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Lectures

Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, préface de François Hartog, Paris, Gallimard, 2023, 400 pages.

Stéphane Callens

Texte intégral

1Dipesh Chakrabarty est un historien né en 1948 à Calcutta. Il est mondialement connu en raison du succès de son précédent ouvrage Provincialiser l’Europe. Ses ouvrages sont des essais historiographiques, et cette édition française est préfacée par François Hartog, historiographe. Ce nouvel ouvrage présente une synthèse de ses travaux récents, motivée par sa présence lors des grands feux qui ont ravagés l’Australie en 2003. Cette expérience personnelle l’a amené à se poser la question : dans quelle histoire se place l’humanité avec ce changement climatique d’origine anthropique ?

2La traduction française est parfois quelque peu ampoulée, comme pour le titre, qui se traduirait plutôt par « Comment faire de l’histoire à l’Anthropocène, âge planétaire ». La thèse défendue par Chakrabarty est qu’il émerge une nouvelle histoire basée sur une anthropologie philosophique inédite, fruit d’une maturation d’une conscience planétaire. Cette nouvelle histoire ne lui semble pas réductible aux formes antérieures de récit historique, y compris celui qu’il a pu développer dans son ouvrage précédent Provincialiser l’Europe, dans lequel il soulignait les présupposés de la philosophie hégélienne de l’Histoire, où l’accession aux paliers supérieurs de la conscience historique des sociétés se faisait selon un cheminement dont les références restent principalement européennes.

3La thèse centrale de l’ouvrage peut se résumer ainsi : il faut distinguer, mais pas opposer, le global et le planétaire. Ce qui distingue le « global » du « planétaire » est son procédé topologique : il s’agit bien du même globe, notre planète Terre, mais soit elle est reconstruite par les travaux historiques à partir d’un collage de petits éléments de surface, soit elle se base à partir de la place de la planète Terre dans une harmonie cosmique dont la conception dépend de la forme de la conscience planétaire.

4L’ouvrage de 384 pages est d’un accès ardu, et la connaissance des travaux de François Hartog est d’une grande utilité pour que le lecteur puisse se repérer dans le grand nombre de contributions majeures citées. Chakrabarty propose une réflexion sur la reconstruction d’un récit commun au temps du changement climatique anthropique. Il existe une montée récente de la conscience planétaire, si bien que l’Anthropocène peut se définir selon lui, comme « l’entrée dans l’âge planétaire » (définition citée en quatrième de couverture). Si l’ouvrage se base sur une bibliographie de langue anglaise, il est issu de dialogues avec Bruno Latour et utilise des références à la french theory francophone. Deux césures marquent l’histoire de la conscience planétaire, celle de la « mort de Dieu » qui est prononcée par le savant Laplace au début du dix-neuvième siècle, et celle de la « mort de l’Homme » indiquée par les philosophes francophones du milieu du vingtième siècle. Hartog explique que l’historicité contemporaine est issue de cet épisode, formant ce qu’il appelle un « présentisme », s’opposant aux trames historiques figées des écoles historiques du dix-neuvième siècle. Un autre apport de François Hartog est toutefois précieux : la formation des grandes trames historiographiques se fait par des savants bien souvent en dehors de la famille restreinte des historiens de profession. Arts et Sciences s’éveillent, se coordonnent et fabriquent une trame de récit pour un âge planétaire, ceci à l’écart des historiens de profession. L’Australie brûle en 2003, et le témoin Dipesh Chakrabarty demande une mise à jour des pratiques des historiens.

5L’ouvrage reproduit dans sa première partie (chapitre 1) l’article initial où Dipesh Chakrabarty présentait ses quatre hypothèses de travail en 2009.

61. La première hypothèse est celle de la disparition de la distinction entre histoire naturelle et histoire humaine en raison du changement climatique anthropique. Chakrabarty cite l’ouvrage La Méditerranée de Braudel, manifeste fondateur de l’école des Annales en 1949 : « une histoire de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés » (p. 70). Même l’école des Annales qui a introduit les perspectives de longue durée et d’histoire environnementale avec Emmanuel Leroy-Ladurie conserve une définition ancienne des sciences géographiques, celle de zones climatiques qui peuvent être considérées pour le temps de l’historien comme fixes, c’est-à-dire une statique climatique d’approximation : « l’environnement de l’homme a changé, mais lentement au point de rendre presque intemporelle l’histoire du rapport à l’homme avec son environnement ; elle ne saurait être en aucune façon un sujet d’historiographie » pour les historiens (p .70). En 1978, les États riverains de la Méditerranée s’associent dans un Plan Bleu et se posent la question de quand date la dégradation environnementale de l’espace méditerranéen. La réponse attendue était celle d’une détérioration à l’âge industriel, mais la réponse fût bien plus surprenante. Les travaux du Plan Bleu ont mis en évidence le rôle majeur d’une partie des premiers agriculteurs et leurs pratiques : ainsi les études régionales témoignent de chocs anthropiques, parfois étonnement anciens. Cette multiplicité locale des premiers chocs anthropiques est sensible à travers les débats sur la fixation d’une année de référence pour l’Anthropocène. Ainsi, les propositions pour l’Australie vont de 65 000 ans avant le présent (l’arrivée des hommes anatomiquement modernes provoque la disparition de nombreuses espèces dans la mégafaune) aux derniers grands feux de 2003 et 2019 qui sont le motif de cet ouvrage.

