- 1 Norway and the eu, Climate change and environment.
1Cet article part d’une contradiction : bien que la Norvège soit un pays producteur de pétrole, elle aime à se présenter comme un « champion du climat », comme un pays pionnier en matière climatique (Anker, 2018). Outre qu’il a une longue et riche histoire en matière de prise en compte de l’environnement (sur laquelle nous reviendrons), le pays a été l’un des premiers pays à signer les Accords de Paris, et dépasse même l’ambition du traité avec un objectif de réduction des gaz à effet de serre (ges) de 40 % d’ici à 20301. Il est l’un des principaux donateurs du Fonds vert pour le climat (unfcc), le principal contributeur aux programmes de rémunération de déforestation évitée (redd), au travers notamment du nicfi (Asdal, 2021), alors que les voitures électriques représentent 70 % des véhicules vendus sur le territoire norvégien en 2021. La taxe carbone norvégienne, déjà ambitieuse, pourrait tripler d’ici à 2030. Les objectifs d’émissions de ges du pays sont conformes à ceux de l’ue (bien que la Norvège n’en soit pas membre), alors que son plan climat adopte des mesures fortes sur les transports, la construction, l’agriculture, la forêt, la gestion des déchets, etc. (Norway’s National Plan, 2019).
2Mais cette image environnementale que la Norvège aime à renvoyer n’est possible que parce qu’elle externalise la question pétrolière dans sa politique climatique. Les ambitions de réduction du co2 ne concernent que le pétrole extrait sur le plateau norvégien, alors que le co2 exporté est presque dix fois supérieur. Au cours de ces 8 dernières années, le gouvernement norvégien a octroyé 545 licences d’explorations pétrogazières, principalement en mer de Norvège, en mer du Nord et en mer des Barents. Les plus grands partis politiques du pays refusent de remettre en question la production pétrolière, qui fournit 5,8 % des emplois du pays2 et contribue à hauteur de 14 % au produit intérieur brut.
- 3 Cela est en effet finalement assez proche de l’assertion, fondatrice de la modernisation écologiqu (...)
3Cette contradiction est fondamentale pour le propos du numéro spécial dans lequel s’insère cet article. En effet, le fait que la Norvège se soit construite symboliquement dépétrolisée, mais matériellement pétro-dépendante apparaît finalement comme une forme de modernisation écologique, c’est-à-dire d’habillage environnemental de pratiques intrinsèquement néfastes pour l’environnement3. Mais cette contradiction se révèle cependant intenable : elle a été mise sur le devant de la scène par des acteurs de la société civile – que nous présenterons plus loin dans le papier, et qualifierons d’acteurs de « Mouvement climat » – qui se sont organisés pour remettre en question cette contradiction. Ce faisant, ils ont permis de poser la question de l’exploitation pétrolière en contexte de changement climatique.
4C’est une campagne électorale qui a servi de cadre à ce questionnement – qui en a de ce fait permis la politisation. La campagne électorale des législatives de 2021 a en effet été un moment crucial où la question de placer le climat au-dessus de la politique pétrogazière a été posée. Avec huit partis politiques représentés au Storting (le parlement national) pour une population de cinq millions d’habitants, la Norvège a l’habitude de gouverner par consensus – un parti ne pouvant gouverner qu’en faisant des alliances. Ce système des alliances est essentiel pour comprendre la manière dont le pétrole a pu faire irruption dans la campagne législative de 2021. Le climat a agi comme une thématique transpartisane, touchant les différentes orientations politiques du spectre électoral (European perception of climate change, 2017). Comme ailleurs en Europe du Nord, les partis affichant des objectifs ambitieux de réduction des gaz à effet de serre peuvent recueillir 20 % des voix. Ce pourcentage ne saurait permettre à aucun parti de gouverner seul : la plus grande partie des électeurs (46,7 % aux dernières élections) vote pour les partis conservateurs et travaillistes (respectivement 20,4 et 20,6 % des voix), opposés à une réforme de l’industrie pétrolière. Cependant, dans les systèmes électoraux fondés sur la représentation proportionnelle, 15 à 20 % font une différence dans les coalitions formées, et donc pour convenir d’un programme de gouvernement. Une campagne électorale peut donc être un moment pour qu’une idée minoritaire s’impose dans la politique au travers des alliances que les partis de gouvernement devront former pour gouverner. Des organisations favorables à l’interdiction de l’exploitation pétrolière ont ainsi utilisé la campagne de 2021 pour politiser le climat et le pétrole en Norvège. Nous nous proposons d’analyser dans cet article leurs stratégies pour remettre en question le relatif silence autour de l’utilisation et de l’exploration pétrolière dans le mouvement environnemental norvégien et, ce faisant, pour politiser le pétrole au nom du climat.
- 4 1) la déclaration de l’Agence internationale de l’énergie en mai 2021, selon laquelle doit cesser t (...)
- 5 Par ailleurs, le mouvement social cible principalement l’État en raison du fait qu’Equinor est déte (...)
5Ce n’était pas une chose aisée. En effet, le mouvement environnemental norvégien s’est longtemps accommodé de l’économie pétrolière. Pendant longtemps, les ong ont en effet accepté le principe dit de « l’international cost effectiveness » qui consistait, pour le gouvernement norvégien, à financer au Sud des politiques de compensation de ses effets climatiques, notamment au travers d’investissements dans le programme de rémunération de la déforestation évitée (Asdal, 2021). Ce n’est que dans les dix dernières années que la diminution de la production pétrolière norvégienne est mise en question. Le contexte international est favorable : plusieurs événements extérieurs à la politique norvégienne4 ont permis à ces acteurs de converger, en 2021, vers le constat qu’il est nécessaire de renoncer à exploiter de nouveaux gisements d’énergie fossile pour tenir les engagements climatiques de la Norvège. C’est dans ce contexte que des organisations ciblent l’État et ses représentants pour faire entendre leurs revendications5.
