1McCarthy (2002), dans un article fondateur explorant la political ecology du « premier monde » part du constat qu’une large part de la littérature opère une distinction Nord/Sud dans l’étude des mobilisations rurales. Les études ciblant le Sud global ont tendance à défendre les populations locales et leurs usages coutumiers (Bebbington et Bury, 2013) et à souligner la résistance de pratiques et d’usages précapitalistes et prémodernes face à une marchandisation globale et le productivisme, portés par l’État, des grandes entreprises ou des instances internationales. Au contraire, lorsqu’ils se penchent sur les conflits environnementaux dans les Nords, les travaux juridiques, économiques ou de sciences politiques tendent à adopter une posture positiviste. Les enjeux écologiques sont rangés du côté des sciences et des techniques modernes et les critiques des opposants aux projets d’aménagement sont discréditées, réduites à des stratégies corporatistes et dénoncées comme des freins imposés par des groupes sociaux particuliers à ce qui est représenté comme un intérêt général écologique.
2Or, et c’est tout l’intérêt de l’article de McCarthy (2002), les conflits environnementaux des Nords gagnent à être étudiés avec la même attention à l’attachement aux lieux, aux relations informelles, et aux processus d’exclusion que celle qui est mobilisée dans les études sur les Suds. Dans son analyse du Wise Use Movement (wum) américain, dont les protagonistes défendent l’extension des droits de propriété privée au détriment d’une régulation par l’État de terres en propriété publique, McCarthy met en avant les définitions toujours contingentes de l’environnement et de ses usages légitimes tout en soulignant l’intérêt d’une analyse fine des coalitions d’acteurs locaux et des valeurs conservatrices qu’ils défendent.
3La mise en œuvre d’infrastructures de transition énergétique offre un terrain d’observation de dynamiques conflictuelles à propos d’impacts environnementaux, réels ou perçus, mis en avant par des coalitions d’opposants face à des projets énergétiques dans les territoires. Or, la littérature scientifique s’est surtout concentrée sur les facettes « écologiques » de ce type d’opposition, en soulignant par exemple qu’elles sont porteuses d’une critique d’un modèle économique (celui des grands parcs solaires ou éoliens) ou qu’elles en dénoncent les risques environnementaux ou sanitaires (l’artificialisation des sols, les impacts sur la faune ou la flore notamment). Les luttes écologiques semblent principalement saisies au prisme d’une convergence des luttes telle que décrite par la militante canadienne Naomi Klein : la fusion de contestations environnementales et anticapitalistes, telle qu’on peut l’observer par exemple dans la constitution de « Zones à défendre » (Klein, 2015 ; Arnauld de Sartre et Chailleux, 2021). La littérature sur les mobilisations liées aux projets de transition énergétique, et plus largement aux projets d’infrastructure et d’aménagement du territoire, souligne pourtant bien l’hétérogénéité des mouvements avec des alliances parfois qualifiées de « contre nature » en dehors de l’alignement « gauche/écologiste » (Baggioni et al., 2019 ; Chailleux et Hourcade, 2021). Il n’est plus pour ainsi dire rare d’observer côte à côte des militants écologistes et des chasseurs s’opposant aux forages pétrogaziers ou miniers, ou encore des pêcheurs et des militants de l’association Sea Shepherd contestant ensemble les projets d’éolien maritime.
4Mais cette hétérogénéité semble avoir été jusqu’à présent principalement saisie au prisme de la progression de la cause écologique laissant dans l’ombre la place croissante d’un discours que nous qualifions « de droite », parce qu’il mobilise des visions conservatrices et productivistes sur un ensemble de sujets que nous explorons dans cet article, comme la préservation des paysages, des activités du territoire, des modes de vie et des infrastructures énergétiques. Nous soutenons que ces acteurs et ces discours, qui ont pu être qualifiés de « nimbystes » (Wolsink, 2000 ; Béhar et Simoulin, 2014), parce qu’ils témoignent de la défense d’un intérêt personnel face à des projets environnementaux justifiés au nom d’un intérêt général climatique, témoignent d’une lame de fond conservatrice sur les infrastructures énergétiques, la ruralité et la définition des enjeux environnementaux. Ce récit conservateur (Evrard et Pasquier, 2018) n’est pas nouveau, mais il nous semble être en passe de devenir le récit dominant de la contestation de la transition énergétique vers les renouvelables, voire de toute action en faveur du climat, reprenant en cela une dynamique déjà fortement ancrée en Amérique du Nord autour du mouvement climatodénialiste. En effet, ce discours conservateur contient à la fois des éléments populistes (Dechézelles et Scotti, 2022) et réactionnaires : les projets de transition énergétique sont ainsi moins contestés par négation du problème climatique, mais bien plus par relativisme culturel en appuyant sur un conflit de perception du monde et d’intérêts en concurrence (Fischer, 2019 ; Collomb, 2021). La transition bas carbone est alors rejetée comme projet de société incompatible avec la prolongation d’un mode de vie basée sur les avantages de la modernité issue de l’industrialisation depuis le xixe siècle.
5Dans cet article, nous revisitons les dimensions conservatrices de l’opposition à trois projets énergétiques en France : un parc photovoltaïque en Gironde en 2021-2022, la politique française de l’éolien marin en 2020 et un gazoduc dans la Crau à la fin des années 2000. Nous montrons que cette opposition conservatrice a, a minima, trois dimensions en commun : un attachement particulier aux lieux, un rapport aux activités traditionnelles traduisant en partie une modernité propre au xxe siècle, voire au xixe, et des processus d’exclusion dont s’estiment victimes ces opposants conservateurs. Dans une première section, nous développons notre cadre d’analyse puis la méthodologie de nos enquêtes. Nous mettons ensuite en avant les différents aspects des contestations conservatrices sur nos trois terrains. Nous discutons pour finir trois dimensions transversales à ces mouvements avant de conclure.
6Pour explorer cette dimension conservatrice aux projets de transition environnementale, nous mobilisons ici deux notions : celle de modernité et celle de conservatisme que nous situons temporellement.
7Le projet moderne issu des Lumières vise initialement à combiner abondance et liberté (Charbonnier, 2020). L’abondance économique est pensée comme une condition de l’autonomie politique de la société moderne. Il s’agit d’engager une optimisation de l’usage des ressources naturelles, et donc de valoriser les forces productivistes comme moteur de la modernité (Audier, 2019). Cette dynamique moderne repose sur la mise en œuvre d’une dichotomie nature/culture (Latour, 1997) qui valorise l’auto-détermination du monde social et qui positionne le monde naturel comme un réservoir extérieur qu’il convient de connaître et d’exploiter. Latour (2004) identifie la modernité comme l’avènement de l’objectivité, de l’efficacité, de la rentabilité et du formalisme. Les travaux de Science and Technology Studies, notamment latouriens, ont démontré que la modernité n’a jamais été conforme à sa propre définition. Sa mise en œuvre repose ainsi sur la production continue d’hybrides mêlant nature/culture, local/global, humain/non humain. Les travaux explorant les oppositions à cette mise en œuvre montrent comment la modernité occidentale ne s’est pas imposée par ces quatre qualités, mais dans des rapports de lutte et de pouvoir marqués par des conflits localisés (Polanyi, 2001 ; Fressoz, 2012 ; Thompson, 2013 ; Moore, 2018) donnant naissance à différentes versions de cette modernité à travers les âges et les lieux. Ainsi, à la manière du capitalisme décrit dans toutes ses variétés nationales (Hall et Soskice, 2001), la modernité n’est pas un phénomène homogène, mais un ensemble de déclinaisons hybrides suivant les différentes définitions d’objectivité, d’efficacité, de rentabilité et de formalisme qu’elles construisent (Auvet, 2019).
