; Robert, 2022) pour lesquels les environnements sont appréhendés « en tant que complexes socio-écologiques évolutifs, aux dimensions indissociablement naturelles, sociales et culturelles » (Robert, op. cit.) dont une partie de la complexité « se traduit dans le paysage perceptible » qui devient ainsi « un espace de mise en visibilité » (ibid.). L’approche paysagère de SaluTerre inclut les humains et les systèmes sociaux en tant qu’acteurs individuels ou collectifs des trajectoires environnementales, en tant qu’entités pensantes et agissantes dont les actions « s’inscrivent dans des rapports sociaux, tant matériels que symboliques » (Larrère, op. cit.), elles-mêmes déterminées par les représentations, puisque « c’est à partir des représentations paysagères que se construit, au moins partiellement, l’intentionnalité humaine » (Robert, op. cit.). À la différence d’autres bureaux d’études environnementales s’inscrivant dans le champ de l’écologie systémique, SaluTerre propose un contrepoint novateur où « le paysage permet, sans pour autant s’opposer à l’écologie scientifique, de partir de l’Homme, individuel et social, c’est-à-dire de la Culture et non de la Nature ou de la Biologie » (Bertrand, 1992). Les environnements ne sont ainsi pas seulement regardés sous l’angle systémique des milieux, fonctionnalités biologiques des écosystèmes et caractères patrimoniaux des espèces, mais aussi et avant tout d’un point de vue social, culturel et sensible. Cette approche paysagère des systèmes, en particulier alimentaires, a un sens finalisé en ce qu’elle sert une vision prospective où le paysage « est un outil dédié au partage de savoirs, un support de discussions, de concertation et d’action pour envisager l’avenir » (Robert, op. cit.).
3Cet article développe une approche paysagère des dynamiques socio-écologiques urbaines appliquée à une étude de cas : celle des jardins partagés du quartier du Grand Parc à Bordeaux. Le Grand Parc, « cité » de 60 hectares non classée Zone urbaine sensible et située au nord-ouest de l’agglomération bordelaise (Figure 1), est l’un des quartiers de grands ensembles français érigés après-guerre. Construit entre 1959 et 1975, il compte 4 000 logements répartis dans des tours et barres d’immeubles d’architectures variées (Figure 2) agencées elles-mêmes autour d’un « espace vert » arboré central de 8 hectares, cadre paysager qui articule un ensemble d’équipements et de petits commerces (Figure 3). Le Grand Parc est aujourd’hui au cœur d’un projet de renouvellement urbain démarré en 2012, dans lequel la question paysagère est centrale. La réorganisation des espaces non bâtis qui maillent ce quartier s’axe en partie sur l’implantation de jardins partagés visant à favoriser l’inclusion par le jardin en assurant des formes d’autonomie alimentaire. L’implication de SaluTerre dans ce projet est ancienne, d’une part car l’un de ses fondateurs était à l’initiative à la fin des années 1980 des premiers jardins partagés du quartier et, d’autre part, car la Scop a mené les opérations de coconstruction avec les habitants dans le cadre de la mise en place des nouveaux jardins dès 2019. Cette implication constitue ici un support d’analyse des mécanismes de régulation de phénomènes d’exclusion sociale, ainsi que de l’action publique et de ses effets sur le paysage.
Figure 1. Localisation des deux jardins partagés à proximité du Grand Parc à Bordeaux
Limites communales en violet en Nouvelle-Aquitaine. Les différents jardins sont indiqués par un logo, ainsi que leur nombre. On en compte actuellement deux autour de la cité du Grand Parc : les jardins du Parc Rivière au sud et ceux de la résidence Locus Solus au nord.
Sources : bdtop ; mairie de Bordeaux
Réalisation : Christelle Hinnewinkel
Figure 2. La Résidence Arc-en-ciel du Grand Parc et les abords du tramway C, Avenue Émile-Counord, juillet 2014
Wikimedia Commons
Figure 3. Localisation de quelques éléments paysagers structurants de la cité du Grand Parc
4Sur cette photographie aérienne datée de 2018, les jardins de Cluny ont disparu sous l’urbanisation, tandis que les travaux de réhabilitation et de renouvellement urbain du Grand Parc n’ont pas encore débuté
5Si les « espaces jardinés au sens large » peuvent être mobilisés en tant que « révélateurs des interactions socio-écologiques à l’heure de l’anthropocène » (Robert-Bœuf et al., 2021), il s’agira ici de s’emparer de l’étude de cas des jardins partagés du Grand Parc de Bordeaux pour questionner les articulations entre politiques publiques, pratiques jardinées, formes paysagères et inclusion sociale. Par étude de cas, nous entendons un comparatif entre les premiers jardins partagés de la fin des années 1980 et ceux, plus récents, liés au renouvellement urbain du quartier entrepris par la municipalité. Si cette analyse paraît ambitieuse, nous verrons que ces quatre dimensions questionnées sont en réalité interconnectées de façon plus ou moins directe. Nous développerons l’hypothèse selon laquelle la mise à l’agenda politique des jardins partagés – contrairement à leur émergence endogène aux communautés habitantes – impose par divers mécanismes des formes et pratiques paysagères potentiellement excluantes de certains usages et catégories sociales.
6L’article déroulera son approche paysagère grâce à plusieurs corpus de matériaux : des photographies servant de base à un travail de photo-comparaison pour observer les dynamiques spatiales ; un corpus de documents de planification urbaine ciblés sur le quartier du Grand Parc depuis le début des années 1980 ; et un corpus d’extraits d’entretiens, portant sur les pratiques et représentations, menés auprès des habitants du Grand Parc et des membres de SaluTerre. Nous présenterons premièrement quelques jalons de l’action publique paysagère en métropole bordelaise, auxquels nous rattacherons l’émergence de deux phases de mise en place de jardins partagés au Grand Parc. Nous développerons par la suite l’évolution des interactions sociales au sein de ces jardins partagés et leur influence sur les paysages de ce quartier. Enfin, nous montrerons en quoi l’institutionnalisation des jardins partagés, c’est-à-dire leur intégration dans la politique publique, a été en mesure d’influer leurs formes paysagères tout en générant des formes de blocage dans les interactions socio-écologiques.
