1Les technologies de captage et de stockage de carbone (à partir de maintenant csc) consistent à capter le co2 de fumées industrielles (cimenteries, centrales à charbon, etc.) afin de le séquestrer de façon permanente en couche géologique profonde (principalement en réservoir déplété ou en aquifère salin). Promues dans les années 1990 pour décarboner les centrales à charbon, elles participent d’une orientation en faveur de la modernisation écologique – qui considère que les contraintes écologiques peuvent être une source de croissance économique verte, notamment à travers l’innovation technologique et la monétisation des externalités négatives de certaines activités économiques. Ces technologies reposent ensuite sur une politique européenne de « démonstration » dans les années 2000 (O’Neill et Nadaï, 2012), mais aussi sur la création du marché du carbone. Malgré le développement d’une poignée de démonstrateurs en Europe, la filière est mise à mal par la crise économique de 2009, et ce n’est qu’à la suite des Accords de Paris qu’elle semble connaître une dynamique plus favorable (Arnauld de Sartre et Chailleux, 2018 ; 2021). La filière serait en train de vivre un « nouvel élan » (Cornot-Gandolphe, 2021) ou une « ère de renouveau » (Popiolek, 2019), l’optimisme est donc à nouveau permis pour ceux qui souhaiteraient voir se développer le csc en France. Le cas français s’illustre par la présence d’une coalition particulière structurée autour du Club co2 qui existe depuis 2002 quand bien même les enjeux du csc sur le territoire national sont historiquement bas en raison d’un mix énergétique moins carboné comparativement à d’autres pays, grâce au nucléaire (Chailleux et al., 2023). Cependant, dans ce climat de nouvel espoir, l’Ademe publie en juillet 2020 un avis pointant dès la page de titre « un potentiel limité » sur le territoire métropolitain, ce qui pouvait possiblement envoyer un message négatif au grand public, aux responsables politiques et aux investisseurs. Cette note a provoqué des réactions au sein de la coalition soutenant le csc qui permettent de souligner certaines caractéristiques du discours de soutien à cette filière technologique en France. Dans cet article, nous chercherons à comprendre quelles ont été les réactions à la publication de cette note, ce qu’elles nous enseignent sur le discours de promotion du csc, et plus largement la place de cette solution technologique dans la stratégie climatique française.
2Nous raisonnerons en termes d’économie des promesses techno-scientifiques (Joly, 2010) afin de mettre en lumière la difficile conciliation entre une promesse qui tente de maintenir différentes options de déploiement ouvertes et une volonté de planifier un développement crédible mais limité. Le csc comporte en effet les différents éléments d’une promesse technoscientifique, ses promoteurs mettant en avant une technologie indispensable et sûre pour aider à la transition, ainsi qu’un horizon à atteindre (un déploiement à grande échelle pour stocker à l’échelle globale plusieurs gigatonnes d’émissions anthropiques de co2), mais nécessitant d’importants financements, des adaptations réglementaires ainsi que le fait de stimuler de nouveaux usages et trouver de nouveaux usagers. Pour Joly (2010), une promesse est composée d’un problème à résoudre (ou plus précisément, la promesse est une forme de problématisation spécifique) et d’un capital de crédibilité (notamment scientifique), déterminée par les activités passées et par le réseau d’acteurs qui fait la promesse. Or, souligne Joly (2010 : 4) « l’absence d’alignement et de stabilisation est une source endogène d’incertitude qui limite l’engagement de long terme ». En analysant les débats autour de la note de l’Ademe, nous nous intéressons simultanément aux discours et arguments en interaction et au processus de conviction à l’œuvre, mais aussi aux dynamiques internes de la coalition des promoteurs du csc en France. Nous nous inscrivons à la suite de l’article de Chailleux et al. (2023) qui met en avant l’instabilité de long terme au sein de la coalition des promoteurs du csc dont l’intensité de l’investissement varie et dont les problématisations évoluent et entrent parfois en concurrence. Nous montrons que la note de l’Ademe déstabilise un élément central du discours de promesse qui est la crédibilité de la solution, mais aussi la coalition qui la porte. Nous concluons sur trois fragilités du discours de promesse autour du csc : une crédibilité à la peine, une place marginale dans la stratégie de décarbonation française, un soutien politique et industriel hésitant.
- 1 Bureau de recherches géologiques et minières.
- 2 Institut français du pétrole énergies nouvelles.
- 3 Les réponses données ont été rendues anonymes, nous utilisons ici des codes pour nous référer à no (...)
3Cet article s’appuie sur un travail de post-doctorat mené en 2021 (Marchand, 2021), au cours duquel nous avions conduit des entretiens auprès de trois groupes : (i) les entités publiques œuvrant pour la transition écologique, autrement dit l’Ademe et l’un de ses ministères de tutelle, le ministère de la Transition écologique et sociale (mtes) ; (ii) les acteurs de la filière, ce qui englobe des industriels, des associations, des pôles de compétitivité et des instituts de recherche (brgm1 et ifpen2) appartenant notamment au Club co2 (iii) des observateurs extérieurs comme des associations et des ongs. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement aux discours du deuxième groupe, qui constitue le noyau dur de la coalition des promoteurs du csc, mais aussi à ceux du premier groupe, qu’il tente d’entraîner dans sa dynamique. Ces entretiens qualitatifs, de type semi-directif, ont été menés avec 14 personnes entre avril et juin 2021, par téléphone ou visioconférence3. En parallèle nous avons mené une analyse documentaire (étude des forums de discussion autour du csc comme les conférences et séminaires ayant lieu en France) et bibliographique. Le présent article sera organisé en trois parties : la première revient sur le contexte de publication de l’avis et son contenu, la seconde expose dans les grandes lignes les réactions qu’il a suscitées au sein de la coalition et la troisième replace ces dernières dans la perspective des discours de la promesse.
