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Valérie Pozner et Natacha Laurent, dir., Kinojudaïca. Les représentations des Juifs de Russie et d’Union soviétique des années 1910 aux années 1980

La Cinémathèque de Toulouse/Le nouveau monde éditions, 2012
Colette Zytnicki
p. 168-170
Référence(s) :

Valérie Pozner et Natacha Laurent, dir., Kinojudaïca. Les représentations des Juifs de Russie et d’Union soviétique des années 1910 aux années 1980, La Cinémathèque de Toulouse/Le nouveau monde éditions, 2012

Texte intégral

1Le monde russe fut, jusque dans les années 1940, un des hauts lieux de la vie juive européenne. Massivement regroupés dans ce que l’on appelait la Zone de résidence, c’est-à-dire l’ensemble des territoires situés aux périphéries de la vieille Russie, les Juifs y ont mené une vie à la fois misérable et remplie d’une vitalité qui a pu se convertir en ferveur politique à la fin du xixe siècle. Nombreux furent en effet les intellectuels issus de ces shtetls ou des villes ukrainiennes qui embrassèrent la cause révolutionnaire dans toutes ses nuances avant et après les révolutions de 1917. Et si le monde qui émergeait alors leur permit d’y trouver la place qui leur fut longtemps refusée, sur un total pied d’égalité avec leurs concitoyens, les multiples bouleversements des années 1920 et 1930 ne manquèrent pas de détruire du même coup les bases économiques de la société juive traditionnelle.

2Sur ces profonds changements, le cinéma russe et soviétique offre un point de vue privilégié que l’on découvre dans l’ouvrage collectif dirigé par Valérie Pozner et Natacha Laurent, toutes les deux spécialistes en ce domaine. La focale est ici placée sur la question des représentations des Juifs dans l’œuvre cinématographique, abordée sur un temps long qui embrasse le sort de la Russie depuis l’orée du xxe siècle jusqu’aux années 1990. Un tel point de vue permet alors de saisir avec nuances l’évolution du regard porté sur les Juifs, toujours présents, selon des modalités très singulières, dans la vie et l’imaginaire collectifs. À sa manière, la caméra a su capter les oscillations de ces perceptions, variables selon les diktats du temps, basculant entre curiosité, intérêt, philosémitisme même, mais aussi crainte de leur influence et, disons-le, antisémitisme.

3Rendre compte de ce livre foisonnant en quelques dizaines de lignes est une véritable gageure. Tentons de dégager quelques lignes de force. La première est que si la vie des Juifs est assez rarement un sujet cinématographique – malgré quelques exceptions –, tant dans la fiction que dans le documentaire, elle n’en est pas moins présente, de manière plus ou moins explicite et récurrente, dans la production filmique russe. La judaïcité occupe une place à l’écran tout à fait singulière, à la fois marginale et récurrente, tout comme dans le monde réel russe. Parler des Juifs au cinéma est donc à la fois facile et difficile. Facile, ce le fut au temps du tsarisme déclinant. C’est là une des découvertes que nous livre l’ouvrage. Au début du xxe siècle, en effet, au moment même où les pogroms se déchaînaient dans la Zone de résidence, apparaît précisément dans cette région une production cinématographique assez dense, centrée sur le monde juif, tournée par des réalisateurs juifs, mais pas forcément destinée à un public juif, et donnant à voir avec nuances et sympathie la vie juive. De même, dans la Russie soviétique, l’antisémitisme, du moins jusque dans le milieu des années 1940, est officiellement banni. Les Juifs constituent l’une des centaines de nationalités qui composent la mosaïque russe. Le sujet n’est donc en rien tabou. Le cinéma peut même servir à faire reculer les clichés antijuifs. Ainsi, dans la Biélorussie des années 1920, le cinéma participe-t-il à la lutte contre l’antisémitisme qui était alors dénoncé. La chose n’était toutefois pas si aisée. Car combattre l’antisémitisme revenait à en reconnaître la persistance, y compris parmi les ouvriers. De même, le cinéma appuya les actions de « normalisation » des Juifs en célébrant leur participation au mouvement kolkhozien ou la création de la république juive de Birobidjan située aux confins de l’empire soviétique.

