1Le jardin est à la mode : individuel, collectif, urbain, rural, d’insertion, l’espace jardiné prend aujourd’hui différentes formes. La crise sanitaire et les différents confinements ont mis en lumière la demande sociale déjà existante d’espaces de végétalisation et de pratiques de jardinage. Au sein d’une dynamique de demande de plus de nature dans les villes (Bourdeau-Lepage et Vidal, 2012 ; Ernwein, 2020 ; Robert-Bœuf, 2019) pour des raisons psychologiques (Roscak et al., 1995), climatiques (Clergeau, 2012) sociales et environnementales (Torres et al., 2018), ou encore sanitaires (Ulrich, 2002), le jardin collectif trouve une légitimité aussi bien chez les habitants que du côté des acteurs publics (Deschamps, 2020).
2Pour discuter ces supposés bienfaits des jardins, nous mettons la focale sur les jardins partagés : qui peuvent être créés en pied d’immeuble, au sein d’espaces verts, ou sur des vacants réaménagés par des habitants en lien avec la municipalité, avec organisation collective de parcelles. Ces jardins partagés, descendants directs des community gardens (Mestdagh, 2015 ; Bally, 2021), sont aussi liés à des logiques d’inclusion sociale (Hynes, 1996 ; Moore, 2006 ; Landman, 1993), définies comme favorisant la participation de certaines populations handicapées, économiquement pauvres ou culturellement stigmatisées au collectif de jardinage, avec pour visée de les inclure dans une dynamique de quartier et de les « responsabiliser » vis-à-vis de l’espace urbain (Neo et Chua, 2017 ; Turner et al., 2011 ; Welsh et MacRae, 1998 ; Petrovic et al., 2019). La littérature critique sur ces jardins montre qu’ils ne seraient plus le lieu inclusif d’avant (Kurtz, 2001 ; Welsh et MacRae, 1998 ; Schmelzkopf, 1995) mais des lieux aux fonctions sociales (Glover, 2003 ; Baudry et al., 2014 ; Bouvier-Daclon, 2001), d’insertion (Cérézuelle et Roustang, 2010 ; Hynes, 1996 ; Moore, 2006 ; Mele, 2000) ou contestataires (Schmelzkopf, 1995). Comme Duchemin et al. (2010), Scheromm (2015), Schinew et al. (2004), nous identifions les jardins partagés comme des espaces aux différentes fonctionnalités, qui peuvent entrer en tension, faisant émerger des conflits et une fermeture progressive de ces espaces.
3Cette fermeture s’opère ainsi selon deux processus : la présence systématique d’une barrière physique, et une montée en connaissance des habitants jardiniers. Notre question de recherche est la suivante : comment la mise en conflits de différentes fonctions associées aux jardins partagés produit des tensions qui conduisent à dévier les jardins de leurs valeurs de départ, notamment l’inclusion sociale ?
4Comme le montrent Mestdagh (2015) et Bally (2021), les jardins partagés sont une déclinaison française des community gardens, reprenant leur organisation, leur fonctionnement et leurs objectifs. Nous empruntons donc ici logiquement aux deux littératures pour situer l’état des connaissances sur les jardins collectifs urbains.
5Les community gardens et jardins partagés se construisent par l’implication d’une part des habitants dans le processus de construction et de démarrage de ces jardins (Firth et al., 2011 ; Ghose et Pettygrove, 2014 ; Deschamps, 2020) qui mobilisent d’autres acteurs, repèrent un terrain, se mettent en contact avec la collectivité, puis gèrent le jardin ; d’autre part via les acteurs publics qui préparent (dépollution du terrain par exemple), financent et légitiment ces jardins. L’espace jardiné est donc coproduit et défini à la fois par les représentations des acteurs impliqués (Wegmuller et Duchemin, 2010), mais aussi par leurs pratiques quotidiennes (Scheromm, 2015).
6Ces pratiques et représentations attachent des fonctions spécifiques aux jardins : le jardin collectif peut être un espace de production de denrées alimentaires (Paddeu, 2012 ; Duchemin et al., 2010 ; Scheromm, 2015), de rencontre et d’interactions sociales (Glover, 2003 ; Baudry et al., 2014 ; Bouvier-Daclon, 2001), d’insertion sociale en permettant à des jardiniers d’acquérir des compétences (Paddeu, 2012 ; Cérézuelle et Roustang, 2010 ; Hynes, 1996 ; Landman, 1993 ; Mele, 2000), de promotion d’une certaine citoyenneté favorisant la participation à la vie de la cité (Demailly, 2015 ; Pudup, 2008 ; Ghose et Pettygrove, 2014 ; Zask, 2016), d’éducation à des pratiques agricoles, et au travail en collectif (Duchemin et al., 2010), de pratiques de loisirs comme la détente, la lecture (Bally, 2021), de paysage (Consalès et Dacheux-Auzière, 2018), voire de production de communs (Barron, 2017 ; Sachse, 2020).
7Ces fonctions peuvent se cumuler : Wegmuller et Duchemin (2010) identifient sur un même espace des fonctions d’aménagement urbain, d’environnement, de sécurité alimentaire, d’économie, de santé, loisirs, d’éducation et d’interactions sociales. Shinew et al. (2004) voient les community gardens comme des espaces d’intégration des populations de différents quartiers et d’égalité : de même que Saint-Ges à propos des jardins partagés de Bordeaux (2018) et Hou (2017) avec les jardins de Séoul.
8Dans ces perspectives, ces fonctions sont déterminées par les « représentations des institutions et des jardiniers impliqués » (Hou, 2017 : 119) de ce que doit être le jardin, qui sont de fait différentes, voire divergentes (Jamison, 1985) ou conflictuelles (Schmelzkopf, 1995 ; Smith and Kurtz, 2003 ; Staeheli et al., 2002). Pour Wegmuller et Duchemin (2010 : 6), ces fonctions des jardins partagés sont mises en évidence dans les écrits officiels des municipalités et le discours des acteurs jardiniers qui justifient de leurs pratiques. Selon Ghose et Pettygrove, des divergences peuvent apparaître au sein même des groupes de jardiniers (Ghose et Pettygrove, 2014 : 95), dues au fait que ces acteurs jardiniers n’appartiennent pas aux mêmes réseaux, classes sociales et n’ont pas les mêmes pouvoirs au sein du jardin.
9À partir de ces travaux sur les multifonctionnalités des jardins, et des conflits de visions entre jardiniers, nous souhaitons prolonger ces analyses critiques des jardins en interrogeant la manière dont ces espaces excluent, par leur configuration spatiale, mais aussi par la promotion de certaines connaissances par des jardiniers.