4Notre texte porte sur une controverse qui peut sembler marginale dans les quelque trois décennies de discussion et de réflexion stratégique et technique autour du csc en France, mais elle nous apparaît révélatrice des tensions et des débats autour de cette technologie. De plus, la littérature sur le csc en sciences sociales est encore aujourd’hui relativement faible, notamment en langue française, où les travaux sur d’autres solutions promues par la modernisation écologique, comme les énergies renouvelables, sont beaucoup plus nombreux. Plus encore, le csc est typique d’une solution technique développée dans des arènes fermées et difficiles d’accès aux chercheurs, et cette difficulté d’accès au terrain renforce l’intérêt de cette contribution, malgré son périmètre restreint.
5L’historique des technologies csc sur le sol européen avant les Accords de Paris (2015) est relativement connu et a été largement commenté (O’Neill et Nadaï, 2012 ; Bui et al., 2018 ; Popiolek, 2019 ; Carnot-Gandolphe, 2021), nous n’y reviendrons ici que succinctement. Le csc est un ensemble de technologies qui permet d’éviter certaines émissions de carbone en les captant, puis en les stockant dans des couches géologiques (le co2 capté peut aussi être utilisé, mais les volumes en jeu n’atteignent pas ceux nécessaires à un effet sur le réchauffement climatique). Dans les années 1990 et 2000, le csc suscite un certain intérêt politique en Europe en raison d’une éventuelle application pour la décarbonation de la production d’électricité dans les centrales à charbon. Issues de la filière pétrolière et gazière, ces technologies doivent néanmoins se mettre en place au sein de consortiums industriels regroupant centres de recherche, énergéticiens, pétrogaziers, producteurs d’acier ou de ciment. Au cours de la décennie 2000-2010, un important dispositif législatif, financier et coopératif est mis en place à l’échelle européenne pour déployer des projets démonstratifs supposés apporter la preuve de la faisabilité de l’ensemble de la chaîne csc (captage, transport, stockage géologique) pour une exploitation commerciale à grande échelle prévue à l’horizon 2020 (O’Neill et Nadaï, 2012). Cependant, la plupart des projets de cette première vague européenne ne voient jamais le jour, notamment en raison de leur complexité (traiter la chaîne csc dans son intégralité est une véritable gageure car cela demande des compétences multiples) et de problèmes économiques (baisse des cours du carbone rendant l’investissement dans ce domaine peu rentable, difficultés de montage financier). Il faut ajouter à cela un manque de soutien politique et un manque d’intérêt de la part des industriels eux-mêmes, mais aussi une certaine méfiance de la part des populations locales pour cette technologie (Chailleux, 2020 ; Geden et al., 2018). Néanmoins, quelques avancées sur le sujet ont été obtenues au cours de cette période. Par exemple, en France, un projet pilote de csc a été développé autour du bassin de Lacq entre 2008 et 2014 (50 000 tonnes injectées) et d’autres initiatives autour de la r&d ont été mises en œuvre, comme la création de chaires universitaires spécifiques (partenariat entre l’École des Mines et l’université du Havre), ou le financement de 9 thèses et de 14 projets de recherche par l’Ademe entre 2009 et 2014. Cependant, d’une façon générale, à l’échelle européenne, l’intérêt porté à cette solution de transition décroit fortement entre 2010 et 2015, et disparaît progressivement des agendas politiques et scénarios de transition nationaux. À titre d’exemple, le Royaume-Uni, qui se voulait être un leader dans ce domaine, abandonne son programme national autour du csc en 2015.
- 4 Système visant à aider l’investissement dans des technologies de décarbonation, l’État prend en ch (...)
- 5 Bioénergies + csc. Il s’agit d’une technologie dite d’émission négative, car le co2 serait dans un (...)
6C’est depuis la deuxième moitié des années 2010 que le csc bénéficie à nouveau d’une dynamique positive. Le giec le mobilise dans plusieurs de ses scénarios afin d’atteindre l’objectif des 1,5 °C de réchauffement et l’aie (Agence internationale de l’énergie) produit également plusieurs rapports pointant son caractère indispensable à la transition énergétique, notamment en mettant en avant son rôle dans la lutte contre les émissions incompressibles, le développement des technologies d’émissions négatives et la décarbonisation de l’hydrogène (aie, 2019 et 2020). De nouvelles annonces de projets portés par des consortiums industriels sont faites (notamment le projet Northern lights pour le stockage de carbone en provenant de différentes sources européennes sous la mer du Nord en Norvège) et certains pays qui avaient stoppé leurs investissements dans ce domaine les reprennent (Royaume-Uni et Pays-Bas). De nouveaux mécanismes financiers sont également mis en place pour soutenir le développement de la filière et de la r&d sur les différentes briques du csc (Innovation Fund, dispositif sde++4). En France, on observe un certain retour des industriels sur ces questions (ArcelorMittal, TotalEnergies, Air Liquide) avec le lancement de deux projets de pôles industriels à Dunkerque et au Havre équipés de dispositifs de captage et d’exportation du carbone pour un stockage off-shore en mer du Nord. Certains d’entre eux se positionnent également sur d’autres projets européens, comme TotalEnergies sur Northern lights. Si l’on observe une certaine reprise d’intérêt de la part de certains industriels, du côté de l’État français, la posture est plus mesurée. Dans la Stratégie nationale bas carbone (snbc) de 2019-2020, le csc possède une place finalement assez réduite, la décarbonation de l’économie française passant avant tout par le déploiement des énergies renouvelables ainsi que la réduction de la consommation énergétique et des émissions non énergétiques (agriculture, industrie). Le scénario ams (« Avec mesures supplémentaires », sous-entendu, à celles existantes) qui sert de référence à la snbc propose une utilisation « prudente » des puits dits technologiques pour capter, à l’horizon 2050, 5 Mtco2/an liés à la production industrielle et 10 Mtco2/an par les becsc5, soit environ 18 % des émissions dites incompressibles (80 Mtco2/an), le reste étant capté par la végétation. Néanmoins, si le gouvernement demeure prudent quant à l’emploi du csc au sein du territoire métropolitain, il envisage un développement des savoirs, techniques et des compétences qui éventuellement pourront être exportés (mtes, 2020). Cette vision modérée est en partie alignée avec celle d’un autre acteur de poids dans la coalition des promoteurs du csc, les centres de recherche français sur cette thématique dont le brgm (Bureau de recherches géologiques et minières), qui défendent la possibilité de stockage onshore de plus petits volumes selon les configurations régionales et les capacités locales (à l’image du projet Pycasso lancé en 2021 par le pôle Avenia dans le piémont pyrénéen).