8Notre travail se situe à la jonction de trois sources de modernisation. La plus ancienne se rattache à la physiocratie qui repose sur une logique de partition et de structuration de l’espace au service du développement économique. Les espaces ruraux sont réduits à leur productivité agricole comme fondement économique de cette modernité au détriment des autres usages. La deuxième forme de modernité est technique et se rattache à la dynamique de production industrielle. Elle valorise moins l’espace que la technologie dans un objectif productiviste qui vise à produire plus sur moins d’espace. Cette modernité technologique a marqué la grande accélération post-seconde guerre mondiale en fournissant une énergie abondante et peu coûteuse reposant sur des infrastructures concentrées et des dispositifs centralisés. La troisième forme de modernité est écologique et tente de concilier productivisme industriel et préservation de l’environnement, notamment à travers l’innovation technique qui permettrait le découplage entre croissance économique et pollutions. Les travaux sur la modernisation écologique insistent à la fois sur la continuité systémique (position réformiste et conciliante) et sur un renversement de perspective (la croyance dans l’intérêt de lutter contre les dégradations de l’environnement et la possibilité de générer en même temps des profits économiques) (Buttel, 2000 ; Mol et al., 2009).
9Ces différentes formes de modernité donnent lieu à des oppositions hétérogènes et très variées. Nous nous intéressons ici avant tout aux oppositions environnementales, c’est-à-dire aux mobilisations sociales qui critiquent le développement de projets « modernes » au nom d’une préservation de l’environnement (défini largement comme un espace de vie localisé). En effet, l’histoire des mobilisations environnementales montre que les oppositions aux infrastructures de la modernisation industrielle sont aussi anciennes que ces projets (Fressoz, 2012). Une majorité de travaux tend à saisir ces oppositions par le versant « progressiste » : d’un point de vue historique, il s’agit de mettre en lumière l’imposition d’activités polluantes malgré l’opposition des riverains (Jarrige et Le Roux, 2017) ; d’un point de vue contemporain, les mobilisations sont saisies dans leur dénonciation des dégradations environnementales et sociales que font peser les projets « modernes » dans les territoires (Hess, 2016 ; Subra, 2016).
10Dans cet article, notre objectif est d’étudier le versant conservateur de ces mobilisations contre des projets « modernes ». Ce mouvement conservateur est lui aussi très ancien et s’inscrit dans une longue critique de la modernité, puisqu’aux origines les premières critiques vocales des pollutions industrielles émanent de l’aristocratie anglaise opposée à l’urbanisation et l’industrialisation (Jarrige et Le Roux, 2017). Dès la fin du xixe siècle, les mouvements conservationnistes et préservationnistes prennent de l’ampleur dans les pays industrialisés. Ces premiers mouvements de protection de la nature sont conservateurs dans le sens où ils sont, pour les premiers (à la suite de Gifford Pinchot), utilitaristes (la conservation d’éléments naturels est conçue pour l’usage futur des sociétés humaines), et, pour les seconds (à la suite de John Muir), inspirés par une vision romantique et bourgeoise dans laquelle la nature exceptionnelle reste pensée comme un loisir élitiste ou un retour aux sources chrétiennes (Schmitt, 1990 ; Hannigan, 2014). Ces mouvements prennent racine sur une lecture idéalisée de la nature qu’il conviendrait de protéger contre la modernité. Mais ce premier prisme conservateur s’ancre également dans une grille de lecture de la droite et de l’extrême droite autour des notions de nation, de culture et de peuple (Ditt et Rafferty, 1996). Le rapport de l’idéologie nazie à l’écologie est en ce sens évocateur : la nature est mobilisée comme source de régénération de la nation alors même que les destructions de l’environnement explosent au nom d’une croyance dans l’industrie et la technique, définissant ainsi un modernisme réactionnaire au fondement écologique (Herf, 2018). De manière similaire, certains programmes se réclamant de l’écologie prennent racine dans une perspective hiérarchisée et malthusienne, voire eugéniste, des sociétés humaines, tel Paul Ehrlich (1971) et sa « population bomb ».
- 1 Ces travaux montrent notamment comment ces nationalismes d’extrême droite intègrent des enjeux env (...)
11S’il existe une ligne d’écologie politique conservatrice anti-moderne (avec par exemple Bernard Charbonneau, Robert Hainard, Denis de Rougemont en France), les mouvements conservateurs contemporains ont des liens distendus avec cette écologie politique (Persico, 2014) et ont renouvelé leur rapport à la modernité et à la nature. Des travaux ont ainsi montré les implications environnementales pour le moins hétérogènes des mouvements populistes, nationalistes, autoritaires, d’extrême droite ou fascistes qui connaissent une montée en puissance (Neimark , 2019 ; Bosworth, 2022 ; Menga, 2022)1. Cependant, nous suivons ici Bosworth (2022), qui souligne l’absence de nuance sur les catégories de populisme, nationalisme, autoritarisme et d’extrême droite qui sont plaquées sur les enjeux environnementaux, et préférons parler d’une dynamique conservatrice en cela qu’il s’agit de maintenir quelque chose face aux enjeux de transition énergétique. Ce conservatisme est porté par des acteurs hétérogènes et s’affranchissant partiellement des logiques de parti ou de polarisation du spectre politique et des courants épistémiques tout particulièrement dans leur rapport à la modernité. Ce focus sur le conservatisme ne doit pas faire oublier que les mouvements que nous décrivons ne représentent qu’une fraction variable des mobilisations sur les projets concernés.
12Cet article se focalise sur la volonté de certains acteurs de maintenir quelque chose contre le changement lié à la modernisation écologique. En ce sens, nous mobilisons le concept de conservatisme pour caractériser un discours politique qui prend ses racines dans l’attachement à des représentations de l’environnement issues des modernités précédentes qui permettent de reproduire des rapports de force et des usages spécifiques du territoire. Ce discours s’articule sur un argument continuité/rupture : reconstruction d’une continuité historique fondant ces représentations et les idéalisant et mise en avant d’éléments exogènes menaçant au présent ces représentations. Dans cet article, nous souhaitons ainsi mettre en lumière trois dimensions « conservatrices » de ces mouvements d’opposition aux infrastructures énergétiques : le rapport au territoire et au paysage, les activités de production sur ces territoires et les processus d’exclusion à l’œuvre dans la dynamique de modernisation écologique. En effet, le point commun qui semble se dessiner entre les mouvements conservateurs que nous avons étudiés est l’inscription de la contestation dans la préservation d’un mode de vie certes communautaire, mais également fortement marqué par le bénéfice d’une forme de rente historique et d’accès privilégié à une ressource ou un territoire. Autrement dit, il s’agit pour ces opposants de défendre directement ou indirectement les avantages de la modernité du xxe siècle reposant sur diverses formes d’externalisation des inconvénients des pratiques et activités aujourd’hui contestées. En ce sens, les projets de transition énergétique vers les renouvelables sont un cas idéal-typique de la modernisation écologique, puisqu’ils mettent fin à l’externalisation d’une partie des coûts cachés de la modernité fossile : relocalisation des sites de production énergétique et continuité des modes de consommation. L’enjeu du conservatisme n’est pas celui de la résistance de prémodernes et de leur éventuelle hybridation, mais au contraire de visions opposées de la modernité face au défi de son écologisation/climatisation (Aykut et Evrard, 2017). En ciblant les oppositions, nous souhaitons mettre en lumière ce qui relèverait d’une rupture définitionnelle ou d’une adaptation entre ces modernités (par exemple concernant le maintien de la rentabilité attachée au capitalisme dans les Nords).