10Historiquement, les jardins urbains (working gardens, jardins ouvriers, community gardens et autres…) sont mus par des pratiques d’acteurs habitants ou de collectivités, et s’adressent à des populations ouvrières, pauvres ou immigrées, cela en France comme aux États-Unis (Hynes, 1996 ; Moore, 2006 ; Landman, 1993 : Mele, 2000). Les jardins ouvriers voulus par l’abbé Lemire et soutenus par l’État français se voulaient être des lieux d’apprentissage pour les plus démunis : de manière de cultiver, de valeurs morales associées à la terre, d’autonomie alimentaire et d’occupation.
11Les community gardens, nés en 1973 dans la mouvance de réappropriation d’espaces à New York, se voulaient des lieux de lutte contre la criminalité, de rencontre, de renaissance de la nature en ville (Moore, 2006), ouverts aux populations immigrées et pauvres. Les positions sociales et professionnelles n’étaient pas évoquées au cours des discussions (Petrovic et al., 2019 ; Voicu et Been, 2008) et tous les jardiniers pouvaient participer aux processus de décision avec un coût de l’inscription très modeste (Blaine et al., 2010). Schmelzkopf met en lumière la volonté d’inclusion des populations défavorisées et immigrantes, malgré les confrontations que cela entraîne avec la ville de New York (Schmelzkopf, 1995). Pour Welsh et MacRae, l’inclusion sociale des populations défavorisées se traduit par l’acquisition d’une citoyenneté spécifique aux jardins et axée sur la participation (Welsh et MacRae, 1998). Pour Aptekar, le community garden est un lieu où les participants peuvent être de races, ethnies, classes sociales différentes (Aptekar, 2015 : 216) et regroupés autour d’une idée de communauté.
12Directement inspirés de ces modèles de jardinage collectif, les jardins partagés émergent en 1997 en France avec le « 1er forum national de jardinage et de citoyenneté » de Lille, où sont présentées différentes initiatives de jardinage urbain, dont les community gardens. Les ateliers organisés abordent des techniques de jardinage écologique, mais aussi le « jardin pédagogique », le jardin comme « lieu d’entraide et de solidarité » ou encore le « jardin en partage fruits de l’initiative et du dialogue ». Au sein de ces actes fondateurs pour les jardins partagés, la définition même de jardin renvoie à l’inclusion sociale : « Le jardin a aussi plusieurs fonctions […] : une fonction nourricière, financière, éducative, récréative et créative, environnementale et sociale. » (Actes du 1er forum des Jardins partagés). L’idée d’inclusion est aussi présente dans la définition de ces jardins partagés issues de ce forum :
« Cultivé collectivement par les habitants d’un quartier d’un village ou d’une communauté. Un jardin partagé ne se décrète pas, il prend tout son sens parce qu’il répond aux attentes et aux besoins des habitants d’un lieu… Pour donner un point d’appui aux personnes en difficulté aux fins de retrouver utilité sociale et dignité, en ayant la possibilité de participer à un travail productif qu’il soit monétaire ou non » (charte Jardin dans tous ses états1).
13Les jardins partagés naissent donc de cette filiation avec les community gardens mais aussi avec les jardins familiaux ou les jardins d’insertion, et ont donc une visée sociale clairement établie (Den Hartigh, 2013), même si celle-ci peut être normative (Joly et Lebrou, 2021) : pour Zask, les jardins partagés peuvent faire partie d’un « plan de réinsertion sociale » et se veulent ainsi des lieux inclusifs (Zask, 2016). Des jardins ouvriers aux community gardens, le jardinage urbain est donc bien marqué par ses fondateurs par une visée sociale d’inclusion des minorités : cette inclusion sociale peut cependant aussi s’accompagner d’une « exclusion » de certains acteurs des jardins.
14Au-delà de portraits utopiques des community gardens dressés dans la littérature (Birky et Strom 2013), une progressive littérature s’intéresse à la manière dont ces jardins collectifs se détournent de leurs valeurs (Ghose et Pettygrove, 2014 ; Staeheli et al., 2002), de leur fonction d’inclusion (Mestdagh, 2015 ; Neo et Chua, 2017 ; Pudup, 2008 ; Tan et Neo, 2008), en créant de l’entre-soi. Pudup met en évidence la façon dont ces jardins sont les produits d’une époque néolibérale visant à l’amélioration des citoyens : un « empowerment individuel » (2008 : 1230). L’auteure décrit les community gardens comme des « espaces de gouvernances néolibérales » (Pudup, 2008 : 1228), visant principalement à pallier des défauts de l’individu, et non de la société, et fait la distinction entre une période d’après-guerre, où ces community gardens avaient une portée très contestataire et inclusive, et les jardins plus récents, qui sont animés par « un ethos de responsabilité individuelle » (Pudup, 2008 : 1229).
15Mestdagh montre que se créent essentiellement des liens faibles entre jardiniers, tout comme Bouvier-Daclon et Sénécal (2001), évoquant une sociabilité « furtive et superficielle » (p. 527). L’auteure analyse l’entre-soi des jardiniers, basés sur le profil socio-démographique de ces acteurs, via des pratiques de repli induites par leur homogénéité sociale (Mestdagh, 2015 : 265), ce qui limite l’ouverture du jardin vers l’extérieur. Tan et Neo (2009) montrent comment la forte présence de la collectivité dans la gestion des jardins peut imposer une certaine vision du jardinage et exclure certains jardiniers plus activistes, de même que Vandebroucke et al. (2012) à Lyon, Paris et Marseille.
16Cette littérature interroge cependant peu la manière dont ces tensions autour de ce que doit être le jardin (y compris entre jardiniers de même milieu social) se traduisent en activités de jardinage qui excluent progressivement certains. Autrement dit, cette non-inclusion de l’autre ne repose pas uniquement sur des caractéristiques socio-démographiques. Nous cherchons ici à compléter cette littérature émergente sur la critique de ces espaces jardinés (Pudup, 2008 ; Eizenberg, 2012 ; Aptekar, 2015 ; Paddeu, 2012 ; Mestdagh, 2015) en montrant comment des divergences de perception sur ce que doit être l’espace du jardin (ses fonctions), entre jardiniers et entre jardiniers et collectivités, engendrent une non-inclusion physique, via la barrière (la clôture) et organisationnelle (l’instauration de nouvelles techniques de culture).
17À partir du forum de Lille, puis de Nantes, les jardins partagés se sont développés sur le territoire via des initiatives locales et la création du réseau national « Le jardin dans tous ses états ». Sont mises en avant des valeurs de partage, de solidarité, de respect de l’environnement et de lien social. Les premiers jardins partagés émergent à Rennes, Lille, Lyon, et sont progressivement soutenus par les collectivités. En 2016, 1 000 jardins partagés sont recensés sur le territoire national. Ce succès des jardins urbain s’explique à la fois par une forte demande sociale (Bourdeau-Lepage, 2012), mais aussi parce que ces jardins sont complémentaires avec les problématiques actuelles des collectivités : développement durable et participation des habitants (Bally, 2017).
