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Lectures par

La longue marche de l’éducation à la citoyenneté

Marc-André Éthier et David Lefrançois

Résumés

Cet article revient sur celui publié en 2017 dans cette revue par François Audigier. Les auteurs examinent le rôle du droit dans l’éducation à la citoyenneté selon cet auteur, rappelant les contradictions qu’il soulignait entre le développement de la pensée critique et la promotion de relations harmonieuses conformes aux règles établies. Pour Audigier, la reconnaissance des droits des élèves pourrait résoudre cette contradiction et l’enseignement des concepts du droit, favoriser des dispositifs participatifs, encourageant la compréhension des règles et la pensée critique. Audigier aborde aussi le règlement des conflits en s’appuyant sur des principes tels que l’appel à un tiers impartial, le débat contradictoire et la référence à des textes publics. Il suggère que les valeurs doivent être mises en œuvre par tous, et non seulement prônées.

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Texte intégral

  • 1 AUDIGIER, François (2017). « Former le citoyen au droit. Un impératif pour l’éducation à la citoyen (...)

1Le droit est-il présent dans les enseignements consacrés en toutes lettres à la formation des citoyens ? Selon un article de François Audigier, publié dans la revue Diversité en 20171, il l’est certainement… et depuis belle lurette. Cependant, l’éducation à la citoyenneté est en proie à des contradictions qui semblent inhérentes à la forme scolaire, car ses finalités oscillent entre, d’une part, le développement de la pensée critique, surtout depuis les années 1980, et, d’autre part, la mission ancienne visant à apaiser l’environnement scolaire et à favoriser des relations harmonieuses entre élèves ainsi qu’entre élèves et adultes, voire instaurer et amener les élèves à se conformer aux règles dictées par l’autorité supérieure pour orienter leurs comportements. De ces deux finalités irréconciliables, l’une est comme le pot de fer et l’autre comme le pot de terre. Les illustrations récentes de la première ne manquent pas : en France comme ailleurs, l’instrumentalisation en vue de favoriser la reproduction sociale et de la masquer idéologiquement a la cote auprès des politiciens.

Que dit l’auteur dans cet article ?

2Attribuer des droits aux élèves pourrait-il aider à se dépêtrer de cette contradiction, entre reproduction et pensée critique, par rapport au statut de l’éducation au droit ? Sans doute, si, tel que l’affirme Audigier, le droit (comme ensemble des principes qui régissent les rapports des individus entre eux et peuvent servir à définir les lois ou comme ensemble de lois) a pour fonction de définir et de garantir des droits et libertés, ce qui permettrait de se dégager des rapports de force et d’une domination par la loi du plus fort. Les droits établiraient le cadre au sein duquel les libertés peuvent s’exercer et être protégées, tout en accordant l’accès à des biens publics (l’éducation, les soins de santé, l’eau, la sécurité, etc.). Les interdictions que comporte le droit viseraient à protéger les individus, les biens et la société dans son ensemble, tandis que les obligations qu’il énonce définiraient les actions indispensables pour assurer la sécurité, favoriser l’action collective, garantir l’accès aux biens publics et ainsi de suite. Dans ce contexte, la présence de l’enseignement du droit pourrait servir à instaurer des dispositifs participatifs à différents niveaux du système éducatif, qu’il s’agisse de la salle de classe ou de l’établissement. Selon Audigier, les enseignants des écoles primaires prennent souvent informellement l’initiative de ce processus en classe, tandis que les dispositifs de consultation et de régulation sont établis de façon plus formelle au secondaire. Les conseils de classe, par exemple, offriraient un espace pour l’expression des élèves, la régulation de leurs interactions, l’organisation de leur travail et l’apprentissage du débat de leur expérience scolaire, conformément aux recommandations des mouvements éducatifs.