13Nous interrogeons ainsi les relations fines entre les modernités issues de la révolution industrielle ou de la mise en œuvre de la modernisation écologique avec les valeurs conservatrices pour aborder les conflits environnementaux qui émergent autour de projets de transition énergétique. En effet, si la contestation écologique s’est progressivement intégrée au sein de la gauche dans les années 2000, articulant une critique du capitalisme (ou de ses effets) avec la protection de l’environnement, les conflits que nous observons sur nos terrains témoignent d’une forme de conservatisme écologique ancré à droite qui ne cadre pas avec une lecture polarisée opposant projets/impacts environnementaux, droite/gauche, conservateurs/sociaux-démocrates, modernes/antimodernes. Ces moments mettent en lumière des définitions hétérogènes et conflictuelles de ces notions dont les acteurs se font tour à tour les porte-parole.
14Forts de cette approche, la thèse que nous soutenons dans cet article est que le conservatisme environnemental qui fonde l’opposition aux projets de transition énergétique se construit moins sur un idéal politique et de nature prémoderne que sur une modernité passée s’opposant à la modernisation écologique. Nous montrerons ici comment, pour certains opposants, il s’agit tout autant d’idéaliser la prospérité de la nation de l’après-guerre que celle d’une nature mise en ordre et exploitée.
15Cet article repose sur trois enquêtes qui se sont déroulées indépendamment. Elles ont en commun d’être ancrées en sciences sociales (géographie, science politique), de traiter de projets énergétiques (photovoltaïsme, éolien en mer et gaz naturel) dans leur dimension territoriale. Si ces enquêtes menées séparément se font selon des démarches spécifiques, elles se rejoignent fondamentalement dans une approche qualitative d’analyse des documents techniques, réglementaires et de communication, observation de réunions publiques sur les projets et entretiens avec les acteurs.
16L’analyse du projet photovoltaïque Horizeo repose sur une observation participante des débats organisés par la Commission nationale du débat public (cndp) entre septembre et décembre 2021. Ce projet a été ciblé en raison de sa dimension hors norme et à travers un questionnement collectif sur le rôle du débat public dans les projets de transition énergétique. À partir de l’analyse des positions prises par différents acteurs lors des débats ou du dépôt de cahiers d’acteurs, d’une veille médiatique et d’échanges informels avec certains acteurs, l’étude de cas met en lumière le rôle des discours conservateurs dans le débat sur le bien-fondé du projet Horizeo.
17L’enquête sur le projet de gazoduc Eridan a débuté en Crau avec l’enquête publique en 2013 et s’est poursuivie au long cours jusqu’en 2019. Ce sujet a surgi empiriquement au sein d’une recherche sur la gestion territoriale de l’eau. Elle repose sur l’analyse des documents techniques et réglementaires du projet, de la presse ainsi que des documents internes des porteurs et opposants au projet. Elle se fonde également sur des entretiens avec 31 acteurs (3 du côté des porteurs, 22 opposants, 6 gestionnaires de l’environnement).
18L’étude du déploiement de l’éolien offshore en France a été menée en 2020, et a consisté en une analyse du déploiement industriel de la filière et des oppositions qu’elle a suscitées. Les résultats sont fondés sur une analyse de presse, sur une étude des rapports produits par la cndp pour chacun des projets (étude complétée par des entretiens avec les principales associations d’opposants), et sur l’application de la méthodologie des Technical Innovation Systems permettant, à partir de l’ensemble de ces données et d’entretiens avec des acteurs clés de la filière, d’évaluer le poids des oppositions sur son déploiement.
19Le projet Horizeo est la matérialisation des objectifs gouvernementaux maintes fois répétés de croissance rapide et massive des enr de +50 % en 2023 et +100 % en 2028 par rapport à 2017. La ppe indique que « le solaire photovoltaïque sera proportionnellement plus développé dans de grandes centrales au sol qu’il ne l’est aujourd’hui, parce que c’est la filière la plus compétitive, en particulier comparé aux petits systèmes sur les toitures, et que de grands projets se développeront progressivement sans subvention » (ppe, 2021 : 15). C’est ce que propose le projet Horizeo. Entièrement privé, opéré par Engie et NeoEN, Horizeo s’articule autour d’un site de production d’électricité photovoltaïque d’1gw associé à plusieurs « briques technologiques » : centre de données, batteries de stockage d’électricité, électrolyseur permettant de produire de l’hydrogène et surface dédiée à l’agrivoltaïsme (le centre de données et la production d’hydrogène seront abandonnés à la suite du débat public). Localisé sur une parcelle de sylviculture de 2 000 hectares de pins maritimes et couvrant une superficie de 1 000 hectares, ce parc serait l’un des plus grands d’Europe (sa taille est plus du triple du plus grand parc actuel, celui de Cestas à quelques kilomètres). Les débats autour du projet lors du débat public de l’automne 2021 mettent en lumière deux discours de type conservateur autour de la promotion du nucléaire et de la patrimonialisation du pin maritime.
- 2 cndp, 2021, Compte-rendu – Plateforme photovoltaïque « Horizeo », Commission nationale du débat pub (...)
- 3 Sud-Ouest, 2021, « Un gigawatt solaire n’égale pas un gigawatt nucléaire », article du 9 septembre.
20Le premier discours conservateur repose sur la défense et la promotion du nucléaire. Les pro-nucléaires défendent une position claire en faveur d’une production électrique nucléaire capable d’absorber les nouveaux besoins. Comme le synthétise la cndp (Commission Particulière du Débat Public), « pour ces personnes, le nucléaire est une solution bien meilleure que le photovoltaïque, en particulier parce qu’il consomme moins de surface au sol et parce que sa production est pilotable2 ». En début d’automne, plusieurs articles de presse reprennent l’argument de l’intermittence des énergies renouvelables et l’incapacité du parc solaire de produire de l’énergie la nuit. Le nucléaire est présenté comme plus fiable et efficace : « Au bout du compte, à puissance équivalente, la production d’électricité d’un réacteur nucléaire est bien supérieure à celle d’une centrale photovoltaïque3 », « Un gigawatt solaire n’égale pas un gigawatt nucléaire ». Alors que le bilan carbone du projet n’était pas encore connu, l’argument nucléaire se couple avec une critique du bilan carbone des panneaux photovoltaïques produits en Chine. Il ne s’agit pas ici de reprendre l’ensemble de l’argumentaire pro-nucléaire, mais de noter l’importance de ce discours dans les premiers temps du débat Horizeo. D’ailleurs, le Rassemblement national, qui défend un démantèlement de l’éolien et une stratégie du tout nucléaire, est le seul parti politique à avoir envoyé aux riverains une brochure de positionnement contre Horizeo. Le nucléaire y est présenté comme plus efficace et moins destructeur pour les paysages. Autrement dit, la modernité du xxe siècle rattachée au nucléaire se présente comme optimale par rapport à une modernité post-carbone utilisant plus de ressources pour produire moins efficacement.
21Pour autant, l’argument nucléaire est rapidement mis à mal. Relativement présents en début de débat, les pro-nucléaires ne sont pas réellement impliqués dans les échanges par la suite. Il faut que dire que leur discours est critiqué par deux scénarios de transition énergétique publiés à l’automne 2021 par rte et Négawatt dans lesquels les enr sont présentées comme essentielles à la neutralité carbone. Même avec un maintien du rôle du nucléaire dans le mix énergétique, la part de l’énergie solaire est amenée à croître. Situés en amont du retour du nucléaire dans le débat français début 2022, ces scénarii ont clarifié les débats en insistant sur une combinaison plutôt qu’une opposition entre enr et nucléaire.