18Le premier jardin du territoire a été inauguré à Villeurbanne en 1998, suivi en 2000 par la Duchère. De 2001 à 2008, 15 jardins partagés ont été développés sur la ville de Lyon, puis 20 entre 2008 et 2013. À l’échelle de la ville de Lyon, leur nombre est de 62 en 2020, et une dizaine de jardins partagés sont en projet. Le tableau 1 décrit la répartition des jardins par arrondissement de la ville de Lyon, Villeurbanne, Oullins et Vénissieux.
Tableau 1. Répartition des jardins partagés sur le territoire lyonnais (2020)
Arrondissement |
Nombre de jardins |
Lyon 1 |
8 |
Lyon 2 |
4 |
Lyon 3 |
6 |
Lyon 4 |
5 |
Lyon 5 |
9 |
Lyon 6 |
4 |
Lyon 7 |
5 |
Lyon 8 |
7 |
Lyon 9 |
9 |
Total ville de Lyon |
57 |
Villeurbanne* |
12 |
Vénissieux* |
2 |
Oullins* |
2 |
*Les territoires de Vénissieux, Oullins, et Villeurbanne étant très proche de la ville de Lyon : ces derniers ont également été enquêtés pour les besoins de l’étude
- 2 Consulté le 05/05/2023.
- 3 consulté le 05/05/2023.
19Ces jardins sont soutenus par la collectivité depuis 2000 : le suivi a été rattaché dans un premier temps aux services de l’action sociale, dans une visée du jardinage pour l’inclusion, puis à la Direction du développement territorial2, avec une politique spécifique pour les jardins partagés en relation avec le service Espaces verts : cette direction travaille sur des questions de cohésion territoriale et sociale, comprenant le volet Politique de la Ville. L’accompagnement se fait sur trois volets : un soutien financier des jardins avec un appel à projets annuel, une mise à disposition d’un terrain appartenant à la Ville de Lyon avec la réalisation de certains aménagements une animation du réseau via notamment l’association Passe-Jardin. Cette association organise des formations : comment organiser le collectif de jardiniers, comment jardiner de manière écologique, et recense les jardins partagés du territoire. L’aménagement du terrain par la ville comprend une analyse de la terre afin de voir si la pose de filets avec une terre « saine » ou la pose de bacs est nécessaire, la pose d’une clôture – de différentes hauteurs – pour protéger le jardin des intrusions et « faire respecter le travail des jardiniers » (Élisabeth, chargée de mission Ville de Lyon). Les jardiniers signent une charte de jardinage3 élaborée par la ville en collaboration avec des habitants jardiniers, invitant à « pratiquer un jardinage écologique », avoir une gestion raisonnée de l’eau et privilégier les plantes locales : l’élevage, le feu ou le plantage d’arbre est interdit. Cette charte précise aussi la dimension inclusive des jardins :
« Les jardins partagés construisent des solidarités actives et développent l’esprit d’entraide, tout en luttant contre l’isolement et les discriminations. Cela passe notamment par des projets d’accueil de personnes en difficulté sociale, des personnes en situation de handicap » (article 2 charte des jardins partagés de la ville de Lyon).
20Une dimension sociale sur laquelle insistent certains acteurs de la ville et qui semble donc plutôt émerger des institutions locales que des habitants eux-mêmes : « Il y a quand même une approche sociale, il est question de cohésion sociale beaucoup dans les jardins partagés » (Élisabeth). Ce discours, partagé par d’autres élus pour qualifier le jardin partagé de lieu de « lutte contre l’exclusion » (Bruno, Métropole de Lyon) se retrouve peu chez les habitants jardiniers. Malgré cela, nous montrons dans cet article que les barrières voulues par ces institutions autour des jardins et qui font partie de leur aménagement viennent contrer en partie cette volonté d’inclusion.
21Le tableau 2 présente les caractéristiques de l’ensemble des jardins partagés observés sur le territoire de Lyon : sur ces 28 jardins, 8 ont été créés à l’initiative des collectivités, 20 à l’initiative d’habitants. La taille de ces jardins varie de 130 m2, soit de petites parcelles jusqu’à 1 600 m2. L’une des caractéristiques de ces jardins lyonnais est la non-présence de parcelles individuelles : l’ensemble des jardins s’organisent autour de parcelles collectives.
Tableau 2. Caractéristiques des jardins partagés observés
Nom |
Lieu |
Origine |
Date |
Taille en m2 |
Adhérents |
Actifs |
Grillage |
Jardin des Étoiles |
7è |
Habitants, Paysagiste et Ville |
2003 |
633 |
50 |
4 |
Haut |
Le Coin des Herbes |
1er |
Habitants |
2009 |
1500 |
65 |
8 |
Haut |
Le Potager enchanté |
3è |
Ville et habitants |
2012 |
710 |
22 |
5 |
Moyen |
La Clairière Verte |
7è |
Ville |
2014 |
380 |
20 |
5 |
Moyen |
Le Verger Urbain |
8è |
Ville (Centre Social) |
2014 |
|
20 |
----- |
Haut |
Jardin de la Paix |
1er |
Habitant |
2007 |
260 |
35 |
4 |
Mur |
L'Oasis des Citadins |
5è |
Habitant |
2002 |
363 |
20 |
3 |
Moyen |
Le Refuge Vert |
5è |
Habitant |
2006 |
400 |
30 |
|
Mur |
La Parcelle Ensoileillée |
1er |
Habitant |
2003 |
200 |
8 |
|
Moyen |
Jardin des Saisons |
4è |
Habitant |
2012 |
325 |
15 |
|
Mur |
Le Jardin des Simples* |
4è |
Habitant |
2011 |
150 |
20 |
|
Haut |
L'espace des Fleurs |
5è |
Ville (Centre Social) |
2005 |
100 |
50 |
|
Bas |
Le Potager du Bonheur |
Vénissieux |
Ville (Centre social) |
2009 |
800 |
6 |
|
Moyen |
Jardin du Petit Bois |
5è |
Ville (Centre social) |
2013 |
500 |
18 |
|
Moyen |
Le Coin du Jardinier** |
4è |
Habitant |
2015 |
1000 |
50 |
|
Haut |
Le Havre Végétal |
1er |
Habitant |
2011 |
130 |
20 |
|
Moyen |
La Prairie Citadine |
4è |
Habitant (association) |
2003 |
500 |
19 |
|
Moyen |
Le Jardin des Amis |
Vénissieux |
Habitant |
2006 |
650 |
15 |
|
Haut |
Le Verger Partagé |
Oullins |
Habitant |
2011 |
220 |
20 |
|
Haut |
La Terasse Verte |
3è |
Ville |
2014 |
200 |
5 |
|
Mur |
Jardin de la Sérénité |
2è |
Habitant |
2015 |
500 |
30 |
|
Bas |
L'Îlot Fleuri*** |
7è |
Habitant |
2010 |
1600 |
25 |
|
Bas |
Le Potager Familial |
8è |
Habitant |
2015 |
300 |
9 |
4 |
Moyen |
Le Jardin des Cœurs |
Villeurbanne |
Habitant |
2013 |
300 |
20 |
5 |
Moyen |
*Fermé en 2017 ; *Fermé en 2016 ; ***Fermé en 2015. En cours de reprise par une association
Grillage : Bas : moins de 1 mètre ; Moyen : entre 1 m et 1,80 m ; Haut : plus de 2 mètres
22Nous nous appuyons sur un travail de terrain auprès de jardiniers de jardins partagés sur le territoire de Lyon, mené entre décembre 2015 et juin 2018 : 1. des entretiens semi-directifs avec des élus et techniciens des collectivités engagés dans des projets de jardins partagés (11), afin de comprendre comment les collectivités prennent en charge et se représentent ces jardins. 2. des entretiens semi-directifs avec des acteurs jardiniers (46) de 28 jardins, pour comprendre leurs représentations, leurs pratiques, leur vision de l’espace jardiné. Le tableau 3 décrit les enquêtés jardiniers et le tableau 4 les acteurs de collectivités. Nous avons mené des observations répétées sur quatre jardins partagés en particulier, lors de journées plantations, d’évènements, de journées quotidiennes, et lors de périodes creuses : ce travail d’observation a permis de mettre en lumière les pratiques des jardiniers, au-delà des discours, et le rapport entre les jardiniers et les habitants du quartier. Ce dispositif nous a permis d’observer plusieurs organisations, pratiques quotidiennes, représentations et manières d’occuper l’espace du jardin.
