1Les organisations en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche (esr ci-après) se sont tardivement emparées des enjeux de transition écologique et solidaire. En effet, même si certains établissements de recherche et universités ont pu développer des démarches pionnières, il faut attendre la loi Grenelle 1 de 2009 pour voir inscrite l’obligation pour tous les établissements d’enseignement supérieur de se doter d’un « Plan vert » attestant de leur implication dans une démarche de développement durable1, assortie de la possibilité de solliciter une labellisation en ce domaine (labellisation qui ne sera cependant effective qu’à partir de 2016). Toutefois, même si la dynamique impulsée à partir de 2009 a été une étape importante pour de nombreux établissements de l’esr en France (Ory et al., 2018), la comparaison avec les démarches initiées dans d’autres établissements à l’échelle internationale – bien souvent avec d’autres moyens et une tout autre organisation certes – souligne qu’un long chemin reste à parcourir.
2Depuis quelques années néanmoins, le ministère français de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (mesr ci-après) s’est emparé de cette question de la mise en œuvre des stratégies de développement durable et de responsabilité sociétale, de manière beaucoup plus proactive. Tous les domaines couverts par l’esr sont destinés à être traités : patrimoine et environnement, politique sociale et ressources humaines, liens entre recherche et formation, orientation des thématiques de recherche, évaluation de son impact environnemental et social, etc.
3Début 2020, un groupe de travail coordonné par Jean Jouzel et Luc Abbadie (2020) a été constitué sur le sujet de l’enseignement de la transition écologique dans le supérieur, avec pour objectif de définir un socle commun de connaissances des enjeux de la transition écologique. Le rapport formule des recommandations assez générales pour que les établissements de l’esr communiquent et s’emparent de ces enjeux de manière plus massive. En février 2022, est publiée la suite des travaux du même groupe de travail (Jouzel, 2022), afin de faire évoluer toutes les formations de l’enseignement supérieur (au moins celles de premier cycle) pour qu’elles intègrent un socle commun de connaissances et de compétences fondé sur cinq compétences transversales :
- appréhender les équilibres et les limites de notre monde par une approche systémique,
- saisir les ordres de grandeur et les incertitudes par une analyse prospective,
- co-construire des diagnostics et des solutions,
- utiliser les outils pour concrétiser les évolutions,
- agir en responsabilité.
4La même année, le législateur a d’ailleurs traduit ces recommandations en ajoutant une nouvelle mission au service public de l’esr, à savoir : « la sensibilisation et la formation aux enjeux de la transition écologique et du développement durable »2. Pour rappel, la prise en compte des enjeux de transition écologique par l’ensemble des formations (pas seulement du supérieur) figurait parmi les 149 recommandations de la Convention citoyenne sur le climat (recommandations C5.2 et C5.3) (Convention citoyenne pour le climat, 2020).
5Une note de cadrage et de préconisations du mesr sur la formation des étudiants de premier cycle à la transition écologique pour un développement soutenable dans l’enseignement supérieur est publiée en juin 2023 et clarifie les quatre domaines définissant le socle commun de connaissances : le changement climatique et les politiques d’adaptation et d’atténuation ; la biodiversité et sa préservation ; les ressources et leur disponibilité ; la transition juste et équitable. La mise en récit des limites planétaires (Rockström et al., 2009) est par ailleurs identifiée comme une thématique à partir de laquelle les différentes compétences pourraient se déployer (mesr, 2023a).
6Bien au-delà des enjeux de formation, les établissements de l’esr sont désormais invités à élaborer un schéma directeur « Développement durable et responsabilité sociétale et environnementale » (dd&rse) destiné à structurer les actions de chaque établissement en la matière (mesr, 2023b).
7En écho à ces notes, rapports et documents d’orientation, tout un écosystème d’acteurs déjà préalablement constitué se mobilise : France Universités (dénommée Conférence des présidents d’université jusqu’en 2022), à travers, notamment, son comité de la transition écologique et sociétale ainsi que la commission dd&rs de la Conférence des grandes écoles ; l’association cirses (Collectif pour l’intégration de la responsabilité sociétale et du développement durable dans l’enseignement supérieur), qui porte notamment le label dd&rs ; le collectif Labos 1point5, qui a notamment élaboré une méthode simplifiée de bilan de gaz à effet de serre pour les centres de recherche ; la fondation uved (Université virtuelle environnement et développement durable), qui pilote le Pôle national de ressources pédagogiques dédié à la transition écologique et au développement soutenable ; l’association des Vice-présidents et chargés de mission responsables de la transition écologique et sociétale des universités (vp trees), créée en 2022, au moment où toutes les demandes ministérielles se sont intensifiées...
