1La réflexion écologique dialogue avec d’autres pensées critiques, comme le féminisme ou le marxisme (par exemple Malm, 2023 ; Saitō, 2022 ; Huber, 2022). Andréas Malm, dans un ouvrage récent, Avis de tempête, convoque le matérialisme historique, pour sortir d’une vision constructionniste de la nature. Le livre de Paul Guillibert s’inscrit dans cette volonté de mobiliser le marxisme, pour penser la situation du vivant. Si la question du travail industriel est centrale dans la réflexion marxiste, elle s’est étendue, par les recherches de Jocelyne Porcher, au travail animal et aux relations entre humains et animaux (Porcher, Lainé, Mouret, 2023 ; Porcher, 2011). Ces travaux accompagnent la critique de l’exploitation du travail domestique gratuit. L’ouvrage de Paul Guillibert est un essai philosophique dans ce champ, dont l’ambition est de clarifier les concepts de l’écomarxisme. Il se présente comme une histoire de la pensée écologique critique, domaine controversé (Skiveren, 2023), en ce début du xxie siècle.
2L’introduction démarre par une mobilisation dans des quartiers populaires confrontés à une pollution de l’air par les camions desservant les ports de San Pedro, aux usa. Ce fut l’occasion d’un rapprochement avec les camionneurs, propriétaires de leurs véhicules, que les chargeurs refusent d’aider à changer les moteurs diesel. L’analyse de cette lutte amène la critique de la moralisation écologique : la réduction de l’écologie à une question de consommations individuelles. L’auteur rappelle que l’opposition entre consommation et production est une méconnaissance de la réalité des modes de production (p. 28). Cette introduction appelle un programme de recherche critique de l’écologie politique. Car l’invisibilisation des relations de travail et d’exploitation, dans les sphères domestiques comme dans celles de l’industrie, est prolongée dans les réflexions écologiques.
3Le premier chapitre s’intitule : « L’Usine, la plantation, le foyer ». Revenant aux origines du capitalisme et de l’industrie, il soutient que le passage de l’énergie hydraulique à la vapeur fut déterminé par la volonté de contourner les luttes ouvrières. Le passage du charbon au pétrole s’explique par la même volonté de contourner le pouvoir des syndicats de mineurs. La structure de classe contribue pour l’auteur à la genèse de la crise climatique. La plantation, cette archéologie coloniale de l’usine, était aussi le lieu de luttes des subalternes contre la propriété, c’est pour réduire la capacité de résistance de ces derniers que la plantation s’accompagne d’une destruction de milieux naturels et de refuges écologiques pour des animaux et des humains rétifs (p. 60). Dernier volet de cette triade, le foyer, où la division sexuelle du travail reproduit la force de travail industriel, par un travail de subsistance qui inclut la consommation des produits du capitalisme. L’appropriation du travail féminin, sans contrepartie monétaire, accroît sa dévalorisation dans un système économique où n’est valorisé que ce qui donne lieu à un paiement. D’où la conclusion, (p. 79) sur « la nature du capital » : tout ce qui peut être exploité, capté ou capturé, détruit, en tant que « librement saisissable ».
4Le second chapitre : « Mettre les vivants au travail ; l’écologie politique du capital », inclut les animaux dans la fresque. Est-ce que seule l’humanité travaille ? Quand peut-on parler de travail animal ? Cette interrogation vaut aussi pour les humains, l’auteur s’interroge sur la pertinence du concept de travail dans les premières sociétés sédentaires, où le travail agricole était le commerce avec les dieux. Dans le capitalisme, les animaux ne sont pas hors des mondes du travail. L’auteur fait des distinctions entre animaux, mis au travail, les chevaux utilisés dans les mines, et animaux objets d’un travail, qui accroît leur productivité, telles les vaches laitières, dans un processus qui les dépossède de leurs organes. L’auteur passe en revue une série de concepts issus de l’écologie (extractivisme, reproduction écosociale), du foucaldisme (biopouvoir) et du marxisme (aliénation, exploitation, subsomption). Cet inventaire lui permet (p. 127) d’avancer l’idée de « subsomption totale de la vie », soit la modification de la vie même, pour l’intégrer à la production, par l’ingénierie génétique du biocapitalisme. L’effort de clarification et de classification aboutit à un diagramme du « schéma des usages productifs de la nature » (p. 130).
