1Cet ouvrage collectif apporte une synthèse pluridisciplinaire et nuancée sur un sujet d’actualité. La méthanisation désigne un processus de dégradation biologique de la matière organique permettant de générer du biogaz ainsi qu’un résidu aux propriétés fertilisantes, le digestat. Le biogaz peut être utilisé pour produire de la chaleur et de l’électricité, pour alimenter des véhicules, ou pour injection dans le réseau de gaz après purification. En France, la méthanisation est développée, entre autres, par les agriculteurs (Daniel et Bailly, 2015). Elle suscite des controverses, tant sur son rôle dans la transition écologique (Cadiou, 2023) que sur ses conséquences économiques et sociales (Rui et al., 2023).
2L’ouvrage propose de clarifier ces débats en partant du constat que les discussions autour de la méthanisation agricole mobilisent fréquemment des idées reçues, aussi bien chez les « pro » que chez les « anti ». Une idée reçue est une croyance sur un sujet, souvent simple et donc répandue, mais ni vraie ni tout à fait fausse. L’ouvrage prend au mot ces croyances : treize idées reçues sur la méthanisation agricole donnent le titre des chapitres. Par exemple : « La méthanisation, c’est pour les gros agriculteurs », ou encore, « La méthanisation agricole est avant tout une caution verte pour les professionnels de l’énergie ». Le traitement de ces idées reçues est confié à un collectif de seize autrices et auteurs issus des sciences formelles (chimie, agronomie, sciences de l’ingénieur) et des sciences sociales (économie, sociologie, droit, géographie, etc.). Ainsi, l’ouvrage final est composé de courts textes didactiques remplissant avec succès le double objectif formulé en introduction : « offrir une mise au point informée sur le sujet pour mettre à distance les discours simplificateurs, laudatifs ou contempteurs », et « donner à penser des angles morts ou […] relire des controverses pouvant survenir à l’occasion de tel ou tel projet » (p. 18-19).
3Les thématiques et les apports de chaque chapitre ayant été déjà synthétisés dans une précédente recension (Bouzin, 2024), nous choisissons de résumer le propos de l’ouvrage en mettant l’accent sur l’un de ses fils rouges, rappelé en introduction, à savoir le rôle du développement de la méthanisation agricole dans les transformations contemporaines des mondes agricoles et ruraux en général.
- 1 « Les cive sont des cultures dites "non alimentaires" qui s’insèrent entre deux cultures dites "pr (...)
4La première partie, consacrée aux « processus », s’ouvre avec un chapitre portant sur les évolutions des business models de la filière de la méthanisation agricole en France. Les premières installations des années 2000 se caractérisent par une grande autonomie des agriculteurs, qui alimentent les digesteurs avec leurs déchets, savent réparer les moteurs et peuvent se faire financer par les banques traditionnelles du secteur. L’obtention de l’autorisation d’injecter le gaz dans le réseau, demandée par certains groupes d’agriculteurs, transforme la logique de la filière dans les années 2010 : le coût élevé des installations de purification et du raccordement au réseau favorise les unités plus grosses et la recherche d’intrants davantage méthanogènes, dont les cultures dédiées et les cive1. Les agriculteurs qui choisissent l’injection perdent en autonomie sur les technologies, les financements et les débouchés, tandis que des acteurs extérieurs (dont des énergéticiens) s’impliquent dans la filière. Le métier d’agriculteur peut également s’en trouver transformé, certains devenant des « énergiculteurs », un concept discuté dans le chapitre 3. Les auteurs commencent par un retour sur le contexte réglementaire et socio-économique qui a conduit à ce que les agriculteurs deviennent des acteurs de premier plan dans la production d’énergie renouvelable. Ils interrogent ensuite les raisonnements derrière le choix de certains agriculteurs méthaniseurs de prioriser l’optimisation de la production énergétique de leur exploitation sur leurs autres activités. Si ces stratégies répondent souvent à la volonté de « s’autonomiser des acteurs traditionnels de l’agro-industrie » (p. 42), elles ne rompent pas forcément avec le productivisme et peuvent entraîner de nouvelles dépendances aux logiques du système énergétique.
- 2 nimby signifie « "not in my backyard", soit littéralement "pas dans mon arrière-cour" » (p. 83).
