Valérie Assan, Les Consistoires israélites d’Algérie au xixe siècle. « L’Alliance de la civilisation et de la religion »
Valérie Assan, Les Consistoires israélites d’Algérie au xixe siècle. « L’Alliance de la civilisation et de la religion », Armand Colin, 2012
Texte intégral
- 1 Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs d’Algérie, Paris, Stock, 2006.
1Depuis quelques années se fait sentir parmi les Juifs d’Algérie ce mouvement de retour vers le passé qui semble la marque, paradoxale, de la modernité contemporaine. Le livre de Benjamin Stora1 et le succès qu’il a rencontré dans un large public en témoignent assez. Dans cette configuration, l’épisode colonial ne manque pas de susciter interrogations et débats, houleux parfois, douloureux quelquefois. Nolens volens, entre 1830 et 1962, les Juifs algériens sont en effet devenus les membres d’une société profondément bouleversée par la domination française, une société dans laquelle ils trouvèrent une place bien singulière qui n’était ni celle de leurs ancêtres vivant en Algérie aux siècles précédents, ni celle de leurs coreligionnaires résidant en France métropolitaine.
2C’est précisément cet axe d’analyse que privilégie Valérie Assan dans son ouvrage sur les consistoires israélites d’Algérie. Créés sur le modèle des institutions cultuelles fondées par Napoléon Ier pour les protestants et les Juifs de France, les consistoires sont une nouveauté radicale de l’autre côté de la Méditerranée. L’ouvrage de Valérie Assan place la focale sur la création de ces organisations religieuses « modernes », analyse leurs fonctions et leur rôle, et met en lumière l’action des hommes qui surent les faire vivre. Il suit leur évolution depuis leur fondation en 1845 jusqu’en 1908 où ils furent supprimés en raison de l’application en Algérie de la loi de Séparation des Églises et de l’État.
3L’analyse supposait toutefois de faire une sorte de flashback sur la situation des Juifs au moment où la France prend possession de l’Algérie. Valérie Assan rappelle combien était alors ténu le désir d’une « émancipation » à la française parmi les Juifs du pays, même si certains notables avaient déjà joué la carte des nouveaux maîtres de l’heure. La création des consistoires, loin d’être voulue par la judaïcité locale, est au contraire le résultat d’une double ambition : celle des Juifs de France qui, tels le consistoire central ou certains Juifs « périphériques » (comme le saint-simonien Gustave d’Eichtal), brûlaient du désir de « régénérer » et de « civiliser » leurs coreligionnaires d’outre-Méditerranée ; mais aussi celle de l’État colonisateur. Pour les autorités françaises en effet, les consistoires devaient remplir un triple objectif : réorganiser le culte ; accélérer la « régénération » des Juifs algériens, un terme alors unanimement employé et accepté, y compris par les israélites français ; et enfin contrôler une population que l’on connaissait peu et dont on se méfiait. La mise en place des consistoires ne fut toutefois pas des plus aisées. Car des points de vue fort divers – sur le monde juif algérien, sa place dans la colonie et les institutions qui devaient l’encadrer – s’affrontaient alors : à la bienveillance du roi Louis-Philippe et de ses fils, partagée par le maréchal Soult, s’opposait l’attitude intransigeante de Bugeaud, refusant l’émancipation des Juifs d’Algérie, pour des raisons essentiellement politiques et militaires. Les Juifs de France se mobilisèrent. Ils dépêchèrent des observateurs (Jacques Altaras et Joseph Cohen) en 1842 ; ils firent un rapport circonstancié sur la condition de leurs coreligionnaires algériens et se montrèrent favorables à leur assimilation. Le ministre de la Guerre (alors en charge de l’Algérie) décida par la suite de nommer une commission chargée de la création d’institutions cultuelles nouvelles. De ces volontés communes – en certains points – naquit en 1845 le système consistorial. Le processus fut assez long, on l’a vu, l’une des raisons étant que les Juifs n’étaient pas au cœur des préoccupations des autorités coloniales engluées dans le conflit qui les opposait aux troupes d’Abd el Kader.
4L’ordonnance royale du 9 novembre 1845 jeta les bases d’une organisation qui n’était toutefois pas le calque exact de celle qui existait en France. Les membres des consistoires, et en premier lieu les rabbins, étaient nommés par les instances politiques, plaçant ainsi les Juifs d’Algérie sous une étroite surveillance. Tel quel, le système fut plusieurs fois remanié, dans le sens d’une assimilation administrative de plus en plus renforcée. Après le décret Crémieux, l’attitude des autorités, qui avaient jusqu’alors soutenu l’action des consistoires, évolua. L’antisémitisme devint, on le sait, une véritable force politique en Algérie. Devenus plus sensibles aux arguments hostiles aux juifs, les dirigeants coloniaux entérinèrent les propositions qui limitaient le rôle des consistoires. Enfin, la loi de Séparation nécessita des aménagements locaux pour donner aux associations cultuelles les moyens de perpétuer les activités philanthropiques, devenues peu à peu l’un des piliers de l’œuvre consistoriale.
