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Portraits

« Je me définis avant tout comme une sociologue des organisations qui a décliné cette approche sur l’enseignement supérieur »

Christine Musselin

Notes de la rédaction

Entretien réalisé par Régis Guyon en juillet 2023.

Texte intégral

  • 2 MUSSELIN, Christine (2020). « Sociologue de l’Université. Quand des opportunités font trajectoire » (...)

Régis Guyon : Dans un article récent, vous vous décrivez comme une « sociologue des organisations travaillant sur les universités, plutôt que comme une sociologue de l’enseignement supérieur »2. Pourquoi cette précision est-elle importante pour vous ?

  • 3 MUSSELIN, Christine (1987). Système de gouvernement ou cohésion universitaire. Les capacités d’acti (...)
  • 4 CHATELAIN-PONROY, Stéphanie, MIGNOT-GÉRARD, Stéphanie, MUSSELIN, Christine, SPONEM, Samuel (2012). (...)
  • 5 AUST, Jérôme, MAZOYER, Harold, MUSSELIN, Christine (2018). « Se mettre à l’IDEX ou être mis à l’ind (...)
  • 6 FRIEDBERG, Erhard, MUSSELIN, Christine (1993). L’État face aux universités. En France et en Allemag (...)
  • 7 MUSSELIN, Christine (2001). La longue marche des universités françaises. Paris : PUF (réédité en 20 (...)
  • 8 MUSSELIN, Christine (2005). Le marché des universitaires. France, Allemagne, États-Unis. Paris : Pr (...)
  • 9 CROZIER, Michel, FRIEDBERG, Erhard (1977). L’acteur et le système. Paris : Seuil.

Christine Musselin : Chez mes collègues à l’étranger – pas en France, car les travaux sur le supérieur restent relativement peu fréquents –, il y a parfois la volonté de faire de l’étude de l’enseignement supérieur une discipline. D’ailleurs, certains établissements délivrent des masters ou des doctorats en higher education studies (études supérieures). Pour ma part, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une discipline, mais seulement d’un objet d’étude qui peut être analysé en le soumettant à des questionnements disciplinaires ou pluridisciplinaires et à des méthodes diverses. Ainsi, je l’ai principalement investi en partant de l’interrogation qui est centrale pour la sociologie des organisations : comment se développe (ou non) la coopération entre des acteurs, et dans ce cas précis, entre les acteurs des systèmes universitaires ? C’est ce que j’ai cherché à comprendre en étudiant le gouvernement des universités pour ma thèse3, puis en cherchant à voir en quoi la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) de 2007 l’avait modifié4, ou bien en observant comment les équipes présidentielles se sont mobilisées pour répondre aux appels à projets IDEX (initiatives d’excellence) au début des années 20105. La question de la coopération était aussi centrale dans l’analyse du pilotage ministériel des universités6, mais aussi en observant l’émergence de la politique contractuelle et ses effets dans les établissements7. Enfin, la recherche conduite sur les commissions de recrutement des universitaires partait de la même question fondamentale : comment parvient-on à évaluer collectivement la qualité des candidats à un poste et à se mettre d’accord (ou non) sur un classement8 ? Le questionnement commun à toutes ces enquêtes (comment parvient-on ou non à travailler ensemble, à prendre des décisions communes, à s’engager vers une même orientation ?), justifiait à chaque fois, sur des sujets empiriques assez différents (une université, une politique publique universitaire, une commission…), de mobiliser la méthodologie aussi heuristique qu’efficace de l’analyse stratégique des organisations9, fondée essentiellement sur des entretiens et sur le principe de la comparaison. Toutes les recherches que je viens de mentionner ont en effet reposé sur la confrontation de plusieurs études de cas, et pour beaucoup d’entre elles sur des comparaisons internationales avec l’Allemagne (sur le gouvernement des universités et le pilotage par les ministères) ou avec l’Allemagne et les États-Unis (pour les commissions de recrutement).

En cela, je me définis avant tout comme une sociologue des organisations qui a décliné cette approche sur un objet particulier, l’enseignement supérieur.