5La deuxième partie porte sur les « échelles ». Au-delà des dynamiques générales, le secteur est caractérisé par une diversité des formes de méthanisation agricole. Les auteurs du chapitre 6 distinguent en particulier les unités « à la ferme » des unités « centralisées », qui se différencient par leur taille, leur mode de valorisation du biogaz, leurs intrants et leur nature juridique. Ils rappellent que ces catégories « opérationnelles » sont aussi des « constructions socio-politiques » (p. 73) qui simplifient une réalité plus nuancée. Une autre forme de nuance est apportée par les auteurs du chapitre 8, qui résument les travaux portant sur l’acceptabilité de la méthanisation par les acteurs locaux. Ils s’inscrivent dans la critique de l’approche nimby2, un concept qui voit dans les opposants des personnes mal informées ou égoïstes, reconnaissant l’intérêt de l’installation, mais refusant d’en subir les nuisances éventuelles. Au contraire, les auteurs expliquent que les oppositions sont souvent fondées sur des enjeux d’inégalités environnementales, des enjeux contextuels concernant le lieu d’implantation du dispositif, ainsi que des « questions de fond » (p. 88) portant sur les évolutions contemporaines de l’agriculture. Les auteurs en concluent que les méthaniseurs agricoles peuvent devenir des « objets de conciliation » (p. 88) à condition de se mettre « au service du territoire » (p. 89) en allant au-delà de la simple gouvernance partagée. Le chapitre 9 propose de décentrer le regard avec une présentation synthétique de la méthanisation agricole en Allemagne, modèle à suivre ou repoussoir fréquemment convoqué dans les discours. L’exemple allemand illustre en particulier le rôle que jouent les politiques publiques (subventions, tarifs réglementés) dans la façon dont se développe la filière et son articulation avec le monde agricole.
6La troisième et dernière partie aborde les « enjeux ». Les apports potentiels de la méthanisation à l’agroécologie sont questionnés dans le chapitre 12. Après un rappel de la polysémie du terme d’agroécologie, les auteurs distinguent deux logiques idéales typiques : d’un côté, la méthanisation telle que promue par l’Union européenne, dont l’objectif premier est la transition énergétique ; de l’autre, la méthanisation « agroécologique » tournée vers le bouclage des cycles de nutriments (azote, phosphore) et la préservation de la biodiversité, ainsi que vers des réflexions d’ordre démocratique sur les modes de gouvernance des filières. La méthanisation agroécologique peut séduire les agriculteurs, mais rencontre des obstacles ; en particulier, « l’alliance méthanisation et agroécologie […] se confronte aux institutions financières et juridiques qui prônent la standardisation » (p. 122). Face à ces « verrous sociotechniques » (p. 123), les agriculteurs s’organisent en collectifs. Le chapitre 13 questionne le risque de captation de la méthanisation agricole par les acteurs de l’énergie. Les auteurs soulignent la capacité d’adaptation et d’innovation (technique, organisationnelle et sociale) des agriculteurs tout en rappelant la diversité de ces derniers. Dans un contexte de multifonctionnalité croissante de l’agriculture, ils identifient une tension entre l’arrivée d’acteurs extérieurs dans les filières et la reconfiguration des identités professionnelles du secteur, laissant ouverte l’évolution des rapports de force. La conclusion de l’ouvrage indique que la méthanisation agricole occupe une place essentielle dans plusieurs scénarios de transition, ce qui rend les débats sur son développement d’autant plus critiques.
7Les contributions mises en avant ici alternent avec d’autres chapitres portant sur le fonctionnement d’une installation de méthanisation (chapitre 2), les conséquences environnementales de l’épandage du digestat (chapitre 4), le processus biologique à l’œuvre (chapitre 5), les principales réglementations de la filière (chapitre 7), la méthanation (chapitre 10) et l’évaluation environnementale de la méthanisation (chapitre 11). Il manque peut-être un chapitre sur le traitement de certains intrants non agricoles et ses conséquences sur la filière : nous pensons aux biodéchets des collectivités, dont le gisement est appelé à croître dans les digesteurs en raison de l’entrée en vigueur de l’obligation de tri à la source début 2024. L’ensemble du livre forme cependant un état des lieux synthétique et informé qui intéressera les personnes découvrant le sujet – et qui pourront apprécier les annexes comprenant des données quantitatives sur plusieurs pays européens et un glossaire –, mais aussi les spécialistes souhaitant élargir leur compréhension par les apports d’autres regards disciplinaires. À ce titre, nous saluons le fait que la bibliographie soit consultable gratuitement sur le site de l’éditeur. Nous regrettons cependant que la pluridisciplinarité du collectif à l’œuvre derrière l’ouvrage ne se traduise que rarement par des chapitres croisant sciences formelles et sciences sociales. Aussi, bien que les chapitres puissent se lire de façon indépendante, nous conseillons de parcourir l’ensemble du livre afin de profiter au mieux du dialogue interdisciplinaire sur le sujet.