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Lectures

François-Mathieu Poupeau, L’État en quête d’une stratégie énergie-climat, Paris, Presses des Mines, Collection Sciences Sociales, 2023, 340 pages.

Sandrine Mathy

Texte intégral

1L’ouvrage du politiste et sociologue François-Mathieu Poupeau (dr cnrs, umr latts), L’État en quête d’une stratégie énergie-climat, paru en 2023, nous plonge au cœur du parcours politico-administratif de l’élaboration de la stratégie française énergie climat constituée de la Stratégie Nationale Bas Carbone (snbc) et de la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (ppe).

2Instituées par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (tecv) de 2015, ces documents, officialisés par décret, ambitionnent de définir les grandes orientations nationales en matière d’énergie-climat. Trois années entre 2017 et 2020 auront été nécessaires à l’État pour les élaborer et procéder à leur publication.

3Prenant comme horizon 2050, la snbc se focalise sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (ges) en établissant une trajectoire de long terme permettant d’atteindre les objectifs fixés par le législateur, en l’occurrence la neutralité carbone à l’horizon 2050, en remplacement du précédent objectif de Facteur 4 (division par 4 des émissions de ges). Dans ce contexte, cette feuille de route fixe des objectifs à court-moyen terme à travers des budgets carbone qui portent pour la snbc-2 sur les périodes 2019-2023, 2024-2028 et 2029-2033.

4La ppe, quant à elle, a un caractère programmatique. Elle vise à transformer le mix énergétique sur une période plus réduite (dix ans), dans la production (place du nucléaire, développement et diversification des énergies renouvelables) et la consommation (évolution générale, baisse de la part des énergies fossiles), selon les priorités fixées par la loi tecv, notamment la réduction de la consommation énergétique finale de 50 % en 2050 et de la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025.

5F.-M. Poupeau nous propose dans cet ouvrage une analyse fouillée de l’action de l’État pour l’élaboration de la stratégie énergie-climat, démarche inédite de par son ambition et son ampleur.

6En France, les questions de stratégie et de planification n’avaient été abordées jusqu’alors qu’à l’échelle territoriale, à travers les instruments tel que les Plans Climat Air Énergie Territoriaux. Les travaux ayant abordé l’action de l’État l’ont fait de manière fragmentée par exemple sous l’angle de la recomposition des systèmes de gouvernance (Bocquillon, Évrard, 2022), du poids de l’industrie nucléaire (Topçu, 2013), des politiques de soutien aux énergies renouvelables (Évrard, Pasquier, 2018), des relations entre l’État et les grandes entreprises (Viallet-Thevenin, 2016), de la décentralisation (Dégremont, 2018 ; Poupeau, 2020) ou du rôle de la concertation dans la recomposition des modes de gouvernance (Aykut, Nadaï, 2019). Parallèlement, les travaux comparatifs menés à l’échelle internationale (Knodt, Kemmerzell, 2022) ne permettent pas une analyse fine de l’action de l’État dans sa dimension globale et stratégique.

7L’ouvrage s’intéresse de près aux acteurs, processus et rapports de force politico-administratifs qui guident les choix structurants. L’auteur s’appuie sur plus de 70 entretiens avec des acteurs ayant participé de près ou de loin à la rédaction de ces documents : ministère de la Transition écologique et solidaire (mtes), ministère des Finances (minefi), ministère de l'Agriculture, de l'Agroalimentaire et de la forêt (maaf), Services du Premier ministre, Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ademe), grandes industries du secteur de l’énergie et secteur syndical et associatif. L’ouvrage s’organise en cinq chapitres chronothématiques.

8Le premier chapitre dresse la cartographie des acteurs impliqués dans l’élaboration de la snbc-ppe. Couvrant un large périmètre de secteurs, on aurait pu s’attendre à ce que cette élaboration soit pilotée par un acteur administratif à vocation interministérielle. Il n’en est rien, puisque c’est la Direction Générale de l’Énergie et du Climat (dgec) du mtes qui en assure le pilotage. Au sein de celle-ci, la Direction de l’Énergie élabore la ppe, et le Service du Climat et de l’Efficacité énergétique et sa Direction de Lutte contre l’Effet de Serre (dlces) sont en charge de la snbc. Ce chapitre laisse présager de l’important travail de coordination intra-ministérielle avec les différentes directions du mtes, mais également avec d’autres ministères aux cultures et intérêts propres, notamment le maaf et le minefi. Il revient également sur deux éléments saillants du contexte de l’élaboration de la stratégie énergie climat. Tout d’abord, il s’agit de mettre en œuvre l’objectif de diminution de la part du nucléaire dans le mix électrique inscrit dans la loi tecv votée sous le mandat de François Hollande. Rappelons que le gouvernement est alors dirigé par Edouard Philippe, ancien d’areva et que le ministre de l’Écologie, Nicolas Hulot, considéré comme une « prise politique » (p. 78) d’Emmanuel Macron est connu pour son opposition au nucléaire. D’autre part, le président nouvellement élu, « désireux de donner des gages » (p. 78) à Nicolas Hulot et de se positionner « en leader international dans la lutte contre le changement climatique » (p. 78) fixe comme nouvel horizon pour la France la neutralité carbone dans un nouveau plan climat adopté dans la précipitation. On découvre à la lecture que cet objectif n’aurait aucunement été le fruit de réflexions internes à l’administration. La dgec l’aurait même appris avec « sidération » (p. 79) selon l’expression d’un de ses fonctionnaires.