23Nous nous appuyons aussi sur des données secondaires : pages Facebook de collectifs, sites internet où les jardiniers communiquent des actualités, les séances de jardinage, postent des photos, etc. Ces données secondaires ont été utiles pour avoir accès aux comptes rendus de réunions mensuelles, prises de décision, pour identifier les travaux en cours ou tout simplement pour identifier des contacts.
Tableau 3. Liste des jardiniers interrogés
|
Appartenance |
Diplôme |
Âge |
Dominique |
Jardin Partagé L'Îlot Fleuri |
Bac +5 |
39 |
Quentin |
JP Le Potager Enchanté |
Bac +2 |
44 |
Nathalie |
JP Le Jardin des Cœurs |
Bac +8 |
24 |
Jean |
JP Le Coin des Herbes |
Bac +5 |
38 |
Alexia |
JP La Clairière Verte |
Bac +8 |
34 |
Véronique |
JP Le Verger Partagé |
Bac +5 |
56 |
Kate |
JP La Terasse Verte |
Bac +3 |
40 |
Vincent |
JP L'Oasis des Citadins |
Bac +3 |
63 |
Charles |
JP L'Oasis des Citadins |
Bac +3 |
65 |
Anaïs |
JP L'Espace des Fleurs |
Bac +3 |
69 |
Sarah |
JP Jardin de la Sérénité |
Bac +2 |
66 |
Magalie |
JP Jardin de la Sérénité |
Bac |
68 |
Catherine |
JP Jardin de la Sérénité |
Bac +3 |
63 |
Rachel |
JP des Saisons |
Bac +5 |
53 |
Delphine |
JP Le Potager du Bonheur |
|
29 |
Samuel |
JP du Petit Bois |
Bac |
70 |
Aurélie |
JP du Petit Bois |
Bac |
71 |
Daphné |
JP du Petit Bois |
Bac +2 |
66 |
Mélanie |
JP du Petit Bois |
Bac |
62 |
Bruno |
JP de la Paix |
Bac +5 |
31 |
Sandra |
JP des Ėtoiles |
Bac +5 |
50 |
Philippe |
JP des Amis |
Bac +5 |
56 |
Noémie |
JP des Heureux |
Bac +5 |
40 |
Jérémy |
JP La Parcelle Ensoleillée |
Bac +3 |
64 |
Cyril |
JP L'Îlot Fleuri |
Bac +3 |
40 |
Jérôme |
JP Bonachoux |
Bac +5 |
37 |
Élise |
JP La Prairie Citadine |
Bac |
73 |
Clara |
JP des Simples |
Bac |
60 |
Pauline |
JP Le Coin du Jardinier |
Bac |
58 |
Marie |
JP Le Coin du Jardinier |
Bac +2 |
38 |
Pierre |
JP Jardin des Ėtoiles |
Bac +3 |
45 |
Anna |
JP Jardin des Ėtoiles |
Bac +3 |
64 |
Roger |
JP Jardin des Ėtoiles |
Bac |
74 |
Luc |
JP Le Refuge Vert |
Bac +3 |
63 |
Kévin |
JP Le Potager Familial |
Bac +3 |
39 |
Adrien |
JP Le Coin des Herbes |
Bac +5 |
40 |
Agathe |
JP Le Coin des Herbes |
Bac |
70 |
Martine |
JP Le Coin des Herbes |
Bac +3 |
48 |
Sidonie |
JP Le Coin des Herbes |
Bac +5 |
24 |
Bernard |
JP l'Eespoir |
Bac +5 |
39 |
Tableau 4. Liste des acteurs de collectivités interrogés
|
Position |
Appartenance |
Lindsey |
Élue |
Ville de Lyon |
Sophie |
Élue |
Mairie Croix Rousse |
Élodie |
Technicienne d’arrondissement |
Mairie Croix Rousse |
Michelle |
Animatrice |
Centre Social de la Saulaie |
Élisabeth |
Chargée de mission |
Ville de Lyon |
Leilla |
Chargée de mission |
Centre Social de la Saulaie |
Émeline |
Chargée de mission |
Direction des Espaces Verts |
Éva |
Animatrice |
Centre Social Champvert |
Madeleine |
Animatrice |
Centre Social Point du Jour |
Paul |
Élu |
Métropole Grand Lyon |
Angélique |
Chargée de Mission |
Centre social Mermoz |
24Chaque jardin partagé est paré d’une barrière, qu’il s’agisse d’une clôture à mi-hauteur, d’un mur d’habitation (Figure 1), d’un grillage ou encore d’une barrière naturelle. Le tableau 1 décrit la hauteur de clôture pour chaque jardin observé : cette fermeture physique peut être haute de plus de 2 m, moyenne entre 1 m et 1,80 m, ou basse, moins de 1 m. Les barrières basses en bois sont symboliques et permettent de clôturer l’espace sans toutefois le fermer aux regards et aux corps extérieurs au jardin. Elles concernent deux jardins observés, l’un dans le 7e arrondissement, l’un dans le 2e : tous deux prenant place sur des espaces en friches et peu passants. Les barrières moyennes concernant 11 jardins observés, les barrières hautes 11 jardins également. Dès lors, ces barrières sont-elles plébiscitées par les jardiniers ?
