1La crise écologique et du vivant n’est plus une perspective lointaine ni abstraite, mais bien une réalité édifiante. Le débat actuel se concentre sur les visions des transformations à opérer et les conditions de leur mise en œuvre. L’importance de ces questions est particulièrement prononcée dans le contexte portuaire. En tant que porte d’entrée de la mondialisation, les ports occupent une position centrale dans les échanges mondiaux, réunissant les actrices et acteurs économiques de nombreuses et diverses filières. Ces territoires sont donc des espaces stratégiques, dont l’analyse révèle les processus sociotechniques qui façonnent le territoire (Hein, 2016).
2L’inauguration en septembre 2022 du premier parc éolien en mer de France, en présence du président Emmanuel Macron, symbolise-t-elle un exemple concret de la modernisation écologique dans la vision des transitions ? Cet article, combinant l’analyse des systèmes de gouvernance et des discours sur les transitions écologiques dans l’estuaire de la Loire, vise à démontrer le choix de transition déployé en France, et à comprendre le contexte dans lequel émerge cette vision.
3En raison de l’importance significative du flux énergétique dans leurs revenus, les ports doivent rapidement repenser leur modèle économique pour assurer leur pérennité tout en sécurisant leur balance commerciale. Ainsi, le secteur portuaire s’efforce de se réinventer, en faisant le choix des innovations technologiques. Cependant, ces initiatives favorisent une approche fragmentée et par silo, désolidarisant les problématiques environnementales intrinsèquement liées (Nye, 1990 ; Norgaard, 2006 ; Otter, 2004). Cette approche par filière compromet la vision holistique essentielle à la réussite des transformations écologiques et du changement de système (Clemente et Barroca, 2021). La priorité accordée aux innovations technologiques tend également à exclure une large partie des acteurs et actrices locales et publiques, bien qu’elles soient directement impactées par les transitions écologiques de leur territoire, au profit d’intérêts globaux et privé. Chaque scénario de transition est lié à un réseau d’actrices et d’acteurs, déterminant ainsi leur participation dans la prise de décision et la mise en œuvre des transformations décidées.
4Le cadre de la modernisation écologique (me) est utilisé depuis plus de 30 ans pour décrire une approche de la politique environnementale axée sur la technologie et l’innovation (Jänicke, 2008). En se concentrant sur le développement de technologies standard comme solutions universelles, les études sur la me dépolitisent les processus de transition (Chailleux et al., 2022). Cette recherche vise à dévoiler les jeux de pouvoir qui déterminent la direction des démarches écologiques sur un territoire.
5L’embouchure de la Loire représente le passage de 10 % de l’énergie primaire française, concentrant plus de 80 % des importations du Grand Port maritime de Nantes Saint-Nazaire (gpmnsn), ce qui en fait sa principale source de revenu. Acteurs et actrices industrielles, portuaires, institutionnelles, expertes consultatives et associations de protection de l’environnement se mêlent dans l’estuaire de la Loire, formant un écosystème complexe. Il est irréaliste de penser que le port, malgré son rôle central, puisse agir seul dans le développement des politiques écologiques, qui dépassent les capacités d’un seul organisme et d’une seule échelle géographique. Pour comprendre les mécanismes de la gouvernance d’une transition, il est essentiel d’exploiter sa dimension multi-acteurs et multi-échelles.
6Quelles sont les visions écologiques mises en œuvre en Loire ? À quelles personnes appartiennent-elles ? L’analyse de la gouvernance multi-niveaux et des discours démontre que la vision appliquée relève de la modernisation écologique. Les projets en découlant paraissent déterritorialisés ou aspatiaux, accentuant la déconnexion entre l’industrialo-portuaire et les (autres) intérêts locaux. La transition écologique s’en trouve partielle, voire bloquée.
7Dans le contexte de l’état actuel du débat écologique, la théorie de la modernisation écologique (me) ne peut être comprise qu’en tenant compte du débat duquel elle émerge. Au début des années quatre-vingt, ce débat est dominé par des notions telles que la démodernisation, la désindustrialisation, ou encore la productivité nationale (Spaargaren et Mol, 1992 ; Mol, 1995). La me remet en question les principes fondamentaux de ces perspectives en contestant l’idée traditionnelle au sein du mouvement environnemental, à savoir qu’une réorganisation fondamentale des institutions centrales de la société moderne (le système de production industrialisé, l’organisation capitaliste de l’économie et l’État centralisé) est nécessaire pour ouvrir une voie vers un développement durable à long terme (Mol et Spaargaren, 2000). Aussi, la me peut être définie comme un « discours qui reconnaît le caractère structurel de la problématique environnementale mais qui admet néanmoins que les institutions politiques, économiques et sociales existantes peuvent internaliser la préoccupation environnementale » (Hajer, 1995a). Sa montée en puissance sur la scène politique s’explique précisément par le fait qu’elle suggère que les relations entre l’économie et l’environnement sont complémentaires, plutôt que conflictuelles (Blowers, 2000 ; Murphy et Gouldson, 2000).
8La critique prédominante formulée à l’encontre de la me depuis ses origines concerne son optimisme technologique (Mol et Spaargaren, 2000). Cette perspective repose sur l’idée que la crise écologique peut être résolue par le biais de l’innovation technique et procédurale. En proposant de concilier le développement économique et la préservation de l’environnement (Murphy et Gouldson, 2000), elle envisage un essor industriel continu sans impact négatif sur l’écosystème, grâce à un constant progrès scientifique et technologique (Alkhuzaim et al., 2020). Ainsi, la « déficience écologique » de la société industrielle devient le moteur d’une nouvelle phase d’innovation industrielle. La réparation des préjudices environnementaux est perçue comme une situation gagnant-gagnant : ces incidents ne constituent pas des entraves à la croissance, mais au contraire, ils la favorisent (Hajer, 1995a).