22Le second discours conservateur est de « patrimonialiser » le pin pour s’opposer au changement d’affectation des sols. À Saucats, c’est en effet autour de la localisation forestière du projet que l’opposition se cristallise. Malgré un bilan carbone positif, les enjeux de biodiversité, la gestion des risques incendie (avivée après les incendies de l’été 2022) et inondation sont au cœur des critiques adressées au projet. Les promesses de compensation forestière n’ont pour le moment pas convaincu les opposants. Cet enjeu forestier est parvenu à réunir durant les réunions publiques une coalition hétérogène en faisant converger des acteurs qui sur d’autres dossiers s’opposent frontalement, tels que les associations de protection de l’environnement comme la Sepanso, les exploitants forestiers, les chasseurs et une partie des riverains coalisés dans une association nouvellement créée, Horizon Forêt. Ce n’est pas cette convergence des luttes qui est extraordinaire, mais la redéfinition de la forêt landaise qu’elle permet et défend : au fil des discours, cette forêt industrielle de pins est construite en forêt patrimoniale, en « bien commun » (Horizon Forêt). La forêt est présentée comme un puits de carbone et son rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique est mis en avant. Pour ces acteurs et contre les résultats du bilan carbone, conserver la forêt landaise en l’état est un bien meilleur calcul pour le climat que le développement d’unités de production électrique renouvelable.
23S’il est vrai que l’inventaire sur la biodiversité est parvenu à mettre en avant une richesse biologique insoupçonnée, la forêt landaise demeure un modèle de sylviculture intensive et industrielle : des pins maritimes plantés en rangs parallèles à perte de vue, des coupes rases tous les 28 ans, une gestion à partir de machineries lourdes et d’intrants, etc. La vocation forestière du site est défendue en elle-même, mais aussi pour l’ensemble du massif menacé par d’autres projets solaires : en effet, un des points de friction se situe entre les propriétaires fonciers et les exploitants à propos des loyers. Les premiers trouvent dans le parc solaire une manne financière exceptionnelle, puisque les opérateurs des centrales photovoltaïques n’acquièrent pas les sites mais les louent avec un tarif annuel équivalent au prix de vente. Les exploitants forestiers défendent la préservation de leurs activités traditionnelles. Pour autant, ces sylviculteurs sont d’importants bénéficiaires de subventions publiques (les parcelles ciblées ont reçu des subventions à la suite des tempêtes) et la défense corporatiste contre ce qu’ils perçoivent comme une injustice, une lutte inégale, ne se rapporte jamais au système forestier extractiviste auquel ils appartiennent.
- 4 On rapprochera cet élément de la thèse de F. Dupuy (Dupuy, 1996) qui démontre précisément cet argu (...)
24Un exemple lors de la dernière réunion publique met en évidence les tensions culturelles en jeu et la difficulté d’engager un débat informé sur les arguments de la filière bois. Un représentant de la filière décrit l’histoire de la forêt landaise et de l’importance d’assainir les marais qui recouvraient la région avant la plantation des pins maritimes afin de souligner le rôle social des sylviculteurs. Il pointe le fait qu’Horizeo signifie la coupe de 15 % de la forêt saucataise et que l’impact sur les inondations sera massif. Le président tente d’apporter une nuance historique en expliquant qu’avant la sylviculture la région était habitée par une population plutôt pauvre, notamment celle des bergers landais, qui a été chassée de ses terres par l’arrivée d’entrepreneurs extérieurs plus riches qui se sont approprié progressivement leurs terres4. On a assisté alors à l’un des plus grands moments de tension des réunions publiques, puisque les représentants de la filière se sont levés et le président a été pris à partie sous les accusations de « mensonge ! » et « révisionnisme ! ». La remise en cause publique du bien-fondé et du bon droit de ces exploitants forestiers sur « leur » territoire, qui plus est à domicile par un acteur venu de l’extérieur, est immédiatement apparue inacceptable.
25La défense du patrimoine forestier landais face à une invasion venue de l’extérieur permet de souligner les processus de redéfinition du sens même de ces activités forestières. La forêt industrielle se pare d’une aura écologique et climatique qui ne se vérifie que très partiellement dans les données scientifiques. L’alliance de circonstance entre des acteurs hétérogènes masque des dissensions et des omissions qui nous semblent révéler en creux le conservatisme d’une partie des opposants se parant des vertus d’une écologie traditionnelle (au même titre que les discours faisant successivement des agriculteurs intensifs et des chasseurs les premiers écologistes de France). Si la partie progressive de l’opposition au projet s’accommode bien de cette frange conservatrice, c’est parce que cette dernière possède des relais corporatistes bien établis localement, notamment auprès de la préfète de Région qui est l’autorité décisionnaire vis-à-vis du projet.
26L’éolien offshore français s’inscrit lui aussi dans les stratégies nationales de décarbonation de l’économie. Les objectifs chiffrés concernant l’éolien ont fait l’objet de deux annonces successives de la ppe. Une première annonce rendue publique en 2018 prévoyait que la capacité installée devrait atteindre 6 gw en 2028, avant que ces objectifs ne soient révisés en avril 2020, avec des appels d’offres correspondant à 1 gw de nouvelle puissance installée tous les ans à partir de 2024, soit un objectif total de 10 gw de puissance installée en 2030.
27Cette révision correspond à un tournant dans la stratégie nationale de déploiement de l’éolien en mer, qui a fait face à de nombreux obstacles dans la décennie 2010, plaçant la France loin derrière ses voisins européens britanniques et allemands. Là où le Royaume-Uni dispose de 10 gw de puissance installée sur ses côtes en 2021, et prévoit d’atteindre 40 gw en 2030 (Wind Europe, 2020), les premières fermes éoliennes françaises devraient entrer en fonctionnement dix années après les premiers appels d’offres, en 2023, et pour une puissance installée de 30 gw.
28Le tournant annoncé par la ppe, et reconnu par les acteurs de la filière, est le faible prix des réponses apportées à l’appel d’offres d’un parc au large de Dunkerque en 2019. Ce sont ces propositions de l’ordre de 45 €/mwh, ainsi que l’implication d’élus de régions maritimes aux côtés des syndicats de la filière dans la négociation de la ppe, qui ont permis une augmentation des volumes prévus pour 2030. Cependant, si l’enjeu du coût de l’éolien offshore a pu être surmonté par l’accélération de l’innovation technologique, il n’en va pas de même pour l’implantation des parcs actuels et futurs dans des zones maritimes aux usages contestés.
29Le principal enjeu identifié par les syndicats pour le déploiement de l’éolien en mer dans la décennie 2020 est celui de la mise en œuvre d’une planification spatiale maritime permettant d’impliquer les acteurs locaux dans la définition de zones d’implantation des futurs parcs éoliens. Au vu de la systématisation des recours juridiques qui ont été adressés à l’ensemble des projets éoliens dans les appels d’offres de la décennie 2010, cet enjeu est de taille.
30En effet, les projets de parcs de Fécamp, Courseulles-sur-Mer, Saint-Brieuc, Saint-Nazaire, Le Tréport, Île d’Yeu et l’Île de Noirmoutier ont tous fait l’objet d’oppositions portées par des collectifs de riverains. Ces collectifs ont déployé une stratégie efficace durant le déroulement du protocole de concertation mené par la cndp : au fur et à mesure que les projets se font plus concrets, les oppositions se renforcent en investissant les scènes de concertation par des pétitions, des réunions et des manifestations dont l’objectif est d’influencer l’opinion publique. Dans une seconde phase, et en dehors des instances de la cndp, l’outil des recours juridiques permet aux collectifs construits dans et pour l’opposition aux projets éoliens d’exercer leur influence, en utilisant l’ensemble des dispositifs légaux permettant de les contester. Le haut capital culturel de membres des associations de riverains est déterminant pour la mise en œuvre de cette stratégie opérationnelle.