72. La deuxième hypothèse est que l’Anthropocène « apporte de sérieuses réserves aux histoires de la modernité/globalisation » (p. 75). « Sortir de notre délicate situation actuelle ne peut que renvoyer à l’idée de déployer la raison dans la vie publique globale et collective (…) mais la politique ne s’est jamais fondée sur la seule raison » (p. 80). Les trames historiographiques limitées à des progrès dans les libertés pour les époques récentes de modernité/globalisation apparaissent ainsi trop simplistes aux yeux de Chakrabarty.

83. La troisième hypothèse est celle d’une « mise en conversation des histoires globales du capital et de l’histoire des humains en tant qu’espèce » (p. 82). Cette hypothèse a une formulation prudente, mais Chakrabarty veut suggérer que la « crise du changement climatique exige de penser simultanément les deux registres » (p. 93).

94. La quatrième hypothèse est que ce « croisement permet de sonder les limites de la compréhension historique » (p. 93). « Nous faisons l’expérience d’effets spécifiques de la crise (du changement climatique anthropique), mais pas du phénomène dans sa totalité » (p. 96). Le travail de l’historien se base traditionnellement sur une expérience estimée partagée et un empirisme, et ceci est insuffisant pour intégrer la conscience planétaire contemporaine.

10Un même globe, mais deux démarches : telle est la situation sur laquelle insiste Chakrabarty à partir des chapitres 2 et 3 de la première partie. Il est difficile d’obtenir une cohérence entre l’historien qui retrouve le globe par l’expansion spatiale de son aire de travail, et des scientifiques (paléoclimatologues, archéologues, linguistes, généticiens…) qui se coordonnent pour unifier une trame historiographique des espèces et de la planète. La compréhension des propositions de Chakrabarty peut être facilitée par la bonne connaissance dans la littérature des différentes étapes d’une conscience planétaire. Chakrabarty n’est pas historien des sciences, et il cite des aspects de développement d’une conscience planétaire dont les phases historiques sont bien connues par les scientifiques. L’héliocentrisme a été une première étape : une image plus simple est proposée à partir de Copernic et Galilée, donnant passage d’un monde clos à un univers infini compris à travers le seul champ gravitationnel. Ceci conduit à la « Mort de Dieu », prononcée par le newtonien Laplace. Puis, un comparatisme planétaire participe de la naissance d’une discussion de l’effet de serre, avec le mathématicien Joseph Fourier et sa Théorie de la chaleur en 1822. Les apports de cette époque fixent les délimitations des sciences géographiques et historiques dans le champ académique, et Chakrabarty indique que ces délimitations sont encore dans cette approche de statique climatique même pour l’école des Annales. Fourier, introducteur de la notion d’effet de serre, a été le parrain scientifique d’Auguste Comte, qui a proposé une Religion de l’Humanité. L’œuvre du vulgarisateur Camille Flammarion témoigne de la réception de l’apport de Darwin et de la compréhension de la dynamique du vivant sur Terre, tout en restant dans une conception où l’humanité « pleine » est européenne. Puis vient l’épisode de la « Mort de l’Homme », qui avait fait scandale lors de la parution de l’ouvrage de Michel Foucault, Les mots et les choses, en 1966. Enfin, le chimiste Paul Crutzen est celui qui introduit en 2000 l’idée de l'Anthropocène, âge de la responsabilité humaine dans les changements de la composition de l’atmosphère et du climat.

11La fin de la première partie de l’ouvrage précise les conjonctions et les divergences changeantes entre le global et le planétaire. Viennent à l’appui de la proposition de Chakrabarty sur l’extrême jeunesse de l’âge planétaire, des réactions négatives aux premiers vols spatiaux, comme celle d’Hannah Arendt qui voulait y voir une « aliénation par rapport à la terre », reprenant une formulation d’Heidegger ne voulant pas entendre parler de « planète » (p. 160). Les astronomes racontaient l’histoire suivante lors du premier vol d’un engin spatial : ils se sont tout de suite aperçus qu’il fallait absolument changer la précision de leurs méthodologies, celles-ci ne pouvant suivre sans cumuler des erreurs le mouvement des satellites artificiels. Les calculs de la mécanique céleste ont changé alors, mais plus de 80 % des tentatives de se poser sur Mars se sont soldées par des échecs, ce qui indique que la remise à l’heure des différentes approches a pris un certain temps. Les sanctions pour de mauvais calculs deviennent très lourdes, surtout pour les vols habités qui débutent avec Gagarine en 1961. Mais Chakrabarty dit qu’on ne peut se contenter de résumer notre âge à celui d’une globalisation Gagarine, qui succéderait à des globalisations précédentes, comme celle de la circumnavigation de Magellan. « Le planétaire est une entreprise nécessairement comparatiste, et (…) n’est pas le produit de la seule vue physique de la planète depuis l’extérieur, mais procède aussi de sa reconstitution en une figure abstraite dans notre imagination » (p. 159). Il existe donc une tension intéressante entre cette Planète (basées sur des sciences comparées et des interactions de différentes dynamiques) et l’idée de Gaïa, toujours « hantée par un moment d’intuition scientifico-poétique » (p. 160).