9Le deuxième chapitre rend compte du travail administratif de conception de la stratégie énergie-climat. Il décrit les outils et travaux de modélisation sectoriels et économiques mobilisés, les stratégies de positionnements, des jeux de pouvoirs au sein de l’administration, et les différentes visions entre ces acteurs, notamment les divergences entre la de et la dlces. Il note également que rte réussit à s’imposer comme la structure experte de référence ce qui lui permet de promouvoir son propre scénario énergétique. Ce chapitre met ainsi en évidence la non neutralité des outils d’expertise qui « épousent les normes, les modes de pensée et les conventions dominantes du contexte politico-administratif » (p. 98). Deux enjeux sont alors au cœur des débats : côté snbc, le niveau d’électrification des usages pour répondre à la neutralité carbone, et non sans lien, côté ppe, le degré de réalisme de l’atteinte de l’objectif de baisse de la part du nucléaire dans le mix électrique (passage de 70 % en 2017 à 50 % en 2025). Ce chapitre décrit ainsi de manière inédite le processus ayant conduit au report de l’objectif de baisse de la part du nucléaire.

10Le troisième chapitre est consacré aux relations avec les parties prenantes et au débat public. À cette occasion, l’auteur décrit une dlces sous surveillance des ministères et des autres parties prenantes, les relations compliquées du mtes avec le monde agricole qui conduisent à la délégation du volet agricole de la snbc au maaf par la dgec. Le choix de ménager le secteur agricole reporte de facto les efforts nécessaires sur les secteurs énergétiques. S’appuyant sur l’exemple des transports, « secteur en proie à un grand immobilisme » (p. 167), sur celui des gaziers, entretenant « une relation électrique avec la dgec », et sur l’institutionnalisation des acteurs des énergies renouvelables devenus « partenaires de la dgec », (p. 183) ce chapitre décrit finement les jeux des différents acteurs (filières, administration, associations…) et les stratégies de négociations pour l’élaboration des trajectoires sectorielles d’émissions énergétiques et notamment les enjeux relatifs aux soutiens des différentes filières d’énergies renouvelables. Le chapitre revient également sur le débat public, présenté comme « une occasion manquée de démocratie participative » (p. 149), ou encore « un processus parallèle sans réel effet sur l’élaboration des deux documents » (p. 151).

11Le quatrième chapitre porte sur les jeux gouvernementaux et coordinations interministérielles ayant guidé les différents arbitrages. Alors que le mtes détient un quasi-monopole au sein de l’administration sur la connaissance du fonctionnement du système énergétique, ce qui lui confère un atout considérable pour défendre ses positions au sein de l’État, F.M. Poupeau décrit pourtant un ministère sous contrôle, qui voit son périmètre d’action tendanciellement s’éroder depuis la période du Grenelle de l’Environnement (2008-2009). Le chapitre s’appuie sur deux exemples : les enjeux financiers de la snbc-ppe le mettent aux prises avec le minefi, très actif dans les arbitrages notamment dans le dossier du soutien financier aux enr ; et le dossier nucléaire qui donne lieu à de vives controverses à l’intérieur de l’État et avec edf. Ceci montre l’âpreté des jeux interministériels souvent arbitrés au plus haut niveau politique, puisque les services du 1er ministre et de la Présidence de la République apparaissent au cœur des grandes orientations stratégiques, lesquelles sont structurées autour de quatre piliers transversaux que sont « la prégnance du court terme, de l’affichage d’une croissance économique, de la maîtrise des dépenses publiques et de la préservation de la filière nucléaire qui régit les décisions politiques » (p. 202).

12Le dernier chapitre évoque la phase de consultation et les réponses de l’État aux différentes mobilisations. Il revient sur le mouvement des gilets jaunes ayant conduit au gel de la taxe carbone. Ceci est l’occasion d’évoquer les différences de vision sur la taxe carbone entre la dg Trésor et la dgec d’un côté, persuadés de la nécessité d’un signal prix pour changer les comportements et de l’autre le minefi, ne voyant dans la taxe carbone qu’une marge de manœuvre budgétaire. Du fait du gel de la taxe carbone, le mtes se voit contraint d’ajuster dans la précipitation les trajectoires sectorielles de décarbonation sans le levier de taxe carbone. Le temps de la consultation publique est aussi le temps des demandes d’ajustements de certains acteurs industriels et économiques mécontents. Ainsi, le secteur gazier dénonce à la fois une baisse trop forte de la consommation du gaz dans la snbc et un trop faible soutien au biogaz dans la ppe, l’éolien en mer regrette un manque d’ambition de l’État.