9En s’inscrivant dans une logique de marché, la me se confond avec les discours de l’écologie industrielle, promouvant ainsi une vision orientée vers la technologie du changement (Kaika et Swyngedouw, 2012 ; Swyngedouw et Kaika, 2014). Les innovations sociotechniques ne sont pas seulement viables, elles sont également rendues indispensables. Cependant, la légitimité exclusive accordée à ces innovations pour résoudre les problèmes environnementaux suscite des interrogations chez les scientifiques. En effet, les approches basées sur la technologie, les politiques publiques ou la gestion organisationnelle ont tendance à traiter les problèmes en isolant une variable ou un phénomène de la réalité complexe afin d’en comprendre les causes et les effets. En pratique, les défis environnementaux ne se prêtent guère à cette logique rationaliste (Audet, 2016). Une vision morcelée des changements nécessaires contraste avec une crise globale qui requiert une approche holistique.
10En renforçant la place de l’innovation industrielle, les approches de me renouvellent le jeu d’acteurs et ses dynamiques. Elle présente une forme de gouvernance nettement différente des modèles dirigés par les politiques publiques et régulés par l’État qui prévalaient jusqu’à présent. Il s’agit d’une forme de gouvernance à la fois fortement centralisée et décentralisée. D’une part, une centralisation significative a eu lieu, avec un transfert croissant du pouvoir politique vers l’exécutif. D’autre part, en accord avec l’importance accordée au marché, le gouvernement s’appuie également sur la capacité d’autres entités, notamment le secteur privé, à contribuer (Voß et Kemp, 2006). Parallèlement, l’émergence de partenariats reflète une société civile active agissant en contrepoint à la prise de décision collaborative centralisée (Blowers, 2000). Dans cette perspective, la contribution de la science semble être reléguée derrière celle accordée aux marchés et aux actrices et acteurs économiques. Parallèlement, l’évolution du rôle de la science engendre une incertitude croissante entourant les risques environnementaux et les stratégies de gestion (Mol et Spaargaren, 2000). Cela survient alors même que la transition émerge aujourd’hui comme un sujet de débat, rassemblant une diversité d’actrices et d’acteurs et de pratiques dans la lutte contre le bouleversement climatique (Audet, 2016).
11Certains observateurs identifient un projet « sociétal » sous-tendant les discours émanant de la me. Selon ces études, la me favoriserait la modernisation de l’économie politique capitaliste (Joo et al., 2018). L’intégration des préoccupations environnementales par les principales actrices et acteurs économiques ne serait réalisable que si les critères, instruments et concepts environnementaux étaient reformulés pour s’insérer dans le système dominant (Spaargaren et Mol, 1992). Les discussions sur les possibilités, la réalité et la désirabilité d’un capitalisme vert, initiés de manière provocatrice à l’ordre du jour de la me par Huber dès ses débuts (1982), plaidant en faveur de l’écologisation de l’économie, ont suscité un débat tout aussi approfondi (Mol et Spaargaren, 2000). De nombreux chercheurs critiquent l’analyse des réformes environnementales, souvent abordée principalement à travers des modèles schumpétériens et évolutifs. Dans le contexte du monde portuaire, la nature entrepreneuriale de certains ports impose une logique de marché (Brooks et Cullinane, 2006), limitant ainsi les possibilités de changements radicaux et discontinus. Afin de concilier leurs initiatives écologiques avec le maintien de leurs activités lucratives, notamment celles liées à l’exploitation de flux fossiles, les ports optent pour une diversification de leurs opérations (Barroca, 2021). Ces approches conduisent presque automatiquement à envisager le verdissement de la production et de la consommation, sans accorder une attention suffisante aux luttes entre les différents intérêts ni aux réflexions et débats éthiques et moraux normatifs (Smith et Potter, 1996 ; Blowers, 1997 ; Bluhdorn, 2000).
12Les mesures de cette nature pourraient renforcer le mode de production capitaliste, réduisant ainsi sa dépendance à l’égard d’une critique écologiste (Dryzek, 1995). Or, ne pas remettre en question les fondements de l’ordre mondial capitaliste entraînerait des réformes environnementales superficielles et cosmétiques, incapables de résoudre la crise écologique de manière fondamentale (Mol et Spaargaren, 2000). Le compromis consisterait alors à ajuster, voire déformer parfois, les prescriptions initiales afin de les rendre compatibles avec nos systèmes de production, d’exploitation, de distribution et de consommation. En définitive, la me a induit un changement significatif dans la façon de concevoir la nature, la société, et la manière de conceptualiser les problèmes environnementaux au sein des sphères gouvernementales et industrielles. Ce phénomène, qualifié par Hajer de condition de structuration du discours, confère une légitimité particulière à certaines personnes. En acceptant l’idée que le discours environnemental évolue autour de changements d’emblèmes, il devient essentiel d’examiner les répercussions de ces nouvelles orientations sur le débat (Hajer, 1995).
