1Le récent conflit en Kanaky-Nouvelle-Calédonie illustre aujourd’hui l’entremêlement de la colonisation, de la décolonisation et du gouvernement de la nature. En effet l’économie de l’île repose sur les mines de nickel que le gouvernement d’Emmanuel Macron veut exploiter afin de réaliser la transition énergétique. Or ce projet porte en lui la possibilité d’une recolonisation et de désastres environnementaux sur l’île du Pacifique.
- 1 Patrimoines Naturels aux Suds : pour une histoire globale à échelle réduite.
2Cette actualité fait écho au propos de Protéger et détruire qui installe l’histoire environnementale des colonisations jusque dans notre xxie siècle. L’ouvrage, sous-titré Gouverner la nature sous les tropiques (xxe-xxie siècle), est constitué de treize études non regroupées en partie, mais se suivant chronologiquement. Ce travail s’inscrit dans le projet anr panser1 conduit par Guillaume Blanc, Mathieu Guérin et Grégory Quenet de 2018 à 2022.
3Cet ouvrage collectif d’histoire environnementale poursuit et approfondit l’étude des relations entre colonisation et écologie. Dès les années 1990, Richard Grove pointait les origines coloniales d’une rationalité économico-écologique au xviiie siècle (Grove, Lefèvre, 2013). Il suivait des administrateurs coloniaux comme Pierre Poivre faisant face aux contradictions entre l’économie destructrice des plantations et la gestion à long terme des forêts sur les îles de l’océan Indien. Depuis, les recherches font régulièrement face à cette tension entre d’un côté, une colonisation particulièrement dévastatrice envers les milieux naturels, et de l’autre une colonisation, berceau de la conservation de la nature. Le titre, volontairement oxymorique, pointe cette tension et en fait un fil conducteur qui relie les différents cas.
4Dans chacun d’eux, nous suivons différents acteurs circulant dans les espaces impériaux dans une variété de situations coloniales et socio-écologiques. Cela illustre le parti pris méthodologique du projet panser d’une « histoire globale à échelle réduite » et le renoncement à une « histoire globale totalisante » inapte à rendre compte des variations locales (p. 17). Cette approche justifie le cadrage par les « Suds » entre Asie et Afrique dans les territoires des empires coloniaux français et britannique pour l’essentiel.
5Si les acteurs rencontrés sont variés, les auteurs cernent la formation du groupe des « professionnels de la nature » (p. 17). On peut donc lire l’ouvrage en suivant les variations et les transformations de ce groupe. Sa trajectoire est organisée dans une chronologie qui met en relation des types de conservation avec des types de professionnels de la nature. Dans un premier temps, des années 1900 aux années 1930, des réserves de chasse sont organisées par des scientifiques. Puis des années 1930 aux années 1980, l’idéal des parcs nationaux excluant toute présence humaine est revendiqué par la génération des experts. Enfin, ce modèle est amendé au profit d’une conservation communautaire faisant participer les populations locales depuis les années 1990 (p. 16-17).
6Dans un premier temps, c’est la figure des « bouchers repentis » (Fitter, Scott, 1978) qui émerge. Ce sont les « chasseurs de la période coloniale qui se font partisans de la préservation des espèces » (p. 82). Ainsi Pamela McElwee (chapitre 1) amorce l’ouvrage en rendant compte de la dilution des projets de parcs au Vietnam entre leur naissance dans les traités internationaux et les réticences et difficultés des autorités coloniales locales. Les chasseurs avaient fait du Vietnam une colonie privilégiée du tourisme cynégétique colonial avec en figure de proue la chasse au tigre. En effet au début du xxe siècle une première dynamique en faveur de la conservation émerge d’un « constat de raréfaction du gibier dans les colonies africaines » (p. 37). Ainsi le groupe des professionnels de la nature se forme à travers les figures du chasseur et du garde-forestier. Pamela McElwee fait de la chasse touristique le moteur des premières mesures dans le Vietnam colonial : « le ministère des Colonies se montre de plus en plus sensible à la nécessité de protéger la flore et la faune de l’empire de la surexploitation, moins par souci de la conservation de la nature en tant que telle, que par la volonté de maintenir l’attractivité des colonies aux yeux des visiteurs occidentaux » (p. 44).
7L’un des représentants de cette génération, le capitaine Ritchie, est étudié par Mathieu Guérin (chapitre 2) dans sa trajectoire entre le Kenya et la Malaya dans les années 1930. Son modèle de safari articulant tourisme colonial, colons volontaires pour la surveillance du parc et chasse de la faune nuisible aux populations locales, fonctionne au Kenya. Cependant il ne parvient pas à répéter le même succès de l’autre côté de l’océan Indien. L’administration coloniale locale, les sultans et leurs populations, mais aussi la nature elle-même – la faune des forêts tropicales étant bien plus cachée que celle des savanes kényanes – ont raison du modèle safari de Ritchie.