J’ajouterais que, dans mon cas, il s’agissait à la fois d’un choix et d’une nécessité. Un choix dont j’ai expliqué les ressorts dans l’article que vous mentionnez, mais aussi une nécessité quand on travaille sur un objet très peu étudié dans son propre pays et qui mobilise un petit nombre de collègues, venant de disciplines très diverses. Cela contraint à se positionner continuellement à l’interface entre deux communautés. Celle de votre discipline d’origine – dans mon cas la sociologie, mais aussi la science politique et l’analyse des politiques publiques, dont la sociologie des organisations a toujours été très proche – en publiant dans les revues « cœur de discipline », en restant dans un laboratoire généraliste, en participant à des associations internationales telles que EGOS (European Group for Organizational Studies) ou SASE (Society for the Advancement of Socio-Economics). Mais aussi la communauté des higher education studies dont les conférences, les revues, mais aussi les départements universitaires pour les pays où ce domaine bénéficie d’une plus grande reconnaissance institutionnelle, permettent d’échanger avec des collègues qui partagent le même intérêt pour un même objet de recherche. Cette double appartenance reste d’ailleurs une exigence à laquelle j’incite tous mes doctorants et doctorantes. Ils et elles doivent, notamment s’ils ambitionnent une carrière universitaire en France, se faire connaître de la communauté nationale et internationale des higher education studies, et simultanément être reconnus pour leur contribution à la sociologie, grâce à des travaux qui portent sur l’enseignement supérieur, mais dont les résultats permettent d’engager une réflexion qui va au-delà.

RG : L’enseignement supérieur et la recherche (ESR) – pour des raisons différentes – sont devenus à la fois un point d’attention qui mobilise au-delà du seul cercle des agents de l’ESR, et une question socialement et politiquement vive – les débats sur le sujet sont devenus assez vifs ces dernières années : de quoi la présence de l’enseignement supérieur comme élément du débat public est-elle le symptôme ?

CM : Les débats sont devenus vifs au sein de l’enseignement supérieur, car il y a un désaccord profond entre les porteurs de réforme et une partie de la communauté universitaire. Les choses sont évidemment bien plus compliquées, car les porteurs de réformes (qui comptent des politiques, administratifs ministériels et universitaires) ne sont pas tous d’accord entre eux, et la communauté universitaire est tout aussi partagée sur les diagnostics ou sur les solutions à apporter. L’opposition à la LPR (loi de programmation de la recherche) l’a bien montré. Non seulement le projet de loi (ou certains de ces articles) était soutenu par une partie des universitaires et chercheurs, mais les réactions hostiles au projet ont été beaucoup plus marquées et visibles du côté des SHS (sciences humaines et sociales) que dans les autres secteurs disciplinaires.

Les divisions internes à la communauté universitaire sont aussi perceptibles entre les présidents et présidentes d’université. Les propositions portées par les membres de l’UDICE (Universités de recherche françaises) ne font pas l’unanimité au sein de France Universités et les positions de l’AUREF (Alliance des universités de recherche et de formation) ne sont pas non plus toujours partagées par tous et toutes.

En revanche, il ne me semble pas que cela dépasse les agents de l’ESR ou que l’enseignement supérieur et la recherche soient devenus un élément du débat public. Ils étaient d’ailleurs quasiment absents de la plupart des programmes électoraux de la dernière campagne présidentielle et les discussions qui enflamment l’ESR sont loin de mobiliser au-delà. Malgré les belles déclarations sur « le rôle crucial de la recherche », « l’enjeu de la formation », « le passage à une économie de la connaissance », les universités restent les parents pauvres, leur prestige et leur attractivité continuent à être inférieurs à ceux des grandes écoles, et même à ceux des marchands de formation qui se développent aujourd’hui. Elles restent considérées comme des espaces mal gérés, incontrôlables, voire suspects, comme l’a montré leur fermeture lors du second confinement alors qu’écoles secondaires et primaires et classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) restaient ouvertes. Qui, en dehors de l’ESR, connaît le nom du ou de la ministre en charge de ce secteur ? Et si la situation matérielle de certains étudiants fait parfois la une de la presse, le sujet disparaît aussi vite qu’il est apparu.