3Une autre des fonctions du droit (qui ne lui est pas propre) que l’auteur énonce concerne le règlement des conflits. Elle s’exerce en particulier par le respect de trois principes simples, pourtant souvent bafoués à l’école : 1) l’appel à un tiers (on ne peut être juge et partie) ; 2) le débat contradictoire (les personnes impliquées dans un conflit doivent toutes être entendues) ; 3) la décision doit se référer à un texte rendu public avant le conflit. S’il revient aux adultes de traiter les conflits avec diligence, qu’ils surviennent entre élèves ou entre élèves et adultes, cette autorité ne doit pas être confondue avec l’absolutisme ni l’arbitraire et doit être partagée.

4Une pratique éducative en soutien à ces fonctions ou à la promotion de la compréhension et de l’adhésion des élèves aux règles et règlements de classe consiste, nous y revenons, à les leur faire élaborer, ce que l’auteur associe à une forme d’éducation aux droits et au droit. Cependant, de nombreux règlements scolaires confondent en sus interdictions et obligations, oublient les libertés… et ne s’appliquent qu’aux élèves, sans qu’il soit dit à qui ils s’adressent… Cela soulève bien entendu la question du pouvoir que les enseignants et autres adultes sont disposés à reconnaître aux élèves, c’est-à-dire souvent peu. Or, le recours au droit jouerait un rôle crucial pour clarifier ces règles scolaires, pour les ancrer dans des normes et valeurs préexistantes, pour les adapter en fonction de contextes spécifiques (on peut parler à la cantine, mais peut-être pas au CDI [centre de documentation et d’information]), mais surtout pour favoriser une prise de distance et une réflexion critique favorisée par la mise en avant du cadre dans lequel le droit est élaboré et mis en œuvre, de son caractère construit, du besoin qu’il y a de rendre raison des règles.

Pour une citoyenneté de liberté

5L’article traite également du travail lié au droit à partir de concepts. En bref, nous utilisons des concepts pour penser et notre compréhension du monde est fondée sur les concepts que nous connaissons et maîtrisons. Ces concepts prennent du sens en relation avec d’autres, comme égalité avec justice ou liberté avec loi, et surtout dans des situations où ils sont utiles et pertinents. L’auteur ne préconise pas de s’appuyer sur une définition légale stricte des concepts, mais d’écouter les élèves, d’examiner des cas concrets pour les comparer et en discuter, en formalisant ce que nous apprenons et en explorant les valeurs associées. Les exemples étudiés peuvent être fictifs ou réels, tirés de l’actualité ou de l’expérience scolaire, mais ces exemples feront toujours écho d’une manière ou d’une autre à l’exercice de la justice dans l’école – et le sentiment de justice ou d’injustice éprouvé par les élèves.

6En France, les « valeurs républicaines » semblent occuper une place de choix dans l’agora. Certes, le lien entre les valeurs et le droit est essentiel pour la société, mais souvent les premières semblent être énoncées sans réelle signification concrète. Les élèves voient le monde autour d’eux, observent les adultes (dont on a vu plus haut qu’ils ne sont pas toujours soumis aux mêmes règles ni même garants des règles) et ont tôt fait de comprendre que ceux-ci ne se conforment guère à ces valeurs. La directrice ou l’enseignant, par exemple, sont-ils ponctuels et, s’ils sont en retard, subissent-ils les mêmes sanctions que les élèves ? Il faudrait donc changer la façon d’introduire et de construire ces valeurs. Deux approches sont possibles, selon Audigier. La première consiste à examiner les différences entre les valeurs idéales et la réalité de notre société, et à agir pour réduire cet écart ; la deuxième reconnaît que, dans chaque situation, des conflits opposent différentes valeurs. Par exemple, le Code de la route équilibre la liberté des conducteurs et la sécurité de tous.