12La deuxième partie de l’ouvrage est intitulée « de la difficulté d’être moderne » : « il n’est pas toujours possible aux hommes de passer en douceur d’un attachement à un ordre de vie à dominance humaine à l’état d’espèce parmi tant d’autres » (p. 215). Le chapitre 5 détaille le cas du suicide d’un doctorant sanctionné pour son appartenance à la caste des intouchables (dalit). Chakrabarty souligne que « le préjugé contre le corps dalit a survécu aux initiatives juridiques et politiques(…) qui restent axées sur les individus en tant que porteurs de droits ou bénéficiaires de prestations sociales, mais jamais sur les humains en tant qu’une espèce dans l’histoire plus large de la vie » Ceci indique, selon Chakrabarty, « la limite de notre sens humain actuel de la politique » (p. 238). L’âge planétaire doit être celui d’une nouvelle façon de concevoir la politique, et ouvre la perspective de combler des carences qui sont restées béantes malgré les progrès réalisés dans le domaine des droits politiques et sociaux.

  • 1 Giroldini L., 2023, « Au Canada, le lac Crawford désigné lieu de référence d’un Anthropocène encor (...)

13La troisième partie est intitulée « face au planétaire », et se préoccupe des discussions autour la définition de l’histoire de l’homme et de l’âge de l’Anthropocène (chapitre 7). Une commission géologique a proposé une date de 1964 pour le « clou d’or » de départ de l’Anthropocène, à partir des sédiments d’un lac canadien1. Une contre-proposition est celle de Lewis et Maslin, à partir de la séquence issue de la disparition des populations humaines en Amazonie au seizième siècle. Cette globalisation (de la circumnavigation de Magellan) a entraîné un refroidissement, connu comme le Petit Âge Glaciaire du dix-septième siècle. Cette discussion de Chakrabarty indique que les anachronismes semblent plutôt se faire à propos des différentes globalisations dans l’histoire des hommes.

  • 2 Vermeer J., 1669, Le géographe, huile sur canevas, 51,6 x 45,4 cm, Städel Museum, Francfort sur le (...)

14Pour Chakrabarty, les thèmes du changement climatique et de la globalisation sont apparus simultanément dans les années 1980, mais de façon parallèle sans interaction. Il se trouve que le thème de la globalisation a éclipsé celui du changement climatique (p. 63). Dans l’histoire qu’il propose, la question nouvelle de la responsabilité humaine vis-à-vis de la planète est la modification majeure à prendre en compte pour la reconstruction d’une trame historiographique partagée. Un peintre du dix-septième siècle, Vermeer, a représenté l’action de globaliser, un personnage reportant au compas ses pensées sur un globe2. Dans le même musée (le Stâdel de Francfort sur le Main), la première référence à un comparatisme planétaire est faite dans un bronze de Joseph Beuys datant de 1971. Une nouvelle histoire, une nouvelle politique est nécessaire pour notre âge planétaire, l’Anthropocène.

15L’essai de Chakrabarty a un caractère programmatique. Cet ouvrage complète un précédent, celui sur la philosophie hégélienne de l’Histoire, étoffant sa critique sur le fondement des orientations méthodologiques des historiens professionnels contemporains. Il décrit une situation où les nouveaux outils méthodologiques sont forgés dans une transdisciplinarité, en la quasi-absence des historiens académiques. L’exception à cela est celle d’une sous communauté spécialisée, les archéologues, qui aurait mérité d’être prise en considération par Chakrabarty.

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Bibliographie

Chakrabarty D., 2023, Après le changement climatique, penser l’histoire, préface de François Hartog, Paris, Gallimard.

Chakrabarty D., 2009, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, éditions Amsterdam.

Foucault M., 1966, Les mots et les choses, Paris, Gallimard.

Hartog F., 2020, Chronos : l'Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard.

Städel museum, 2017, 700 years of art, Francfort-sur-le Main.

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Notes

1 Giroldini L., 2023, « Au Canada, le lac Crawford désigné lieu de référence d’un Anthropocène encore contesté », France Culture, 16 juillet.

2 Vermeer J., 1669, Le géographe, huile sur canevas, 51,6 x 45,4 cm, Städel Museum, Francfort sur le Main.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphane Callens, « Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, préface de François Hartog, Paris, Gallimard, 2023, 400 pages. »Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 15, n°3 | Décembre 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/25139 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13cqm

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Auteur

Stéphane Callens

Stéphane Callens est économiste, spécialisé dans l’économie publique des risques. Il est co-auteur (avec Jamila Alaktif) d’un ouvrage « Migration et changement climatique », (Wiley, 2021) portant sur la difficulté à construire un récit historique adapté au changement climatique contemporain.
LEM UMR 9221 CNRS, Université d’Artois
stephane.callens@univ-artois.fr

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