13Hajer propose trois interprétations distinctes de la me (1995a). La première, appelée apprentissage institutionnel, présente la me comme un projet social modéré, suggérant que les institutions politiques existantes peuvent intégrer les préoccupations écologiques et devenir une variable essentielle dans le processus de prise de décision sociale. Le deuxième type est le projet technocratique, qui soutient que la crise écologique nécessite plus qu’un simple apprentissage social par les organisations existantes. Dans cette perspective, la me est propulsée par une élite composée de décideurs politiques, d’experts et de scientifiques imposant leur définition des problèmes et des solutions au débat. Un exemple concret est le rapport Brundtland des Nations unies (1987), qui ne parvient à générer un soutien mondial qu’en suivant les principaux intérêts institutionnels des élites nationales et internationales, tels qu’exprimés par les États-nations, les organisations de gestion mondiale comme la Banque mondiale et le fmi, ainsi que les divers intérêts industriels qui se cachent derrière ces personnes. Ironiquement, la me devient alors davantage une réponse répressive au discours environnemental radical plutôt que son produit, comme le soutiennent les écologistes s’inscrivant dans ce mouvement, affirmant que la crise écologique ne peut être surmontée que si la société se détache de la modernité industrielle (Hajer, 1995a). La troisième perspective est celle de la politique culturelle, qui interprète les débats sur la me comme des discussions portant sur l’ordre social préféré (Douglas, 2003). Selon cette perspective, il n’y a pas de crise écologique cohérente, mais plutôt des narrations problématisant divers aspects d’une réalité physique et sociale en constante évolution. La routinisation d’un nouvel ensemble de récits fournit les cartes cognitives et les incitations à l’action sociale. De plus, la me n’est pas simplement un cadre théorique pour analyser la relation entre la structure institutionnelle de la société industrielle moderne et les problèmes environnementaux. Elle est également perçue comme un programme politique esquissant la sortie de la crise environnementale tout en répondant aux intérêts des personnes, plus ou moins visibles. Ce faisant, la me fige ou exclut certains aspects de la réalité tout en manipulant d’autres (Hajer, 1995a). Que les personnes en soient conscients ou non n’est pas le point central. L’objectif analytique de cette approche est de reconstruire la construction sociale des réductions, exclusions et choix derrière le discours écomoderniste. La politique culturelle suggère que la crise écologique est avant tout une réalité discursive résultant de processus sociaux complexes.
14Dans ce contexte, des interrogations surgissent : qui définit les priorités des objectifs en matière d’écologie et de développement, et qui influence les choix technologiques ? La transition vers une adoption généralisée des énergies renouvelables se poursuit en raison du soutien politique continu offert à ces industries par des structures d’incitation qui valorisent positivement les technologies dites durables (Toke, 2011).
15Le caractère systémique et transversal des enjeux écologiques complexifie les processus de gouvernance, et contribue à leur réorganisation à toutes les échelles d’action en questionnant les cadres conceptuels et les champs disciplinaires standard (Armitage, 2008 ; Mor, 2015). Les transitions écologiques sont de nature multi-dimensionnelle et multi-acteurs (Bulkeley et Betsill 2003). En cela, elles ne dépendent pas seulement du contexte, des personnes et des processus locaux (Bulkeley, 2005), mais sont également façonnées par leurs interactions avec les autres niveaux de gouvernance. La littérature scientifique propose deux approches de régulation du changement climatique, détaillées dans des courants distincts. Le courant dominant concerne l’étude des processus engagés à l’échelle internationale. Largement promue par les chercheurs en relations internationales, cette approche comporte une vision hiérarchique et descendante de la gouvernance des problématiques écologiques (Brondizio et al., 2009 ; Stern et al., 2014). Aussi, les études associées ont tendance à réduire l’État-nation à une « boîte noire » et donc à négliger les processus complexes de gouvernance qui apparaissent à l’intérieur de cet espace (Bulkeley et Betsill, 2003 : 3). Pour répondre aux besoins de l’intégration de la dimension multiscalaire, un second courant, celui de la gouvernance climatique polycentrique mettant au centre le rôle des acteurs et actrices locales, émerge. Il s’intéresse aux processus de gouvernance climatique au niveau local, comme des sites à travers lesquels la gouvernance climatique globale peut s’exercer (Bulkeley et Betsill, 2003 ; Emelianoff, 2008, 2011 in Mor, 2015).
16Pour étudier ces interactions à travers les échelles, la gouvernance multi-niveaux (gmn) se révèle un cadre théorique et outil conceptuel adéquat. Elle décrit le processus de dispersion de l’autorité étatique nationale à un niveau supérieur, inférieur et latéral de prise de décision (Marks, 1993). Dans la gmn, la direction verticale permet de saisir la notion de niveau notamment supra et infranationaux quand la direction horizontale renvoie aux personnes agissant en dehors des chaînes imbriquées de gouvernement. « Multi-niveaux » fait référence à l’interdépendance accrue des gouvernements opérant à différents niveaux territoriaux ; la « gouvernance » signale la collaboration croissante entre les gouvernements (États et autorités locales) et les acteurs et actrices non gouvernementales à tous les niveaux (Bache et Flinders, 2004). La gmn se présente donc comme un cadre conceptuel flexible et pertinent à l’étude de la façon dont sont décidées et mises en place les transitions (Betsill et Bulkeley, 2006 ; Bulkeley et Schoeder, 2008 ; Corfee-Morlot et al., 2009). Le principal défi concernant l’élaboration de politiques à plusieurs niveaux est celui de la coordination dans des situations où l’autorité politique et les ressources sont fragmentées entre plusieurs actrices et acteurs qui opèrent à différentes échelles spatiales (Jänicke et Jörgens, 2020). Il convient d’étudier de près le lieu où et la forme sous laquelle se déroulent ces interactions. À ce jour, les discussions sur la gmn se sont concentrées sur la recherche d’un consensus à toutes les échelles dans le cadre d’une approche managériale de la conception des politiques. Cette vision non problématique du sujet sous-estime largement la divergence potentielle des intérêts à travers les échelles, et donc la réalité des points de vue contradictoires sur ce qui peut être considéré comme une priorité et une réponse appropriée (Horak, 2012).