7Le paysage, en tant qu’enjeu de l’action publique, s’est progressivement inscrit dans les cadres législatifs et réglementaires à différentes échelles : nationale avec la loi Paysage en 1993, puis européenne avec la Convention européenne du paysage signée en 2000 et entrée en vigueur en France en 2006. Cette convention définit le paysage en tant que « partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations », posant ainsi le cadre d’une action publique de « mise en projet » des territoires (Pividori, 2021). Au sein de la métropole bordelaise, les enjeux paysagers sont posés dès 1969 avec le livre blanc pour le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (sdau) au travers d’un inventaire quantitatif des espaces verts (Labat, 2011), puis avec le Schéma directeur de l’aire métropolitaine (sd) de 2001 et sa charpente paysagère. La même année, Bordeaux mettra en place un « plan vert » « revendiquant son « patrimoine vert de qualité » et ses « 15 m2 d’espace vert par habitant » ainsi qu’une nature « partout présente », incluant « les jardins de toutes sortes » (D’Andréa, Tozzi, 2014).
8L’action publique œuvrant pour la maîtrise et le maintien des paysages non artificialisés se déclinera en faveur de la mise en place de jardins collectifs car « ils sont vus, par les collectivités et les collectifs porteurs de projets, comme des lieux de renaturation et d’une biodiversité urbaine réussie » (ibid.). La trajectoire bordelaise, avec ses jardins collectifs à dimension sociale, s’est incarnée de façon pionnière à la fin des années 1980 : « Les premières expériences de “jardins familiaux à vocation sociale” résultent d’une coopération entre l’association Les Jardins d’aujourd’hui (fondée en 1986), les services sociaux de la municipalité et des acteurs socio-culturels. Éric Prédine (Prédine, Collaert, 2009), membre fondateur de l’association, évoque le laboratoire qu’a été, en 1987, la création d’un jardin collectif pour un groupe de mères isolées de la Cité du Grand Parc impliquées dans l’atelier cuisine du centre social » (D’Andréa, Tozzi, op. cit.). Le travail de création des jardins est pensé de façon « partenariale » et « participative » avec des opérations de porte-à-porte pour démarcher les jardiniers, une coconstruction du règlement, une animation professionnelle du jardin, une gestion par les jardiniers, tout en appuyant la dimension vivrière du jardin.
9La multiplication de projets de jardins collectifs est aujourd’hui symptomatique d’une ambition des municipalités (Guyon, 2008) ou des promoteurs et bailleurs sociaux (D’Andréa, Tozzi, op. cit.) d’aménager durablement leurs espaces urbains, en leur procurant de nombreuses aménités paysagères et écologiques ainsi qu’en assurant leur capacité à constituer des supports de subsistance alimentaire pour les habitants qui les jardinent (Baudry, 2010 ; Demailly, 2014). Dans le spectre des formes de jardins possibles, les jardins partagés tiennent une place de choix depuis les années 2000 (Consalès et al., 2015), « espaces conçus, cultivés et animés collectivement par les habitants et usagers du site sur lequel ils sont implantés » (Basset et al., 2008 ; Jareno, 2016). Leur forme classique, insérée dans les interstices non bâtis – friches, espaces enherbés de pieds d’immeubles, parcelles en attente d’affectation – du tissu urbain (Demailly, op. cit.), est celle d’une seule parcelle jardinée et gérée collectivement au sein de laquelle peuvent aussi s’implanter quelques petites parcelles individuelles (Den Hartigh, 2013). Les jardins partagés sont les vecteurs de nombreuses représentations paysagères traditionnellement associés aux espaces de « nature », auxquelles viennent se rattacher des pratiques agricoles en rupture avec le milieu urbain : « Préoccupations liées au bien-être personnel (exercice physique, apprentissage de nouveaux savoir-faire, accès à des aliments frais et bons) et d’autres liées au bien-être “relationnel”, un attrait pour la dimension “naturelle” du jardin, et de dimensions émancipatrices de la vie urbaine qui passe en particulier par une appropriation » (Pourias, 2014).
- 2 Chloé Jareno a entrepris un travail de recherche dans le cadre d’une thèse Cifre menée au sein de (...)
10Fondé en 1997, le réseau du Jardin dans tous ses états (jtse) vise à organiser et à structurer à l’échelle locale et nationale le mouvement émergent des jardins partagés, en misant sur une mise en relation des porteurs de projets de jardins avec les partenaires institutionnels, politiques ou associatifs. C’est dans la charte de « la terre en partage » rédigée à cette occasion en 1998 qu’apparaît le terme de « jardin partagé » pour la première fois, défini par des valeurs de solidarité, convivialité, lien et partage entre les générations et les cultures et par une gouvernance portée par les jardiniers eux-mêmes. De façon transversale, les interactions socio-écologiques ayant lieu au sein des jardins partagés répondent à des objectifs sociaux, économiques, environnementaux, alimentaires et d’aménagement urbain (Jareno, op. cit.2).
11« Alors les gens, je pense qu’ils étaient contents parce qu’ils produisaient et que ça leur donnait du plaisir, de partager ensemble, s’aérer et sortir de leur appartement, ils en parlaient comme ça, parce que c’est vrai que c’était un espace très agréable par rapport à la cité du Grand Parc. […] C’était situé entre les boulevards et la fin du Grand Parc, et donc on passait entre deux immeubles, on passait par un petit pont et on était ailleurs. Pour eux c’était très agréable, parce que c’était un terrain qui avait été entretenu pendant très longtemps par Cluny, et effectivement il y avait des arbres très grands, c’était vraiment un îlot de fraîcheur pour ces gens-là, c’était pas minéral […] Donc voilà, pour eux, c’était le plaisir de faire quelque chose avec la terre, on dirait maintenant de se reconnecter. Et voir d’autres gens, parce que c’étaient peut-être des gens seuls », Danielle Gautraud.