Figure 1. Clôture haute du jardin partagé Le Potager du Bonheur avec un grillage, le 14/11/2017
25Elles sont érigées par les municipalités via une entreprise lors des travaux précédant l’ouverture de chaque jardin (aplanissement, taille d’arbres, construction de retenue pour les glissements en cas de pentes, clôture, bacs de jardinage si nécessaires, etc.) : la fermeture des jardins est une nécessité pour les municipalités pour lutter contre les nuisances nocturnes et éviter la destruction du travail des jardiniers. Ces derniers n’ont pas de prises sur ce moment de préparation du terrain et se voient imposer ces aménagements.
26D’après la charte des jardins partagés lyonnais, l’espace jardiné doit être « ouvert à tous dès lors qu’un jardinier est présent. Ils favorisent ainsi l’échange avec les autres habitants et les structures de leurs quartiers » (article 3). Cela montre la représentation des collectivités sur ce que doit être le jardin : un espace entretenu par des habitants, qui peut profiter à tous et qui doit favoriser les liens sociaux sur le quartier. « C’est un jardin clôturé, mais néanmoins ouvert. Quand un jardinier est là, le jardin est ouvert et les gens peuvent rentrer. Si pas de jardinier présent, le jardin est fermé » (Émilie, association Passe-Jardin). Cette fermeture physique doit empêcher les intrusions dans le jardin qui pourraient créer des nuisances pour les habitations alentour ou pour les jardiniers, avec la dégradation de cultures ou de matériels pour le jardin. Cette barrière, « souvent demandée par les jardiniers et par les collectivités » (Émilie), sert ainsi à repousser les éventuelles dégradations, mais aussi à faire reconnaître cet espace comme particulier – non complètement public.
« Le jardin partagé n’est pas un espace public, ce n’est pas un trottoir, une place, où on va comme on veut, il est sous la responsabilité de l’association, qui a signé une convention d’occupation temporaire, car on est sur un espace ville de Lyon » (Élisabeth, chargée de mission Ville de Lyon).
27Le jardin partagé relève de la responsabilité d’un groupe de jardiniers et de la collectivité, il est donc fermé. À l’instar d’un terrain d’association, les jardins sont des espaces entre le public et le privé, une sorte « d’espace à soi et pour tous » (Mestdagh, 2015 : 111). Prêté par la municipalité, le jardin est un espace singulier, car travaillé – et donc approprié par la pratique de l’aménagement du terrain – par un collectif de jardiniers, mais non accessible en permanence par un public (Den Hartigh, 2013). Ces jardins partagés comme espace particulier viennent renforcer le flou autour de la définition de l’espace public (Mitchell, 2003). La fermeture de ces espaces jardinés va dans le sens de la « ville fortifiée » constatée par Mitchell (2003) où la peur des usagers et comportements inappropriés entraîne une fermeture des espaces accessibles dans les villes (Parahm, 2015).
28L’espace jardiné est ainsi par définition un espace fermé, car relevant de la responsabilité d’une association ; mais un espace ouvert dès lors qu’un jardinier est présent. Cette responsabilité, étudié par Neo et Chua (2017) à propos des community gardens engendre de fait des processus d’inclusion et d’exclusion, reposant ici sur la nécessité de la barrière pour protéger l’espace.
29En fait, cette impression de « fermeture d’un espace » par une clôture est renforcée par l’histoire du terrain : l’espace jardiné s’étend sur un terrain auparavant dédié à autres choses. Sur les 28 jardins observés, 8 ont été installés sur des terrains autrefois physiquement inaccessibles (fermés par une barrière par exemple) et ont donc ouvert un accès à ces espaces. De l’autre côté, les 20 autres étaient des espaces libres d’accès, mais en friche. Le jardin Champverdoyant, 5e arrondissement, est situé sur une parcelle d’un parc réaménagé, aujourd’hui ouverte sous couvert de présence d’un jardinier. Les Coccinelles de Sans Souci a été aménagé sur un ancien square, entre plusieurs immeubles, de même que le jardin Camille. A contrario, les autres jardins observés se situent sur des terrains auparavant non utilisés (en friche) : La Muette par exemple est un jardin placé sur les pentes de Croix Rousse, sur un espace qui servait de décharge pour de gros encombrants.
30Certains habitants insistent, comme c’est le cas de la première version du jardin partagé la Réserve ou du quai Rambaud, sur une certaine « ouverture du jardin sur le quartier », qui passe par une clôture basse permettant « de ne pas enfermer le jardin derrière des barrières » (Sarah, jardinière jardin Quai Rambaud). Cette barrière permet une ouverture symbolique du jardin sur le quartier. Si elle reste fermée, le jardin est visuellement à portée de main des habitants ou des passants et permet de « faire déborder les cultures sur le quartier, en mettant à portée les framboises qui poussent en bordure » (Sarah). Offrir une aménité visuelle aux passants est aussi l’un des objectifs de ces jardins. Certains collectifs de jardiniers ont essayé de contourner cette règle pour ouvrir au maximum le jardin sur le quartier. Le jardin îlot d’Amaranthes, dans le 7e arrondissement de Lyon, est au départ le projet à la fois d’un artiste, de la mairie et des habitants. Ce jardin est entouré d’une clôture orange de 3 m (Figure 2), et se situe au cœur du quartier populaire de la Guillotière, historiquement plutôt investi par les minorités et récents arrivants en France. Le premier collectif du jardin, en 2008, souhaite l’ouvrir sur le quartier : ils ont donc tenté de le laisser ouvert la nuit durant quelques semaines. Cette ouverture visait à rompre la dualité entre « les blancs derrière une cage, qui regarde d’au-dessus » (Pierre) et les habitants du quartier.
« On a mis en place une logique d’usage collective où on laissait ouvert avec l’idée que les autres pouvaient venir se détendre, voire planter quelque chose. Bon, on s’est retrouvés avec des plaintes des habitants, car il y avait des barbecues tous les soirs et un jardin pas très propre » (Pierre, jardinier Îlot d’Amaranthes).
Figure 2. Clôture haute du Jardin partagé des Étoiles avec le côté « design » voulu par l’artiste, le 23/05/2016
31Les jardiniers ont donc refermé l’espace hors de leur temps de présence pour éviter la fermeture définitive du jardin. Dans cette situation sont donc exclus les habitants du quartier, minorités pour lesquels historiquement ces jardins ont en partie été créés. Le jardin Graines de Lait, dans le 7e arrondissement, a tenté la même expérimentation, pour le même résultat, une exclusion des minorités du quartier. À défaut donc de ce qui est présenté dans les chartes des jardins, dans la charte de Lille ou dans les discours autour des jardins partagés, ces derniers ne sont pas ouverts en permanence. Cette ouverture souhaitée des jardins sur leur environnement vient se confronter à la réalité du terrain des villes : les espaces n’appartiennent pas aux citoyens et sont soumis aux règles, officielles comme tacites, du milieu urbain.