17Un discours est un ensemble spécifique d’idées, de concepts et de catégorisations qui est produit, reproduit et transformé dans un ensemble particulier de pratiques et à travers lequel un sens est donné aux réalités physiques et sociales (Hajer, 1995b). Son analyse permet de démontrer « pourquoi une compréhension particulière du problème environnemental, à un moment donné, prend le dessus et est considérée comme autoritaire, tandis que d’autres compréhensions sont discréditées » (Hajer, 1995a), la structure argumentative dans les documents et autres déclarations écrites ou orales, ainsi que les pratiques au sein desquelles des positions spécifiques ont été générées, et d’analyser les discours et coalitions discursives.
18L’analyse de discours a changé la façon dont l’élaboration de la politique est étudiée. Les analystes de discours ont montré que les histoires sont en fait des mécanismes politiques en elles-mêmes : sans histoires pas de consensus, sans narration pas de changements cognitifs. L’analyse de discours argumentaire combine l’analyse de la production discursive de la réalité avec celle des pratiques socio-politiques à partir desquelles émergent les constructions sociales et dans lesquelles les personnes sont impliquées. Cependant, il devient difficile de maintenir cette perspective, car, plus qu’auparavant, les solutions aux problèmes pressants dépassent la souveraineté de polités spécifiques. Le rôle de la connaissance évolue avec le changement de la relation entre la science et la société, de sorte que l’expertise scientifique est désormais négociée plutôt qu’acceptée. De surcroît, avec l’affaiblissement de l’État, il est beaucoup moins évident que le gouvernement soit le seul acteur à intervenir dans l’élaboration des politiques (Hajer, 2002).
19Pour caractériser la mise en œuvre de transitions écologiques dans le territoire ligérien, cette recherche documentaire s’appuie sur des rapports structurant les ambitions nationales, telle que la Stratégie nationale portuaire (2020), et le développement territorial de l’estuaire de la Loire, tels que les documents d’aménagement territorial ou les Projets stratégiques du gpmnsn. Cette recherche initiale se combine avec une analyse du discours des acteurs et actrices engagées dans la gouvernance portuaire et territoriale. Pour cette étude est utilisée la définition de la notion de gouvernance telle que présentée plus haut dans le cadre de la gmn. Aussi, les personnes interrogées sont de nature et fonction diverses : coordinatrice à l’Ademe Loire-Atlantique, chargée et chargé d’étude au sein d’un observatoire régional et d’un groupe de réflexion local ; chargées et chargés de mission à la Dreal, au Cerema, au Sgar et au gpmnsn ; chargé de projet dans une entreprise d’assemblage d’éolienne ; élues et élus à des mairies de Loire-Atlantique. À noter que cette liste n’inclut pas de citoyens et citoyennes, soit celles et ceux qui devront, au nom du climat et de la résilience, changer leur façon de consommer de l’énergie, se déplacer, se nourrir, se loger, etc. Ces personnes sont en effet paradoxalement les grandes absentes de cette réflexion qui se veut pourtant collective (Pialot, 2022). Aussi, cette recherche ne traite pas en détail de l’exclusion de la société civile dans le développement de politiques (environnementales), considérant que cela constitue un sujet significatif qu’il serait trop raccourci d’expliciter ici.
20Les résultats de 32 entretiens semi-directifs menés en 2021-2022 permettent de démontrer l’état de la collaboration entre actrices de l’estuaire ligérien, de l’organisation de la prise de décision, enfin de l’encadrement et de la formulation des transitions écologiques. Le guide d’entretien mobilisé dans le cadre de cette recherche se compose de plusieurs thématiques communes à tout type d’actrices et d’acteurs : la (dé)connexion du développement portuaire et non portuaire, la nature de la collaboration entre personnes à travers les échelles spatiales (celle du port et communes alentour ; du département ; de la région), la part et l’impact des activités portuaires et de la zone industrialo-portuaire (zip), les défis écologiques de l’estuaire. Les commentaires et les contributions des experts interrogés sont intégrés aux résultats de la recherche documentaire.
21Afin de comprendre les processus de gouvernance liés aux transitions écologiques de la région portuaire ligérienne, il convient d’abord d’étudier les relations entre actrices et acteurs du territoire, et en particulier leur position dans cet écosystème. Une fois les jeux de pouvoir démontrés, l’analyse se portera sur l’encadrement des démarches de transition, et leur lecture à travers le prisme de la modernisation écologique.
22L’estuaire de la Loire est le berceau du plus grand port français de la façade atlantique. Le gpmnsn, dont l’essentiel du trafic relève du flux énergie (bois, charbon, gaz), alimente 10 % de l’énergie de l’Hexagone (chargé de mission, gpmnsn). Au cours du siècle dernier, le port a progressivement déplacé ses infrastructures hors des agglomérations de Nantes et Saint-Nazaire pour construire une enclave industrielle à Montoir-de-Bretagne et Donges entre les deux villes. Tout en se délocalisant, il a renforcé sa position extraterritoriale et s’est déconnecté des enjeux du territoire auquel pourtant il appartient (Duval et Bahers, 2023). Néanmoins, le port est systématiquement cité comme acteur incontournable du développement territorial (chargée de mission, Sgar ; coordinatrice, Ademe ; directeurs, groupes de réflexion local et de recherche locaux ; chargé de mission et directeurs, Cerema). « Le port construit la caractéristique de son territoire » (élu, ville de Loire-Atlantique). Aussi, la prise en compte d’enjeux écologiques et la mise en œuvre d’actions internes au port et à sa zip influencent inévitablement les démarches à l’échelle de l’estuaire. Bien que l’institution soit « déterritorialisée » (élu, ville de Loire-Atlantique), « l’avenir du port est d’être complètement en lien avec son territoire, pour toutes les transitions à venir » (chargé de projet, gpmnsn).