Figure 4. Les jardins partagés de Cluny à la fin des années 1980
On distingue une partie du prieuré de Cluny derrière un couvert arboré ; le reste du cliché montre un terrain cultivé collectivement de légumes et de fleurs
© Crédit photographique : Alain Bordes, vers 1988 (Fonds SaluTerre)
12Dès le milieu des années 1980, l’association des Jardins d’aujourd’hui propose la construction de projets de jardins collectifs à fonction nourricière et sociale, sans pour autant en écarter les dimensions ludiques et récréatives. En cela, la posture est politique puisqu’elle revendique d’exploiter la dimension alimentaire des jardins pour lutter contre la vulnérabilité alimentaire (Jareno, op. cit. ; Lequin, 2022) dans l’idée de « mettre en place des jardins d’autosuffisance alimentaire, en faveur et à l’aide des familles en situation de précarité » (Hourcq et Cerzuelle, 1991 : 3). Cette période correspond en même temps à l’émergence des dispositifs « politique de la ville », actions de revitalisations urbaines globales basées sur la réorganisation de l’offre d’emploi et de service et sur la mixité sociale (Kirszbaum, 2015). Les jardins collectifs, leviers programmatiques à même de répondre à ces enjeux, entrent durant cette période dans le panel des outils de planification urbaine.
- 3 Entretien SaluTerre, 19 janvier 2022.
- 4 Entretien SaluTerre, 21 janvier 2022.
13C’est dans ce contexte que les membres du Centre social du Grand Parc à Bordeaux sont sollicités dès 1987 par un groupe de femmes habitantes du quartier, afin de créer les conditions d’implantation d’un espace de partage au pied des immeubles de la cité. Accompagnées par une conseillère en économie sociale et solidaire, ces femmes rencontrent les membres de l’association des Jardins d’aujourd’hui. Le projet de coconstruire des jardins collectifs émerge alors, permettant d’allier dimensions sociales et récréatives en œuvrant pour des formes d’autonomie alimentaire. Les premiers jardins partagés du Grand Parc ouvrent aux usagers au début de l’année 1988, situés sur les terrains de la communauté religieuse de Cluny (Figures 3 et 4) adjacents aux bâtiments de la cité et alors pâturés de quelques moutons : « Les religieuses, sensibilisées par la situation de précarité des usagères du centre social, ont donné la priorité à celles-ci, à qui elles ont cédé un terrain de 1 200 m2, superficie à laquelle elles ont rajouté 400 m2 un an après » (Hourq et Cerezuelle, op. cit. : 8). Le jardin naît de la convergence de préoccupations de plusieurs personnes : un groupe d’habitants, le centre social local, l’association des Jardins d’aujourd’hui et les religieuses de Cluny, comme le résume J., habitante de longue date du Grand Parc : « Ces sœurs vivaient au Grand Parc, dans le bâtiment H, avec la mère supérieure, sœur M.-P., et qui connaissait des gens qui étaient dans le besoin. Souvent des femmes seules, parce que c’étaient beaucoup de femmes, dont une que j’ai très bien connue qui s’appelait H.3 » Si, comme nous le verrons par la suite, des logiques individuelles d’appropriation de parcelles ont pu caractériser les jardins du Grand Parc, ce n’était pas le cas au départ. La dimension collective des premiers jardins est une de leurs principales caractéristiques, comme le souligne Danielle Gautraud, ancienne membre des Jardins d’aujourd’hui ayant accompagné le projet Cluny : « Parce que le jardin du Grand Parc a toujours été un jardin collectif, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas d’appropriation de parcelles, ça a toujours été un groupe, des personnes qui cultivaient ensemble pour produire ensemble des légumes, au départ et pendant plusieurs années avec le soutien du centre social, pour les conserveries ou les cuisiniers4. »
14Les premiers jardins partagés du Grand Parc, à rebours du modèle officiel de l’époque, ont donc été un laboratoire de l’action sociale associée à un projet de jardinage collectif (Cerezuelle et al., 1990). Le « jardin de développement social » se prolongera en 1993 aux abords du Grand Parc avec les jardins familiaux des Aubiers, Zone urbaine sensible, tandis que les années qui suivent voient le déploiement progressif de jardins collectifs dans l’agglomération bordelaise, marquée par ce que D’Andrea et Tozzi (2014) nomment un « basculement typologique » vers les jardins partagés : 75 % des jardins créés avant 2000 sont des jardins familiaux, alors qu’en 2012, 46 % sont des jardins partagés. À Bordeaux, en 2013, ce taux passe à 68 %, montrant une accélération du processus à partir des années 2010 (Figure 5).
Figure 5. Jardins collectifs de la communauté urbaine de Bordeaux selon le type et la période de création
Source : pagode, 2012, tirée de D’Andréa, Tozzi 2014
- 5 La ville de Bordeaux est maître d’ouvrage du projet de renouvellement urbain du Grand Parc, tandis (...)
- 6 Extrait de l’appel d’offres « études préalables à la création de jardins partagés au sein du quart (...)