4Mais pour autant, les auteurs se heurtaient assez souvent et assez rapidement à un mur de contraintes qui traduit à sa manière la profonde ambiguïté de la société russe à l’égard des Juifs. Il leur fallait évoquer les Juifs dans leurs particularités tout en évitant de trop les singulariser, de verser dans ce que le vocabulaire de l’époque appelait le nationalisme. De là provenaient les interdictions sur les scènes évoquant les aspects religieux. Montrer les Juifs, mais pas trop tout de même. Et dans ce jeu de censure, certains hommes d’État ou de cinéma juifs ne furent pas les moins acharnés. Le sort du film de Mikhaïl Dubson, Frontières, sorti en 1935, est tout à fait éclairant. Le cinéaste choisit pour thème le destin d’un héros issu d’un shtetl polonais qui finit par traverser la frontière pour rejoindre un kolkhoze russe. Outre les corrections idéologiques propres à la période, le réalisateur dut à plusieurs reprises gommer tout ce qui pouvait apparaître comme relevant d’une spécificité juive. Kaganovitch, juif lui-même, premier secrétaire de Staline, disposant d’un vaste pouvoir y compris dans la sphère culturelle, se montra hostile à tout ce qui pouvait donner une vue « passéiste » de la judaïcité. Sous le double prétexte de ne pas verser dans une nostalgie nationalitaire et de ne pas susciter l’antisémitisme, on imposa des coupes au réalisateur qui dut s’incliner. Mais il conserva tout de même cette part de judéité à laquelle il ne se résolut pas à renoncer. La difficulté à aborder les thématiques juives se mesure avec plus de force lorsque l’on sait combien, à partir des années 1930 et surtout des suivantes, les particularités nationales furent exaltées dans la culture soviétique.

5Après la Seconde Guerre mondiale, le dilemme subsiste. Voire même, il s’aggrave. Le sort des Juifs est certes abordé dans certains films documentaires tournés dans l’immédiat après-guerre, tel Documents filmés sur les atrocités commises par les envahisseurs germano-fascistes, présenté par les Soviétiques au Tribunal de Nuremberg, en 1945. Comportant des images tournées par les troupes russes dans les lieux où se déroula la Shoah, à Auschwitz, Majdanek et autres sites de triste mémoire, cette œuvre constitue un témoignage extraordinaire et peu connu en France ; elle met toutefois l’accent sur les malheurs du peuple russe tout entier, laissant dans l’ombre le génocide des Juifs. Certes, le film ne détonne pas dans le contexte des années d’après-guerre où l’on peine à parler de l’extermination, aussi bien à l’ouest qu’à l’est de l’Europe. Mais le silence russe pèse lourd. C’est précisément sur le territoire soviétique – faut-il le rappeler ? – que s’est déroulée la terrible Shoah par balles. Ce sont les troupes de Staline qui découvrirent en premier les camps d’extermination et filmèrent leurs macabres conséquences. On ne peut plus parler ici, comme pour la période précédente, d’un jeu d’ombres et de lumière projeté sur le monde juif, mais d’un effacement, tout simplement. On en connaît les raisons : le tournant nationaliste négocié par l’État stalinien pendant la guerre, le déclenchement d’une campagne officielle antisémite dans les années qui l’ont suivie, l’exaltation du martyre subi par le peuple russe. On ne peut s’empêcher de penser à la chape de plomb symbolique qui pesa alors sur les fossés où furent exterminés les Juifs à l’ouest de la Russie et en Ukraine. Et lorsque le sort des Juifs est discrètement évoqué dans un film de fiction (Les insoumis, 1945, de Mark Donskoï), salué par la critique, il suscite une réaction sans nuance de la part des autorités soviétiques : les copies sont rapidement retirées des salles, et sont longtemps restées invisibles. Alors que de 1908 à 1945 les Juifs sont présents de manière quasi continue dans les œuvres de fiction produites en Russie, ils disparaissent entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et 1967. Ils reviennent sur les écrans dans les documentaires à peu près à la même époque. La reprise des procès intentés contre les responsables russes des massacres perpétrés en URSS pendant la guerre permet alors de lever un coin du voile sur le sort des Juifs. Mais avec subtilité et discrétion. Dans le film Au nom des vivants (1964), tourné par Léon Mazroukho et Lev Guinzbourg et évoquant le procès des tortionnaires du Sonder-kommando 10-a qui se tint à Kranosdar au début des années 1960, la singularité du destin juif n’est que suggérée de manière habile par les réalisateurs.

6À travers le cinéma, se révèle dans une continuité remarquable l’ambiguïté des représentations collectives des Juifs dans le monde russe, présents, ou presque toujours présents sur l’écran, mais sommés d’effacer leurs spécificités. Une présence/absence. Tel est ce qui ressort de la dizaine d’études rassemblées dans l’ouvrage Kinojudaïca qui offre en dernier lieu un inventaire précis de la filmographie des œuvres (de fiction ou documentaires) concernées par le thème juif. Une présence/absence qui ne manquera pas de susciter l’intérêt des spécialistes du monde juif et de ceux du cinéma en général.

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Pour citer cet article

Référence papier

Colette Zytnicki, « Valérie Pozner et Natacha Laurent, dir., Kinojudaïca. Les représentations des Juifs de Russie et d’Union soviétique des années 1910 aux années 1980 »Diasporas, 20 | 2012, 168-170.

Référence électronique

Colette Zytnicki, « Valérie Pozner et Natacha Laurent, dir., Kinojudaïca. Les représentations des Juifs de Russie et d’Union soviétique des années 1910 aux années 1980 »Diasporas [En ligne], 20 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 25 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/diasporas/3121 ; DOI : https://doi.org/10.4000/diasporas.3121

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Auteur

Colette Zytnicki

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