Par conséquent, s’il y a un parallèle à établir avec ce qui se passe dans la société française, il est moins lié à une place plus centrale de l’ESR dans les débats nationaux ou dans les priorités stratégiques de l’État, qu’à l’existence, au sein de l’ESR comme au sein de la société française, de fractures entre des groupes sociaux qui ne s’accordent pas sur ce qui leur est proposé pour l’avenir. Il y a certainement très peu de recouvrements entre les gilets jaunes, les opposants aux réformes de l’ESR et les jeunes émeutiers des semaines passées, mais ils ont en commun le même sentiment de ne pas être pris en compte, de ne pas être entendus, de se voir imposer un modèle social qu’ils et elles subissent. Cela se traduit par un durcissement des relations au sein de l’ESR que je ressens depuis quelques années. Il n’est certainement pas anodin de constater le recours de plus en plus fréquent à un vocabulaire qui tend à surligner (et donc à opposer) les statuts : les universitaires et chercheurs fonctionnaires étant désignés comme les « titulaires » par opposition aux « doctorants et post-docs » qui sont les « précaires ».

RG : On peut aussi faire le constat que le débat public et politique s’est saisi de l’enseignement supérieur et de la recherche sur, au moins, deux enjeux : l’accès à l’enseignement supérieur (débats focalisés sur Parcoursup, mais qui n’est finalement que la pointe émergée d’une question plus vaste) ; et la place de la recherche dans la société, avec toute une défiance à l’égard de la recherche, que la crise Covid a mise au jour. Qu’en pensez-vous ?

  • 10 HUGRÉE, Cédric, POULLAOUEC, Tristan (2022). L’université qui vient. Un nouveau régime de sélection (...)

CM : Quiconque connaît des amis dont les enfants sont en terminale sait à quel point Parcoursup est une source d’angoisse, mais en revanche le sujet a fortement disparu de l’agenda médiatique qui, dans les derniers mois, a été beaucoup plus occupé par l’enseignement supérieur. Et si l’opacité des mécanismes de sélection reste une source légitime de contestation, Parcoursup n’a pas entraîné une réflexion généralisée sur l’accès au supérieur. Mes collègues Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec10 soulèvent pourtant dans leur ouvrage des questions sur l’accès et les chances de réussite qui mériteraient un débat public sur le rôle du secondaire et les solutions à mettre en œuvre.

Enfin, vous avez raison, la période Covid a été un moment de fortes controverses entre les scientifiques, de mise au jour des relations compliquées entre science et politique, entre science et média. Je ne suis pas certaine que l’on ferait mieux aujourd’hui si une nouvelle crise sanitaire s’annonçait. Mais je ne suis pas spécialiste de ces questions : la confiance dans la science est-elle effectivement moins forte aujourd’hui qu’avant le Covid ?

RG : Comme nous l’évoquions au début de cet entretien, vous êtes sociologue des organisations qui travaillez sur l’enseignement supérieur. Pouvez-vous nous indiquer ce que cela implique en termes de méthode d’enquête ? Et a-t-elle évolué dans le temps, et selon les sujets étudiés ?

  • 11 SABATIER, Mareva, MUSSELIN, Christine, PIGEYRE, Frédérique (2015). « Devenir professeur des univers (...)
  • 12 CHATELAIN-PONROY, Stéphanie, MIGNOT-GÉRARD, Stéphanie, MUSSELIN, Christine, SPONEM, Samuel (2012). (...)

CM : En termes de méthode, il est crucial de choisir celle qui est la plus appropriée à la question que l’on se pose. Comme je le disais précédemment, je me suis très souvent intéressée à la coopération entre les acteurs et à ce qui la fonde, la favorise ou au contraire lui nuit. Je vais revenir sur ce point, car il a été central dans ma trajectoire, mais j’ai mobilisé d’autres méthodes ou travaillé avec des collègues maîtrisant des techniques que je ne maîtrise pas moi-même quand j’ai abordé d’autres questionnements. Par exemple, avec Frédérique Pigeyre, gestionnaire, et Mareva Sabatier, économiste, nous avons comparé les trajectoires de cohortes d’historiens, de gestionnaires et de physiciens11 qui ont eu accès à un poste de maître-assistant ou de maître de conférences en 1976-1977, 1986-1987, 1996-1997, 2006-2007. Pour cela, nous avons eu recours à des méthodes statistiques et économétriques à partir des bases de données sur les personnels universitaires, sur les thèses et sur les publications, et à des entretiens biographiques avec des membres de chaque cohorte et discipline que nous avons choisis en fonction des profils que faisaient émerger les méthodes quantitatives. J’ai aussi, avec trois collègues en gestion, Stéphanie Chatelain-Ponroy, Stéphanie Mignot-Gérard et Samuel Sponem, mené une vaste enquête par questionnaire en 2011 pour collecter les opinions des personnels administratifs et académiques dans les universités après la LRU et le transfert aux établissements de la gestion de leur masse salariale12. Enfin, dans une enquête à venir, je souhaite intégrer une collecte d’informations à partir de sites web et ainsi mobiliser des données numériques. Bref, selon les questions que l’on pose, les réponses méthodologiques varient !