15En 2019, la direction des Espaces verts de la ville de Bordeaux lance un appel d’offres s’inscrivant dans le cadre du grand projet de renouvellement urbain de la Cité du Grand Parc et de ses 11 hectares d’espaces verts situés au cœur du quartier5 (Figures 3, 6 et 7). Si le plan global est coordonné par une agence de paysage, Exit Paysagistes, les études préalables à l’implantation de jardins collectifs seront conduites par la Scop SaluTerre. Elles ont pour objectif de « mener des concertations avec les résidents et élaborer un projet de conception de l’espace. Il s’agit d’accompagner le groupe constitué d’habitants et de structures du quartier dans la définition de l’organisation des futurs jardins : organisation spatiale, données techniques venant enrichir le marché de travaux, fonctionnement des jardins partagés, établissement du règlement… L’objectif est de faire émerger un projet issu d’un collectif de citoyens : les temps de concertation sont donc au cœur du processus de projet et la conception doit être une véritable coconstruction avec les habitants et les structures du quartier6 ». Cette démarche s’inscrit dans une orientation de l’action publique, développée depuis le début des années 2000, étant elle-même « le fruit d’une institutionnalisation du processus de mobilisation des citoyens par le jardinage » (Ramos, 2021 : 137).
Figure 6. Le parc enherbé et arboré de la cité du Grand Parc en pied d’immeuble, avant les travaux de réaménagement
© Crédit photographique : SaluTerre, mai 2019
Figure 7. Vue aérienne du nouvel espace paysager du Grand Parc en cours de création par la société Lafitte sous la maîtrise d’œuvre d’Exit Paysagistes associés
Cette première tranche de travaux concerne les jardins partagés et la bande ludique
© Crédit photographique : Anne-Sophie Marchetto
- 7 Interview France Bleu Gironde, 12 septembre 2020, Rénovation du parc paysager du Grand Parc.
16L’opération de renouvellement urbain de la cité du Grand Parc est communiquée officiellement en tant que « projet issu d’un long processus de concertation entamé à partir de 2012 à l’échelle du quartier, puis affiné en 2018 et 2019 », visant à « rendre le parc aux habitants afin qu’il devienne un réel lieu de vie approprié » (Site internet de la ville de Bordeaux). Dans ce cadre, les ambitions sont de doter le parc de nouvelles allées, connectées au reste du quartier, de « la plus grande aire de jeux de Bordeaux », d’un couvert végétal de plus de 75 %, et de jardins potagers collectifs. La première phase du projet, qui se termine actuellement, a rempli une partie de ces objectifs, puisque 230 arbres ont été plantés sur les 3,5 hectares de parc réaménagés, dont une partie de 2 500 m2 est dédiée aux jardins collectifs. Vecteurs de cohésion sociale et de réappropriation de l’espace, les jardins collectifs sont mis en avant de façon significative dans la communication officielle. Pierre Vaxelaire, chargé d’opération à la direction des Espaces verts de Bordeaux Métropole, cite à ce propos : « Les études de diagnostic ont montré que le parc central de 11 hectares est sous-utilisé, avec peu d’activités. Depuis la construction du quartier dans les années 60-70, il a peu évolué, avec un patrimoine arboré vieillissant. Peu d’usages s’y passent, le parc est peu visible du quartier. L’objectif du plan guide est de redéfinir les usages, d’en faire un lieu de vie […] en découpant quatre bandes programmatiques à usages différents […] dont la bande potagère, avec des jardins potagers à vocation de culture de production maraîchère7. » Le projet de renouvellement urbain sonne ainsi le retour des jardins partagés au Grand Parc, presque 30 ans après les jardins de Cluny.
17Les jardins partagés ont été récemment des objets d’études en géographie, paysage ou sociologie urbaine, dont « les analyses portant sur les profils sociaux des jardiniers […] témoignent du fait que ces espaces contribuent à des dynamiques de ségrégation sociale, conduisant à la formation d’un entre-soi » (Ramos, op. cit. :72, d’après Mestdagh, 2018). Si « le développement des jardins partagés en ville, accompagné par les pouvoirs publics, pouvait soutenir des stratégies collectives d’appropriation de l’espace urbain contribuant à des processus de gentrification » (Ramos, op. cit., p. 71, d’après Mestdagh, 2015), il peut être également à l’origine de formes d’appropriations générationnelles (Pluvinage et Weber, 1992) ou genrées (Boulianne, 2001 ; Faure et al., 2019). Différentes formes d’exclusion sociale ont pu particulièrement marquer les deux phases de jardins partagés au Grand Parc, nous développerons ici de quelle manière.
18Les jardins de Cluny ont d’abord été cultivés par des femmes de 30 à 50 ans, mères de famille, avant de devenir en 1991 un support d’insertion socio-professionnelle pour des personnes titulaires du Revenu minimal d’insertion (coordonné par la Commission locale d’insertion). Si ce changement est marqué par une différence de profil social, il l’est également par le genre du groupe « jardinant », comme le précise Danielle Gautraud : « Ce dont je me souviens, c’est effectivement que l’initiative du projet a été portée par un groupe de femmes. Je pense que ça a duré le temps où la conseillère du centre social accompagnait ce même groupe de femmes sur l’ensemble des activités, et ça a été moins genré à partir du moment où on a ciblé l’action autour d’un dispositif d’insertion sociale d’accompagnement des allocataires du rmi, parce que là, on s’est adressés à un groupe plus masculin parce que plus marginalisé, à la rue ou autre. C’est devenu mixte. » Un groupe de jardinières a ainsi laissé place à un groupe mixte dès lors que les parcelles sont devenues des supports d’insertion sociale coordonnée par une structure publique. Selon Éric Prédine, il n’est pas anodin que ce soient des femmes qui impulsent la mise en place des jardins partagés selon des méthodes concertées, plus à même d’agir dans le care et dans l’incertitude (Gilligan, 2009) : « Je crois que les femmes sont beaucoup plus sensibles à cette méthode où, de la discussion naissent la réflexion et l’action. D’autant que l’amélioration du cadre de vie au quotidien leur semble une priorité. Les hommes ont souvent plus besoin d’être rassurés et de connaître les tenants et aboutissants d’un projet dès le départ. Ce qui, par définition, n’est jamais le cas d’un jardin partagé, en perpétuelle évolution en fonction de ses usagers et de son environnement » (Prédine, 2009 : 29). Selon cette hypothèse, l’institutionnalisation progressive des jardins, entérinée par leur fonctionnement, irait de pair avec une intégration de profils de jardiniers masculins.