32Du côté des jardiniers, la barrière est plutôt bien perçue, voire demandée. Si les participants souhaitent garder cette idée d’ouverture du jardin vers l’extérieur, ils sont conscients que la présence d’une barrière permet de protéger leur récolte : « On voulait un jardin qui soit accessible, pas à tout le monde, les parcelles sont fermées, mais on voit ce qui se passe à l’intérieur » (Samuel, jardin Champverdoyant).
33Sur de nombreux jardins, les habitants demandent d’eux-mêmes la présence d’une barrière pour protéger leurs efforts des potentielles intrusions. Sur le jardin L'îlot fleuri, 7e arrondissement, qui prend place sur un jardin partagé abandonné par les jardiniers – car trop exposé aux interventions extérieures –, les nouveaux participants ont demandé que l’espace soit clôturé plus haut (Figure 3), car il serait « trop difficile de jardiner en non clôturé, l’endroit se transformait en endroit insalubre ou en dépôt de déchets » (Cyril, jardin L'îlot fleuri). La barrière permet aussi d’éviter le découragement des jardiniers.
Figure 3. Ancienne clôture purement symbolique pour délimiter Le Verger Partagé, le 10/12/2015
34La présence de la barrière entraîne une diversité de réaction de la part des participants. Pour Élise, présidente d’un jardin partagé à Croix Rousse, « quand la porte est fermée, les gens n’osent pas entrer, ça parait intimidant » : le jardin, entouré de barrières et avec une porte fermée, reste un espace clos, bien séparé de l’espace public. Selon plusieurs jardiniers, il n’est pas rare de trouver porte close du fait de la présence relativement concentrée des jardiniers sur certains créneaux : samedi, dimanche après-midi ou en fin de journée en semaine durant la belle saison.
« En essayant de trouver un autre jardin, j’en ai trouvé deux pas loin de mon quartier. Mais à chaque fois que j’y suis allée, je n’ai vu personne. Tout était fermé. Et là je me suis dit qu’en fait, cette fermeture, ça excluait quand même vachement les gens qui ne participent pas. J’ai dû insister et venir de nombreuses fois pour pouvoir rencontrer les jardiniers et m’inscrire au jardin » (Pauline, jardin Le coin du jardinier).
35Nos observations sur les jardins partagés montrent que la temporalité du travail jardinier, et la règle de la fermeture du jardin sans présence de participants, fabriquent un lieu clos, de végétation, agréable à regarder, à longer, mais séparé de l’espace public. Pierre parle de « cage » et de « collectifs de diplômés derrière une grille » : la barrière devient ainsi un symbole qui sépare l’espace jardiné de l’espace urbain bétonné ou encore la population du quartier et les jardiniers. Cette affirmation peut être tempérée sur les jardins à barrière basse, qui semblent plus ouverts sur le quartier, car imposant moins une barrière visuelle sur l’espace : à ce titre, les jardiniers « aiment bien que la verdure dépasse du grillage pour déborder sur la ville » (Luc, jardin Le refuge vert).
36Ces tensions entre ouverture et fermeture révèlent les différences de représentation des jardiniers et des acteurs de la municipalité de ce que doit être l’espace jardiné : pour certains, le jardin partagé est un espace de culture fermé, de jardinage réservé à ceux qui font partie de l’association. Dans cette vision, la barrière est indispensable, à l’instar des community gardens aujourd’hui, car elle permet de protéger les récoltes : le jardin a alors une fonction de production, d’expérimentation, voire d’éducation. Pour d’autres, le jardin partagé doit être un espace ouvert aux habitants du quartier, voire aux passants, afin que le travail des jardiniers puisse bénéficier au plus grand nombre – à la manière d’un square par exemple. Dans cette optique, le jardin partagé fait partie de ces « communs urbains » (Festa, 2016) qui doivent bénéficier à tous, même si organisé par quelques-uns. Les fonctions d’ouverture et d’inclusion sont ici en conflit avec des fonctions de production (produites par certains jardiniers et la collectivité).
37Cette barrière est donc à l’origine de tensions autour du jardin partagé, et contribue à produire des espaces d’exclusion où passants et habitants ne se sentent pas les bienvenus. L’espace paraît « appartenir à quelques-uns » (Bourdeau-Lepage et Vidal, 2012). Ainsi, la systématisation de ces barrières vient rompre avec l’idée originale d’inclusion des community gardens – le paradoxe étant même que l’origine de ces jardins tient au fait que des habitants avaient démonté des clôtures pour s’approprier des terrains inutilisés par la Ville de New York. Cette première partie montre que plusieurs visions du jardin s’opposent entre espace préservé de culture et espace ouvert pour tous, à la manière des constats réalisés par Eizenberg (2011) sur les jardins new-yorkais. Ces clôtures viennent en revanche faire miroir aux jardins ouvriers et familiaux, formes de jardinage individuelles où les clôtures permettent de protéger sa parcelle de potentielles intrusions (Guyon, 2008). Ce résultat apporte ainsi une dimension peu étudiée dans la littérature critique sur les jardins collectifs, où les tensions ne résultent ici pas de caractéristiques socio-démographiques, mais de la règle établie et imposée, des fonctions associées aux jardins. Cette tendance à la fermeture physique des jardins interroge donc sur l’évolution potentielle de ceux-ci, voir sur l’évolution des espaces publics urbains, mais cette fermeture n’est pas que physique.
38Dans l’échantillon de jardiniers interrogés, 21 (sur 32) ont un Bac +3 ou plus : un exemple qui montre une certaine tendance et sur-représentation de certaines populations au sein de ces jardins. Pour autant, certains jardiniers sont bien conscients de cette situation, qualifiant cet entre-soi d’échec.
« On souhaite créer du lien social, c’est le projet de l’association, mais on est vraiment entre nous. C’est de la CSP ++ bobo. Il y a du jeune et du vieux, mais ce sont globalement les mêmes catégories socioprofessionnelles, on n’arrive pas du tout, et pour le coup c’est un gros échec, à faire du lien avec l’ensemble des personnes qui sont autour, qui habitent dans des logements sociaux » (Bruno, Jardin de la paix).
39Le constat est le même sur le jardin partagé sur Cours, à Croix Rousse : « Quelques habitants viennent déposer leur compost, mais on n’arrive pas à les faire venir et participer. On reste entre nous » (Rachelle, Jardin des saisons). Cette situation est ressentie par nombre de jardins comme le Jardin des Ḗtoiles, à la Guillotière par exemple, ou le jardin Le potager Familial, dans le 8e arrondissement, comme le constate Mestdagh sur certains jardins parisiens (Mestdagh, 2015). Dans l’ensemble, les populations présentes autour des jardins sont peu intégrées. Deux éléments d’explication apparaissent dans les entretiens : le besoin de trouver sa place au sein d’un groupe de jardiniers constitué et le besoin de connaissances des jardiniers vis-à-vis de la permaculture.