Mais pour revenir à la méthode que j’ai le plus utilisée et qui est celle des entretiens dits « organisationnels ». Il s’agit de comprendre comment des personnes engagées dans une opération commune (le fonctionnement d’une université, une commission de recrutement, une décision publique, une direction ministérielle, la fixation d’une rémunération…) parviennent ou non à coopérer pour l’accomplir. Il s’agit alors, dans un premier temps, de constituer un échantillon pertinent, soit en partant d’un organigramme pour définir un groupe de personnes qui devraient a priori travailler ensemble (technique de la grappe hiérarchique), soit en commençant par quelques entretiens qui permettent de repérer d’autres personnes et ainsi de suite (technique de la boule de neige). Les entretiens que je mène ensuite sont « semi-directifs centrés ». Ils visent à accumuler des informations sur le comportement des personnes que je rencontre : je leur demande donc de me décrire en détail leur activité, comment ils la mènent, ce qui les intéresse dans leur travail ou au contraire leur semble pénible, ce qui est difficile, ce qui pose problème. Je souhaite aussi savoir qui sont leurs interlocuteurs dans le cadre de cette activité, et quelles relations ils ont avec eux, ce qui m’amène à poser des questions sur la manière dont se passent ces relations, sur leur contenu, leur fréquence, en quoi elles sont importantes pour la réalisation de leur travail… J’ajoute aussi des questions plus spécifiques en fonction de l’objet de la recherche menée : par exemple, sur la manière dont s’est passée pour eux la fusion avec un autre établissement, ou sur la mise en œuvre de la LRU, ou bien encore sur les biais de genre lors des recrutements… Et je termine toujours par des questions sur leur parcours, leurs perspectives, ce qui pourrait selon eux être amélioré dans leur activité.

  • 13 SIMON, Herbert (1983). Administration et processus de décision. Paris : Economica (Administrative B (...)

Dans cette approche prévaut une conception bien particulière des acteurs que je peux résumer en trois postulats : ils ne sont pas totalement déterminés, mais conservent une marge de liberté qui s’exprime dans leurs comportements ; ils agissent rationnellement, mais selon une rationalité limitée13 qui est fonction de ce qu’ils perçoivent ou comprennent de leur situation ; les relations qu’ils entretiennent sont aussi (mais bien sûr pas seulement) des relations de pouvoir par lesquelles ils essaient d’obtenir de leurs interlocuteurs qu’ils se comportent comme ils le souhaitent.

L’exploitation des entretiens consiste ensuite à classer ce que les uns et les autres ont dit thème par thème et à comparer les propos recueillis de manière à identifier ce qui caractérise les modes de coopération au sein de l’entité étudiée, puis à expliquer pourquoi ils se développent de cette manière-là.

  • 14 MIGNOT-GÉRARD, Stéphanie, MUSSELIN, Christine, WALTZING, Aline (2022). Face au Covid-19. Les établi (...)
  • 15 WEICK, Karl E. (1976). « Educational Organizations as Loosely Coupled Systems ». Administrative Sci (...)

En fonction des résultats que l’enquête par entretiens a permis d’établir, je peux alors engager la discussion avec la littérature qu’il me semble pertinent de mobiliser pour expliquer ce que j’ai observé. Par exemple, j’ai mené avec Stéphanie Mignot-Gérard et Aline Waltzing une enquête par entretiens organisationnels qui portait sur la gestion de la période Covid dans quatre universités et une école de management. À partir de nos conclusions14, nous avons engagé la rédaction d’un article sur la manière dont réagissent en temps de crise des organisations menant des activités liées par un faible niveau d’interdépendance fonctionnelle, ce que Karl Weick15 a défini comme du loose coupling et qui est caractéristique des activités d’enseignement et de recherche dans les établissements universitaires. Cela nous amène à croiser la littérature sur les loosely coupled systems avec celle sur la gestion de crise et la résilience organisationnelle, ce qui avait peu été fait jusque-là et surtout peu empiriquement démontré.