- 8 Entretien SaluTerre, 2 février 2022.
- 9 Entretien SaluTerre, 19 janvier 2022.
19La phase récente de mise en place de jardins partagés suit les mêmes logiques de répartition genrée. En effet, la majorité du public présent lors des ateliers de concertation est féminin, comme le souligne l’un des chargés de projet de SaluTerre : « C’est essentiellement des femmes, des maghrébins et maghrébines, des bénévoles de Local Attitude et du centre social, des personnes activistes du potager depuis longtemps qui savent jardiner, des personnes en situation de vulnérabilité ou de handicap […] Que ce soit sur des réunions de concertation ou des ateliers pratiques à l’extérieur, c’est une majorité de femmes qui viennent. C’est les personnes les plus motrices, les plus motivées, ou alors qui venaient avec leurs papas, mais c’est elles qui étaient les plus impliquées8. » La présence des hommes se conforte à mesure que les jardins mûrissent et se matérialisent. Les arguments permettant cette analyse sont les mêmes que ceux avancés par Éric Prédine, montrant une forme de généralisation du phénomène de ségrégation genrée dans la genèse des jardins partagés. À l’instar de la première phase de jardins de Cluny, le groupe de femmes s’implique par désir de se retrouver en famille ou entre amies : « Les dames maghrébines, elles étaient dans la même optique, elles voulaient des parcelles individuelles, elles viennent avec leurs voisines et leurs filles ou leurs pères, et la seule représentation que je peux en conclure, c’est qu’elles voulaient jardiner pour se faire plaisir entre elles, et pas du tout pour l’ouverture aux structures de quartiers, c’est surtout en famille. » (Idem.) À la différence du premier groupe de femmes dont les âges se situaient entre 30 et 50 ans, celles impliquées aujourd’hui sont un peu plus âgées : « Pas beaucoup de jeunes de manière générale, je me retrouve à discuter avec des femmes de 50, 60, 70 ans, beaucoup de retraitées, de personnes qui, quand elles sont actives, se débrouillent pour être là de 18 h 00 à 19 h 30, ou alors elles sont sans emploi » (Idem.) ; « Il y a les personnes âgées, je dis bien âgées, ils ont plus de 70 ans, ils veulent faire leur jardin de chez eux, faire leurs pois chiches, leurs poivrons, ce qu’ils aiment9. » Les modalités d’exclusion sociale déterminées par l’âge semblent actuellement liées à la disponibilité des personnes susceptibles de jardiner, en dehors de leur activité professionnelle.
20Dans la première phase historique de jardins partagés au Grand Parc, si les deux groupes de personnes (femmes puis bénéficiaires du rmi) ne possèdent pas les mêmes motifs d’implication, elles ont « pour point commun d’avoir à faire face à une situation de précarité économique et de désinsertion sociale » (Hourq et Cerezuelle, op. cit. : 9). Il a été montré par la suite (ibid.) que les pratiques de jardinage collectif ont eu pour effet significatif de rompre avec une inactivité aux effets socialement déstructurants, grâce à une recherche de socialisation visant à accroître la rentabilité et la convivialité d’un jardin sécurisant et stable. La part de réapprentissage des relations sociales est importante dans les interactions entre jardiniers et acteurs sociaux, mais l’apprentissage de gestes techniques visant à s’adapter au socle écologique du jardin l’est tout autant : « Si le jardinage nécessite la régularité et la répétition de nombreux gestes, il réclame également de la part de celui qui le pratique des capacités d’adaptation permanente. Le jardinier est obligé de suivre le rythme des saisons et des cultures, les aléas de la météorologie, etc. “Ça ne ronronne pas dans un jardin.” » (ibid. : 13).
- 10 Entretien SaluTerre, 19 janvier 2022.
21Les jardins partagés agissent en tant qu’espaces d’émergence de liens de sociabilité nouveaux et informels dans des cités qui en étaient jusqu’alors privées : « Autre avantage de ce type de jardin, il est ouvert sur le monde : on se voit par-dessus la clôture, on bavarde et, de fil en aiguille, on se retrouve, on se donne un coup de main. Des attitudes de copinage évoluent en pratique de coopération de garde d’enfant, d’arrosage en commun, etc. […] Observer discrètement quelqu’un travailler, s’organiser, c’est apprendre à le connaître, et souvent à l’apprécier. Sans dire un mot, juste au regard » (Prédine, op. cit., p. 36). Et ce phénomène peut émerger également dès la genèse du projet de jardin, au moment de la concertation et de la création d’une communauté « jardinante », comme le souligne cette habitante du Grand Parc aujourd’hui : « On était tellement pris là-dedans [la concertation avec les habitants] que quand on se rencontrait dans la rue, on se souriait, il y avait déjà ce truc, on sentait que ça allait bien se passer dans les jardins. Même dans la rue, on ne tenait pas la causette là, mais un sourire pour dire qu’on se reconnaît. Ça commençait à germer ! […] Et comme on faisait en plein air, les gens étaient curieux, s’approchaient, ça les intéressait10. » On peut voir dans cette reconnaissance réciproque des habitants jardiniers une forme de relation élective, basée sur l’identification d’une implication mutuelle dans le projet de jardins partagés.
- 11 Entretien SaluTerre, 1er janvier 2022.