6Les stratégies mises en place par ces acteurs ont été conçues comme des moyens de rendre visibles l’invisible (Rancière, 2021) et la vision du monde qu’il porte, au travers de la mise en place d’un argumentaire concurrent à celui du maintien de l’exploitation pétrolière, de l’utilisation de moyens d’expression inhabituels et du surgissement de nouveaux acteurs. C’est ce mécanisme que nous voulons étudier dans cet article. Le durcissement des demandes du mouvement de l’industrie fossile doit être pensé au regard de l’évolution du mouvement environnemental norvégien, des différentes identités, expériences et objectifs des organisations, mais aussi de l’arrivée récente (2019) de nouveaux acteurs comme Fridays for Future (fff) ou Extinction Rebellion (xr) qui participent à reconfigurer le paysage de lutte. Mais, plus largement, nous postulons que cette campagne offre une opportunité analytique d’observer comment un mouvement cadre et sélectionne stratégies et tactiques pour politiser un sujet longtemps sous-abordé. Ce faisant, cet article prétend non pas embrasser la grande diversité des organisations impliquées dans le mouvement climat norvégien, mais éclairer les négociations narratives et stratégiques pour une mise en visibilité du pétrole et de son industrie dans un pays qui, comme tant d’autres, peine à voir pleinement ces contradictions.
7Nous verrons que cette politisation résulte tout à la fois de l’élaboration de nouveaux argumentaires, de nouvelles méthodes d’expression et d’une répartition des tâches plus ou moins concertée entre les acteurs, de manière à rendre audibles (on pourrait dire acceptables) les arguments en faveur de l’interdiction de l’activité pétrolière. Pour mener à bien cette démonstration, nous commencerons par présenter le cadre théorique et méthodologique qui nous permet de mener cette étude (partie 1). Puis, nous analyserons, dans une seconde partie, les récits en concurrence, tant celui de la minimisation de l’impact de l’exploitation pétrolière que celui qui cherche à la mettre en avant (partie 2). Nous montrerons alors comment ce récit s’est imposé à la faveur d’une série d’événements organisés au moment de la campagne électorale, d’abord en décrivant ces événements (partie 3), puis en analysant la répartition des tâches qu’ont mise en œuvre les acteurs du mouvement climat pour parvenir à cet objectif (partie 4).
8Ces dernières années, une littérature a émergé pour qualifier l’activisme cherchant à influencer les politiques en matière climatique (Fisher, 2020). Plusieurs auteurs ont étudié les stratégies de politisation du climat (Bond, 2018 ; Pepermans et Maeseele, 2016 ; Carvalho et al., 2016), mais elles sont encore restreintes. Les liens entre le cadrage des problèmes et leur traitement sont néanmoins un phénomène connu et largement étudié (Gilbert et Henry, 2008) : pour qu’un phénomène soit traité, il faut déjà qu’il soit nommé – même si le contraire n’est pas vrai (Bourg et al., 2013).
9Appliqué au cas du climat, l’argumentaire est le suivant : tant que le changement climatique est perçu comme étant provoqué par des entités neutres, comme les ges, la prise en charge des causes du changement climatique n’est pas possible. Nombre d’études sur les négociations climatiques (voir notamment Aykut Dahan, 2014) ont ainsi montré que le pétrole a longtemps été invisibilisé comme cause du changement climatique, notamment par la mise en évidence euphémisante des ges ou du co2. En ne nommant pas les matérialités qui émettent ces gaz, les négociateurs ont contribué à un cadrage technique et dépolitisant de la question climatique. Ce cadrage a permis l’inscription du climat à l’agenda politique et à son émergence comme un problème global – ce qui aurait probablement été bien plus difficile si le cadrage avait été directement fait autour du pétrole. Mais il n’a pas permis de poser de manière adéquate le problème.
10On peut toutefois relire l’histoire des négociations climatiques en montrant qu’au fur et à mesure que le changement climatique s’est installé comme un problème global, différents acteurs, au premier rang desquels les mouvements sociaux (Aykut et Castro, 2017) ont progressivement nommé les énergies fossiles comme les principales sources de ges – permettant qu’aux cop 26 et 27, les énergies fossiles soient progressivement nommées dans les déclarations finales de ces conférences.
11Un nouveau cadrage est toujours difficile à mettre en œuvre – sans quoi il se serait imposé tout seul. Il nécessite, de la part des acteurs qui le portent, des stratégies spécifiques. La mise en visibilité d’un problème est considérée comme essentielle (Kenis et Mathjis, 2014). Jacques Rancière (2021) a théorisé cette stratégie de manière au fond assez simple : pour lui, voir peut permettre l’émancipation du spectateur, qui a la capacité de tirer les conclusions de ce qui lui apparaît. En faisant confiance aux capacités d’analyse des personnes, il a inspiré tout un ensemble de stratégies de mise en visibilité de questions qui, pour une raison ou pour une autre, n’étaient plus perçues par les individus en société.
12C’est pourquoi la visibilisation permet la mise à l’agenda et la politisation : elle permet de mettre un problème au-devant de la scène, et aux acteurs de se saisir des implications de cette apparition. Les travaux de Anneleen Kenis et Erik Mathjis (2014) ont abordé la mise en visibilité du pétrole dans les processus de politisation du climat. Notre article s’inscrit dans cette direction en documentant la visibilisation de l’exploitation pétrolière dans et par les mouvements environnementaux en Norvège.