8À partir des années 1930, l’idéal du parc national se diffuse à partir de réseaux qui vont faire émerger la figure de l’expert. Après la guerre ces experts s’organisent dans des institutions onusiennes comme la fao, l’uicn ou encore l’unesco. Cette expertise internationale va se confronter aux décolonisations ainsi qu’à l’enjeu du développement. Joseph Hodge (chapitre 6) analyse ainsi la trajectoire d’Arthur Hugh Bunting issu d’une famille communiste sud-africaine. Il étudie la biochimie des plantes dans les années 1930 puis participe au Tanganyika à un projet d’exploitation coloniale de grande envergure à la fin des années 1940. Il prend la tête d’une chaire d’agriculture à Reading au Royaume-Uni qu’il insère dans les réseaux de l’expertise internationale durant les années 1960 et 1970. Il développe ainsi de nombreux liens avec l’unesco, la fao ou encore le pnud où les débats entre développement et conservation de la nature se tournent tout particulièrement vers l’Afrique. L’auteur conclut ainsi qu’il « est important de n’oublier ni la continuité entre l’ère coloniale et la première période postcoloniale ni les similitudes entre les visions impérialistes et les visions anti-impérialistes et socialistes du développement » (p. 187).
9De ce fait cela pose aussi la question de l’imaginaire colonial par-delà la décolonisation. Raf de Bont (chapitre 7) apporte un éclairage à travers l’étude d’une campagne en faveur d’une conservation de la faune sauvage en Afrique par son abattage et la commercialisation de la viande au sein des populations locales. Cette campagne est portée par un petit groupe d’acteurs entre les années 1950 et 1960 dans les réseaux de conservation de la nature. Dans ce groupe, on compte notamment Julian Huxley biologiste et ancien directeur de l’unesco. Au sein des réseaux de la conservation de la nature, ils font la promotion de ce mode de gestion en s’appuyant sur la nouvelle écologie dynamique des flux de matière et d’énergie. Mais ils mobilisent aussi l’imaginaire colonial d’Africains « réalistes » (p. 205) ayant vécu par le passé « en harmonie avec la nature » (p. 206), pour qui cependant la conservation pour des « raisons esthétiques, scientifiques ou sentimentales » est inaccessible (p. 205).
10Enfin l’ouvrage revient sur la période plus récente, où, à partir des années 1990, s’est développée la conservation communautaire dont l’objectif est de faire participer les populations locales aux politiques de conservation à l’aide de consultants. Cependant les anciennes pratiques n’ont pas disparu. Ainsi Simone Schleper (chapitre 10) rend compte de la façon dont les choix techniques dans le comptage des gnous dans le parc du Serengeti au Kenya ont participé à créer une distance de plus en plus grande entre les professionnels de la nature et les populations locales jusqu’à « affecter la subsistance » (p. 297) de celles-ci. Dans les années 1960, le pistage et l’observation directe par avion donnaient de l’importance aux gardiens africains en lien avec les chasseurs locaux. Mais dès les années 1970, la politique d’attraction de savants occidentaux se fit au détriment des gardiens comme des chasseurs par le truchement d’une cartographie aérienne qui fige et surveille la faune et les populations. La modélisation informatique depuis les années 1980 et 1990 n’a fait qu’accentuer ces effets en rajoutant une domination technologique supplémentaire. Ainsi, « médiatisées par des projections informatiques, la plupart de ces enquêtes partent elles-mêmes du principe selon lequel les populations humaines extérieures au parc constituent une menace potentielle pour la faune et pour la pérennité des parcours migratoires à l’intérieur du parc – menace si ce n’est immédiate, du moins future » (p. 295).
11Cette publication permet de rendre disponible en français toute une littérature qui jusqu’ici avait été notamment portée par les éditions Champ Vallon. L’un des rares défauts techniques de l’ouvrage tient ainsi à l’inexistence d’une bibliographie en fin d’ouvrage qui, en rassemblant l’ensemble des sources des treize chapitres, aurait donné la possibilité aux jeunes chercheurs de capturer en un coup d’œil un échantillon de cette littérature. Parmi toutes les réflexions, l’enjeu de la continuité des acteurs et des idées par-delà la décolonisation mériterait d’être prolongée. Ainsi, il serait utile d’étudier les liens entre l’écologie politique des pays occidentaux et la colonisation. Pierre Cornu (2021) mentionne l’importance du passage par l’Afrique de nombreux agronomes avant qu’ils n’abordent leur discipline sous un angle critique et écologique. Le cas le plus connu est bien sûr René Dumont. Mais l’on peut aussi prolonger la réflexion en revenant en Nouvelle-Calédonie où le caldoche Jacques Barrau défend l’horticulture kanake contre l’élevage destructeur de sa propre communauté dans les années 1950. Puis il voyage dans l’espace océanien au sein de la Commission du Pacifique Sud. Enfin, il s’installe au Muséum de Paris lieu important de la conservation de la nature.