22Toutes ces pratiques et relations de socialisation ont eu des effets sur les formes paysagères des jardins de Cluny. La photographie aérienne de 1989 (Figure 8a) permet de discerner par détourage les parcelles avant qu’elles ne soient allouées aux jardinières par convention d’utilisation : seulement quelques carrés sont déjà cultivés par les sœurs de Cluny, situés entre le bâtiment religieux et un alignement de grands peupliers d’Italie. En 1991 (Figure 8b), on distingue un parcellaire cultivé bien plus large, où le potager en lui-même n’est pas divisé en sous-parcelles individuelles ; en effet, il était du désir des premières jardinières de dessiner une large parcelle gérée collectivement, avec une mutualisation du matériel rangé dans une cabane-vestiaire collective. Plus que motivé par une gestion pragmatique de l’espace, ce choix de conception reflète avant tout le désir commun des femmes jardinières de se retrouver entre membres d’un même groupe d’amies, comme le raconte Prédine, qui accompagnait alors le dessin du jardin : « La seconde fois, où c’est nous qui menions le chantier, on était attendus et il y avait les gens avec qui on avait déjà tissé les liens. Et là, moi j’ai vraiment le souvenir, on arrive sur le terrain avec le groupe de femmes, c’était le jour où elles pouvaient se rassembler et moi j’ai vraiment le souvenir marquant, où j’étais là pour cette rencontre avec des bâtons et des cordeaux, et j’ai dit “on est combien à vouloir jardiner ?”, c’étaient que des femmes, et j’ai commencé à diviser le terrain en nombre de parcelles en fonction du nombre de femmes. Et là, les femmes ont eu une posture qui m’avait fait un peu froid dans le dos parce que j’étais jeune, 22-23 ans, elles étaient plus âgées que moi, même si j’avais déjà une forme de maturité, et elles se tenaient en retrait, me regardaient, et l’une d’entre elles a demandé “mais qu’est-ce que tu fiches Éric ?”, et j’ai dit “je divise le jardin, pour que chacune ait ce qu’il faut, se repère bien, chacune chez soi”. Et là elles ont dit “Éric, on s’embête déjà toute la semaine, chacune chez soi, on a un jour de la semaine où on se retrouve sans les gamins, c’est bien pour être ensemble, alors tu nous vires tout ça, c’est pas comme ça qu’on va jardiner !” Et donc spontanément, c’est là où les jardins ont été discutés pour la première fois11. » Cette organisation sociale et spatiale, où différentes cultures maraîchères et florales cohabitent au sein d’une parcelle gérée collectivement d’un seul tenant, se lit dans le paysage de l’époque (Figures 8a, b et 9).
Figure 8a. Détail vue aérienne 11 mars 1989 centrée sur le prieuré de Cluny
Source : ign
Figure 8b. Détail vue aérienne 3 août 1991, même cadrage
Source : ign
Figure 9. Les jardins collectifs de Cluny à la fin des années 1980
Au premier plan, les différents carrés cultivés (plantes potagères, fleurs à couper, aromates) au sein d’une parcelle d’un seul tenant jardinée collectivement. En arrière-plan, on distingue l’une des tours du Grand Parc, précédée d’un alignement de peupliers d’Italie
© Crédit photographique : Florence Tchavdaroof, vers 1988 (fonds SaluTerre)
- 12 Entretien SaluTerre, 19 janvier 2022.
- 13 Entretien SaluTerre, 21 janvier 2022.
23Enfin, si cela a pu apparaître de façon diffuse au cours des dernières lignes, soulignons l’influence de l’origine géographique principalement maghrébine des groupes de jardiniers impliqués dans les deux phases de jardins partagés sur le paysage. Aux dires d’une habitante du Grand Parc ayant connu les premiers jardins, l’origine nord-africaine des jardinières se retrouvaient dans les variétés cultivées au sein des parcelles : « C’était des produits de saison. Ce qui coûtait cher surtout, tomates, haricots verts, aubergines… comme elles étaient maghrébines, des courgettes, des tomates, des pommes de terre, voilà, ce dont elles se servaient dans leur cuisine. Et je pense selon les graines qu’elles arrivaient à avoir12. » Information corroborée par Danielle Gautraud : « S’ils avaient envie d’avoir de la menthe et de la coriandre, ils pouvaient en avoir de façon plus simple que d’en acheter, selon leurs traditions culinaires et pour lesquelles ils n’avaient pas accès aux matières premières de façon simple13. » Les espèces et variétés favorisées au sein des parcelles reflétaient des habitudes alimentaires influencées par une culture culinaire marocaine ou algérienne.
24Des travaux inscrits dans le champ de la sociologie urbaine, de la géographie et des sciences politiques portant sur la critique des politiques publiques néolibérales (Ernwein, 2017) ont montré que dans le cadre officiel de « l’aménagement urbain durable » (Reynaud-Desmet, 2012 : 49), le développement des mouvements d’activisme écologiste urbains va de pair avec leur institutionnalisation, en devenant des instruments de participation des citoyens à la fabrique de la ville (Ramos, op. cit. : 72). Nous verrons dans les paragraphes suivants que ce phénomène se vérifie dans le cas du second projet de jardins partagés au Grand Parc (2019-), avec l’implication des habitants dans une exploitation « jardinée » de l’espace public de la cité. Mais nous montrerons préalablement que l’institutionnalisation de ces jardins partagés, entendue comme une récupération du projet à des fins politiques, instaure des formes paysagères peu questionnées au regard du contexte social. La production de ces formes traduirait notamment des préoccupations politiques centrées sur l’écologie et le patrimoine naturel, susceptible de générer ainsi des conflits d’usage.
- 14 Extrait de l’appel d’offres « études préalables à la création de jardins partagés au sein du quart (...)