7L’Ademe est engagée dans la réflexion sur le déploiement du csc depuis plus de 20 ans. Elle est notamment à l’origine de la création du Club co2, principal lieu de discussion et de réflexion autour de ce type de technologie, qu’elle a codirigé avec l’ifpen et le brgm jusqu’en 2016. Elle est toujours un membre actif de ce club. Depuis, l’inscription du csc dans son périmètre d’action, cette agence a soutenu financièrement des projets de r&d, des projets démonstrateurs et des thèses afin de favoriser le déploiement de la filière et réduire les incertitudes à son sujet.
- 6 Emissions Trading Schemes, système d’échange de quotas d’émissions à l’échelle européenne.
8La rédaction de l’avis de 2020 fait suite à différents documents publiés au début des années 2010, le dernier avis ayant été produit en 2013 à une époque où la politique des projets démonstrateurs rencontrait de nombreuses difficultés. La rédaction du nouvel avis a été décidée dans le contexte de regain d’intérêt politique et industriel décrit précédemment et dans le cadre de la révision de la snbc, sur laquelle il est clairement aligné. Le dernier avis de l’Ademe se définit comme une analyse du potentiel de captage et de stockage en 2020 en prenant en compte les limitations sociales, techniques, territoriales, réglementaires ainsi que les coûts dans l’état actuel des choses. Ses auteurs ont fait le choix de ne pas faire de projections sur d’éventuels changements techniques (améliorations entraînant une baisse des coûts) et socio-économiques (hausse du prix du carbone dans le dispositif ETS6) dans un futur plus ou moins proche, l’objectif étant de montrer ce qu’il serait possible de faire si la France décidait de déployer immédiatement le csc sur son territoire national. La seule projection qui est admise comme hypothèse de travail est la disparition des centrales à charbon d’ici 2030, ce qui permet de considérer seulement les émissions industrielles dans le « gisement » national de carbone à capter. Les analyses et conclusions ne concernent que le territoire métropolitain hors Corse. Le potentiel de captage et stockage pour les industries est évalué à 24 Mtco2/an, soit beaucoup plus que ce qui est prévu par la snbc (pour rappel 5 Mtco2/an), mais qui reste une part assez faible des émissions des sites inscrits à l’ETS (107 Mtco2/an). Ce chiffre est obtenu en appliquant un certain nombre de filtres afin de sélectionner seulement les sites pour lesquels le csc serait viable (échelle du gisement, concentration des industries et des fumées, distance entre le gisement et le lieu de stockage, faible acceptabilité du stockage on-shore). Les différentes hypothèses retenues pour ces différents filtres sont amplement documentées, même si elles reposent parfois sur des chiffres anciens (chiffres de 2011 pour les coûts du transport et du stockage), sauf pour le potentiel de stockage. En effet, celui-ci est encore largement méconnu en France, mais l’Ademe postule qu’il est de plusieurs gigatonnes, ce qui devrait être suffisant pour les besoins nationaux. Le principal résultat de cet avis est l’identification, au vu des contraintes actuelles, de trois zones potentielles pour le développement de la filière (la Normandie, les Hauts-de-France et la Nouvelle-Aquitaine), ce qui laisse de côté de larges foyers émetteurs comme la région paca (Provence-Alpes-Côte d’Azur) ou aura (Auvergne-Rhône-Alpes), en raison de l’absence de lieux de stockage identifiés et suffisants à proximité, ou encore le Bassin parisien, pour des problèmes d’acceptabilité sociale. Le message véhiculé par cet avis est assez clair, les technologies csc ne constituent, dans l’état actuel des orientations politiques, qu’une solution secondaire vis-à-vis d’autres leviers de décarbonation (tels que la sobriété et les énergies renouvelables) et destinée à traiter essentiellement les émissions qui ne pourront être évitées par ceux-ci (les émissions dites résiduelles). Les rédacteurs de la note cherchaient également à ancrer le débat sur le csc dans une certaine réalité géographique, technique et économique, mais aussi à mettre fin à un certain nombre d’idées reçues et de postures (oscillant entre attentisme et techno-optimisme) observées auprès de certains industriels français, comme l’illustre un responsable de la transition des industries à l’Ademe (I.13) : « Sur l’importance du csc, le message principal de l’avis, qui correspond bien globalement au positionnement de l’ademe, c’est qu’il faut considérer le csc à une place juste. En fait le danger à éviter avec le csc, qui est un écueil que l’on voit parfois, c’est de dire : ″on n’a pas besoin de faire d’effort de réduction des émissions, car de toute façon on va réussir à les capter et les stocker donc tout va bien se passer.″ C’est de ce constat que l’on part quand on fait l’avis, ce n’est pas la seule motivation, mais il y a quand même cet objectif de limiter cette impression que le csc c’est facile et cela permet sans rien changer, juste en ajoutant une petite brique technologique, cela va permettre de régler le problème des gaz à effet de serre dans l’industrie. » En somme, cet avis cherche à dépasser le stade des scénarios hypothétiques pour réfléchir au déploiement concret de la filière sur le territoire métropolitain et les nombreux défis qui l’attendent.