13La Norvège ne fait pas exception à cette histoire rapidement comptée d’invisibilisation du pétrole. Cela est d’autant plus paradoxal que la Norvège est un pays qui a été – et continue à être – central dans les luttes et la philosophie environnementale (Anker, 2018). Comme dans d’autres pays, le mouvement climat norvégien résulte d’une climatisation du mouvement environnemental national. Le changement climatique entre dans l’agenda politique norvégien et devient un sujet pour les organisations dans les années 1980 (suite au rapport Brundtland, publié en 1987).
14C’est en Norvège qu’a été pensée l’écologie profonde (Naess, 1973), le socialisme vert, le développement durable (Brundtland, 1987)… et en Norvège que le climat a rapidement émergé comme un problème politique (Anker, 2015). Les organisations environnementales ont suivi ce mouvement : après s’être longtemps centrées sur les questions de nature et de durabilité, à l’exemple de la société norvégienne de Conservation de la nature (Norges Naturvernforbund [nnv]), elles ont évolué pour intégrer des préoccupations climatiques ; la partie jeunesse de cette dernière association, Nature et Jeunesse (Natur og Ungdom [nu]) ou encore l’Avenir est entre nos mains (Framtiden i vare hender) ont inclus le climat dans leurs agendas (Nilsen et al., 2017). Ces organisations se sont regroupées en réseau (par exemple, ForUM, The Forum for Development and the Environment, une organisation parapluie d’une cinquantaine de membres qui travaille à la cohérence des politiques et coordonne les rapports d’étape des odd) pour faire avancer leurs causes et encourager l’effort en matière de préservation du climat dans les accords nationaux.
15Même si ces organisations ont longtemps accepté le principe d’investissement dans les pays du Sud pour compenser les impacts carbones de l’exploitation pétrolière (Asdal, 2021), le pétrole est progressivement venu à l’ordre du jour. Il a d’abord été critiqué pour ses impacts (marée noire d’Ekofisk, 1977), puis pour ses modalités de gouvernance, longtemps menée par un nombre restreint de politiques et technocrates (Overland, 2018). Par la suite (années 2000), ce sont les impacts du financement (influence sur la création du Conseil éthique du fonds souverain norvégien, publication de rapports pour dénoncer les investissements du fonds) qui ont été questionnés. D’après Peder Anker, propos que confirment les personnes que nous avons rencontrées (voir plus loin), c’est dans les années 2010 que le lien pétrole/climat est véritablement fait. La campagne populaire de Lofoten, Vesteralen et Senja sans Pétrole (Folkeaksjonen oljefritt Lofoten, Vesteralen og Senja), initiée en 2009, voit les associations de Bellona, nnv et nu s’unir dans une déclaration commune pour demander la protection permanente de ces lieux contre l’exploration pétrolière. Durant la campagne électorale de 2013, 101 organisations environnementales, religieuses, communautaires, syndicales s’associent dans une alliance politique indépendante pour placer le climat en haut de l’agenda politique – cette élection sera qualifiée d’élection climatique de 2013 (Klimavalg Alliansan).
16Cette alliance a fait évoluer son argumentaire au cours des années 2010. Ainsi, en 2013, la quatrième demande adressée aux politiques est : « Les producteurs de pétrole norvégiens doivent se préparer à une réduction du rythme d’extraction ». En 2021, l’alliance formule sa quatrième demande en ces termes : « L’exploration pour davantage de pétrole et de gaz dans les zones arctiques doit donc cesser, et les zones situées en dehors de Lofoten, Vesteralen et Senja bénéficier d’une protection permanente contre les activités pétrolières et gazières6. »
17Le tableau suivant (tableau 1) reprend les principales demandes politiques de l’alliance élection climat de 2021 :
Tableau 1. Les demandes politiques de l’Alliance Élection Climat 2021
1 |
Réduire les émissions norvégiennes conformément aux objectifs de l’Accord de Paris et aux recommandations du giec |
2 |
Solidarité et justice climatique |
3 |
Transition équitable – 100 000 nouveaux emplois climatiques maintenant |
4 |
Freiner la production pétrolière norvégienne |
5 |
Laisser le peuple faire partie de la solution |
6 |
Investir dans des solutions climatiques |
18Cette évolution de l’argumentaire n’est cependant pas en elle-même suffisante pour provoquer un choc à même de mettre réellement à l’agenda les questions climatiques. En effet, si les mouvements ont su faire évoluer leurs demandes, continuant à être pionniers des luttes environnementales, la reprise par le monde politique de ces mots d’ordre est plus complexe. Il fallait pour la réussir organiser des événements qui vont faire le pari de la mise en visibilité – aidée en cela par la facilité d’accès, en Norvège, aux hommes politiques et au personnel des ministères. C’est cette mise en visibilité que nous avons étudiée grâce à une méthodologique que nous présentons à présent.
19Cet article s’appuie sur une étude de terrain réalisée d’août à octobre 2021, concentrée sur la Nordique Rebellion (Nordisk Opprør), menée par xr, du 21 au 29 août. Pour cet événement, nous avons cohabité avec les militants avant, pendant et après l’événement, observé et/ou assisté à une dizaine de réunions de préparation, une quinzaine d’actions, et une dizaine de marches, parades, débats, performances. Nos résultats s’appuient également sur deux autres observations : le Klimabrølet (le cri du climat) du 27 août (Oslo) et les actions contre les activités minières à Repparfjord (conté d’Hammerfest, Troms og Finnmark).