25S’inscrivant dans le cadre des marchés publics de renouvellement urbain, l’appel d’offres pour le réaménagement général du parc arboré du Grand Parc a induit un emboîtement d’interventions à différentes échelles impliquant plusieurs acteurs, maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, prestation de services pour des études ponctuelles. La mise en concours initiale de paysagistes, pour gagner la maîtrise d’œuvre, amène les concurrents à se montrer novateurs dans les propositions, à écrire un récit paysager à même de susciter l’envie de la maîtrise d’ouvrage, voire à proposer des formes paysagères symboliques devenant des marqueurs de l’intervention publique. Au Grand Parc, l’équipe de maîtrise d’œuvre, constituée de paysagistes d’Exit, a proposé un avant-projet comprenant une zone de jardins collectifs dont la surface, l’orientation générale ainsi que la composition en strates arborées et arbustives étaient déjà prédéterminées, au travers notamment de l’implantation de joualles. La joualle, technique culturale ancienne d’Europe méditerranéenne, est une forme paysagère où sont mêlés différents types de cultures fruitières, viticoles, céréalières ou maraîchères, voire du pâturage, avec une complémentarité entre les strates végétales arborées et arbustives/herbacées intercalaires afin d’optimiser les rendements (Figure 10). L’appel aux études préalables pour les jardins partagés (auquel a répondu SaluTerre), lancé en aval du marché de maîtrise d’œuvre, précise : « Concernant les jardins partagés, la forme retenue par le maître d’œuvre est celle de la joualle, technique culturale mêlant des rangs de fruitiers et des bandes de cultures maraîchères entre les arbres. Les jardins, dont l’ossature est déjà dessinée, représentent une surface cultivable d’environ 3 000 m2 qu’il convient d’organiser dans le détail14. » Le choix de la joualle n’est pas anodin, puisqu’elle était particulièrement pratiquée dans le sud-ouest de la France jusqu’au milieu du xxe siècle.
Figure 10. Schéma de fonctionnement d’une joualle
Réalisation : SaluTerre d’après Emma Bierry
- 15 Entretien SaluTerre, 2 février 2022.
26Si le recours à cette forme paysagère pour construire le projet est tout à fait justifiable d’un point de vue historique, géographique et patrimonial, il est cependant discutable vis-à-vis de la culture paysagère des habitants actuels du Grand Parc. En effet, un des chefs de projet de SaluTerre relate des formes d’interrogations – formulées lors de premières réunions de concertation avec les futurs jardiniers du Grand Parc – face à l’implantation prédéfinie de joualles qui, par ailleurs, peut constituer une méthode de culture productive : « Pourquoi la joualle ? Sachant que moi, et c’est mon point de vue, ça nécessite une technicité et des compétences particulières. […] Je me rappelle une fois […] on a passé 30 minutes à dire “les joualles, les joualles, les joualles”, et à un moment donné les habitants ont dit “mais elle est où la joualle, je la vois pas, c’est où ?”, “bah c’est tout ça en fait !”. Eux ce qu’ils ont retenu c’est les buttes, c’est ça pour eux la joualle, alors que c’est la butte et toute la technique qui est la définition de la joualle15. » En considérant la proportion significative de jardiniers retraités d’origine maghrébine, il existe un décalage entre cette forme paysagère propre à des techniques de culture et savoir-faire issus du terroir et des usagers non initiés à ces mêmes techniques.
27L’absence de concertation préalable à l’avant-projet, due au manque de temps et à la pressurisation du format « concours », est susceptible d’amener les paysagistes à proposer des formes paysagères cohérentes avec l’histoire et le territoire (bien qu’à questionner en milieu urbain de grand ensemble) mais déconnectées de dimensions socio-culturelles pourtant importantes, et dont dépend le degré d’implication habitante dans le projet futur. Cependant, même si nous émettons une critique de l’influence de l’institutionnalisation du projet sur les formes paysagères, dans le cas du Grand Parc, les membres de SaluTerre impliqués dans la concertation reconnaissent quant à eux leur déficit de pédagogie : « Nous, on aurait pu faire ça, proposer un atelier où on trace les parcelles entre les joualles. En amont, on aurait pu faire beaucoup de choses avec cette réflexion-là, ouvrir sur à quoi sert la joualle, qu’est-ce que c’est que les joualles […] On aurait pu faire beaucoup de choses, et faire travailler les gens sur la palette végétale, qu’est-ce qu’ils mettraient comme type de fruits. » (Idem.). Il faut ainsi souligner la fragilité de l’intervention de la Scop qui n’a pas su questionner, en tant que paysagiste et spécialiste de l’inclusion sociale, l’avant-projet proposé. Un meilleur accompagnement de l’apprentissage des savoir-faire liés à l’exploitation des joualles eut été souhaitable, tout en appuyant certains impensés des dimensions sociales du projet dans les discussions avec la maîtrise d’ouvrage.
28Concomitamment à ce phénomène d’imposition de forme paysagère, le Grand Parc est une illustration parlante d’une autre conséquence de l’institutionnalisation des projets de jardins partagés : l’influence des orientations politiques de mandatures sur leur conception.
- 16 Proclamée devant l’Assemblée nationale le 5 avril 2019, rédigée par l'association a.r.b.r.e.s., av (...)
29À Bordeaux, le passage en 2022 à une municipalité écologiste « verte » sous le mandat eelv de Pierre Hurmic voit la multiplication d’actions publiques en faveur de l’arbre et du végétal en général, dans la perspective d’amender les fonctions sanitaires, nourricières et surtout écologiques : plantations de micro-forêts ou forêts urbaines, semaine de l’arbre, signature d’une Déclaration des droits de l’arbre16, classement des arbres dans le plu (passage de 42 en 2019 à 182 en 2021), etc. L’enjeu de la protection de la biodiversité et des arbres, y compris en milieu urbain, prévaudrait sur celle du paysage et des usages potentiels du végétal en espace public (Pividori, op. cit.). Le projet de réhabilitation du Grand Parc, débuté en 2019, s’inscrit donc dans cette nouvelle mandature municipale également maîtrise d’ouvrage. On pourrait entendre, dans la façon dont l’un membres d’Exit présente le projet du Grand Parc, la traduction de cette orientation politique environnementale actuelle à laquelle sont soumis les paysagistes. En effet, dans une interview donnée sur France Bleu Gironde, la présentation du projet est orientée autour de l’implantation de nouveaux arbres (427), la protection des arbres existants et des nouveaux espaces plantés avec des clôtures de mise en défens, ainsi que le respect des sols, des systèmes racinaires et de la microfaune, tandis que la question des usages de l’espace et des aspects sociaux des jardins n’est pas abordée.