RG : Dans vos travaux, vous décrivez les universités comme des « anarchies organisées » dont le mode de prise de décision peut relever du « modèle de la poubelle » (garbage can model of decision-making). Pouvez-vous nous expliciter ce que ces notions recouvrent ?

  • 16 COHEN, Michael D., MARCH, James G., OLSEN, Johan P. (1972). « A Garbage Can Model of Organizational (...)
  • 17 WEICK, Karl E. (1976). « Educational Organizations as Loosely Coupled Systems ». Administrative Sci (...)

CM : Cette notion d’anarchie organisée a été utilisée pour la première fois dans un article paru en 1972 par Michael Cohen, James March et Peter Olsen16. Cet oxymore – dont on appréciera l’ironie – désigne des organisations qui partagent trois caractéristiques : une pluralité de missions ; des technologies « molles » (unclear technologies) ; une attention fluctuante de leurs membres aux décisions. On voit bien en quoi les universités, comme l’écrivent eux-mêmes les auteurs, répondent à cette définition puisqu’elles ont plusieurs missions (enseignement, recherche, innovation, développement local…) ; que les activités d’enseignement et de recherche sont bien loin de mobiliser des technologies fondées sur des processus de production très industrialisés, standardisés dont on connaît tous les tenants et aboutissants ; et les très nombreuses réunions et commissions qui peuplent les universités font que leurs participants ne s’y investissent pas toujours de la même façon et que leur degré d’attention varie en fonction des sujets abordés. Personnellement, je trouve que dans cette définition il manque un des éléments qui est en revanche mis en avant par Karl Weick17, à savoir le fait que les activités d’enseignement et de recherche sont, comme je le disais plus haut, faiblement interdépendantes, c’est-à-dire qu’elles peuvent être menées avec un niveau de coopération très faible entre les membres d’un même programme, d’un même département ou d’un même laboratoire. Comme je le dis souvent, en exagérant à peine : on peut dans la plupart des cas faire cours sans savoir quels enseignements les étudiants auront avant ou après, quels enseignements se font dans les salles d’à côté ou auront lieu dans la même salle avec d’autres étudiants après ! Les technologies molles et la faible interdépendance fonctionnelle sont ainsi des spécificités organisationnelles propres aux activités d’enseignement et de recherche qui me semblent fondamentales, car elles ont de nombreuses implications pour l’exercice du leadership notamment.

Mais revenons aux anarchies organisées de nos trois auteurs. En plus de cette définition – qui me semble incomplète, mais très applicable aux universités –, ils ajoutent une idée supplémentaire, centrale dans leur article : dans les anarchies organisées, la prise de décision ne se fait pas selon un modèle rationnel (identification du problème, recherche de la meilleure solution, décision), ni même selon un modèle de rationalité limitée (identification du problème, recherche d’une solution satisfaisante ne nécessitant pas des investigations trop longues ou trop coûteuses, décision). Elle se fait selon le modèle de la poubelle (garbage can model of decision-making). Cela veut dire qu’il existe des flux de problèmes à la recherche de solutions, des flux de solutions à la recherche de problèmes, des décideurs en quête de décision et des flux d’opportunités de choix et, quand ils se rencontrent (ce qui dépend du niveau d’attention des participants), une décision se produit : une solution se trouve attachée à un problème. Il s’en suit que les décisions sont plutôt prises par inadvertance ou survol et qu’elles résolvent rarement les problèmes auxquels elles sont attachées.

Ce modèle de la poubelle est très heuristique : nous avons tous vécu des situations où des participants qui ont une solution qu’ils souhaitent faire passer (c’est-à-dire qui est là toute prête au sein du flux de solutions) profitent de l’occasion d’une discussion sur un problème pour faire passer leur idée. Toutefois, si certaines situations peuvent être assimilées au modèle de la poubelle, j’ai montré dans mes travaux que, bien que les universités correspondent à des anarchies organisées, les prises de décision sont bien plus souvent explicables par le modèle de la rationalité limitée que par le garbage can model.

RG : Finalement, au cours des dernières années, dans un paysage en pleine reconfiguration, avec une compétition grandissante entre les établissements et une offre de formation de plus en plus fragmentée où le privé occupe une place de plus en plus importante, n’est-il pas devenu difficile de percevoir la visée et le rôle de l’enseignement supérieur en général et de l’université en particulier ?

  • 18 Cette loi clôt une période de réformes successives de l’enseignement universitaire après la défaite (...)