9L’avis de l’ademe a généré des réactions plutôt critiques au sein de la coalition des promoteurs du csc et a mis à jour des désaccords.
- 7 Seuls les articles publiés par la lettre d’écoNormandie (24/07/2020), GreenUnivers (2020) et Clubi (...)
10L’un des objectifs de l’avis de l’Ademe était de réanimer le débat autour de la technologie du csc en France, à ce sujet I3, une personne du mtes déclare : « Moi je trouve qu’il a été positif […]. Déjà, ça a attiré l’attention parce que j’ai l’impression que l’on avait des gens qui découvraient ou redécouvraient ces sujets-là. Ensuite, comme il y avait des chiffres, pour un certain nombre de ministères, cela a rendu les choses plus concrètes, donc moi je trouve que cela a bien renouvelé le débat national sur le sujet. » Cependant, s’il est possible que le document ait été discuté dans les instances ministérielles et dans les arènes expertes – il est d’ailleurs régulièrement cité dans les séminaires et présentations traitant du csc en France –, il n’a eu que de faibles répercussions dans la presse (une dizaine de publications au cours de l’été 2020) et n’a donné lieu qu’à de rares prises de position sur la technologie7. Il n’a donc pas vraiment facilité l’émergence d’un débat contradictoire dans l’espace public et a plutôt été l’objet de débat dans les arènes confinées.
11Les acteurs de la filière csc interrogés ont reconnu de nombreuses qualités à l’avis de l’Ademe de 2020. Le premier point positif soulevé est relatif à la rigueur et la transparence de la démarche, la grande majorité des chiffres et hypothèses utilisés étant dûment référencés, même si quelques erreurs ont été pointées, notamment sur la partie réglementaire (conditions du transport du carbone en mer). Le second point positif est de chercher à territorialiser le csc et à l’ancrer dans le réel, une démarche assez rare, puisque le csc est souvent discuté dans le cadre de scénarios prospectifs nationaux et internationaux, et donc largement « hors sol ».
- 8 Les personnes de l’Ademe que nous avons interrogées nous ont précisé que, d’une manière générale, (...)
12Cependant, malgré ces éléments positifs, les promoteurs de la filière ont un certain nombre de griefs à l’encontre de ce document. La publication de l’avis a été réalisée en juillet 2020 de manière assez discrète, puisque ni le mtes ni le reste du Club co2 n’avait été prévenu de la sortie du document, l’Ademe n’ayant aucune obligation dans ce sens8. Certains de nos interlocuteurs l’ont découvert par voie de presse ou via le communiqué de presse de l’Ademe, dont les principaux messages insistaient sur les limites et les contraintes de déploiement, ce qui a suscité une première réaction forte des promoteurs centraux de la filière, comme l’illustre I6, d’un institut d’enseignement en lien avec le sous-sol : « Pour tous les acteurs qui veulent réduire leurs émissions de co2, les acteurs qui travaillent sur l’ensemble de la chaîne, d’avoir la presse qui rappelle que la filière a un potentiel limité en France, ce n’est pas simple. Surtout qu’il n’y a pas les explications derrière. » Il est important de rappeler que les arènes de discussion autour du csc en France sont assez cloisonnées, essentiellement des séminaires scientifiques et techniques ou des groupes de travail regroupant des acteurs de la filière, comme au sein du Club co2, et où le débat contradictoire est assez rare. Certes, lorsque des projets autour du csc se territorialisent, des oppositions locales peuvent émerger, ce fut le cas à Chapelle-de-Rousse (département des Pyrénées-Atlantiques) lors du développement du pilote de Total (actuellement TotalEnergies), ou sur les centrales à « charbon propre » au Havre, avec des débats qui sont plutôt réactifs à l’annonce d’un projet, nous parlons ici plutôt de l’absence de débats où l’on invite sciemment des acteurs ayant une vision différente pour repenser ensemble les aspects stratégiques, politiques et techniques entourant le développement d’une filière. Au lieu de cela, les arguments des acteurs participant aux arènes scientifiques et techniques autour du csc sont peu ou prou les mêmes : 1) les leviers traditionnels de décarbonation (énergies renouvelables et sobriété) ne seront pas suffisants pour atteindre l’objectif des 1,5 °C et le csc est incontournable ; 2) certaines industries se retrouvent sans solution de décarbonation viable à moyen terme, ce qui menace l’économie nationale et l’emploi, 3) la France possède des atouts géologiques (capacités de stockage) et techniques (savoir-faire du secteur pétrolier) et il serait donc dommage de se priver de cette solution, 4) le csc est une solution qui a besoin d’investissements massifs, notamment de la part des pouvoirs publics, pour pouvoir surmonter les verrous économiques et techniques posés. Le ton se veut globalement optimiste quant à la capacité des ingénieurs et des industriels à surmonter les difficultés techniques, les risques ou les problèmes de faisabilité. Les freins identifiés sont avant tout politiques (manque de soutien), économiques (les coûts très élevés), et sociaux (manque d’acceptabilité), et les controverses techniques sont considérées comme dépassées. Par conséquent, l’arrivée d’un document pointant les limites, les contraintes et les incertitudes de la technologie pose un problème aux acteurs de la filière, car il va à l’encontre du retour en grâce de la technologie dans les discussions sur les actions climatiques. Ce document est d’autant plus problématique qu’il provient d’une alliée de longue date.
