2Beyrouth est peut‑être la seule ville portuaire au monde où l’on est accueilli par la statue d’un homme qui s’en va. Cette réplique de la statue réalisée par le sculpteur d’origine libanaise Ramiz Barakat et exposée dans la capitale du Mexique depuis 1979, représente un émigré libanais vêtu de l’habit traditionnel qui regarde vers l’horizon et s’en va vers les contrées lointaines. Il s’agit du premier monument patrimonial qui a comme thème la diaspora libanaise et est visible dès l’arrivée par la mer dans le port de Beyrouth.

3Il n’existe pas une seule date symbolique ni un seul événement iconique qui pourrait à lui seul expliquer la présence de plusieurs millions de Libanais à travers le monde. Si la guerre civile du Liban (1975‑1990) est souvent citée comme raison de la grande hémorragie démographique, le présent article revient sur les nombreuses dates qui déterminent les vagues de départs de la diaspora libanaise. Dans ce contexte de flux migratoires épisodiques et disparates, aucune date iconique ne porterait seule le poids des questions migratoires et diasporiques libanaises des deux derniers siècles, largement déterminées par des guerres civiles et mondiales qui poussent les Libanais à partir.

5Pour prendre la mesure de la première vague d’émigration libanaise durant la seconde moitié du xix^e siècle, il faut remonter aux années 1840 lorsque le Mont‑Liban, alors rattaché à l’Empire ottoman, connaît de graves tensions confessionnelles. Les violences qui opposent alors maronites et druzes, minorité musulmane soutenue par les Anglais, s’inscrivent dans le contexte particulier de la rivalité entre puissances colonisatrices européennes et de la montée en puissance de l’Égypte de Mehmet Ali dont les conquêtes territoriales accentuent les tensions et affaiblissent l’Empire. En 1860, de nouveaux massacres dont sont victimes les maronites en particulier poussent ces derniers à fuir en masse. Le Mont‑Liban qui souffre du ralentissement de l’activité de l’industrie de la soie, de la diffusion des maladies contagieuses et des pandémies, s’en trouve un peu plus fragilisé. Encouragés par le clergé qui pense trouver ainsi une solution à la pauvreté grandissante, des paysans appauvris, majoritairement chrétiens, décident alors de tenter l’aventure aux États‑Unis, au Mexique, au Brésil et en Argentine.

7Si les Trente Glorieuses entraînent l’arrivée massive des Maghrébins en Europe, des lois restrictives sur l’immigration votées aux États‑Unis dans les années 1940, l’indépendance du Liban en 1943 et l’économie libanaise plutôt prospère entre 1945 et 1975 suscitent peu de départs du Liban. À cette époque, les Libanais des villes côtières gagnent plus ou moins bien leur vie et le pays est désigné par la métaphore « la Suisse » de l’Orient. Mais cette richesse est inégalement répartie et toutes les communautés ne profitent pas de la même manière. De nombreux chiites, installés principalement au Liban-Sud et dans la Bekaa se considèrent « moustadaafin » (déshérités). En effet, ils bénéficient peu de l’apaisement de l’économie libanaise. Souvent de condition sociale défavorisée, ce sont eux qui décident alors de prendre la route vers l’Afrique de l’Ouest où ils fondent des industries. Celles‑ci seront florissantes dans des pays africains qui se décolonisent en même temps.

8Les années 1970 ouvrent de nouvelles voies à l’émigration libanaise. La croissance économique extraordinaire des pays pétroliers du Golfe destine de nombreux Libanais à y chercher fortune. Le Koweït, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite dont la croissance est alors très rapide attirent les Libanais qualifiés qui s’y installent de façon provisoire pour y faire des affaires.

9C’est le tournant de 1975 et de la fuite des cerveaux qui va devenir la « plaie ouverte » du Liban. Civile pour les uns et régionale pour les autres, la guerre du Liban (1975‑1990), relance les départs de masse. La destruction du centre‑ville de Beyrouth entre 1975 et 1976, l’invasion israélienne du Liban en 1978, et de Beyrouth en 1982 ainsi que les bombardements atroces des régions libanaises par l’armée syrienne lancent encore une nouvelle vague de départs. Cette fois-ci, ce sont les jeunes diplômés qui partent. Leurs parents préfèrent les éloigner de la brutalité de la guerre et espèrent leur assurer, auprès de cousins lointains, un avenir meilleur. Les années de guerre ont donc profondément affaibli et vidé le pays.