CM : Les missions que doit remplir l’enseignement supérieur se sont tout d’abord fortement étendues. Les missions de base restent les mêmes, mais d’autres leur ont été adjointes. Parmi les premières, il y a bien sûr la production de connaissances et leur transmission par l’enseignement avec un double objectif de formation d’une main-d’œuvre qualifiée et de formation de citoyens avertis, capables de mobiliser connaissances et compétences analytiques pour construire leur opinion. L’innovation, c’est-à-dire la transformation de la recherche en technologies, en solutions, ou en produits utiles à la société, est depuis longtemps une mission menée par les universités, mais elle est devenue plus centrale, et plus encouragée par les décideurs publics depuis quelques années. S’y ajoute une mission de valorisation et de diffusion des connaissances avec une orientation très nette, et parfois un peu dogmatique, vers la science ouverte afin de garantir un accès libre aux résultats de la recherche. Plus récemment, mais sans oublier que cela était déjà présent dans la loi de 189618 par exemple, la participation des établissements d’enseignement supérieur au développement de leur environnement s’est ajoutée aux missions : des études ont mesuré la contribution des universités à l’économie locale, à travers les partenariats avec les acteurs économiques locaux, mais aussi par l’emploi de personnels, qui, comme les étudiants, se logent et consomment sur place… Les formations supérieures sont d’ailleurs souvent accueillies très positivement par les collectivités locales qui y voient un moyen de stabiliser leur population active en garantissant à leurs enfants l’accès à des formations supérieures à proximité. Ainsi, il s’agit également de participer à la lutte contre les inégalités sociales ou territoriales, mais aussi désormais aux objectifs de développement durable. Bref, les missions attendues des établissements d’enseignement supérieur se sont étendues. Certains de mes collègues à l’étranger ont utilisé l’expression de mission stretching pour qualifier ce phénomène qui est loin d’être propre à la France.

  • 19 DUPUY, Camille, SARFATI, François (2022). Gouverner par la loi. Une histoire de l’école 42. Paris : (...)

Les missions de l’Université (au sens large) sont donc plurielles, mais finalement claires et nombreuses. Ce qui complexifie le paysage, c’est que la place accordée par chaque établissement à chaque mission varie. Les universités françaises continuent à remplir toutes ces missions, mais pas toutes avec la même intensité. La politique de mise en compétition menée depuis 2005 s’est accompagnée d’une concentration des ressources sur les activités de recherche et d’innovation : la plupart des appels nationaux à projets financés par les Programmes d’investissements d’avenir (PIA) visent des objectifs scientifiques et technologiques tandis que la LPR apporte essentiellement des financements supplémentaires à la recherche. Les universités qui ont cumulé les succès dans le cadre des PIA ont donc renforcé leur profil d’universités de recherche. Cela ne signifie pas qu’elles ont abandonné les autres missions, mais qu’elles se caractérisent par la priorité donnée à cette mission et souvent par une forte internationalisation de celle-ci, alors que c’est moins le cas pour les autres universités. Au sein du secteur des grandes écoles, l’enseignement professionnalisant a longtemps été le principal objectif, mais cela a changé dès la fin des années 1980 pour les écoles de gestion et plus tardivement pour les écoles d’ingénieurs : plus d’importance est donnée à la recherche et à l’internationalisation. À des degrés divers toutefois : la formation par la recherche n’est pas encore au cœur de la formation dans toutes les grandes écoles. Enfin, certains établissements privés, et notamment ceux qui se développent fortement aujourd’hui, sont « gouvernés par l’emploi » comme l’ont très bien montré Camille Dupuy et François Sarfati19 pour l’École 42 et se concentrent sur la seule mission de formation d’une main-d’œuvre répondant strictement aux besoins des entreprises. Même s’il arrive parfois aux universités de tomber dans les travers de la professionnalisation étroite, tournée vers la satisfaction à court terme de besoins du marché du travail, la pluralité des missions qu’elles poursuivent me semble constituer un avantage compétitif sur les autres secteurs. Toutefois, cela n’est pas assez reconnu, pas assez valorisé, ni par elles ni par les décideurs publics et cette place essentielle qu’elles tiennent et sont seules à assurer dans toutes ses dimensions mériterait d’être rendue visible, mise en avant, afin de réaffirmer haut et fort le rôle central et irremplaçable qu’elles ont au sein de la société française.