40Premièrement, l’intégration à un jardin partagé demande de pouvoir trouver sa place au sein du groupe. S’inscrire ne suffit pas, il s’agit d’être présent, de participer pour intégrer le collectif. Nos observations et entretiens montrent que, au sein de ces collectifs, un noyau de 8-10 jardiniers est très souvent présent, tous se connaissent et ont pris des responsabilités au sein du jardin : trésorier, décisionnaire du conseil d’administration, etc. Ce noyau est constitué de membres historiques ou présents depuis un certain temps. Il associe aussi des jardiniers participant activement (chaque semaine ou presque), mais ayant moins d’ancienneté au sein du collectif. Au-delà de ce cercle, le collectif est plus fluctuant. Intégrer donc le collectif nécessite de participer activement et d’être présent lors des activités collectives. Sur le jardin Grattons les pentes, l’intégration des jardiniers se fait au paiement de la cotisation. Les activités sont libres sur le jardin et il n’y a aucune obligation de jardiner : « Si on vient juste pour faire la sieste dans l’herbe on est le même gratteur que celui qui va aller planter, semer, arroser » (Agathe, Jardin Le coin des Herbes).
41Les jardiniers les plus actifs ont trouvé une certaine « fonction » au sein de l’espace. Adrien est par exemple le Monsieur Ruche sur le jardin Le coin des Herbes – formé par une ancienne participante, il s’est pris de passion pour l’entretien des deux ruches présentes sur le jardin. Il organise ainsi les collectes et des petites formations pour les adhérents. Une autre adhérente s’occupe des plantations accrochées sur le grillage. Parmi ces activités, quelques jardiniers moins expérimentés ont plus de mal à trouver leur place et une fonction, car ils ne se sentent pas à la hauteur, surtout vis-à-vis des attentes des autres jardiniers : « Quand je suis arrivé sur le jardin, je n’y connaissais pas grand-chose, je n’osais pas participer et surtout pas prendre des initiatives » (Sidonie, jardin Le coin des Herbes).
42Pouvoir intégrer le groupe demande aussi une certaine disponibilité pour participer à la vie collective du jardin : le soir en semaine lors des beaux jours, pour pouvoir arroser par exemple, et surtout les samedis pour pouvoir participer aux chantiers en cours – plantations collectives, constructions, amélioration du jardin et surtout repas partagé.
« On a eu des jardiniers qui n’étaient pas ou peu disponibles le week-end, c’est vrai que ça a largement nui à leur intégration dans notre collectif. Au bout du compte, ça a fini en jardinage un peu solitaire en semaine, et puis plus rien… » (Magalie, jardin de la Sérénité).
43Cette situation est renforcée sur certains jardins où un engagement minimum est attendu. Sur le jardin partagé La Prairie Citadine, un minimum de 60 heures dans l’année de travail sur le jardin est requis pour être considéré comme jardinier et donc avoir la clé du jardin. Ce recours à la règle met en avant le fait de devoir se rendre disponible pour le jardin et établit le jardin comme espace de responsabilité pour les participants (Neo et Chua, 2017), qui doivent l’entretenir. Cet espace, par ces pratiques et représentations exclut donc de fait les moins sociables, disponibles, voire compétents en termes de jardinage.
44Secondement, notre enquête montre que la nature et le type de jardinage sont un facteur d’exclusion de ce type d’espaces jardinés. Selon les jardiniers interrogés, la production est devenue un élément important dans la vie de ces espaces. Sur le jardin La Prairie Citadine, l’objectif est de jardiner – et de produire – et les règles ont été établies en ce sens. Pour la présidente de l’association, pour que les jardiniers puissent profiter de leur récolte, voir l’évolution des plantations et ne pas se décourager, il était nécessaire d’instaurer un engagement minimum afin d’obtenir la clé du jardin.
« Soit vous choisissez de jardiner, si vous ne voulez pas, vous pouvez rentrer dans le jardin, le visiter et vous y promener, quand il y a un jardinier, mais vous n’avez pas le code, vous ne venez pas quand vous voulez. […] Nous, le jardin c’est une grosse production, on veut produire » (Élise, jardin La Prairie Citadine).
45Ici, les jardiniers qui ne sont pas dans une optique de production sont relégués à une position de simple utilisateur, voire visiteur du jardin. En fait, cette optique de production n’est pas un phénomène à la marge : au sein du jardin partagé Champverdoyant aussi, l’accent est mis sur la production et la récolte : « On est contents de voir pousser des choses. […] Après on pèse nos récoltes pour montrer qu’on a fait tant au Passe-Jardins » (Samuel, jardin du Petit Bois).
46Cette production voulue par les jardiniers est « expérimentale », et exige un engagement des jardiniers, voire une certaine connaissance. Pour Pierre, cette visée de production, d’expérimentation est quelque chose de relativement nouveau au sein des jardins, faisant suite à une période où les jardins partagés étaient plus ouverts sur leur environnement direct.
« Ça a disparu le fait d’ouvrir le jardin et de manger tous ensemble. Moi j’ai fait des taboulés géants grâce au jardin. Un moment, on a eu l’énergie pour tout ça et c’est retombé. […] Mais ce côté utopiste, c’est terminé. C’est complètement le jardinage maintenant » (Pierre, jardin des Étoiles).
47En fait, ce recentrement sur les pratiques jardinières est lié principalement à de nouvelles manières de jardiner, et notamment la technique de la permaculture. Sur tous les jardins partagés observés, les jardiniers ont adopté des techniques de permaculture : formation de buttes (Figure 4), culture en lasagne, compost ou encore association de fleurs et de légumes. La permaculture, reposant sur des ressources naturelles, demande un travail prioritaire sur l’aménagement de l’espace qui peut déconcerter les jardiniers : définir les zones en fonction de la fréquence d’utilisation (crucial dans la permaculture), mais aussi en fonction des espèces (sauvages, pâturages…), sélection des légumes et végétaux, création de parcelles et aménagement de structures en hauteur (Centemeri, 2019 : 12) demande une certaine connaissance ainsi qu’une organisation collective.
Figure 4. Buttes de permacultures du jardin L'Oasis des Citadins, le 15/11/2017
48Les pratiques d’entretien sont aussi différentes des pratiques traditionnelles : nul besoin de bêcher, il faut aérer la terre à une certaine profondeur, tout en ne laissant pas le sol nu. Cette optimisation de chaque élément (récupérer la tonte d’herbe, recycler l’eau de pluie, utiliser les feuilles mortes ou du paillis pour couvrir) demande un apprentissage. À cela s’ajoutent des techniques complémentaires utilisées par les jardiniers, comme la méthode Gertrud Franck : l’organisation des cultures et l’association entre légumes et plantes vont plus loin avec des distances recommandées entre les lignes, des cultures en rectangles, etc. Si le point d’arrivée de ces méthodes est de réduire l’utilisation d’intrants et l’intervention humaine sur la culture, la conception de départ et sa gestion – collective – demandent du temps, de la connaissance et de l’apprentissage.