31Face à ce réseau d’acteurs locaux opposés au déploiement de la filière, la loi pour un État au service d’une société de confiance (dite loi Essoc parue en 2018) fait évoluer les modalités du débat public. Elle établit que la cndp doit être saisie en amont du choix de la zone à développer, pour placer la concertation publique avant la décision de localisation des parcs, et que l’État se substitue aux consortiums d’entreprises pour porter la démarche présentée en débat public. Cependant, le débat mené en 2020 sur la localisation des futurs parcs éoliens en Normandie a lui aussi été très conflictuel, et n’a pas permis d’atteindre un accord sur une zone spécifique, menant le président de la commission à qualifier la situation de « très critique », en observant des attitudes de grande méfiance envers l’État et les études d’impacts environnementaux, mais aussi en observant la prégnance d’arguments opposant l’éolien offshore au nucléaire, au bénéfice de ce dernier5.
- 6 cndp emyn, 2018, Programme d’éolien en mer au large des îles d’Yeu et de Noirmoutier (emyn) : comp (...)
32Quatre types d’argumentaires sont mobilisés par les opposants aux projets éoliens. De façon peu surprenante, les arguments paysagers sont récurrents, les projets éoliens « détruisent des paysages naturels dans un horizon maritime vierge de toute activité industrielle », d’après le cahier d’acteur de l’association neny pour le projet des îles d’Yeu et de Noirmoutier6. Cependant, ceux-ci sont loin d’être dominants, et sont mobilisés à la suite d’arguments environnementaux. En effet, les textes témoignent d’un effort partagé de mise en avant de préoccupations environnementales, à la fois locales, en critiquant les impacts des projets sur la faune et la flore marines, mais aussi nationales : les fermes éoliennes, du fait de leur intermittence, rendraient nécessaire la création de nouvelles centrales thermiques consommant des matériaux fossiles. En outre, le coût élevé des projets éoliens mettrait en péril les investissements publics dans d’autres stratégies de transition énergétique, au premier rang desquelles la réduction des consommations, en particulier par la rénovation des logements. L’ensemble de ces arguments reprennent l’idée centrale d’une incertitude : sur la création d’emplois, sur l’ampleur des impacts environnementaux et sur la santé des riverains.
33La structure argumentaire de ces discours doit être hiérarchisée. Si tous se disent favorables à une transition énergétique vers un modèle décarboné, et mobilisent des arguments environnementaux portant sur les impacts des projets sur la faune et la flore marines, une série d’éléments permettent de faire l’hypothèse d’une conviction plus profonde. Elle reflète un sentiment d’injustice à l’égard des impacts locaux sur le cadre de vie des riverains, que ne parviendrait pas à justifier la contribution de l’éolien offshore au système énergétique national – trop coûteux, trop inefficace au regard d’autres solutions comme les économies d’énergie ou le nucléaire. Il s’agit donc d’une mobilisation d’arguments formulés au nom du bien public (l’accessibilité de l’énergie, l’indépendance énergétique nationale) pour défendre des intérêts locaux de l’ordre de l’attachement à des conditions de vie agréables offertes par une résidence littorale. Le poids des ménages retraités ayant investi dans une résidence secondaire, disposant de temps, de compétences juridiques et d’une bonne connaissance du système énergétique français, est attesté par les porte-parole d’associations comme Frehel Environnement. Gardez les Caps ou Défense de la Mer, et également par les travaux d’Anaig Oiry (2017).
34En outre, ce sentiment d’injustice s’inscrit dans une somme de discours témoignant d’une méfiance à l’égard de la puissance publique, accusée d’orchestrer un défaut de démocratie pour favoriser les intérêts des industriels et des élus soucieux de s’attirer les faveurs d’une classe politique écologiste supposée influente. Ce sentiment fait écho aux revendications entendues lors du mouvement des « Gilets jaunes » à partir de l’automne 2018, qui partagent à la fois une déception et une défiance à l’égard des élus. De façon surprenante, le monde industriel n’est pas l’objet de critiques de la part de ces acteurs locaux, qui disent reconnaître le droit des développeurs à faire advenir leurs projets.
35Enfin, le dépôt systématique des recours contre les projets éoliens s’est soldé par un refus tout aussi systématique de la part de la cour d’appel administrative de Nantes et du Conseil d’État. Cependant, les collectifs d’opposants restent actifs, comme en témoigne le dépôt d’un recours devant la Commission européenne en 2018. L’entretien mené avec le président d’une association de riverains opposés à la construction d’un parc éolien en mer propose une piste explicative de ce maintien d’un activisme associatif : tout se passe comme s’il s’agissait de gagner du temps avant un revirement politique majeur sur la stratégie énergétique nationale, qui serait interprété par ces opposants comme un retour à la raison de la part d’un État aveuglé par les énergies renouvelables.
Encadré 1. Extrait d’entretien avec le président d’une association de riverains
Nous, on aura la conscience tranquille, on est sûrs de notre raisonnement et que l’avenir nous donnera raison. Le temps joue pour nous, d’ailleurs c’est pour ça qu’on fait des combats je dirais un peu désespérés, mais chaque fois qu’on gagne, qu’on repousse un projet d’un an, on s’aperçoit que petit à petit il y a une prise de conscience de l’hérésie de ce type de projet, donc nous on sait très bien que nos chances sont extrêmement faibles, mais on compte un peu sur un revirement de l’État sur ce sujet. Et on a vu passer des infos qui nous encouragent : à une heure de grande écoute, un journal télévisé a présenté Iter, l’installation qui est en train de se faire depuis maintenant une dizaine d’années sur Cadarache, comme étant en train d’aboutir et fonctionnerait d’ici quatre à cinq ans. Alors d’entendre dire qu’on allait probablement réussir à fabriquer de l’énergie d’une façon quasi infinie et sans aucun rejet de pollution nucléaire, eh bien on s’est dit que si la télévision française passait ce genre d’article, c’était forcément avec l’accord du gouvernement et que donc c’était peut-être un premier signe qu’on était en train de s’apprêter à abandonner les projets éoliens qui ne produisent pas assez d’électricité et qui coûtent plus cher que le nucléaire, et qui en plus au niveau de leur empreinte carbone, sont à contresens.
|
36La question du nucléaire dans le mix énergétique est sous-jacente au positionnement des acteurs lors des débats publics. Pour ceux qui sont favorables aux projets éoliens, ces derniers représentent une alternative permettant de réduire progressivement la dépendance française à l’atome, comme en témoignent les divers cahiers d’acteurs rédigés par les associations de riverains dans le cadre de la cndp.
- 7 Source, dossier d’enquête publique, pièce 3, p. 5
37Pensé dans une perspective de marché international du gaz, le projet de gazoduc Eridan porté par grtgaz, vise à accroître les capacités françaises de transport énergétique selon l’axe sud-nord pour fluidifier le marché. Bien que la justification du projet Eridan s’opère en premier lieu dans la continuité des infrastructures existantes (croissance du marché gazier avec un renforcement des capacités), grtgaz positionne le gaz et les gazoducs comme des composantes de la transition énergétique. Ainsi, face à la critique du caractère fossile de ses projets lors du débat public (2009), grtgaz présente le gaz naturel comme « la plus verte des énergies fossiles », émettant le moins de co2, et constituant une énergie de transition.