23Le gpmnsn s’inscrit dans le cadre du modèle global résultant de la réforme nationale portuaire de 2008, qui a transformé les Ports autonomes existants en Grands Ports maritimes (gpm). Ils sont sous la tutelle de l’État et de son ministère des Transports, collaborant étroitement pour piloter leurs opérations et leur développement. Cette configuration diffère de celle des ports dits locaux, qui bénéficient d’une coopération étroite avec leurs partenaires publics locaux. Cette distinction de statut découle en grande partie de l’importance des trafics des gpm dans la balance commerciale française, représentant près de 80 % du trafic maritime. Cette réalité confère aux gpm une position particulière vis-à-vis de leur territoire. Ainsi, la tutelle, parfois qualifiée d’ingérence (chargée d’étude, observatoire régional), revêt une importance significative, indiquant une gestion extralocale du port et la prise en compte d’enjeux extrarégionaux (chargée de mission, Sgar). Elle implique également que le port ne détient pas toujours exclusivement la maîtrise de son destin, comme en témoigne la réouverture inattendue de la centrale à charbon de Cordemais en 2022, décidée par l’État en réponse à l’urgence liée à la guerre en Ukraine (chargée d’étude, observatoire régional).
24La gouvernance du gpmnsn s’inscrit dans un réseau plus vaste, englobant la gouvernance régionale et départementale (conseil régional et départemental), celle des villes de Nantes et Saint-Nazaire (Nantes Métropole et La Carene), ainsi que des communautés de communes de part et d’autre de la Loire (Estuaire et Sillon, et Sud Estuaire). Le périmètre du pôle métropolitain englobe les espaces entre Nantes et Saint-Nazaire (incluses) sur la rive droite. Cette structure complexe implique une démultiplication des actrices et acteurs, qui s’apparente à une stratégie visant à maintenir un certain flou (directeur, Cerema). Malgré la présence de nombreuses entités compétentes, l’estuaire de la Loire ne dispose pas d’un organisme de gouvernance regroupant tous les territoires en aval de la Loire. « Dans le cas de l’axe Seine, l’élaboration du projet portuaire polycentrique Haropa a permis d’établir cette gouvernance qui fait défaut en Pays de la Loire » (chargée de mission, Ademe).
25À travers cette complexité multi-scalaire administrative se dessine une relation particulière entre la Région et le port. Les acteurs et actrices régionales sont en effet invitées à renforcer leur pilotage dans les gouvernances des places portuaires (Loubet et Serry, 2022) : la loi pour l’économie bleue (2016) consolide la présence des exécutifs régionaux dans les conseils d’administration des gpm, et la loi notre renforce également la compétence régionale en matière de développement économique. Les gpm doivent maintenir des échanges continus avec les acteurs et actrices territoriales. Aussi, en l’absence d’une structure dédiée, la Région apparaît comme l’échelle stratégique de gouvernance privilégiée pour dialoguer avec le monde portuaire (élu, ville de Loire-Atlantique). Le gpmnsn a été le premier port français à élire la présidente de sa Région, Christelle Morançais, à la présidence de son conseil de surveillance (l’un des trois organes décisionnels et consultatifs d’un gpm) en 2019, une nomination qui symbolise le lien entre acteurs et actrices publiques et portuaires (élu, ville de Loire-Atlantique).
26Depuis 1982, le processus de décentralisation implique que les questions environnementales soient traitées par différents niveaux dans un système administratif multicouche (Gupta, 2007). « On assiste à une évolution dans les chefs de file par thématique et une réattribution des compétences entre les régions, départements et municipalités » (adjointe, dreal). « Les objectifs écologiques fonctionnent par ruissellement : ils découlent des cops qui informent les directives européennes, qui modèlent les stratégies nationales » (chargée d’étude, observatoire régional). Les régions, compétentes sur les thématiques climat-énergie, à leur tour élaborent leurs plans territoriaux : le Schéma stratégique, prescriptif et intégrateur pour les régions (Sraddet), à leur tour repris par les intercommunalités : le Schéma de cohérence territoriale (scot), le plan Climat Air Énergie Territorial (pcaet). Ces documents à échéances de quatre à six ans étayent les grandes orientations du territoire et contiennent les objectifs écologiques. Les projets de grande ampleur ne peuvent se faire sans le soutien de la Région qui permet de capter des financements européens notamment (chargée de mission, sgar). Aussi, la verticalité de la gouvernance multi-niveaux dans le territoire ligérien est propice au choix et à la mise en œuvre de projets de me de type technocratique (selon Hajer), découlant de décisions prises en amont entre élites institutionnelles, économiques et scientifiques, plutôt qu’étant le fruit de concertations locales.
27Néanmoins, c’est « lors de discussions autour d’infrastructures énergétiques qu’une gouvernance s’impose et se crée parfois momentanément. Le pari d’une collaboration force à se concentrer sur les points communs » (directrice, observatoire régional). Plusieurs tentatives de collaboration sur les thématiques écologiques sont à noter. Sur le Plan Climat (2019) manquait « l’engagement du tissu économique du territoire et des industriels, pourtant centraux à la transition écologique » (directeur, Cerema). Le port avait auparavant une convention de travail établie avec les acteurs et actrices territoriales, abrogée lors du changement de direction en janvier 2019, invoquant un cadre peu sécurisant pour le port. En chantier depuis les années 1980, approuvée en 2006 après une enquête publique, une Directive territoriale d’aménagement a été interrompue depuis, les trois projets centraux qu’étaient l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l’extension de la raffinerie de Donges à l’est et de la centrale de Cordemais ayant été arrêtés sur décision politique. Le pacte de l’Estuaire (2012) est présenté à date comme la proposition la plus complète. Celui-ci préconisait une gouvernance transversale, coopérative, intégrée et systématique de l’estuaire. En dernière ligne droite, la Région n’a pas été porteuse et le préfet n’a pas réussi à faire signer toutes les parties prenantes (directrice, observatoire régional). Le pacte de Cordemais (2019), qui actait la fermeture de la centrale à charbon ligérienne, incarne un exemple réussi de collaboration entre acteurs et actrices territoriales, y compris portuaires, bien que celle-ci ait momentanément été réouverte. Le dénominateur commun de ces échecs semble être le manque de leadership. Bien qu’activement engagé dans la transition énergétique, « le port a exprimé ne pas se sentir légitime sur l’avenir énergétique de l’estuaire, évoquant le fait que son foncier n’occupe qu’une partie de celui-ci » (directeur, Cerema). Cette déclaration semble concorder avec la position extraterritoriale qu’occupe le port. La difficile coopération dans l’estuaire de la Loire, sur les politiques écologiques notamment, explique le vide ou l’inaction que viennent combler des scenarii de modernisation écologique.