13Enfin, après avoir décrit tout au long de l’ouvrage la multitude d’acteurs impliqués, la dernière partie de ce chapitre pointe du doigt les grands absents du processus : le parlement, condamné à n’être qu’une « simple chambre d’enregistrement » (p. 284) et les collectivités territoriales, pourtant dotées de compétences importantes dans plusieurs domaines centraux.

14L’ouvrage de F.-M. Poupeau est d’une grande richesse. Tout en analysant les conséquences de l’ouverture de l’espace de délibération politique à des parties prenantes plus nombreuses et plus hétérogènes, il s’attache à évaluer la recomposition des modes de gouvernance de l’énergie et du climat sur les processus décisionnels (diversification de l’expertise, pluralisation des intérêts, contestation des choix politiques, etc.).

15Au fil des chapitres, il ressort de cette lecture que les habitudes passées (influence des grands groupes énergétiques, poids des lobbies dans les transports, l’agriculture ou le logement, centralisme, marginalisation de la parole citoyenne, etc.) marquent encore considérablement – et malheureusement – les décisions de leurs empreintes.

16On comprend alors que les préoccupations de court terme l’emportent sur la vision de long terme et que la snbc, qui devrait être au faîte de l’édifice des dispositifs de planification de l’énergie-climat et dicter les orientations de court terme à instiller dans la ppe, se révèle peu contraignante et sans réelle portée opérationnelle. C’est ainsi qu’une majorité de fonctionnaires, et services du Premier ministre et de la présidence de la République inclus, se focalisent davantage sur la ppe, jugée beaucoup plus concrète, avec des conséquences financières et industrielles majeures et assez immédiates tant pour le nucléaire que pour le développement des enr voire la maitrise de l’énergie.

17L’atteinte de l’objectif de neutralité carbone en 2050 nécessite des transformations rapides, majeures et politiquement assumées. Las, les ambitions climatiques de l’État sont largement mises à mal au fil de jeux d’acteurs et autres négociations interministérielles, dont F.-M. Poupeau décode les raisons et les mécaniques. Le lecteur, lui, refermera cet ouvrage avec la conviction que l’adoption des mesures les plus contraignantes est laissée à la charge des gouvernements futurs...

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Bibliographie

Aykut S., Nadaï A., 2019, « Le calcul et le politique. Le Débat national sur la Transition énergétique et la construction des choix énergétiques en France », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 13,n° 4, p. 1009-1034, https://doi.org/10.3917/rac.045.1009.

Bocquillon P., Évrard A., 2022, « Energy Governance in France. A Nuclearized Sociotechnical Regime in transition? », in Knodt M., Kemmerzell J. (eds.), Handbook of Energy Governance in Europe, Springer.

Dégremont M., 2018, Transitions énergétiques et politiques à l’orée du xxe siècle. L’émergence en France d’un modèle territorial de transition énergétique, Thèse de sociologie, Sciences Po Paris, 2018.

Evrard A., Pasquier R., 2018, « Territorialiser la politique de l’éolien maritime en France. Entre injonctions étatiques et logiques d’appropriation », Gouvernement et action publique, vol. 7, n° 4, p. 63-91, https://doi.org/10.3917/gap.184.0063.

Knodt M., Kemmerzell J. (eds.), 2022, Handbook of Energy Governance in Europe, Springer.

Poupeau F.-M., 2020, « Everything must change in order to stay as it is. The impossible decentralization of the electricity sector in France », Renewable and sustainable energy reviews, vol. 120.

Topçu S., 2013, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Éditions du Seuil.

Viallet-Thévenin S., 2016, Structurer un secteur industriel. Le rôle de l’État dans la recomposition du secteur de l’énergie en France, de 1986 à 2016, Thèse de sociologie, Sciences Po Paris.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sandrine Mathy, « François-Mathieu Poupeau, L’État en quête d’une stratégie énergie-climat, Paris, Presses des Mines, Collection Sciences Sociales, 2023, 340 pages. »Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 15, n°3 | Décembre 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024, consulté le 13 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/25142 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13cqn

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Auteur

Sandrine Mathy

Sandrine Mathy est Directrice de recherche CNRS au GAEL (Laboratoire d’Économie Appliquée de Grenoble) en économie de l’environnement. Ses thèmes de recherches, portant sur les politiques climatiques et notamment ses co-bénéfices laissent une grande place à l’interdisciplinarité.
sandrine.mathy@univ-grenoble-alpes.fr

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