38Pour le directeur du projet, ce dernier « n’est pas compliqué » techniquement, « ce n’est pas un satellite », il s’agit de faire passer 220 km de canalisation selon l’axe d’une infrastructure gazière existante entre Saint-Martin-de-Crau (Bouches-du-Rhône) et Saint-Avit (Drôme)8. Combinant ingénierie cartographique et concertation depuis 2007, le projet détermine un fuseau, puis au sein de ce dernier un tracé, faisant atterrir le gazoduc au travers de dizaines de communes et de centaines de propriétés privées. Les porteurs d’Eridan concilient alors faisabilité technique, obligations réglementaires et « sensibilités » locales pour établir le fuseau du gazoduc et affiner son tracé en épargnant au maximum les espaces « sensibles » en ordre de priorité : les aires urbanisables, les zones industrielles, les espaces naturels protégés et les terres agricoles.
- 9 Réserve naturelle nationale des coussouls de Crau, classé en 2001 sur 7 400 hectares.
- 10 Des prairies produisent du foin ou de la luzerne en dehors de l’appellation.
- 11 Des parcelles de coussouls ont été mises en culture depuis les années 1960 grâce à l’expansion de (...)
39La « sensibilité » craven est quant à elle structurée par une dualité entre d’une part la Crau verte, cultivée, productive, héritière de la modernisation agricole par l’irrigation, et d’autre part les coussouls arides, protégés, désertiques, incultes, écologiquement riches et vulnérables. Pour les porte-parole des coussouls, la Crau est la dernière steppe aride d’Europe9, un paysage de plaine dépourvue d’arbres, jonchée de galets balayés par le mistral, unique et « originel » servant à la pâture hivernale des mérinos. Les agriculteurs irrigants et leurs représentants mettent en avant la Crau verte, celle des prairies de foin de Crau (labellisé aop), résultant10 de l’irrigation gravitaire par les eaux de la Durance débutée au xvie siècle, et conquises sur les coussouls. Le paysage est celui de grandes parcelles verdoyantes et rectangulaires bordées d’arbres et de canaux. Bien que réinterprétant une diversité de situations11, cette dualité paysagère marquée par l’absence ou l’abondance d’eau, est structurante dans la manière dont les acteurs parlent au nom de la Crau.
40Le directeur du projet a rapidement identifié les « deux grosses sensibilités » constituées par « le milieu naturel avec la réserve des coussouls naturels de Crau » et par « les foins de Crau ». Concluant que les coussouls de la réserve naturelle ont « déjà donné » en accueillant un premier tronçon de gazoduc en provenance de Fos-sur-Mer, les porteurs d’Eridan décident qu’il « n’est pas nécessaire » de traverser cet espace, par ailleurs protégé réglementairement (entretien, ibid.). C’est donc autour du foin de Crau, des pratiques d’irrigation, et des gestionnaires de l’eau que le projet déploie sa concertation, pour faire passer le gazoduc au travers de parcelles irriguées.
41La stratégie d’information, de discussion notamment avec les maires, de signature de conventions avec différents groupes professionnels, et de redistribution de fonds, mise en œuvre par les porteurs d’Eridan a permis un alignement partiel des acteurs du territoire avec le projet de gazoduc (Auvet, 2019). Elle a atténué les réticences initiales face à l’infrastructure et a réussi à démobiliser les acteurs, notamment en leur offrant la possibilité d’adapter le tracé du gazoduc au sein du fuseau. grtgaz a ainsi évité une opposition des institutions. Sans que le projet ne devienne souhaitable, celui-ci est devenu inévitable. C’est donc au nom de la concertation et de la préservation de l’environnement que le projet a atterri principalement dans les espaces agricoles de la Crau verte.
- 12 Qui se conclut par une déclaration d’utilité publique et une autorisation administrative en 2014.
42Le processus de concertation génère une opposition résiduelle parmi les habitants et les agriculteurs situés le long du tracé. La comptabilité carbone n’est pas centrale dans la critique portée par les opposants locaux. Ceux-ci se mobilisent avant tout pour défendre leurs modes de vie et en particulier leurs relations à l’eau selon la dualité Crau verte/Crau sèche. L’enquête publique (de septembre à décembre 2013)12, a permis de mettre au jour ces discours d’opposition alliant conservatisme et environnement.
43Au contraire des acteurs institutionnels inclus précocement dans les réunions d’information par les porteurs du gazoduc, les habitants et agriculteurs situés le long du tracé ont vécu un atterrissage brutal du projet. Ils décrivent avoir été mis devant le fait accompli, informés en dernier du tracé, de sa mise en œuvre, de ses effets potentiels et des compensations. Majoritairement des hommes ou des couples, à 80 % âgés de plus de 50 ans, souvent à la retraite et présents en Crau en tant que propriétaires depuis plus de 20 ans, ils expliquent que leurs arguments n’ont pas pu être entendus. Soucieux de leurs maisons de famille autant que de leur lieu de travail, ils ont déployé des discours mettant en avant leur attachement à une certaine façon de vivre en Crau attaché à la protection de la Crau verte.
44Les discours des propriétaires et exploitants agricoles opposés au projet de gazoduc puisent largement dans une histoire régionale consacrant la maîtrise de l’eau issue de la modernité hydraulique. Ils positionnent l’eau et l’irrigation, et donc par extension la Crau verte comme des composantes vitales du territoire, résultantes du travail de plusieurs générations qui ont construit des canaux, dépierré et irrigué les coussouls. Le gazoduc menaçant de couper les canaux et les prairies est ainsi présenté comme une atteinte à des vies de labeur et à un écosystème productif dont la dimension traditionnelle est soulignée. Des opposants se rassemblent notamment autour d’une association Verte Crau remobilisée ainsi. « À l’époque, l’association, c’était pour faire la fête. Sur Moulès, maintenant on fait la guerre [rires] ». Les traditions et le travail agricole qui étaient célébrés deviennent des enjeux à défendre. L’eau est ainsi au cœur du discours d’opposition au projet Eridan au nom de l’environnement de la « Crau verte » forgé par l’hydraulique et les « traditions » du « foin ».
- 13 Couche géologique calcifiée se situant juste sous les prairies.
- 14 Le mot « couper » revient fréquemment dans les discours des opposants agriculteurs. Couper l’eau e (...)
- 15 Syndicat de gestion de la nappe de la Crau.
45Lors de l’enquête publique qui se déroule fin 2013, le commissaire enquêteur est emmené par des irrigants-opposants devant le canal de la Haute Crau. Construit après la seconde guerre mondiale, ce canal est composé des plaques de ciment, et décrit par les opposants comme un ouvrage fragile qui risque d’être cassé par les différentes traversées du gazoduc. Ils ont inscrit sur le canal à la peinture blanche : « Gazoduc = danger, prés sacrifiés, paysans méprisés, élus passifs, refus le gâchis, tracés bâclés, contre nature ». Au-delà d’un risque pour les canaux, les opposants, avec cette inscription, mettent en avant une menace pour la pratique de l’irrigation gravitaire des prairies. Le creusement d’une tranchée pour faire passer les canalisations casserait le poudingue13 « imperméable » et « déconstruirait » le sol des prairies constitué par des siècles d’irrigation, ce qui in fine « couperait » l’irrigation14. L’interruption de l’irrigation ne pénaliserait pas seulement les parcelles « coupées », mais également la nappe. L’un des opposants montre ainsi au commissaire enquêteur une coupure de presse du journal local, où le SymCrau15 fait la promotion du contrat de nappe et pointe que l’irrigation gravitaire est responsable de 80 % du rechargement de la nappe.