- 9 L’idée est notamment de développer davantage les enjeux autour des technologies d’émissions négati (...)
- 10 Le titre de cet article publié le 10 avril 2021 est particulièrement éloquent : « Les fausses prom (...)
13Certains industriels et d’autres acteurs du Club co2 ont souhaité répondre dans un premier temps au document de l’Ademe par un « position paper » plutôt critique vis-à-vis des conclusions de l’agence. Finalement, l’équipe dirigeante du Club co2 a préféré réorienter ce travail afin d’aboutir à un document plus consensuel et complémentaire à l’avis de l’Ademe9. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce choix. La première est que le Club avait été attaqué au cours du mois d’avril 2021 dans un article du Monde10 et qualifié de lobby pro-csc visant à défendre les intérêts des plus gros émetteurs. Il était donc nécessaire pour le Club de se débarrasser de cette image de « promoteur du maintien des énergies fossiles » et défendre une autre posture, celle d’un collectif œuvrant pour la recherche et l’innovation autour d’une technologie ayant un potentiel désormais reconnu pour la transition énergétique. D’ailleurs les premières lignes du position paper visent à replacer le csc dans le contexte de la transition énergétique comme une solution complémentaire à celles qui ont été favorisées par la snbc et permettant d’assurer la compétitivité et le maintien des industries françaises. En rappelant cela, le Club co2 souhaite se positionner comme un acteur crédible et légitime des débats sur la transition énergétique en France, son position paper lui permet de rendre publique sa vision de la trajectoire vers la neutralité carbone. La deuxième raison est d’ordre stratégique, le but étant d’arriver à un consensus avec l’Ademe afin d’éviter toute rupture avec elle, car cette agence permet de faire le lien avec les instances ministérielles, mais aussi parce qu’elle est pourvoyeuse d’un certain nombre de financements qui pourraient favoriser le déploiement du csc.
14Au vu des discours prononcés en entretien et du contenu du position paper, le cœur du désaccord entre l’Ademe et les promoteurs de la filière repose sur trois éléments principaux : le potentiel de développement, le positionnement de l’Ademe au sein de la communauté épistémique du csc et un problème de référentiel, autrement dit, le modèle de transition choisi.
15Pour ce qui est du potentiel de déploiement, les acteurs de la filière ne remettent pas fondamentalement en cause les hypothèses de départ de l’Ademe, comme ses estimations sur les coûts et les seuils de viabilité en matière de gisement et de transport, ou encore les incertitudes sur les sites de stockage et les problèmes d’acceptabilité pour l’injection onshore. En revanche, ils regrettent que l’Ademe ait été trop catégorique dans sa tentative de cartographie des régions éligibles au csc, au vu des incertitudes techniques et scientifiques existantes. Ils partent du principe qu’elle aurait pu proposer des scénarios alternatifs à sa cartographie finale, comme la possibilité d’acheminer le co2 de la région aura vers un hub en région paca pour le stocker en proche offshore (Méditerranée) ou vers d’autres pays du bassin méditerranéen (région de Ravenne en Italie). Les acteurs de la filière considèrent aussi que la contrainte d’acceptabilité sociale est également trop restrictive dans le modèle de l’Ademe et qu’elle peut être contournée via un processus de dialogue territorial efficace comme le souligne I7, ingénieur d’un institut spécialisé dans le sous-sol : « Si on dit ça d’emblée, on ne fera rien, c’est comme l’installation d’éoliennes : si on dit d’emblée qu’il y a une opposition et que cela justifie que l’on n’étudie pas les possibilités, cela ne me paraît pas une bonne posture. Or, une bonne posture […] c’est de raisonner par territoire et de mettre tout le monde autour de la table et de voir quels sont tous les moyens que l’on a pour réduire les émissions de co2, et parmi tous ces moyens aborder le captage et le stockage de co2. » À noter que, pour le potentiel de déploiement, les acteurs de la filière ne sont pas toujours d’accord entre eux, si certains comme le brgm aimeraient voir des petites unités de captage et de stockage (inférieures au seuil de 0,1 Mtco2) se développer sur le territoire métropolitain, les grands groupes industriels comme TotalEnergies privilégient un autre modèle : celui des pôles de captage sur des gisements plus importants pour un stockage en offshore. Dans l’optique des supporters de la technologie, il est possible de déployer le csc à plus grande échelle et plus rapidement, moyennant de lourds investissements privés et publics, or I1, membre de la direction entreprise et transition industrielle de l’Ademe, constate un manque de volontarisme de la part des industriels : « Les typologies de ces projets-là demandent d’avoir des industriels qui sont porteurs et demandeurs et on ne le voit pas, donc pour que l’État aille investir dans un système d’infrastructure de transport de co2, il faut qu’il y ait des industriels prêts à investir dans le captage du co2, nous, ce que nous répondent les industriels c’est : s’il n’y a pas d’opérateur de stockage, ils vont pas investir dans le captage. C’est vrai qu’avec le csc c’est un peu l’œuf et la poule… c’est savoir qui va commencer, en sachant que tout le monde doit investir en même temps pour que l’on ait le captage de prêt ainsi que le transport et le stockage. »