« On a cette année amélioré sensiblement nos productions, même si l’objectif n’est pas de produire en masse. Alors c’était un boulot monstre, car il y en a 13 ou 14. Maintenant on va les protéger » (Vincent, jardin L'Oasis des Citadins).
49En passant donc vers une pratique de jardinage permacole, les collectifs de jardiniers font la part belle aux expérimentations et à la connaissance des participants en matière de jardinage, particulièrement en organisation et association des cultures : ces nouvelles pratiques – destinées in fine à simplifier le jardinage – peuvent paraître inaccessibles aux jardiniers non formés.
50Cette tendance de la permaculture dans les jardins partagés lyonnais s’explique de deux manières : premièrement par les formations au jardinage de Passe-Jardins, l’association qui forme et accompagne les jardiniers à l’élaboration et gestion de jardins collectifs sur la région Auvergne-Rhône-Alpes. Certains modules des formations proposées sont dédiés à la permaculture4, notamment « les notions de base et le design des zones, les contraintes du terrain » (Émilie, Passe-Jardins). Secondement, ces pratiques de permaculture, respectant des cycles de la nature, entrent bien en complémentarité avec l’approche écologique de ces jardins où les produits phytosanitaires sont bannis et où les jardiniers souhaitent expérimenter des techniques de jardinage. Ces pratiques prennent une place plus ou moins importante selon les jardins, avec une ou plusieurs parcelles qui y sont dédiées. Sur le jardipartagé des Étoiles par exemple, c’est toute une partie du jardin qui est investie par des jardiniers pour faire de la permaculture, entraînant une séparation entre les jardiniers permacoles et les autres. Se crée ainsi un réel fossé entre les jardiniers qui pratiquent la permaculture et les autres. Pour Christine, du jardin des Étoiles, la peur de « mal faire » est renforcée sur la parcelle de permaculture, car elle « a une méconnaissance de ces techniques » et n’a pas envie de « gâcher les efforts des autres » avec de mauvaises manipulations.
51En tant « qu’action transformatrice de soi-même, développant une attention aux interdépendances écologiques et sociales » (Centemeri, 2019 : 23), la permaculture n’est pas à la portée de tous. Ces pratiques viennent conférer une fonction d’expérimentation, de production aux jardins partagés, et qui ajoute une difficulté d’intégration pour les jardiniers peu présents ou peu experts : ce qui rejoint le constat de Ochoa et al. (2019) sur le manque de connaissances des jardiniers. Aussi, le temps et l’organisation demandés par la permaculture renforcent l’imperméabilité de ces jardins, car les jardiniers veulent voir le fruit de leurs efforts. De plus, les formations proposées sont suivies par les jardiniers les plus disponibles, car elles nécessitent du temps : « Les modules proposés sont sur deux jours, parfois plus […] elles sont aussi limitées à deux jardiniers par jardin pour pouvoir accueillir tout le monde » (Émilie, Passe-Jardin). Tous les acteurs du jardin ne peuvent donc suivre les formations proposées ou n’ont simplement pas envie de se former à une technique de jardinage sur un temps si long. Les connaissances acquises par ces jardiniers formés sont ensuite dispensées au fil des activités de jardinage, aux autres.
52Au final, fermeture physique intermittente et montée en compétences sur les jardins excluent des habitants qui voudraient profiter du jardin ou participer à l’activité de jardinage, n’incluent pas les habitants de quartier populaire d’après les jardiniers eux-mêmes, et mettent aussi de côté des jardiniers qui participent moins à la vie du jardin pour diverses raisons.
53Le jardin collectif est un lieu où de multiples fonctionnalités peuvent être entretenues par les représentations et pratiques de jardiniers, mais aussi par les collectivités qui participent à leur élaboration : fonction nourricière, fonction récréative, fonction sociale, inclusion, etc. Interroger ces espaces jardinés par les tensions qui les traversent permet de faire émerger deux résultats principaux : 1. la clôture du jardin, enjeu de représentations contradictoires, exclut de fait de potentiels participants et renvoie une image d’entre-soi à propos des jardins partagés. 2. la progressive spécialisation de jardiniers et de jardins dans la permaculture nécessite une montée en compétences qui a des effets délétères sur l’inclusion. Au-delà des caractéristiques socio-démographiques des jardiniers mises en évidence comme facteur d’exclusion dans la littérature (Mestdagh, 2015 ; Pudup, 2008), nous montrons ici que les pratiques quotidiennes des jardiniers, tout comme l’organisation spatiale de départ du jardin, participent aussi de cette exclusion. Les fonctions de production, d’expérimentation associées à ces espaces, comme montrés par Kirkpatick et Davison (2018) sur les community gardens, participent ici à les fermer progressivement à autrui : ces jardins vont ainsi vers un paradoxe de volonté d’ouverture pour correspondre aux valeurs de départ d’accueillir tout le monde, et de fermeture pour pouvoir expérimenter et produire sans nuisances. Cette apparente fermeture des jardins via ces deux processus ne doit cependant pas faire oublier que ces lieux sont aussi inclusifs : comme le montrent Neo et Chua (2017) via le principe de responsabilité sur les community gardens, chaque jardin est traversé par des mouvements d’inclusion (nouveaux adhérents par exemple), mais aussi d’exclusion (Neo et Chua, 2017 : 679 ; Glover, 2004 ; Pudup, 2008). Cette fermeture partielle des jardins, issue d’un processus de construction sociale, ne veut pas dire que ces jardins sont socialement inacceptables (Neo et Chua, 2017).
54Cette étude portant sur l’exclusion au sein des jardins partagés peut ouvrir la voie à des recherches sur l’évolution que connaissent ces espaces depuis quelques années. Au-delà des discours – portés par les institutions ou par les jardiniers eux-mêmes, parant de vertus ces jardins –, qu’en est-il réellement ? Une future recherche pourrait s’intéresser aux passants et habitants non participants, afin d’étudier leur ressenti par rapport à l’espace jardiné. Une seconde piste d’ouverture concerne une comparaison de ces espaces au niveau français, voire européen : comment s’organisent ces espaces et comment ont-ils évolué ? Un questionnement pourrait s’intéresser au suivi de cette trajectoire de spécialisation et de protection vis-à-vis de l’extérieur.
55Au final, penser ces espaces jardinés permet de penser l’urbain de manière plus large et convoque la nécessité d’avoir une réelle réflexion autour de ces espaces : est-ce que la ville « verte », que souhaitent aujourd’hui bon nombre d’habitants et d’acteurs de l’aménagement, peut être à la fois écologique et inclusive ?