46Les risques de pollution constituent le deuxième axe. Une opposante explique qu’elle redoute des fuites, à l’image des pollutions engendrées par l’exploitation du gaz de schiste. Elle a vu une vidéo montrant un robinet prendre feu quand on ouvre l’eau et craint que des fuites du gaz contaminent son eau. Un autre opposant évoque un risque de fuite et de pollution, et mentionne une « canalisation de pétrole ou je sais pas quoi qui a cassé », faisant référence à la rupture en Crau de l’oléoduc spse de 2009. « Ça va se déverser dans la nappe » prédit-il à l’aune de sa mémoire des évènements passés.
47Bien que les valeurs de défense de la Crau verte soient largement partagées, l’opposition peine à rallier les autres acteurs du territoire. Isolés, les opposants qui ont l’impression de « ne pas être entendus » [juin 2015], se radicalisent. Le gazoduc, « [On] n’en veu[t] plus du tout » me dit un opposant qui refuse désormais de discuter du tracé ou des compensations et se place en opposition totale au projet. L’avis favorable octroyé par la commission d’enquête publique à partir de 2014 accentue le sentiment d’injustice et plusieurs habitants se disent prêts à défendre leurs terres avec le « fusil » (trois entretiens).
- 16 Quotidien régional comportant des feuilles locales, dont une sur le Pays d’Arles où sont publiés l (...)
48Cette radicalisation est également amplifiée par deux articles de presse publiés dans La Provence16 qui donnent la parole aux opposants. Ces articles susciteront une réponse dans le journal du comité de foin de Crau, soulignant son action en faveur des prairies labélisées, et une réponse du directeur du projet, mettant en avant le processus de concertation avec le territoire. Ces réponses accroissent la polarisation de l’arène pour les opposants à Eridan, qui se disent face à des élus et des représentants « complices » ou « corrompus ». Alors qu’ils se concevaient comme socialement incontournables du fait de leurs positions historiques et symboliques autour de l’eau, ces opposants se sentent déclassés et marginalisés. Les craintes environnementales et patrimoniales vis-à-vis du projet Eridan se doublent alors d’une virulente critique politique réactionnaire : les opposants suspectent des pots de vins, des arrangements « pas très catholiques », et plus largement des « autorités » « mouillées dans le projet », négociant pour leurs intérêts propres et non pas pour celles et ceux qu’elles sont supposées représenter.
49Quels sont les différents régimes de justification qui fondent les critiques conservatrices adressées aux infrastructures portées au nom de la transition énergétique ? Pour répondre à cette question, nous déployons un cadre d’analyse en trois temps, qui aborde l’attachement aux lieux, le rapport aux activités productivistes, et les processus d’exclusion. Chacun de ces régimes de justification contribue à dessiner les traits d’un mouvement conservateur opposé à la transition bas carbone telle qu’elle se déploie actuellement en France. Si le processus d’exclusion est commun avec d’autres mouvements d’opposition, l’attachement au lieu et la défense d’activités productives nous apparaissent comme caractéristiques de ce conservatisme anti-transition.
50Il nous faut toutefois en préambule distinguer ces mobilisations « conservatrices » caractéristiques des Nords d’une « écologie politique du premier monde ». Notre analyse se distingue des grands traits de la political ecology appliquée aux conflits environnementaux du Sud global, dans la mesure où ces oppositions ne témoignent pas d’usages précapitalistes ou prémodernes face à une marchandisation globale qui serait portée par l’État, des grandes entreprises ou des instances internationales. Au contraire, nous soutenons que ces réactions conservatrices à l’égard du déploiement d’infrastructures ont en commun de dessiner un conservatisme attaché aux modernités mises en pratique au xxe siècle, voire au xixe siècle. C’est la menace de voir disparaître différents bénéfices associés à ces héritages des modernités précédentes qui nourrit ces réactions à la fois populistes et conservatrices.
51Premièrement, le régime de l’attachement aux lieux et leur écologie est au cœur des conflits autour de l’atterrissage de projets énergétiques. Ce régime de justification du conservatisme écologique disqualifie le déploiement d’infrastructures énergétiques associées à la transition énergétique au nom de la préservation d’un paysage « naturel » traditionnel et identitaire.
52En effet, un ressort commun aux oppositions est l’atteinte portée par les projets étudiés aux valeurs patrimoniales, esthétiques, et affectives des lieux, qui transcendent les distinctions entre paysages traditionnels et ordinaires. À chacun des cas d’étude correspond une vision d’un paysage caractérisée par une certaine permanence historique, qui légitime certaines activités et en disqualifie d’autres, indépendamment du caractère remarquable des lieux. Ainsi le déploiement de l’éolien en mer peut-il être combattu au nom du maintien d’un horizon sans mâts visibles, qui s’inscrit aussi bien dans les tableaux impressionnistes du xixe siècle que dans la défense des plages du Débarquement. Bien que la forêt landaise soit souvent dénoncée pour son uniformité paysagère et sa faible richesse floristique et faunistique (Pottier, 2014), l’installation d’une ferme photovoltaïque a mis en lumière l’attachement et la patrimonialisation de ces terres d’exploitation sylvicole. En Crau, le paysage verdoyant résultant de l’irrigation des coussouls est patrimonialisé comme le fruit de générations d’agriculteurs qui le maintiennent par leurs pratiques. Associé à l’eau, il est synonyme de la vie conquise sur les coussouls. La valeur écologique de ces paysages est ainsi étroitement associée à des activités humaines coproduisant ou mettant en danger une nature souhaitée/souhaitable.
53Dans l’ensemble des argumentaires des opposants, la défense des paysages est doublée par celle d’usages productifs préexistants des espaces de nature, dont l’émergence peut être datée dans un passé relativement récent. C’est donc moins l’environnement dans ses caractéristiques écologiques qui est l’objet de préoccupation qu’un certain usage du territoire et de ses ressources. Il s’agit d’imposer une définition particulière des activités productives légitimes sur le territoire. Dans les Landes, le rôle social, environnemental et économique de la sylviculture est avancé contre le champ solaire synonyme de déboisement. Il en va de même en Crau, ou les opposants s’inscrivent dans la continuité des discours de mise en valeur des coussouls « incultes » depuis le xixe siècle pour les rendre verdoyants. Cette dimension productive des espaces de nature est aussi au cœur des oppositions aux éoliennes en mer, qui se font les défenseurs des pêcheurs de poissons et de coquillages, mais aussi du tourisme et de la valeur ajoutée qu’il apporte à l’économie locale et à l’immobilier contre ce qui est décrit comme une irruption malvenue de l’industrie sur les côtes françaises.
- 17 Les opposants ont ainsi fortement insisté pour que le tracé rejoigne celui d’un gazoduc existant q (...)
- 18 Dont certains des plus influents sont eux-mêmes dans cette filière ou y ont exercé.