28Le gpmnsn, en tant qu’infrastructure énergétique majeure en France, prend la mesure des changements globaux relatifs au flux énergétique : lors de son précédent Projet stratégique (2015-2020), il affirmait déjà son ambition de devenir « le port de référence en matière de transition énergétique ». Sa participation aux efforts de transition se matérialise par la préparation logistique à l’accueil d’énergies marines renouvelables. « Conscient de sa dépendance aux énergies fossiles et de son besoin vital de changer de modèle économique, le port joue sa survie dans le monde de demain » (chargé de mission, gpmnsn). La fin du pétrole est en effet bouleversante pour le port. Il choisit de se focaliser sur la substitution des revenus d’importations d’énergie fossile par ceux issus de la location de terrain à des entreprises de technologies durables. Ce faisant il « répond à une injonction du niveau national : l’annonce du président de la République de positionner la France comme leader du secteur des énergies renouvelables (enr) » (chargée de mission, Sgar). En septembre 2022, le parc du Banc de Guérande, premier parc éolien (posé) en mer français, a ouvert. Le gpmnsn y a largement contribué, notamment par la mise en place précoce dès les années 2010 d’un pôle d’assemblage d’éolienne. Le port mise à présent sur les enr comme « relais de croissance et entend pérenniser la filière » (chargé de mission, gpmnsm). Cette nouvelle orientation du modèle économique libérera à terme du foncier portuaire jusqu’alors dédié à la logistique du flux énergie carboné – la fermeture de la centrale à charbon à elle seule libérerait une quarantaine d’hectares. « Les chantiers de l’Atlantique, sur la zip de Saint-Nazaire, ont dédié 20 % de leurs activités au montage des plateformes en mer et des postes de transformation » (directrice, observatoire régional). L’éolien posé laisse peu à peu la place au flottant ; la réalité prochaine de cette technologie, plus performante et rentable, s’offre au gpmnsn comme une nouvelle opportunité d’accomplir son ambition et cette transition « en train de se faire ». De plus, l’éolien n’est pas un projet isolé, mais définit l’orientation de l’industrie localement. La start-up nantaise Lhyfe, présente sur la zip, a ouvert en septembre 2021 une usine de production d’hydrogène vert alimentée par de l’électricité éolienne (Pialot, 2022). « Le port est in fine un objet qui va servir le territoire » (chargé de mission, gpmnsn), puisqu’il est à la fois une grosse infrastructure d’accueil et de transport énergétique, et « le spécialisateur d’un tissu industriel qui est contributeur de cette transformation » (directrice, observatoire régional). Dans le cadre du développement d’un hub de réalisation de champs éoliens en mer en Pays de la Loire, l’infrastructure portuaire est le fait générateur de cette possibilité. Toutefois, il convient de caractériser ce positionnement comme s’inscrivant dans une approche de modernisation écologique, étant donné la part écrasante des innovations technologiques dans l’ambition portuaire, et ce, au détriment d’autres transformations n’ayant pas de vocation à générer de profit, comme celles relevant de l’adaptation climatique. Aussi, si le complexe industrialo-portuaire ne se refuse pas au changement, il répond aux défis écologiques en adaptant les projets à ses intérêts immédiats.
29Si l’objectif des stratégies de transition écologique est de parvenir à l’intégration d’une dimension climat-énergie au cœur de l’ensemble des politiques publiques, il se heurte, comme toute démarche transversale, aux prérogatives des différents services et niveaux administratifs (Mor, 2015). Une transition, de facto inscrite dans la durée, paraît « s’opposer au raisonnement à cinq ans imposé par le renouvellement de mandat de la direction des gpms » (directeur, Cerema). Nombre d’acteurs et actrices interviewées s’accordent sur le fait que l’évocation des transformations écologiques émane d’une obligation plutôt que d’une conviction (directeur, Cerema ; Élu, Mairie de Nantes ; Chargé de projet, gpmnsm). Certain.es alertent sur une vision à la limite du climatoscepticisme de membres de l’administration portuaire (chargé de mission, Cerema). « Lors d’une réunion dans le cadre de l’élaboration du pacte de l’Estuaire, on aurait proposé la création d’un entrepôt pour stockage de soja brésilien, une idée de projet antinomique dans le contexte de transitions écologiques et de changement de système. Alors même que l’on continue de se féliciter de la construction de paquebots et d’avions sur la zip » (élu, mairie de Nantes). L’impression est celle de « deux mondes qui ne se parlent pas et qui jusqu’à présent évoluaient parallèlement : dont celui de l’industrie où l’on fait fi des études du Giec et d’une conscience écologique » (chargé de mission, gpmnsn). Aussi, la priorisation d’une transition énergétique semble immanquablement illustrer une me dans son sens programme politique et normatif. En misant sur les innovations technologiques, le port alimente les scénarii de « croissance verte » (directeur, Cerema). « L’adaptation climatique est vue davantage comme engendrant des dépenses, tandis que l’éolien est synonyme de rentrée d’argent » (chargé de projet, entreprise de production d’éoliennes). Or, le déploiement de tous les efforts nécessaires aux transitions écologiques ne peut se faire de façon fragmentée et par silo. En choisissant d’axer son discours sur le flux énergie et une mise en œuvre par projet, le port, sous impulsion étatique, empêche la vision holistique pourtant indispensable. En « opérant des transformations dans son système » (chargée de mission, Cerema), le gpmnsn ne change que ses dispositifs sociotechniques et politiques d’infrastructures, sans jamais remettre en cause le régime dominant (Barles et Bahers, 2019). De plus, il utilise les récits de transitions tout en instrumentalisant le flou et la potentielle méconnaissance des sujets et solutions, pour promouvoir un scénario de transition énergétique qui lui permette de financer et d’investir dans les innovations technologiques. Lorsqu’on questionne la priorisation de ces innovations, celles-ci sont défendues comme étant une force fédératrice pour les acteurs et actrices (privées) de la place portuaire de Nantes Saint-Nazaire (chargé d’étude, observatoire régional). Devant l’incertitude des différentes projections, ces actrices et acteurs ne se privent pas de promouvoir des chemins industriellement et technologiquement réalisables. Le rôle du port est celui de chef d’orchestre, par la manière dont il met à disposition ses équipements et infrastructures (directeur, observatoire régional).