Tableau 2. Entretiens
Nombre d’entretiens |
Nombre d’entretiens |
21 |
Extinction Rebellion (xr) |
4 |
Fridays for Future (fff) |
2 |
Framtiden i våre – Le Futur est entre nos mains |
2 |
Natur og Ungdom – Nature et Jeunesse (nu) |
2 |
Greenpeace (gp) |
2 |
Grønn Ungdom – Parti des Verts jeunes (gu) |
1 |
Naturvernforbundet – Les Amis de la Terre Norvège (nnv) |
1 |
Miljøagentene – Éco-agents |
1 |
Besteforeldreaksjonen – Les grands-parents pour le climat |
36 |
Total |
20Trente-six entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’organisations diverses et autour des thèmes des critiques et revendications pétroclimatiques, rapport au politique, stratégies d’action, vision du futur et alternatives (tableau 2). La majorité des entretiens ont été réalisés auprès de militants rencontrés via le réseau ou les actions menées par xr. Sur 21 enquêtés appartenant à cette organisation, 16 ont déclaré être actifs dans une autre organisation (principalement gp, wwf, fff, World Saving Hustle, Spire) ou dans les branches jeunes du parti des Verts et du parti socialiste. Une dizaine d’entretiens de moins de 30 minutes et d’échanges informels avec de jeunes militants de wwf, éco-agents, du parti des Verts et du parti socialiste ont été retranscrits (non indexés au tableau). Les entretiens ont été menés en anglais, à l’exception de conversations avec les éleveurs de rennes saamis – traduites par des militants. Ces entretiens ont été complétés d’une recension de sources secondaires (presse, rapports, affiches, flyers, post Facebook, tweets, conversations emails). La revue de presse « personnelle » s’est concentrée sur des journaux internationaux (principalement Financial Times et Washington Post, The Guardian, The Independant, The Daily Telegraph, New York Times) et norvégiens (VG, Aftenposten, Nettavisen, Dagbladet), traduits en ligne, puis analysés qualitativement. La collecte des documents nous a permis de renseigner le cadrage des thèmes pétroclimatiques réalisés par les arènes politiques et le mouvement climat, tout en nous informant sur une certaine dynamique stratégique de l’action. L’observation participante nous a permis de renseigner organisations, dissensions et trajectoires au sein du mouvement. Les entretiens ont, eux, permis d’appréhender la trajectoire militante et la mémoire des participants, leurs stratégies individuelles et collectives, leurs visions du monde et les futurs souhaités.
21Pour bien comprendre la manière dont ces événements ont agi dans la mise en visibilité du pétrole dans les luttes climatiques, il importe de comprendre que les acteurs du mouvement environnementaliste problématisent la question pétrolière en réponse à un ensemble d’arguments préexistants qui tendent à faire de cette industrie un pilier essentiel à l’économie et à la société norvégienne. Revenons dans un premier temps sur ces justifications en défense de l’exploitation du pétrole avant de nous pencher sur l’argumentaire « en miroir » dénonçant ces dépendances.
22Les principaux partis en place (le parti conservateur [Høyre] au pouvoir depuis huit ans, le parti travailliste [Arbeiderpartiet], le parti du centre [Senterpartiet] et le Parti du Progrès [Fremskrittspartiet]) soutiennent fermement l’industrie pétrolière. Ainsi la Première ministre Erna Solberg annonça-t-elle « un grand changement en cours, qui arrivera de toute façon. La question est de savoir à quelle vitesse il va se produire. Nous n’avons pas l’intention d’accélérer ce changement politiquement ». Le Parti chrétien (Kristelig Folkeparti) se dit prêt à discuter l’attribution de nouvelles licences d’exploration. En revanche, le Parti libéral (Venstre), le parti socialiste de gauche (Sosialistisk Venstreparti, sv), le parti rouge (Rødt) sont pour la fin de l’attribution de nouvelles licences d’exploration et la fin de la production de gaz et de pétrole. Le parti vert (Miljøpartiet de Grønne), qui a obtenu son premier siège au Parlement en 2013, est le seul à s’engager pour une date explicite de sortie de la production de gaz et de pétrole. Mais sa forte opposition à l’industrie dans un contexte où les lobbies pétroliers travaillent en étroite collaboration avec les différents partis, en fait un parti à « thème unique », donc encore marginal.
23Les différentes déclarations des partis majoritaires que l’on peut trouver dans la presse montrent un discours hégémonique de « mise à distance » du pétrole et d’amplification du thème « la Norvège, le meilleur élève ». Ce discours repose sur quatre arguments qui convergent pour faire du pétrole une part intégrante de la vie culturelle norvégienne. Le premier argument consiste à faire de la sortie du pétrole une démarche purement symbolique – ses contempteurs parlent alors de dépétrolisation symbolique : la réduction de la production pétrolière norvégienne serait compensée par l’augmentation de la production d’autres pays, et en particulier membre de l’Opep, et n’entraînera pas une réduction significative des émissions globales de ges, puisque les émissions liées à l’extraction demeurent faibles comparées à celles de l’utilisation de la ressource. En outre, les défenseurs de cette solution considèrent que cette compensation serait réalisée dans un développement normatif inférieur en matière de santé, de sécurité et d’environnement pour des économies moins transparentes.
24Troisièmement, le pétrole est conceptualisé comme un support à la transition énergétique : le gaz naturel pourrait jouer un rôle dans l’hydrogène du futur, et contribuer au développement du csg.
25Enfin, le quatrième et plus important argument, est que l’exploration et la production pétrolière sont inscrites dans une logique d’économie redistributive. L’industrie emploie 160 000 personnes et fournit 14 % des revenus du pays, contribuant de ce fait à l’un des États providence les plus importants du monde en termes de dépenses (91 milliards d’euros). Toutes ces logiques concourent à faire du pétrole une nécessité.