8On peut bien sûr se réjouir de cette dynamique nouvelle et de la mise à l’agenda des questions de transition écologique et sociale dans l’enseignement supérieur et de la recherche, mais de nombreuses questions que cet éditorial souhaite soulever restent encore à clarifier.
9Tout d’abord, de quelle transition écologique pour un développement soutenable parle-t-on ? S’agit-il de promouvoir une transition écologique fondée sur l’efficacité, la performance, le découplage, la croissance verte et le tout technologique (ou « technosolutionnisme »), à l’image des scénarios « technologies vertes » et « pari réparateur » de l’exercice de prospective « Transition(s) 2050 » porté par l’Ademe (2021, 2024) ? Ou bien, au contraire, s’agit-il de fonder la transition écologique sur des scénarios qui laissent la part belle à la coopération entre acteurs et à la sobriété, comme dans les scénarios « génération frugale » et « coopérations territoriales » tirés de la même étude ? De notre point de vue, la croyance dans les vertus du marché et dans le caractère salvateur des technologies n’est qu’un leurre qui ne fait que repousser les problèmes à une plus lointaine échéance, ne serait-ce qu'en raison des effets rebond que génèrent la plupart des technologies censées nous aider à économiser les ressources et l’énergie et à l’accroissement des inégalités, pourtant au cœur des analyses en termes d’effondrement (Tainter, 1988 ; Diamond, 2005). Faire le choix d’une transition écologique fondée sur la coopération entre acteurs et la sobriété est plus contraignant, mais c’est la seule voie qui nous semble défendable si on souhaite promouvoir une transition soutenable, juste et équitable.
10Ensuite, comment vont se concrétiser dans les établissements de l’esr les schémas, plans d’action et feuilles de route ? Quelles seront les incidences en matière de transformations structurelles dans le fonctionnement des établissements aussi bien au niveau de la gouvernance (comment conserver la capacité d’initiative des acteurs, promouvoir la transversalité, décloisonner des directions parfois trop souvent habituées à fonctionner de manière autonome) qu’au niveau de la nécessaire perspective inter-, voire transdisciplinaire, indispensable pour aborder les éléments figurant dans le socle de connaissances et de compétences prôné par le ministère ? Une vice-présidence ou une charge de mission est-elle à même de porter seule ces changements, ou l’enjeu ne devrait-il pas être transversal et être intégré à l’ensemble des composantes et vice-présidences des établissements ? Sur ce volet, un vrai chantier est à envisager, pour ne pas rester dans les stéréotypes des spécialisations disciplinaires et envisager un vrai travail collaboratif des équipes de recherche et des équipes pédagogiques, sans hiérarchies disciplinaires entre les sciences de la nature et de l’ingénieur d’une part ; les sciences humaines et sociales d’autre part. Ce chantier, la revue DD&T l’a initié il y a maintenant plus d’une vingtaine d’années, essentiellement au sein des sciences humaines et sociales, pour promouvoir une interdisciplinarité offrant à ces dernières la place qui leur revient sur les enjeux environnementaux et sociaux.
11Enfin, pour ne nous limiter qu’à quelques-uns des enjeux les plus prégnants, quels moyens affecter à cette transformation de l’esr pour une prise en charge affirmée et assumée des enjeux de transition écologique et solidaire ? À l’heure actuelle, de nombreux établissements fonctionnent encore sans personnel dédié à cette question, ou alors à temps partiel, avec des financements pour les actions structurantes qui demeurent temporaires (comme le Contrat d’objectifs, de moyens et de performances) et/ou largement insuffisants pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. De ce point de vue, la rénovation énergétique des bâtiments universitaires, dont certains peuvent être qualifiés de véritables « passoires thermiques », reste un enjeu important que la Cour des comptes n’a pas manqué de pointer dans son rapport de décembre 2023 (Cour des comptes, 2023). Sur ce dernier volet, ce sont des choix budgétaires qu’il faut opérer, à l’heure où des restrictions sont annoncées, qui vont toucher tous les domaines des politiques publiques. Cependant, le coût de l’inaction en matière de climat (Dépoues et al., 2022) et de biodiversité peut être très lourd à porter pour les générations futures et investir massivement aujourd’hui, dans la rénovation énergétique comme dans la mise en œuvre ambitieuse des schémas et plans qui sont en phase de finalisation, est le seul moyen pour ne pas faire subir aux générations à venir, le prix de notre inaction.