30La composante immanquable rendant ce territoire si pertinent à l’échelle nationale est bien la présence du gpm. Les places portuaires s’insèrent dans des échelles spatiales du très large au très local. Et ainsi ajoutent des acteurs et actrices, parfois lointaines et déconnectées, aux réseaux locaux. Les scénarii de transition adoptant une perspective de me semblent principalement bénéficier à des personnes et intérêts déjà alignés, sans parvenir à inclure une diversité de profils ou de perspectives. Cette limitation soulève des doutes quant à l’ancrage territorial de ces projets et leur pertinence pour répondre de manière inclusive aux enjeux locaux.
31L’activité régionale a généré un vivier de connaissances et d’intelligence locale que d’autres niveaux, en particulier le centre le plus puissant (comme l’État), ont du mal à exploiter (Smith, 2007). Ces ressources ont tendance à être exclues des processus de gouvernance formelle. « Dans les régions portuaires, les situations estuariennes indiquent une infrastructure portuaire. Cette caractéristique explique l’intérêt continu des élus locaux pour les affaires portuaires » (chargé d’étude, groupe de réflexion local). Cependant, malgré leur présence continue, les ports semblent demeurer des institutions impénétrables pour ces acteurs et actrices locales, soit parce que ces personnes n’ont pas d’entrée, soit parce que celle-ci est trop institutionnelle (directrice, groupe de réflexion local). Les collectivités doivent alors composer avec ce qu’elles reçoivent ou perçoivent du port. Face aux enjeux de souveraineté nationale prédominants dans les places portuaires, notamment en ce qui concerne l’énergie, de nombreuses entreprises externalisent leurs expertises de recherche et développement (élu, mairie de Nantes). Parallèlement, ces mêmes enjeux « attirent des acteurs (globaux) qui, pour la plupart, étaient jusqu’alors en marge de ces sujets macros » (chargé de mission, gpmnsn). Ce processus accentue la déconnexion entre le port et les personnes de son territoire, et accentue le caractère aspatial des projets. Chargées de représenter l’intérêt local, public et collectif, ces personnes « voient leur influence décroître par rapport à celle des acteurs privés » (directeur, Cerema). Ici, l’argument d’un port mondialisé bénéficiant à son territoire perd de sa force de conviction.
32Le port réunit des acteurs et actrices industrielles avec lesquels il partage des intérêts économiques. Leur coalition apparaît comme un bloc uni dans les discussions avec des personnes extérieurs à ces discussions. Bien que « les industriels soient porteurs des démarches de transition écologique, celles-ci ne peuvent se faire sans le territoire, c’est-à-dire sans celles et ceux qui portent une part des investissements et infrastructures » (directrice, groupe de réflexion local). Cependant, le lien technico-technique entre l’industrie et les collectivités demeure faible. Le « lien politique, lui, passe par l’État » (chargée d’étude, observatoire régional). À l’échelle locale, les personnes interviewées témoignent de mauvaises relations avec le port. Ces tensions perturbent l’équilibre du jeu d’acteur et le rôle que peut jouer le gpm à l’échelle territoriale. Puisque le port est un relais de croissance indispensable à son territoire, sa présence demeure cruciale pour le succès d’une collaboration territoriale. Néanmoins, « lorsqu’est exclu le port, la collectivité est remise au centre des décisions et des leviers d’action. Lorsque, au contraire, on l’inclut, le port semble écraser les autres et minimiser la portée des collectivités et du pouvoir local » (directeur, Cerema).
33Pour pallier cette déconnexion entre port et territoire, la transition écologique apparaît comme une opportunité de renouveler un ancrage territorial. À l’échelle d’un port, les problématiques environnementales et écologiques ne s’intègrent pas sans remous. « Les gpms présentaient jusqu’à présent un raisonnement d’entreprise plutôt que de promoteur de la protection environnementale » (chargé de mission, Dreal). Lors du précédent renouvellement de financement du Groupement d’intérêt public Loire, un organisme consultatif présent sur tout le fleuve, le port a tenu à réduire sa participation. Pourtant, par sa présence le long du fleuve de Nantes à Saint-Nazaire, « le port, parce que propriétaire foncier, est responsable d’une partie de la Loire » (directeur, Cerema). L’une des missions d’un gpm est la préservation des espaces naturels. Sur le gpmnsn, 42 % du foncier portuaire correspond à des espaces naturels protégés dont le port est garant. Une réflexion sur le futur des activités portuaires ne peut se faire sans inclure ces espaces naturels, qu’ils soient présents sur le foncier portuaire ou alentour. Or, l’atténuation quasi systématique de la dimension d’adaptation et la volonté croissante de se mettre en retrait indiquent une désaffection des problématiques pourtant communes avec les collectivités locales, par le port (chargée de mission, Cerema ; directeur, groupe de réflexion local). Ainsi, la gestion commune des espaces naturels apparaît comme un rendez-vous manqué de collaboration. « Pendant que le gpm organise le développement indépendant de son territoire, les villes de Nantes et Saint-Nazaire, communes et département se réunissent pour imaginer une nouvelle donne industrielle et portuaire » (directrice, observatoire régional).