26Pourtant, la dénonciation des subventions versées à l’industrie pétrolière après la sortie de crise du Covid-19, l’opportunité manquée – perçue par les organisations –, de prendre le « tournant vert », associées à la publication du 6e rapport du giec, la déclaration de l’aie sur le nécessaire arrêt des activités d’exploitation de nouveaux champs et le lancement de l’Alliance Beyond Oil and Gas (boga) constituent autant d’événements qui ont incité les partis à (re)formuler leurs positions sur le sujet du changement climatique en 2021.
27Les contre-argumentaires se sont développés dans une logique de lobbying pour influencer les représentations dominantes : gp, nnv et nu déclarent avoir travaillé à l’élaboration de recommandations, partagées avec les différents représentants politiques des comtés norvégiens. En collaboration avec diverses organisations internationales centrées sur la thématique pétrolière (par exemple Global Gas & Oil network, Global Energy Monitor, Leave it in the Ground), les organisations ont en outre travaillé à l’évaluation des programmes des différents partis : nnv a attribué des scores environnementaux à chacun des programmes, quand Oil Watch International a mis en place une classification relative à leur position sur les combustibles fossiles. L’organisation de discours public et de débats internes a été utilisée, puis médiatisée : « Nous avons organisé des débats politiques, nous avons invité les partis politiques […] parce que quand ils sont contraints, par nous, de discuter de ces sujets […], ils ne peuvent juste pas parler d’autre chose […] et pendant cette campagne électorale, les thèmes du forage pétrolier et gazier en Norvège ont été beaucoup plus discutés qu’avant. Alors c’est plutôt un succès pour nous et pour d’autres organisations environnementales, parce que maintenant, on discute du pétrole et du gaz en Norvège, d’une manière qui n’était jamais arrivée avant » (gp). Cette implication à « l’intérieur » du système peut s’expliquer par le degré de confiance élevé dans les institutions des pays nordiques (Eurofund, 2019), et l’accès facilité des militants à la sphère politique : « En Norvège, c’est assez facile […] d’entrer en contact avec les politiques et les bureaucrates. Ils veulent généralement nous rencontrer si on a quelque chose à dire » (nu).
28La mise en visibilité du pétrole passe par le recours aux médias ; les organisations vulgarisent l’information scientifique et les prises de décisions politiques, partageant leurs positions avec les médias traditionnels, sur leurs propres plateformes ou via les réseaux sociaux. Ces organisations cherchent un langage qui suscite l’émotion. « On utilise “forage pétrolier dans l’Arctique” et pas “mer de Barents” parce que les gens ont cette image glorifiée de ce qu’est l’Arctique, c’est quelque chose de pur […], rempli de vie sauvage […], ça suscite plus d’émotions chez les gens […]. Quand on parle de forage pétrolier dans la mer du Nord, les gens sont un peu comme “Oh, ils sont déjà là-bas” […] on a besoin de montrer [que cela représente] un nouveau chapitre dans le pétrole norvégien » (nu).
Tableau 3. Synthèse des arguments pro et anti-pétrole
Pro maintien de l’industrie |
Anti maintien de l’industrie |
Dépétrolisation symbolique |
Responsabilité morale de l’exemple |
Écologisation industrielle |
Déplacement des investissements vers enr (écologisation politique ?) |
Support à la transition énergétique |
Dénonciation de l’atermoiement |
Économie redistributive |
Transition juste pour tous |
29Le discours pétronationaliste voit s’opposer un argumentaire en « miroir » (tableau 3), dont la narration se concentre autour des thèmes de la justice, de la morale, et de l’urgence. L’octroi de licences, puisqu’il est question de changement climatique engendré, est incompatible avec les questions des minorités et des plus vulnérables (femmes, jeunes, communautés autochtones samies, générations futures…). L’exploitation pétrolière est cadrée comme profondément coloniale, génératrice d’inégalités dans les divers endroits où elle opère. Face à l’argument d’une économie redistributive, les acteurs environnementaux opposent une transition juste pour tous, y compris pour les travailleurs du pétrole, dont la réorientation professionnelle doit être amorcée.
30La dépétrolisation symbolique est contestée sur la base de l’exemple : la Norvège, pays du « bien-être » et du « développement » doit se faire le chef de file de l’après-pétrole. Les organisations ont confiance en la responsabilité partagée : « On croit vraiment, sur la base de ce que dit la recherche et de la responsabilité partagée que nous avons tous, que c’est un argument stupide de prétendre que ce que nous ne produisons pas sera automatiquement fait par un autre pays » (gp). Ces acteurs demandent à ce que les investissements dans l’écologisation industrielle soient déplacés vers des investissements considérés comme verts.
- 7 Par ailleurs, les industries ne respecteraient pas la proposition du Storting : « L’importance de l (...)
- 8 Le leader adjoint du parti du centre Ola Borten Moe est le propriétaire et fondateur de la compagni (...)
31Le pétrole perçu comme un support à la transition est cadré comme un atermoiement, autour d’arguments du type « on remet à plus tard ce qui devrait être fait aujourd’hui ». Le cadrage est également légal. En délivrant de nouvelles licences d’exploration, la Norvège ne contribue pas uniquement de façon significative aux émissions de ges, mais constitue aussi une violation des droits constitutionnels fondamentaux de chaque personne, y compris des générations futures (article 112 de la constitution norvégienne, principe de précaution et de non-préjudice, cedh) et ne respecte pas ses obligations internationales vis-à-vis de l’Accord de Paris (2015)7. C’est finalement la légitimité politique à traiter ces questions qui est remise en cause, justifiée par la forte intrication pétrole/politique8 ; de l’implication des compagnies pétrolières dans l’éducation et la formation, contribuant à « fabriquer » une culture pétrolière. Notons enfin que la décroissance, point nodal supposé des discours à l’amorce de cette étude, est marginale. La rhétorique de la lenteur et de la modération est peu utilisée en dehors des cercles de convaincus, au profit d’une emphase sur les risques économiques et le bien-être.