16En ce qui concerne le positionnement, les acteurs de la filière csc partagent les caractéristiques d’une communauté épistémique telle que décrite par Stephens et al. (2011). Les scientifiques et les ingénieurs travaillant sur le csc en France partagent un certain nombre de connaissances, de croyances (par exemple, c’est une technologie légitime pour la lutte contre réchauffement climatique dans un monde ayant encore besoin d’énergies fossiles) et d’objectifs (obtenir un contexte économique, réglementaire et politique favorable au déploiement de cette technologie), mais demeurent peu ouverts aux arguments des opposants ou de ceux qui pourraient avoir un regard critique vis-à-vis du csc. Les acteurs de la filière que nous avons interrogés se reconnaissent volontiers comme une communauté, symbolisée par l’existence du Club co2, comme le sous-entend I5, un industriel énergéticien : « On participait conjointement au Club co2, dans lequel il y a pas mal d’échanges sur le sujet, donc c’est une communauté de gens qui se connaissent, c’est vrai que la sortie de ce communiqué, sans crier gare, a pas mal choqué la communauté. » L’Ademe, en tant que membre fondateur du Club est donc incluse dans cette communauté. Selon cette logique, si le Club forme une communauté, ses membres partagent donc des intérêts communs et sont soumis à certaines obligations, comme le fait de tenir les autres membres informés de leurs activités ou le fait d’agir pour la promotion du csc. Par conséquent, s’exprimer de manière dissonante vis-à-vis du reste de la communauté est perçu comme une trahison. Or, de son côté, l’Ademe ne semble pas se reconnaître comme un membre de cette communauté et n’adhère pas à ces obligations tacites, comme le pointe I.13, autre membre de la direction entreprise et transitions industrielles de l’Ademe : « Pour l’Ademe, c’est important qu’il y ait un espace d’échange et c’est bien que la filière se structure, mais il ne fallait pas en conclure que l’Ademe pousserait à tout prix le csc. Nous n’avons pas d’intérêt économique dans le développement du csc, donc notre but est de rester objectifs, on n’avait pas vocation à défendre le csc comme nous n’avons pas d’autre intérêt à défendre d’autres filières économiques. Nous, notre mission, c’est la transition écologique, c’est que sur cette base-là que l’on peut aider certaines technologies plutôt que d’autres. »
17Ce qui nous amène au dernier sujet de discorde, le référentiel, autrement dit la définition donnée à la transition énergétique. Encore bon nombre des acteurs de la filière, notamment les industriels appartenant au secteur pétrolier et gazier, défendent l’idée d’une transition plus douce où les énergies fossiles auront encore une place significative dans le mix énergétique jusqu’en 2050, et dont les émissions seront en partie captées pour être utilisées ou stockées, et ce qui restera pourra ensuite être compensé par les technologies d’émissions négatives. L’Ademe adopte une vision différente de la transition, comme cela nous a été rapporté par I1 : « Les enr, c’est vraiment les solutions pérennes que l’on veut voir se développer et l’action de l’Ademe est plutôt portée sur la massification avec vraiment de l’aide au déploiement. […]. La principale aide du côté de l’Ademe pour l’industrie, c’est la sobriété énergétique, donc accompagner les acteurs dans le déploiement de projets pour réduire leur consommation énergétique. Et le csc est vraiment là en complément pour ceux qui ont vraiment très peu de leviers. » Ce sont donc ces deux visions différentes sur la transition écologique qui ont sous-tendu les débats au sein du Club co2 au moment de la publication de l’Ademe.
18Les débats autour de la note de l’Ademe illustrent trois fragilités du discours de promesse autour du csc : une crédibilité scientifique et technique à la peine, une place marginale dans la stratégie de décarbonation française, un soutien politique et industriel hésitant. Elle-même très prudente, cette note permet de définir plus précisément la stratégie française au risque de froisser les membres de la coalition de soutien historique. Pour autant, ce choix politique a aussi des implications pour la promesse du csc qu’il tend à fragiliser.
- 11 Voir les résultats détaillés de leur enquête en cliquant ici.
19Tout d’abord, ces désaccords internes à la coalition des supporteurs du csc mettent en lumière l’incertitude qui règne encore à son sujet, fragilisant d’autant une promesse qui a déjà du mal à convaincre au-delà de cette coalition. Il s’agit moins d’une incertitude technique (notamment sur les capacités de stockage) que d’une incertitude plus générale sur les objectifs que se fixe la coalition et sur les moyens collectifs pour les atteindre. L’incertitude vient endommager la crédibilité de la promesse qui perd en cohérence. Comme le souligne Joly (2010), la première condition de cette crédibilité est le soutien d’un noyau dur de spécialistes. Or, ici la note expose au grand jour des désaccords internes (qui semblent caractériser le renouveau depuis 2015 : voir Chailleux et al. 2023) et des incertitudes (importantes) pour la filière. L’Ademe en a pointé quelques-unes dans sa publication, comme le manque de connaissances sur les capacités de stockage (ce point est également soulevé au niveau européen : Hansson et al., 2022), les bénéfices réels en matière de pollution (dégradation des amines utilisées lors de la phase de captage) ou de décarbonation (risques de fuite à plus ou moins long terme). Cependant, elle a omis de mentionner le risque de sismicité induite, qui demeure non négligeable, et suscitera forcément des craintes pour les populations vivant près des zones de stockage (Farret, 2017). Les acteurs de la filière se veulent rassurants sur la maîtrise de la technologie et des risques en pointant le savoir-faire en matière d’extraction de gaz et de pétrole et les retours d’expérience sur les projets mis en place ailleurs dans le monde (Norvège, Amérique du Nord). Toutefois, nous avons vu qu’eux-mêmes ne sont pas d’accord sur la manière la plus efficace de déployer la technologie (onshore vs offshore, petits projets vs grands projets) mais aussi sur des questions aussi cruciales que l’organisation du transport d’immenses volumes de dioxyde de carbone à l’échelle nationale ou européenne. Ces incertitudes peuvent impacter la crédibilité de la technologie et donc susciter de la méfiance de la part du reste de la société. Ce dernier point nous permet d’évoquer l’ultime verrou, celui de l’acceptabilité sociale, et des études récentes menées dans le cadre du projet Strategy ccus (2021) tendent à indiquer que la population française demeure assez frileuse vis-à-vis de cette technologie. En effet, les technologies csc et ccu apparaissent toujours dans le bas du tableau des solutions préférées en matière de transition énergétique par les personnes interrogées et l’acceptabilité du stockage géologique demeure faible (46 % des personnes interrogées au niveau national y sont favorables) ainsi que celle de la filière valorisation (56 % d’avis favorables)11. Ainsi, la note et le position paper verbalisent et rendent publics un certain nombre de désaccords qui pouvaient auparavant apparaître comme relevant d’espaces de débat plus confinés et internes à la coalition, et fragilisent certaines promesses de la coalition de soutien au csc.