54Cette défense des activités productives préexistantes se combine à une vision particulière du modèle énergétique désirable : celle du nucléaire associé à une faible empreinte foncière et une grande efficacité technologique. Selon les mouvements d’opposition que nous étudions, l’industrie, et la production d’énergie qui lui est associée, doit être distincte de ces espaces de nature productive. En Crau, les opposants ne sont pas anti-gaz : remarquablement, les opposants locaux n’ont ainsi jamais soulevé en entretien la facette carbonée de cette énergie. C’est le tracé qui fait l’objet d’un conflit pointant l’importance d’épargner les terres agricoles productives à la manière des gazoducs existants17. Pour les projets d’enr, cette distinction du modèle spatial énergétique est au cœur des discours. La production centralisée d’énergie a été permise par le choix français de la filière électronucléaire française dans la seconde moitié du xxe siècle. C’est ainsi que nous interprétons le fait que l’ensemble des critiques adressées aux infrastructures renouvelables soient adossées au contre-exemple du nucléaire, qui consommerait moins d’espace et de matières premières, tout en permettant l’accès à une électricité abondante et peu chère. Ce modèle technocratique et centralisé est ainsi présenté comme garant d’une efficacité technique utilisant rationnellement l’espace face à des myriades de projets qui sacrifieraient les territoires. Ici aussi, la comparaison des terrains permet de mettre en lumière la prégnance de cette technologie dans les visions du modèle énergétique national, puisque le nucléaire fait référence aussi bien pour les détenteurs de résidences secondaires18 que pour les sylviculteurs et résidents voisins du projet Horizeo. Contrairement à d’autres régimes critiques, comme celui de la sobriété, qui dénoncent à la fois les croyances prométhéennes d’une abondance énergétique décarbonée et sa gestion technocratique, la justification conservatrice s’inscrit dans la continuité d’un modèle centralisé et technique. C’est la performance technologique des enr qui est interrogée par les opposants au regard de l’efficacité d’un modèle centralisé et technocratique encadré par l’État et quelques opérateurs. Là encore, à l’exception d’une poignée, les opposants ne sont pas contre les enr, mais contre leur installation dans des paysages à l‘écologie productive. Le photovoltaïque sur terrains artificialisés ou le passage du gazoduc sur les coussouls sont ainsi présentés par les opposants comme des alternatives souhaitables.
55Un troisième point commun est un processus classique résultant des mouvements d’opposition : la double dynamique sociale d’exclusion et de radicalisation à laquelle aboutissent les processus de concertation mis en œuvre par la puissance publique et les porteurs des projets. Les opposants aux projets éoliens ont ainsi choisi de quitter les scènes officielles mises en œuvre par la cndp, pour constituer leurs propres débats et pour contester les choix de localisation et de dimensionnement des parcs éoliens devant les tribunaux. La concertation autour du gazoduc de la Crau a ainsi créé un sentiment d’exclusion des riverains du projet. Ces acteurs vivent un déclassement de leur rôle de propriétaire travaillant à verdir et rendre productive la Crau. Sur ce terrain, on saisit un profond ressentiment des opposants envers tous les représentants et élus du territoire, et plus largement la puissance publique. Nous constatons ainsi que, loin de restreindre l’opposition à un petit groupe, ces projets produisent des épreuves qui s’ancrent avec un gout amer dans la mémoire des acteurs des territoires concernés. Plus largement, nous y voyons un écho avec le mouvement des Gilets jaunes.
56Il ne faut cependant pas prendre ce sentiment de déclassement pour un renversement des rapports de force qui restent encore largement ancrés dans la précédente modernité. Si la transition énergétique engendre des recompositions d’alliances et des positions de « perdants » et de « gagnants » (Chailleux et Hourcade, 2021), l’opposition aux projets pour la transition mobilise aussi des acteurs dominants de la précédente modernité en mesure d’emporter l’arbitrage politique. Dans le cas Horizeo, l’influence politique des forestiers permet de relayer leur hostilité au sein de l’avis de la Direction Régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Chailleux et al., 2022). De manière similaire, le choix du nucléaire est porté par des acteurs dominants de la filière électrique française qui cherche dans la décarbonation une nouvelle justification à une filière controversée (Chateauraynaud, 2011). Les mouvements conservateurs que nous avons étudiés s’alignent ainsi avec des acteurs puissants proposant un autre modèle de transition. Là encore, il s’agit d’une différence notable avec les travaux sur les Suds, puisque l’argument conservateur entre en synergie avec des acteurs en position dominante qui cherchent à se maintenir.
57L’opposition conservatrice illustre donc également la préservation d’une certaine structuration des rapports de force déterminant l’aménagement du territoire. Cette capacité des opposants à poser un rapport de force associé à un ressentiment dans les territoires touchés est une clé de compréhension des écueils de la territorialisation de cette forme de transition énergétique devant passer par les territoires.
58Cet article s’est intéressé aux contestations de la mise en œuvre d’infrastructures déployées au nom de la transition énergétique sur le territoire français, à partir de trois cas d’étude mis en commun par les auteurs. Les conflits liés au projet de panneaux photovoltaïques Horizeo en Gironde, au déploiement de fermes éoliennes en mer et au projet de gazoduc Eridan dans la Crau ont été abordés par le prisme d’une « political ecology » appliquée à un contexte du Nord global, dans le prolongement des travaux de McCarthy (2002). Au terme de cette analyse, l’article apporte trois contributions à la littérature.
59Tout d’abord, il montre que ces conflits gagnent à être étudiés avec la même attention que ceux du Sud global, en s’intéressant à l’attachement aux lieux, aux relations informelles et aux processus d’exclusion qui les traversent. Si la littérature a produit de nombreuses études sur des mobilisations « progressistes », cet article souhaite porter le regard vers les mouvements conservateurs qui s’opposent aux projets de transitions bas carbone afin de saisir les justifications et les réseaux d’acteurs qui les structurent.
60Ensuite, l’étude de ces conflits permet aussi de montrer qu’ils sont profondément marqués par les héritages territoriaux des modernités passées qui ont transformé les activités et les paysages depuis le xixe siècle. Si le rôle des grandes entreprises et de certaines filières industrielles a déjà été pointé du doigt dans les dynamiques de déni climatique et écologique (Benson et Kirsch, 2010), cet article a mis en avant le rôle des représentations collectives associées à certaines industries des modernités précédentes. En outre, en inscrivant ces conflits dans une vision plus large et en déplaçant la focale des lieux d’implantation des technologies vers le système énergétique national, l’article permet de réinscrire la synergie des conflits locaux avec une contestation plus générale de la contribution du photovoltaïque, de l’éolien, et du gaz au projet national de transition énergétique.
61Enfin, l’article met en lumière les tensions actuelles de la transition bas carbone en termes de reconfiguration des rapports de force. Les mobilisations conservatrices apparaissent comme porteuses d’une défense d’intérêts issus des précédentes modernités et menacés par de nouvelles infrastructures justifiées par la modernisation écologique. En développant un régime de justification identitaire, ces mobilisations cristallisent une confrontation entre différentes modernités dont le grand perdant pourrait être le processus de modernisation écologique. L’alliance de représentations traditionnelles des lieux, de la défense d’intérêts productifs et de la peur du déclassement génère une critique puissante de la modernité écologique perçue comme élitiste, injuste et inefficace (Coulangeon et al., 2023). Les reculs en matière de politique environnementale en France en 2024 valident ce risque d’abandon de la modernité écologique.
62Ce travail de comparaison ne vise évidemment par à tracer un portrait exhaustif des conflits liés au déploiement des énergies de transition en France, et la focale qu’il porte sur les forces conservatrices qui s’y opposent mériterait de plus amples travaux. Une perspective de recherche a été ouverte sur les recompositions sociétales induites et les manières de les représenter, notamment sous forme de classe. Nos résultats résonnent avec les travaux de (Rosanvallon, 2021) sur le ressentiment qui décrit le rôle des sentiments et des épreuves comme facteur déterminant des nouvelles structures sociales. Ils résonnent également avec les travaux montrant l’importance des ancrages/classes territoriales dans la structuration du champ politique (Cagé et Piketty, 2023). En croisant ces dimensions territoriales et les processus de ressentiment/relégation, des travaux stimulants pourraient émerger pour mieux comprendre les liens entre les oppositions conservatrices aux projets de transition et les mouvements de défiance vis-à-vis de l’État du « système », qui se traduisent par une montée de l’extrême droite et des discours populistes, par une volatilité de l’électorat, une abstention, et par des modes de contestation attachés à des enjeux politiques spécifiques.