32Mais la construction d’argumentaires n’est pas en elle-même suffisante. Pour un sujet de l’importance du pétrole, il ne suffit pas d’opposer à un récit un contre-récit, quand bien même ce contre-récit serait fondé sur une évidence scientifique. Aussi, les organisations du mouvement social ont-elles choisi une mise en visibilité qui passe, et c’est une originalité dans un pays comme la Norvège, par l’utilisation de tactiques confrontationnelles (grèves, marches, boycott, action directe), détaillées dans la section suivante.
33La Rébellion nordique est une contestation importante de l’exploitation pétrolière qui a eu lieu en 2021. Elle a rassemblé un demi-millier de militants d’xr des groupes norvégiens, suédois, finlandais et danois pour dix jours de désobéissance civile à Oslo. Cet événement a été marqué par de nombreuses actions, conférences et performances artistiques. Présentée comme la plus grande campagne de désobéissance civile depuis les soulèvements d’Alta (1979-1980) et la plus grande rébellion environnementale post-Covid-19, elle a mis au centre de ses revendications l’arrêt de la production pétrolière. Nous allons dans cette section analyser la stratégie globale de ce mouvement, puis les propositions qu’il a faites.
34Alors que les mouvements de contestation dans les pays scandinaves suivent en général des règles bien établies, la Rébellion nordique a voulu sortir des cadres habituels. Les nombreux blocages (pont d’Ankerbrua, route de Kirkeveien et Suhms, Majorstukrysset, etc.) ont fonctionné comme un obstacle matériel à la fois contre le politique (divers ministères, assemblées, etc.) et l’industriel (dockers, siège d’Equinor). Les manifestants ont massivement cherché à se faire arrêter, revendiquant le mot d’ordre : il faut « remplir les prisons ». La semaine s’est soldée par 129 arrestations pour 2,1 millions de nok d’amende.
35La stratégie choisie était clairement de sortir des règles communément admises pour être entendues : « C’est faire physiquement obstacle et dire “vous devez écouter”, il n’y a pas moyen de nous contourner. Tu crées une sorte de drame. Tu crées une situation perdant-perdant […]. Quand on est entrés dans le ministère du Pétrole et de l’Énergie, on est juste entrés par la porte principale et on s’est assis dans le hall […]. Le simple fait qu’on se soit assis là pour dire “on ne bougera pas parce qu’on veut un avenir viable, arrêtez l’exploitation pétrolière”, ça a eu une portée considérable. […] J’ai eu une quinzaine d’entretiens ce jour-là. Les leaders des différents partis sont venus pour discuter avec nous et ça a créé comme un débat national. Si on avait été dehors […], jamais un seul média n’aurait écrit […]. Tu brises les logiques de ce qu’est la société, de ce qu’elle est supposée être. Donc c’est un moyen de bouger la société d’une façon plus efficace que de simplement faire campagne, stratégiquement parlant, en suivant les règles » (xr).
36Le brut et son industrie sont rendus visibles grâce à un important recours aux représentations symboliques. Accompagnant les marches ou les blocages, plusieurs objets symbolisent l’indicible et l’invisible, à l’exemple du grand éléphant rose qui accompagne les parades : « En norvégien, ça s’appelle “elefant”, mais nous on l’appelle “oljefanten” […] c’est un jeu de mots sur le pétrole [olje] et l’éléphant [elefant…], c’est l’éléphant dans la pièce, mais personne n’en parle. Il y a un gros éléphant dans la pièce, et c’est le pétrole, et c’est le pétrole de la Norvège. Et on reste assis là, à parler de tout le reste » (xr). Les pratiques artistiques des revendications jouent un rôle important dans la proposition d’une vision subversive, puisque celle-ci ne reproduit pas le sens commun, et tente au contraire de le saper ; elles cherchent à délivrer un message par des moyens expressifs, informatifs et éducatifs. Ainsi, le pétrole est représenté ailleurs à l’aide d’images plus dures ; les militants reproduisent les navires d’Equinor, entreprise détenue à 70 % par l’État, qu’ils renomment Equitanic, néologisme d’Equinor et Titanic pour représenter « la merveille technologique qui ne veut pas couler ». L’eau polluée de Vaca Muerta (Argentine), où Equinor exploite les gaz de schiste, est reproduite puis proposée à la boisson devant les locaux de l’entreprise. Durant une série d’actions devant le ministère de l’Environnement, les militants imitent le brut à l’aide d’ingrédients de consommation courante, qu’ils jettent sur les fenêtres des institutions. Dans ces diverses représentations, le pétrole prend corps, il devient un symbole autour duquel les militants se rallient. Durant la « marche de la peine » (grief march), les brigades rouges, un groupe international de performance « artiviste » contribuant occasionnellement aux actions d’xr, avaient le visage peint de blanc, capes, coiffes et lèvres, rouge sang, symbolisant l’hémorragie de la biodiversité. Si les brigades rouges réagissent à leur environnement, la performance durant l’action au ministère du Pétrole et de l’Énergie a dévoilé des brigades noires qui « représentent le pétrole, les combustibles fossiles et la mort […], l’argent sale, les gouvernements sales […] ne réagissent à rien. N’interagissent avec rien […] ». Ces événements ont permis de rendre visible l’argumentaire principal du mouvement : un autre monde est possible.