20Ensuite, au vu de la snbc de 2019, la position du gouvernement français semble plutôt claire : le csc est une solution secondaire à mettre en place en complément des autres leviers de décarbonation et les discours qui nous ont été rapportés par les membres de l’Ademe ou du mtes illustrent parfaitement cette idée. La note de l’Ademe verbalise ainsi une divergence de perspectives déjà mentionnée entre celle de l’État français, dont l’objectif est de décarboner son économie, et celle des promoteurs de la filière csc, dont l’objectif est de déployer leurs technologies, notamment à grande échelle via le modèle offshore défendu par les pétrogaziers. Là encore, un passage par l’économie des promesses techno-scientifiques nous éclaire sur une fragilité émergente. En paraphrasant Latour, il s’agit de dire qu’une technologie n’est pas utilisée parce qu’elle est efficace, mais qu’elle devient efficace parce qu’elle est utilisée. Le modèle des grands volumes stockés offshore comporte une plus grande part d’irréversibilité dans sa mise en œuvre grâce aux économies d’échelle qu’il permet. Autrement dit, ce modèle qui externalise et invisibilise au maximum la gestion du carbone permet sans doute de gérer de plus grands volumes de co2, mais risque en même temps de contribuer à l’irréversibilité des économies fossiles en fournissant une solution de durabilité faible (et donc permettre l’émission de plus de co2). À l’inverse, la place marginale du csc dans la stratégie française, et perceptible dans la note de l’Ademe, laisse ouvertes les solutions alternatives à l’utilisation des sources d’énergie fossiles. La position de l’Ademe tranche donc au sein du petit monde du csc avec une vision de la transition énergétique nationale qui n’est pas celle des acteurs pétrogaziers. Néanmoins, pour rester légitimes et crédibles, mais aussi pour pouvoir capter les ressources financières nécessaires à son développement, les promoteurs du csc doivent continuer à vendre un horizon où cette technologie peut dépasser les contraintes et les limites actuelles. C’est notamment l’objet d’une partie du position paper que nous avons mentionné précédemment, l’idée étant de montrer qu’il est possible, moyennant un peu d’imagination, « d’en faire plus » même s’il subsiste de nombreuses incertitudes techniques et scientifiques. On retrouve autour du csc des éléments du discours de la promesse observés pour d’autres technologies (Briday, 2019 ; Compagnon et Saint-Martin, 2019) avec notamment la mise en avant de son caractère incontournable. En effet, ses promoteurs soulignent l’urgence à le mettre en œuvre au vu des retards accumulés dans le développement d’autres leviers de décarbonation, mais aussi les avancées obtenues par d’autres pays (usa, Norvège), ce qui pourrait menacer la compétitivité industrielle française ainsi que la production de connaissances et de savoir-faire nationaux utilisables sur place ou exportables.
- 12 Cf. le 4e scénario de neutralité de carbone de l’Ademe, dit du « pari réparateur », qui mobilise de (...)
- 13 Nous nous appuyons ici sur le résultat d’un entretien mené avec un responsable de campagne de cett (...)