RG : Avec ce numéro, nous célébrons les 50 ans de la revue Diversité, une revue d’interface en éducation de l’IFE de l’ENS de Lyon. Pour vous, pourquoi ces revues d’interface sont-elles importantes ? Et pourquoi le dialogue entre la science et la société est-il un enjeu essentiel aujourd’hui ?

CM : Favoriser le dialogue entre science et société, c’est en fait, plus prosaïquement, développer les relations et les échanges entre les enseignants et chercheurs d’une part et l’ensemble de la population d’autre part. Pour cela, il faut des espaces et les revues d’interface créent ces espaces, comme peuvent le faire les conférences ouvertes à tous les publics, les articles dans la presse, les interventions dans l’espace scolaire, etc. Mais le propre des revues, c’est de paraître à intervalles réguliers, elles ont donc l’avantage d’institutionnaliser ces rendez-vous, de les matérialiser, d’en garder la mémoire et elles sont ainsi un point de repère et une référence.

  • 20 SCHELLING, Thomas C. (1980). La tyrannie des petites décisions. Paris : PUF.

Pour développer le dialogue entre science et société, tout comme entre science et décideurs publics, il faut proposer des lieux intermédiaires (et les revues en font partie) et développer les fonctions de médiateurs, je dirais même de traducteurs capables de transmettre les apports scientifiques au-delà des cercles étroits des revues académiques, et réciproquement de formuler les questions émanant de la société de manière qu’elles appellent des réponses fondées sur la connaissance. Certains chercheurs font cela assez spontanément. Je pense par exemple à l’ouvrage de Thomas Schelling, La tyrannie des petites décisions20, dans lequel l’auteur, économiste, développe sa démonstration pratiquement sans algèbre ni diagramme dans les six premiers chapitres et ne la déploie en théorie formelle que dans le dernier chapitre, non sans avoir averti le lecteur au préalable. C’est cette étape qui est souvent difficile à franchir et que les revues d’interface encouragent les auteurs à réaliser. Mais il est vrai que, comme enseignants et chercheurs, nous ne sommes pas formés à cet exercice. De ce point de vue, ma thèse en 180 secondes est un excellent entraînement et une très bonne initiative.

Il me semble enfin que les revues d’interface sont indispensables pour éviter la confusion entre débats d’opinions et controverses scientifiques qu’entretiennent les émissions de radio ou de télévision qui réunissent des experts autour d’un sujet. Les débats d’opinion, qui ont toute leur légitimité, mettent en scène les idées, les croyances, les valeurs, les convictions des personnes. Les controverses sont d’une autre nature. Elles sont inhérentes au monde scientifique et portent sur la validité et la pertinence des résultats obtenus, des méthodes utilisées pour les produire, des données collectées… Les scientifiques ne discutent pas un résultat parce qu’il ne correspond pas à leur opinion, mais parce qu’ils perçoivent des limites dans la manière dont il a été obtenu. Et il me paraît important que les revues d’interface soient plurielles et ainsi rendent compte de ces controverses, des questions sur lesquelles elles portent, des points de désaccord, non pas pour donner une vision relativiste de la science, mais pour mieux équiper les citoyens face aux fake news que véhiculent les réseaux sociaux et pour qu’ils accordent autant d’attention aux résultats qu’à la manière dont ils ont été produits. Les revues d’interface sont un véhicule central pour nous accoutumer au raisonnement scientifique. Je souhaite donc à Diversité un bon anniversaire et de continuer sa mission d’interface pendant les cinquante années à venir !

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Notes

2 MUSSELIN, Christine (2020). « Sociologue de l’Université. Quand des opportunités font trajectoire ». Bulletin of Sociological Methodology/Bulletin de méthodologie sociologique, vol. 151, no 1, p. 29. https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0759106320939895

3 MUSSELIN, Christine (1987). Système de gouvernement ou cohésion universitaire. Les capacités d’action collective de deux universités allemandes et de deux universités françaises, thèse de doctorat. Institut d’études politiques, Paris.