30La conception, la mise en œuvre et la présentation de ce type de projet témoignent d’une tendance politique privilégiant des dispositifs paysagers qui favorisent la diversité biologique et les fonctionnalités environnementales et patrimoniales, parfois au détriment des communautés sociales qui les habitent et les pratiquent. La mise en place d’exclos grillagés autour des arbres non fruitiers du Grand Parc, visant à les protéger des dégradations générées par les usages, en est-elle un symbole ?
31L’un des visuels produits par Exit Paysagistes pour le Grand Parc propose ainsi une image d’Épinal des jardins partagés (Figure 11) où les bâtiments de la cité et la ville s’effacent derrière un couvert végétal dense d’arbres fruitiers et de parcelles cultivées en joualles. L’image, qui illustre les futurs jardins partagés, le fait au travers de la représentation de jardiniers majoritairement jeunes et de type caucasien. Cette vision, qui s’écarte de la réalité sociale et paysagère du quartier, est probablement conçue pour susciter l’envie des porteurs du projet en étant conforme à des enjeux sociaux, éthiques, environnementaux, mais également esthétiques, où « faire jardiner dans la rue est envisagé comme une contribution des citoyens à l’embellissement du cadre de vie urbain » (Ramos, op. cit. : p. 137).
Figure 11. Les joualles du Grand Parc
Image de concours
© Crédit photographique : Exit Paysagistes
32La démobilisation actuelle de certains habitants du Grand Parc, pourtant impliqués dès le départ dans le projet, montre toute la difficulté d’articuler les actions politiques et les différentes revendications citoyennes. Les dispositifs d’inclusion sociale et de concertation, dont la mise en œuvre est fondamentale pour ce type de quartier, apparaissent ici partiellement incompatibles avec des préoccupations politiques environnementales, et ce, en particulier lorsqu’elles visent à exclure certains usages de l’espace public pour protéger la « nature ».
33Le processus d’implication des habitants dans la phase de dessin des parcelles, dans la rédaction d’une charte des bonnes pratiques de jardins partagés, ainsi que dans le jardinage de l’espace public, montre, en outre, que le jardinage peut être « un vecteur de la participation des citoyens à la végétalisation de la ville à l’échelle du quartier » (Brondeau, 2017) qui « entérine le “tournant urbanistique” (Emelianoff, 2007) des politiques publiques de développement durable » (Ramos, op. cit. : 72). La municipalité de Bordeaux, qui apparaissait en arrière-plan des jardins partagés de Cluny au début des années 1990, devient un élément instigateur dans la réhabilitation du Grand Parc en 2019. L’évolution de l’institutionnalisation des jardins partagés du Grand Parc entre 1988 et aujourd’hui est ainsi conforme à ce qu’Aurélien Ramos nomme « un passage du collectif à l’individuel » : « En effet, des jardins ouvriers aux jardins partagés, ce sont toujours des groupes sociaux qui sont ciblés : classes populaires, publics précaires et associations de riverains. Les dispositifs actuels, au contraire, sont portés par les municipalités, mais s’adressent non plus à des groupes sociaux, mais à des individus identifiés comme “habitants” » (ibid. : 137). Si l’on peut voir dans ce phénomène une forme d’instrumentalisation du jardinage, faut-il voir également dans la relocalisation des jardins partagés – situés en périphérie de la cité au début des années 1990, puis en son centre dans le nouveau projet – un marqueur spatial de la mise à l’agenda politique de ce type d’action publique ? La question reste ouverte.
34Cette étude monographique des deux jardins partagés du quartier du Grand Parc à Bordeaux, réalisée grâce à un retour réflexif sur l’immersion des membres du bureau d’études SaluTerre dans les deux projets, nous permet de dégager quatre idées principales montrant différents types d’interactions socio-écologiques, et donc paysagères, pouvant s’exercer dans ces dispositifs.
35Les jardins partagés du Grand Parc s’inscrivent dans différentes tendances des politiques publiques locales à s’intéresser à la question de l’espace public en tant que lieu de pratiques sociales, d’aménités paysagères et de fonctions environnementales. Ces espaces, qui s’organisent par et pour les habitants, sont également des lieux où s’exercent des formes d’exclusion sociale qui peuvent être générationnelles, de genre avec une féminisation des publics impliqués, ou culturelles avec une forte proportion d’habitants d’origine maghrébine. Ces différentes configurations sociales traduisent des modalités électives variant selon les groupes sociaux, et ont un impact direct sur les configurations paysagères des jardins et la répartition des parcelles, ainsi que sur les espèces végétales cultivées. Enfin, cette étude de cas a montré que la mise à l’agenda politique des jardins partagés est susceptible d’imposer des formes paysagères parfois déconnectées des contextes sociaux dans lesquels elles s’implantent. En faisant entrer les jardins partagés dans le processus institutionnalisant des marchés publics, les actions de mandature les « soumettent » à des normes et schémas de pensée déterminant leur configuration paysagère, au détriment parfois des usages et représentations paysagères portés par des citoyens que les politiques peinent à appréhender dans leur complexité sociologique.
36Nous proposons en ouverture de questionner les aspects éthiques qui sous-tendent la conception des jardins partagés, en émettant l’hypothèse que les procédés de gouvernance décidés par les habitants peuvent favoriser des principes d’équité (donner à chacun selon ses besoins, en fonction d’un contexte économique ou social), tandis qu’une gouvernance institutionnalisée se construirait selon un principe d’égalité (donner la même chose à chacun pour éviter les conflits).