34Adoptée en novembre 2019, la loi Énergie climat a établi des objectifs ambitieux pour la politique énergétique française, inscrivant notamment l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 en réponse à l’urgence climatique et à l’accord de Paris (Pialot, 2022). Dans l’estuaire ligérien, ces engagements se concrétisent à travers un nouveau projet de partenariat intitulé Zone industrielle bas carbone (zibac), déposé en novembre 2022 par une association de collectivités comprenant le gpmnsn, La Carene, la communauté de communes Estuaire et Sillon, ainsi que le collectif d’industriels Aile (chargée de mission, gpmnsn). Ce projet pourrait symboliser une nouvelle volonté et façon de collaborer entre les acteurs et actrices portuaires et territoriales. Cette « démarche de construction d’un collectif n’est pas nécessairement innée » (coordinateur, Ademe Loire-Atlantique). Le lancement du projet zibac a contraint les personnes à dialoguer et à comprendre les besoins de l’autre (chargée de mission, gpmnsn). Ce qui semblait être un enjeu national pour le port – la question de l’énergie – semble renforcer la collaboration entre les acteurs et actrices territoriales (chargé de mission, Sgar). L’examen attentif du déroulement de l’initiative zibac permettra de caractériser le potentiel renouvellement d’une gouvernance partagée dans l’estuaire, ainsi que de discuter du choix entre une amélioration technologique ciblée et une démarche holistique à l’épreuve de ce nouvel exercice. La stratégie française s’inscrit évidemment dans le cadre des ambitions européennes, structurant le développement de la filière dans une logique de décisions politiques de hiérarchie verticale, qui semble être une caractéristique des démarches de modernisation écologique.
35Le monde portuaire a pris la mesure des transitions à opérer à l’aune des changements climatiques et de la crise du vivant. Les ports, en tant que nœuds majeurs des chaînes qui composent notre système d’échange mondialisé, et forces centrifuges du développement du territoire auquel ils appartiennent, sont d’immanquables acteurs dans les discussions et prises de décision liées aux transitions écologiques. L’analyse des conditions de mise en œuvre et du discours des actrices et acteurs de ces transitions permet d’en comprendre les visions, et directions.
36Pour cela est étudié le cas de la transition énergétique de l’estuaire de la Loire, berceau du gpmnsm. La priorisation du flux énergie s’explique par la part importante de celui-ci dans le trafic portuaire. Néanmoins, cette vision fragmentée des enjeux s’oppose à une vision holistique des changements de pratique. La transition énergétique de la Loire s’inscrit dans une démarche de modernisation écologique, davantage portée sur les améliorations et innovations technologiques, insufflées par des logiques de marché et les choix faits en amont d’une gouvernance verticale. À travers de nombreux entretiens avec les personnes engagées dans la gouvernance de cette transition à l’échelle de l’estuaire, cette recherche a permis de questionner la portée normative plutôt que descriptive des discours de me. En effet, le choix d’une vision des transitions écologiques quasiment exclusivement axée sur le secteur énergétique et le développement d’innovations technologiques, notamment celles liées à la production d’énergie renouvelable, au détriment d’autres thématiques pourtant tout aussi essentielles, telles que l’adaptation au changement climatique et la perte de biodiversité, révèle les connaissances, les intérêts et le contexte (culturel) dans lequel émerge cette vision.
37L’étude des processus décisionnels démontre que l’orientation des démarches écologiques détermine l’intégration des personnes. L’article dévoile l’influence inégale des niveaux de gouvernance à échelles géographiques diverses : les initiatives relevant de la me incluent davantage les échelles de gouvernement verticalement supérieures ainsi que les industriels et industrielles (extraterritoriales), au détriment de personnes locales et publiques. Se pose alors la question de l’applicabilité de projets de modernisation écologique universels, et donc aspatiaux, sur des territoires aux spécificités parfois uniques. À cela s’ajoute un gpm déjà largement extraterritorial, dont la conduite de projets de me semble amoindrir l’ancrage territorial.
38Dans les faits, la stratégie de transition énergétique de l’estuaire, largement élaborée en lien avec les priorités et contraintes du gpmnsn, répond aux enjeux climatiques via le développement des énergies renouvelables, mais apparaît comme essentiellement construite en réponse à des enjeux à d’autres échelles d’action. La gouvernance de transitions écologiques à multi-niveaux se présente donc comme une partie d’échecs : chacun avance ses pions puis voit ses stratégies initiales évincées à mesure qu’il doit composer avec les pions de l’autre. Un objectif ou sujet n’est parfois qu’un pion pour l’adversaire. À une différence près : une partie d’échecs ne peut se jouer qu’à deux. En pratique, le port a autant d’échiquiers qu’il y a de personnes et de niveaux de discussion.
39Les conclusions de cette recherche sont multiples. Le choix de l’orientation des démarches écologiques détermine le réseau de personnes décisionnelles. La structure de la gouvernance (multi-niveaux) limite la capacité des personnes à s’engager, et les projets à avoir une vision au long cours et d’ensemble. Les ports se présentent comme un objet en transition en soi ; aussi leur étude promet de continuer d’être nécessaire et révélatrice.