4 CHATELAIN-PONROY, Stéphanie, MIGNOT-GÉRARD, Stéphanie, MUSSELIN, Christine, SPONEM, Samuel (2012). La gouvernance des universités françaises. Pouvoir, évaluation et identité [Rapport de recherche]. Institut de recherche en gestion – Université Paris Val-de-Marne – Centre de sociologie des organisations – CNAM – HEC Montréal. https://shs.hal.science/halshs-00729058 ; MUSSELIN, Christine (2012). Liberté, responsabilité… et centralisation des universités [Rapport de recherche]. Paris : École supérieure de l’Éducation nationale – Centre de sociologie des organisations. https://sciencespo.hal.science/hal-02169534v2

5 AUST, Jérôme, MAZOYER, Harold, MUSSELIN, Christine (2018). « Se mettre à l’IDEX ou être mis à l’index. Conformations, appropriations et résistances aux instruments d’action publique dans trois sites d’enseignement supérieur ». Gouvernement et action publique, vol. 7, no 4, p. 9-37. https://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2018-4-page-9.htm?ref=doi

6 FRIEDBERG, Erhard, MUSSELIN, Christine (1993). L’État face aux universités. En France et en Allemagne. Paris : Anthropos.

7 MUSSELIN, Christine (2001). La longue marche des universités françaises. Paris : PUF (réédité en 2022 aux Presses de Sciences Po).

8 MUSSELIN, Christine (2005). Le marché des universitaires. France, Allemagne, États-Unis. Paris : Presses de Sciences Po.

9 CROZIER, Michel, FRIEDBERG, Erhard (1977). L’acteur et le système. Paris : Seuil.

10 HUGRÉE, Cédric, POULLAOUEC, Tristan (2022). L’université qui vient. Un nouveau régime de sélection scolaire. Paris : Raisons d’agir.

11 SABATIER, Mareva, MUSSELIN, Christine, PIGEYRE, Frédérique (2015). « Devenir professeur des universités. Une comparaison sur trois disciplines (1976-2007) ». Revue économique, vol. 66, no 1, p. 37-63.

12 CHATELAIN-PONROY, Stéphanie, MIGNOT-GÉRARD, Stéphanie, MUSSELIN, Christine, SPONEM, Samuel (2012). La gouvernance des universités françaises. Pouvoir, évaluation et identité [Rapport de recherche]. Institut de recherche en gestion – Université Paris Val-de-Marne – Centre de sociologie des organisations – CNAM – HEC Montréal. https://shs.hal.science/halshs-00729058.

13 SIMON, Herbert (1983). Administration et processus de décision. Paris : Economica (Administrative Behavior. A Study of Decision-Making Processes in Administrative Organization, The Free Press, 1945).

14 MIGNOT-GÉRARD, Stéphanie, MUSSELIN, Christine, WALTZING, Aline (2022). Face au Covid-19. Les établissements d’enseignement supérieur et de recherche face à la crise sanitaire. Paris : Sciences Po – CSO. https://www.sciencespo.fr/cso/sites/sciencespo.fr.cso/files/Rapport%20Face%20au%20Covid-19_0.pdf. Cette enquête a été réalisée en février 2021 avec les étudiants du master 1 de sociologie de Sciences Po.

15 WEICK, Karl E. (1976). « Educational Organizations as Loosely Coupled Systems ». Administrative Science Quarterly, vol. 21, no 1, p. 1-19.

16 COHEN, Michael D., MARCH, James G., OLSEN, Johan P. (1972). « A Garbage Can Model of Organizational Choice ». Administrative Science Quarterly, vol. 17, no 1, p. 1-25.

17 WEICK, Karl E. (1976). « Educational Organizations as Loosely Coupled Systems ». Administrative Science Quarterly, vol. 21, no 1, p. 1-19.

18 Cette loi clôt une période de réformes successives de l’enseignement universitaire après la défaite de 1871 contre l’Allemagne. Elle recrée notamment les universités (supprimées sous la Révolution) en rassemblant localement sous un même toit les facultés qui avaient été restaurées sous Napoléon. Elle prévoit la possibilité pour les collectivités territoriales de financer les activités des universités et le développement des partenariats entre ces entités.

19 DUPUY, Camille, SARFATI, François (2022). Gouverner par la loi. Une histoire de l’école 42. Paris : PUF.

20 SCHELLING, Thomas C. (1980). La tyrannie des petites décisions. Paris : PUF.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christine Musselin, « « Je me définis avant tout comme une sociologue des organisations qui a décliné cette approche sur l’enseignement supérieur » »Diversité [En ligne], 203 | 2023, mis en ligne le 26 novembre 2023, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/diversite/4230

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Auteur

Christine Musselin

Directrice de recherche au CNRS.

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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