5Après avoir retracé l’évolution des structures, Valérie Assan met le projecteur sur les hommes. Par le biais d’une étude prosopographique menée sur les rabbins et le personnel laïque des consistoires, elle livre une analyse du rôle (et de la personnalité) des ministres du culte venus de France. Pétris d’une ambition assimilationniste, ces derniers se sont souvent heurtés à la population locale, ce qui a, de facto, limité leur influence. Plus originale est l’analyse des rabbins « indigènes » et des membres des consistoires. Valérie Assan révèle la complexité des stratégies de ces élites locales qui ont su utiliser les nouvelles institutions pour maintenir leur influence. Assez peu réceptives au message de régénération religieuse, elles se montrèrent cependant tout à fait ouvertes aux transformations sociales suscitées par la colonisation. Ainsi, loin d’avoir été bousculés par la création du système consistorial, les notables juifs ont su s’adapter aux conditions inédites en devenant des auxiliaires de la domination française. Valérie Assan livre donc une étude particulièrement intéressante de ce groupe qui sut prendre le vent nouveau. Leur présence en tant que membres laïques des consistoires leur permit de conserver, voire même de consolider les bases de leur pouvoir. L’entrée dans la modernité s’effectua au prix de négociations subtiles : les élites ont peu à peu accepté les bouleversements sociaux tout en restant attachées à leurs traditions, cumulant les sources de prestige. Certains membres des consistoires continuèrent jusqu’au début du xxe siècle à posséder un oratoire privé, au moment même où les grandes villes d’Algérie se dotaient de synagogues copiées sur le modèle français. Par le biais des consistoires – mais pas uniquement, il faudrait y ajouter d’autres éléments tels que la fréquentation de l’école publique ou le déménagement vers les quartiers « européens » –, les élites juives algériennes sont peu à peu entrées dans la modernité occidentale, sans se défaire tout à fait de ce qui faisait la trame du monde ancien.
6Enfin est abordé le rôle social et politique joué par les consistoires. Ils œuvrèrent pour l’amélioration du système éducatif en étendant tout d’abord leur contrôle aux midrachim dans lesquels les enfants étaient initiés à la vie religieuse, tout en se montrant par ailleurs favorables à la création d’établissements scolaires pour les garçons – et les filles – avant que ne se mette en place un réseau scolaire public. L’œuvre de « régénération » passa également par la construction de synagogues monumentales, une innovation en un pays où proliféraient les oratoires de taille modeste, souvent créés par un notable du lieu. Ces « temples » modernes, car c’est ainsi que l’on se mit à les désigner, imposants bâtiments, bien visibles dans l’espace public, témoignent, sur un plan symbolique, mais aussi urbanistique, de la place nouvelle occupée par le monde juif dans la société coloniale.
7Les consistoires ne manquèrent pas de jouer leur partition sur la scène politique. Leurs notables se montrèrent plus que réservés à l’égard du sénatus-consulte de 1865 qui donnait la possibilité aux « Indigènes » algériens de devenir individuellement citoyens français (occasion qui fut saisie par très peu de Juifs). Mais ils soutinrent le décret Crémieux qui accorda la citoyenneté à toute la judaïcité et ils le défendirent fermement pendant les fureurs antijuives de 1898. Valérie Assan propose une relecture stimulante de cette crise. Elle montre que loin d’avoir abandonné leurs coreligionnaires aux hystéries antisémites, les consistoires s’engagèrent dans la tourmente, secondés par l’Alliance israélite universelle. La solidarité avec les israélites en butte aux brimades, injures et violences, prit plusieurs formes : l’information des instances politiques algériennes et françaises, mais aussi une aide concrète apportée aux populations locales. C’est dans ce contexte que doit se comprendre la création des Talmud Thora (qui délivraient une éducation religieuse aux jeunes garçons) par l’Alliance israélite en Algérie, alors même qu’elle refusait d’y implanter des écoles, considérant que les enfants devaient trouver leur place dans le système public en train de se déployer dans la colonie.
8Au total, on l’aura compris, Valérie Assan livre une analyse qui dépasse l’objectif sous-entendu par le titre. Ce n’est pas seulement une étude des consistoires qu’elle nous propose, mais une réelle et subtile plongée dans le monde juif algérien en situation coloniale. Son travail prend en compte tous les acteurs impliqués dans cette histoire – Juifs de France et d’Algérie, autorités coloniales et métropolitaines –, dont il restitue attentes et stratégies. Il invite à une relecture de l’histoire politique et administrative de la colonisation française en Algérie au xixe siècle. Ainsi la création des consistoires juifs doit-elle s’intégrer dans la mise en place, souvent chaotique, car non planifiée, d’une administration française outre-Méditerranée. Le livre de Valérie Assan saura convaincre aussi bien les spécialistes de l’histoire des Juifs que ceux des mondes coloniaux et impériaux.
Pour citer cet article
Référence papier
Colette Zytnicki, « Valérie Assan, Les Consistoires israélites d’Algérie au xixe siècle. « L’Alliance de la civilisation et de la religion » », Diasporas, 20 | 2012, 165-168.
Référence électronique
Colette Zytnicki, « Valérie Assan, Les Consistoires israélites d’Algérie au xixe siècle. « L’Alliance de la civilisation et de la religion » », Diasporas [En ligne], 20 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 29 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/diasporas/3114 ; DOI : https://doi.org/10.4000/diasporas.3114
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