5Le troisième chapitre annonce : « Prolétariat des vivants et contre-pouvoirs écologiques : grèves, communs et décroissance ». Il porte l’ambition de dessiner les contours de ce que pourrait être la stratégie d’une « écologie de classe » (p. 139) dont l’objectif, l’abolition de la production pour la production, ou pour l’accumulation des profits, relie la décroissance et la lutte contre l’exploitation (p. 139). L’auteur cite des luttes ouvrières avec une composante environnementale présente dès le début du xxe siècle et les « Environnemental labour studies ». L’auteur aborde ensuite une des grandes difficultés de la politique sociale écologique : préserver le vivant passe par une décroissance, loin d’être désirable, en tant que telle, pour les masses vivant dans la précarité et le dénuement. Le communisme de la décroissance, y compris du temps de travail, théorisé par le philosophe japonais Saito (Saito, 2022) est alors évoquée, et celle d’un rationnement des consommations des plus riches. D’où découle la question de la classe et du rôle des salariés, en tant que groupe dominé, capable de bloquer la production. Huber, un géographe marxiste, identifie un groupe favorable au changement pour le climat, celui des « professionnels ». C’est-à-dire des militants aisés et diplômés, pour la décroissance, par le changement des normes de consommation. Ce qui exclut la majorité des salariés, encore soucieux d’augmenter la production et l’emploi. Contre cette vision, l’auteur pense à une classe ouvrière écologique élargie. Cet élargissement englobe l’autonomie animale et fait des porcs, par exemple, des membres du prolétariat (p. 173). Une référence à l’operaïsme, un mouvement marxiste des années 1960, est mobilisée pour donner un arrière-plan théorique à la présentation des luttes ouvrières en faveur de l’environnement. Cette idée d’une classe ouvrière, insérée dans les mondes du vivant, dont les luttes participent à la formation de la technique et à la composition du capital, élargit la capacité d’agir des prolétaires à l’écologie (p. 174). Cette voie doit mener à une planification écologique (p. 175).
6La conclusion démarre par la présentation du concept foucaldien de biopolitique et d’une difficulté pour la gouvernementalité contemporaine : la nécessité de gouverner des milieux (p. 185). La rationalité gouvernementale s’oppose à des revendications des groupes minorés, comme les Gilets jaunes, car la question sociale devient celle « du partage de l’existant » (p. 189), des ressources restantes, plutôt que celle de la redistribution des revenus. Ce partage est l’enjeu d’un nouveau conflit de classe. Il se traduit par l’opposition entre des conceptions différentes de la frontière : une vision passéiste, néo-fasciste, arc-boutée sur des identités essentialisées, qui veut contrôler les circulations de personnes, contre une vision écologique, qui trace les frontières de territoires à préserver des mouvements de capitaux et de leurs conséquences : écocides ou extractivismes. Une politique des communs apparaît alors comme une voie de dépassement des politiques conservatrices.
7L’operaïsme accordait une grande importance aux lieux de la lutte, à l’usine comme site. Cet ancrage local de la lutte des classes permet une prise en compte de sa dimension environnementale. Les luttes au sein du secteur des énergies renouvelables aident à la compréhension de sa composition, ou le projet, présenté par la CGT en 2013, de transformation de l’usine automobile de Sandouville en site de recyclage de vieilles voitures, à l’histoire de l’écologie industrielle. Cependant, le même obstacle qui s’était posé à l’operaïsme des années soixante (Balibar, Negri, Tronti, 2021) se présente pour ces luttes écologiques ouvrières : le changement d’échelle. Guillibert, qui cite Lowenhaupt-Tsing (Lowenaupt-Tsing, 2017), ne pose pas cette question de la scalabilité. Enfin, si une définition philosophique des classes aide à penser les oppositions réelles, il faut des enquêtes empiriques et sociologiques, pour comprendre comment ces groupes évoluent et peuvent trouver des soutiens dans leurs luttes.