7Pour que le droit occupe une place concrète et dynamique dans l’éducation citoyenne, Audigier présente des exigences et des propositions : faire de l’école un lieu où les droits des élèves et de tous les membres de la communauté scolaire sont respectés, quel que soit leur statut ; respecter les droits des élèves que prévoit le droit, même si l’on est en position d’autorité légitime ; analyser avec les élèves les évolutions de la société et du droit pour comprendre le caractère construit des droits et du droit. La citoyenneté évolue vers une responsabilité individuelle et la primauté des droits, tandis que le droit tend à inclure des accords spécifiques en plus des lois générales. Ces évolutions ont des conséquences sur le rôle du droit dans l’éducation et la formation des citoyens. Il s’agit, dit-il, de passer d’une citoyenneté d’appartenance et d’obéissance à une citoyenneté de liberté.

Pourquoi cet article est-il encore important ?

8Tout d’abord, il faut rappeler qui est François Audigier… Professeur honoraire en didactique des sciences sociales, spécialisé dans l’éducation à la citoyenneté et les droits de l’homme et agrégé de géographie, il a dirigé les recherches à l’unité de didactique des sciences humaines de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP, Paris, aujourd’hui l’IFE [Institut français de l’éducation], Lyon), puis l’équipe de recherche en didactique et en épistémologie des sciences sociales à l’Université de Genève. Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur la didactique de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique, ainsi que sur la question des valeurs et des représentations dans l’enseignement, de même que des « éducations à… ». Son œuvre a influencé les didacticiens et les curriculums de sciences humaines et sociales à travers la francophonie.

  • 2 Comme l’article ne porte pas sur le rapport au droit ni sur l’éducation juridique, mais sur l’un de (...)

9Bien qu’il soit reconnu pour les nombreuses et importantes recherches empiriques qu’il a développées, c’est à une partie centrale de son incontournable réflexion didactique dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté et le droit que nous familiarise ce texte, qui compte parmi ses derniers. Il met l’accent sur l’usage des concepts pour comprendre le droit, sur l’importance de mettre le droit au centre des apprentissages et sur la nécessité d’une cohérence entre les paroles et les gestes, dans l’application et l’interprétation des droits, sur la réflexion critique et la citoyenneté de liberté, par opposition à la citoyenneté d’appartenance et d’obéissance2.

10Le droit est le produit de son temps, de sa société. Le faire voir aux élèves nous semble important, tout comme il nous paraît important de leur montrer que le droit ne peut être que contentieux dans une société fondée sur les luttes de classes : si quelques-uns vivent largement du travail des autres et les dominent, il faut s’attendre à ce que le droit les favorise et que les avancées des droits des exploités soient le plus souvent partielles, précaires et remportées de chaude lutte, ce qui fait porter sur les épaules des opprimés le triple fardeau de la lutte pour la justice envers tous les exploités, de la réflexion sur les racines du problème et de l’organisation pour améliorer la société, puis le droit et l’école, le cas échéant. L’auteur formule cette idée de façon très nuancée lorsqu’il propose de travailler sur les écarts que constatent les élèves entre les perspectives que supposent les valeurs affirmées par le droit et le fonctionnement social réel.

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Notes

1 AUDIGIER, François (2017). « Former le citoyen au droit. Un impératif pour l’éducation à la citoyenneté ». Diversité, no 188, p. 67-72. https://www.persee.fr/doc/diver_1769-8502_2017_num_188_1_4432

2 Comme l’article ne porte pas sur le rapport au droit ni sur l’éducation juridique, mais sur l’un des types d’« éducation à », l’auteur ne s’arrête pas aux débats sur la perméabilité des discours moral et juridique, aux distinctions entre les formes juridiques, protojuridiques ou extrajuridiques de résolution des conflits à l’école, aux précisions analytiques en théorie du droit délimitant des frontières conceptuelles entre les droits comme principes moraux et le droit comme discipline académique ou comme institution.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc-André Éthier et David Lefrançois, « La longue marche de l’éducation à la citoyenneté »Diversité [En ligne], 203 | 2023, mis en ligne le 17 novembre 2023, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/diversite/4183

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Auteurs

Marc-André Éthier

Professeur, Université de Montréal.

David Lefrançois

Professeur, Université du Québec en Outaouais.

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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