21Enfin, ce statut marginal comporte le risque de non-décollage par un désintérêt politique et industriel. Le csc est fortement connoté et porté par des industries polluantes et dans les différents scénarios de transition écologique, il est souvent associé aux scénarios du pire12, ceux où les modes de vie et de production actuels perdurent, ce qui fait que les partisans d’une transition plus radicale le rejettent. Le corollaire de cette connotation est que les acteurs politiques français hésitent à s’engager pour le csc, à quelques exceptions près au niveau régional, par exemple en Normandie (projet de développement d’un hub csc sur le port du Havre) ou dans les Pyrénées-Atlantiques (projet Pycasso pour le stockage de co2 dans les anciens champs gaziers de Lacq). Même au sommet de l’État français, les annonces demeurent timides, par exemple, en 2022, le président Macron conditionnait son soutien à cette technologie pour la décarbonation industrielle à la démonstration d’une bonne volonté de la part des industriels eux-mêmes. Les domaines de l’ingénierie et de l’industrie sont ceux qui la promeuvent le plus dans leurs discours, mais leur volontarisme pour la concrétiser demeure limité. Certains de nos interlocuteurs ont insisté sur ce point : pour eux, il y a encore dans ce domaine beaucoup d’effets d’annonce, mais aussi beaucoup d’attentisme. Son statut de technologie tampon (bridging technology) ne l’aide pas non plus, le csc étant parfois mis en avant comme une solution provisoire afin d’assurer la transition entre le stade actuel, fortement dépendant des fossiles, et le stade désiré, celui d’une économie alimentée par les énergies renouvelables. Si cette technologie n’est pas faite pour durer, les acteurs politiques peuvent considérer qu’il serait plus efficace et moins coûteux de mettre en œuvre les moyens pour passer directement au stade suivant. En revenant une dernière fois à l’économie des promesses, cette dernière séquence illustre une des pathologies des promesses représentée par le « hype/hope cycle » de Gartner (2009) : après un pic d’attentes démesurées au tournant des années 2010, le csc serait entré dans la « pente de l’illumination » et en route vers le « plateau de la productivité ». Cependant, on peut aussi lire cette séquence comme un nouvel exemple du désalignement des acteurs mobilisés autour du csc. Loin de correspondre à une courbe unique d’attentes homogènes, le csc est plutôt sujet à des débats divers dans plusieurs espaces simultanément. La note de l’Ademe permet alors de lire l’horizon des attentes propres à l’administration française lors des débats sur la snbc avec une place limitée attribuée aux puits technologiques de carbone face à d’autres leviers de décarbonation (Poupeau, 2023). Les acteurs industriels et de la recherche sont sur des horizons d’attente divergents, une partie d’entre eux, plus particulièrement les pétrogaziers, misent sur la filière offshore et le transit de gros volumes de co2 via des hubs internationaux, alors que d’autres souhaitent mettre en place une filière onshore nationale avec captage et stockage de plus petits volumes sur place, notamment pour gagner en souveraineté et ne pas dépendre d’espaces de stockage sous les eaux territoriales des pays voisins. Actuellement, c’est le modèle offshore d’échelle européenne qui est à la fois le plus développé et soutenu, mais aussi sujet à un accroissement des attentes, ce qui met en lumière un risque de non-décollage d’une filière onshore française par l’absence d’intérêt et d’investissement à long terme. Enfin, dans la sphère de la société civile, l’engagement des ong internationales sur les questions de csc est fluctuant. Seule Bellona est ouvertement pour. À l’opposé, Greenpeace est la seule ong environnementale ayant fait campagne contre le csc dans les années 2000 sur le plan international, voyant en celle-ci une fausse solution, risquée sur le plan social et environnemental et pouvant ralentir la transition énergétique (Greenpeace, 2008). Depuis le retour des discussions sur le csc au niveau européen, elle ne s’est pas manifestée directement sur le sujet. Si elle reconnaît aujourd’hui que le csc peut avoir une utilité pour la décarbonation des émissions résiduelles, elle reste néanmoins très prudente sur son utilisation, en insistant sur le fait que cela ne doit pas servir à prolonger l’utilisation des énergies fossiles, ni concurrencer les investissements publics dans les énergies renouvelables, ni favoriser un excès de techno-optimisme13. Cette absence de mobilisation forte des ong environnementales peut être interprétée également comme un symbole du peu de crédit qu’elles accordent au développement massif de cette technologie, cependant, si celle-ci venait à être planifiée dans des conditions contraires à leurs attentes, elles pourraient se mobiliser davantage et possiblement contrarier son décollage.
- 14 Voir notamment la figure 11 du rapport cité précédemment qui analyse les préférences des Français (...)
22Même si certaines entités internationales, comme l’aie, considèrent que le csc et ses dérivés (ccu) seront indispensables pour obtenir la neutralité carbone (les projections indiquant même qu’un retard dans leur déploiement rendra l’atteinte de cet objectif plus coûteux et plus long), il subsiste encore de nombreuses incertitudes quant à la mise en œuvre réelle de ces dernières aux échelles souhaitées sur le territoire français que l’avis de 2020 de l’Ademe met sous les projecteurs. Nous avons montré que cette note mettait à jour trois fragilités de la promesse techno-scientifique autour du csc. Une fragilité de la crédibilité scientifique de la promesse en montrant les désaccords et les désalignements au sein de la coalition des promoteurs. Une fragilité de l’horizon des attentes divergentes des différents acteurs qui derrière un objectif commun déploient des stratégies hétérogènes. Une fragilité du soutien politique et industriel en focalisant sur le caractère marginal de la solution. Cela est lié au fait que le gouvernement français a misé sur d’autres leviers de décarbonation, mais aussi à une certaine forme d’attentisme de la part des acteurs de la filière, elle-même renforcée par un flou en matière de support politique et financier. Sur le plan sociétal, en raison des incertitudes techniques, économiques et sécuritaires qui l’entourent, et également d’un manque de connaissance à son sujet, de son portage par des industries polluantes, cette technologie continue d’être vue avec une certaine méfiance. Elle ne semble pas non plus correspondre aux attentes des Français, plus enclins, si l’on en croit les résultats de l’enquête réalisée par le projet Strategy ccus de 2021, à favoriser les puits naturels de carbone, les changements comportementaux et d’autres technologies (le débat étant plutôt polarisé autour de l’usage du nucléaire et des énergies renouvelables14). Le chemin de la modernisation écologique est plein d’incertitudes, et même s’il arrive à se maintenir tant bien que mal dans les agendas politiques de diverses nations depuis les années 2000, le csc comme outil massif de décarbonation demeure encore aujourd’hui une promesse techno-scientifique qui ne parvient pas à se matérialiser, à quelques exceptions près (cf. les projets pilotes norvégiens). L’existence de controverses au long cours autour de cette solution technologique tend à fragiliser son soutien en dehors du noyau de promoteurs historiques.