- 9 L’imagination de nouveaux systèmes est justifiée, dans nos entretiens, par le recours à des ouvrage (...)
37Le reproche de son manque d’alternatives et de solutions concrètes est souvent fait au mouvement, reproche auquel ce dernier répond par le fait que « ce n’est pas à [lui] de trouver les solutions ». Dans les discours, comme dans les productions écrites, le mouvement cadre l’avenir sur les questions de relation homme-nature, d’utilisation des ressources, de production et de redistribution des richesses, de convivialité, de diversité des appartenances, de politique. Il faut « changer le système ». Si l’alarmisme, le désespoir et souvent l’extrême fatigue sont le lot de nombreux militants rencontrés, il est possible de déceler un certain optimisme dans la description d’une société en « panne », qui donne à voir des possibilités d’amélioration. La solution ? Les modalités de gouvernance et une nouvelle façon de penser les relations sociales. Les occupations d’espaces publics, à Oslo pour la Rébellion nordique, ou à Repparfjord, dans le cas des protestations contre les activités minières, se proposent d’incarner « la façon dont la démocratie doit être renforcée9 », préfigurant le changement souhaité : les cellules organisationnelles sont autogérées, l’organisation est horizontale et non violente. Si l’individualisation de la prise de décision a été décrite par Tina Bru, ministre du Pétrole et de l’Énergie, comme « antidémocratique », xr répond que les actions sont communément décidées, mais « de proche en proche » (« Think local, act local »), sans imposition de formes sociales particulières. Ils appellent à « renforcer [les] communautés et [les] sociétés pour gérer le changement ». En faisant référence à la Deep Ecology, qui a notamment été développée en Norvège par Arne Næss (1973), comprise comme la juste adéquation entre logiques individuelles et communautaires (faire société, être aligné avec soi-même), les manifestants ont fait la promotion d’une autre « politique de vie », décrite comme « mode de vie alternatif, un mode de socialisation alternatif ». Cette « politique » s’opère au travers de l’élargissement de l’autonomie et la réappropriation de l’espace, le prendre soin (cercles d’empathie, cafés d’empathie, délégués bien-être), le partage des ressources (nourriture, matériel…).
38La confrontation a été essentielle dans la stratégie du mouvement. C’est en sortant des règles communément admises qu’il a pu se faire entendre. Ce mécanisme n’est pas linéaire : en effet, en sortant des règles communément admises, certains acteurs ont choqué et assumé, dès lors, de ne pas être audible, leur transgression les décrédibilisant. Mais cela paraît avoir été fait de manière volontaire, pour – en se décrédibilisant –, mieux crédibiliser des mouvements jusque-là inaudibles, mais moins radicaux. Cela conduit à interroger la façon dont les liens entre contestations et proaction peuvent informer sur la théorie du changement social qu’utilisent de façon sous-jacente les différentes organisations du mouvement.
39Ce processus n’a pas été exempt de conflits internes au mouvement, et l’irruption d’acteurs nouveaux, aux modalités d’action transgressives, qui a généré des tensions, voire des clivages internes entre différentes positions. C’est ce que dévoile l’histoire de la perception des ong internationales par les Norvégiens, qui montre une défiance historique envers des initiatives « importées ». L’opposition de gp contre la pêche à la baleine, largement acceptée par les autres organisations environnementales norvégiennes, a par exemple été grandement critiquée pour ne pas prendre en considération les problématiques locales (Strømsnes, 2009). Son décentrement vers la thématique du changement climatique ainsi que la permission donnée par le bureau international de mener des campagnes locales semblent en avoir aujourd’hui fait un acteur intégré et reconnu par les organisations nationales. Ils s’allient officiellement avec des associations locales, notamment nu et nnv. Mais xr a pris le relais de gp comme nouveau venu perturbateur – et critiqué par le mouvement.
40Dans cette dynamique, xr a joué de ce rôle de trublion pour mieux faire accepter les autres organisations. L’organisation cherche à polariser le débat pour mieux rendre acceptables des positions qui jusque-là étaient considérées comme radicales. Après une action, un militant décrit : « […] quand on a eu notre action, il y avait ce type d’Høyre [du parti conservateur] qui disait “ce sont des idiots, pourquoi ils ne peuvent pas faire comme les jeunes écoliers-grévistes ? Ce sont eux qu’on devrait écouter”. Et on s’est dit “Wow ! On a presque les mêmes demandes que les grévistes”. Et Høyre a toujours été opposé aux grévistes, en disant qu’ils devaient rester à l’école. Et d’un coup, parce qu’on est venus, ils disent que les grévistes ont raison. Donc en étant les méchants gars, ils légitiment d’autres groupes avec qui on est alignés. Et on dit “Ouais, ok. Si vous êtes pour les grévistes, alors répondez à leurs demandes”. C’est un peu comme ça que ça marche. Parce que quelqu’un d’Høyre ne soutiendrait jamais les grévistes de l’école, si on n’avait pas été, en quelque sorte, les salauds. »
- 10 En octobre 2016, après que le gouvernement a déclaré délivrer 10 licences de productions sur 40 blo (...)
41Cette polarisation a aussi été recherchée dans le procès climat (Klimasøksmålet) mené par gp, nnv et nu contre le gouvernement norvégien pour l’octroi d’un nouveau round de licences pétrolières10 : « C’est pourquoi on a décidé de poursuivre le gouvernement. Non pas parce qu’on pensait qu’on obtiendrait un changement réel de la loi […], mais parce que ça créerait une tension de différentes manières et de nouvelles manières qui sont, vraiment, vraiment nécessaires » (nnv).
- 11 Les oppositions historiques contre l’industrie hydroélectrique (Mardalsfossen) et plus particulière (...)
42Ce qu’ils décrivent est en fait une stratégie d’influence de la fenêtre d’Overton (pour une présentation de cette notion, voir notamment The Lancet Planetary Earth, 2021). Une idée politique est acceptable parce qu’elle est inscrite dans une fenêtre d’acceptabilité évolutive. Pour Joseph Overton, le degré d’acceptation des idées publiques se fait sur une échelle et transite du statut d’impensable, radical, acceptable, raisonnable, populaire, politique publique. Les organisations cherchent à ajuster cette fenêtre par la promotion d’idées à la marge, à rendre acceptable l’idée aujourd’hui radicale de la fin du pétrole. L’arrêt de l’exploration passe par ces stades : si l’idée à transité de l’impensable au radical, elle a aujourd’hui imprégné les opinions publiques. Une des stratégies est donc la polarisation pour engager la discussion et, in fine, trouver un consensus sur un sujet devenu populaire. Mais comme le montrent ces deux exemples (désobéissance civile et utilisation de moyens légaux), les tactiques diffèrent. La désobéissance civile est un moyen de donner à voir le spectre des valeurs et des opinions, de faire entendre la voix des « sans-voix » – mais elle ne fait pas consensus. À l’exception des anciennes oppositions de Mardalsfossen ou d’Alta11 et des actions de Bellona ou des Green Warriors, la Norvège n’est pas un pays où la contestation litigieuse est usuelle. Si certaines organisations cautionnent ces types de contestation en de rares occasions, les organisations traditionnelles demeurent critiques vis-à-vis de moyens d’action ayant le potentiel de « nuire à la réputation du mouvement » (nnv). Mais le fait que certains acteurs assument ce rôle négatif leur permet, au final, de mieux apparaître comme étant ceux à même de générer du consensus. Ainsi est-ce, a contrario, le consensus qui est recherché : c’est d’ailleurs pour cela ce n’est pas l’arrêt des exploitations qui est demandé, mais celui des explorations. Ces organisations cherchent à faire mouvement avec les organisations syndicales, communautaires, des droits de l’homme. Elles se concentrent sur l’enrôlement des différentes parties prenantes du mouvement, y compris les travailleurs de l’industrie fossile. Les conditions de la justice énergétique, qui devra distribuer équitablement les coûts et les bénéfices des services énergétiques, demeureront un enjeu de taille pour ce mouvement social.
43Le 13 septembre 2021, Jonas Gahr Støre, leader du parti travailliste, remporte les élections et entame la formation d’une coalition avec le parti du centre et le parti socialiste de gauche, qui la quittera, déplorant un programme trop « gris et pas assez vert ». Le nouveau gouvernement organise une coalition avec le centre, favorable à la poursuite des activités pétrolières. Si le Parlement, inhabituellement fragmenté, peut être perçu comme une bonne nouvelle pour le climat, les élections ne sont pas synonymes d’une évolution significative des modalités de gestion de l’industrie. Suite à sa nomination, J. G. Støre annonce que l’« âge du pétrole sera bientôt terminé » et délivre dans le même temps 53 nouvelles licences d’exploration.
44Si le bilan est, du point de vue de l’exploitation des énergies fossiles – et donc du climat – décevant, cette campagne donne à voir un cas de démocratisation du discours sur les énergies fossiles, résultant d’un contexte favorable et d’une technicité militante de mise en visibilité. Saisissant un contexte international propice, le mouvement, à la faveur d’une campagne électorale, s’est organisé entre logique d’influence politique et actes de désobéissance civile pour demander la fin des explorations pétrolières. Les partis, obligés de se positionner, ont perpétué une logique d’externalisation du sujet, à laquelle le mouvement social a répondu avec un contre-cadrage « en miroir » autour de la justice, de la morale et de l’urgence – permettant un alignement narratif. Le débat a été réinternalisé de manière non forcément voulue, au prix de tensions internes au mouvement, quand celui-ci a laissé s’exprimer des divergences dans les moyens de polariser le débat et sur la façon de réaliser le « tournant vert ». Les organisations d’origine internationale, critiquées il y a quelques années, ont joué leur rôle dans le paysage de lutte norvégien (gp, wwf) – et fff a récemment acquis une forte légitimité. Cette situation peut être décrite comme un durcissement des positions, tant sur les demandes que sur les méthodes de lutte face à l’atermoiement pétrolier.
45C’est avec les mots de Peder Anker que nous pourrions terminer cet article. Celui-ci a montré que la Norvège a, réellement, joué un rôle de pionnière dans la formulation d’exigences environnementales. Le paradoxe que nous avons analysé dans cet article ne fait finalement que perpétrer, comme il le signale lui-même, ce rôle que s’est auto-assigné la Norvège. Les débats qui ont entouré la prise en compte des énergies fossiles à la cop 26 et à la cop 27 ont fait écho aux tensions internes de la modernisation écologique qui se sont déjà exprimées en Norvège autour des élections législatives.
46Ce qu’in fine montre cet article, c’est l’importance des stratégies de mise en visibilité d’un problème qui, comme le changement climatique, reste largement invisible – notamment parce qu’il est invisibilisé. Ces stratégies ont des dimensions discursives, tactiques, institutionnelles, qu’il est important d’étudier en tant que telles. Elles visent en effet, y compris en sortant des cadres admis de la démocratie, à provoquer, rendre possible ou faciliter le débat démocratique.