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Lectures par

Des institutions sociales de moins en moins enclines à considérer les enfants comme des sujets ?

Ghislain Leroy

Résumés

Cet article revient sur un entretien réalisé par Régis Guyon avec Sylviane Giampino, en 2012. Cette dernière s’y inquiète de l’évolution de la prise en charge des enfants au sein de l’école maternelle et au-delà. Une recherche de performance précoce semble s’installer, dit-elle, au détriment d’une prise en charge plus globale des enfants, dans leur diversité, tirant aussi profit de la tradition des théories psychologiques de l’attachement. Ghislain Leroy constate que ces évolutions n’ont fait que s’accentuer depuis cet entretien. La culture de la performance enfantine semble s’être plus encore déployée dans la société, indissociable de parcours éducatifs de plus en plus inégalitaires et différenciés dès la petite enfance. Ce contexte va également de pair avec une valorisation nouvelle de l’obéissance enfantine précoce et une perte de légitimité des liens affectifs « gratuits » entre adultes et enfants. La valorisation sociale d’un rapport à l’enfant l’instituant comme sujet pourrait corrélativement s’avérer déclinante.

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Texte intégral

1En lisant aujourd’hui, en 2023, cet entretien mené avec Sylviane Giampino en 2012, on ne peut qu’être frappé par la valeur de ses intuitions. Elle s’y inquiète de plusieurs évolutions sociales attestant une recherche croissante de performance enfantine précoce. Elle constate que ces tendances se mettent en œuvre dans de multiples institutions sociales : école maternelle, crèches ou encore familles. À bien des égards, comme nous le verrons, ces évolutions n’ont fait que se développer et s’approfondir depuis cet entretien, allant de pair avec le déclin d’une approche que l’on peut qualifier de « subjective » de l’enfant, c’est-à-dire l’instituant et le considérant comme sujet.

La recherche continuée de performance enfantine à l’école maternelle

La transformation du rôle social de l’école maternelle

2Le texte s’inquiète du développement d’attentes précoces envers l’enfant, en évoquant tout particulièrement les évolutions de l’école maternelle :

On a aujourd’hui une école maternelle qui a perdu sa vocation ludique et d’éveil et qui est en train de se vendre à l’illusion des acquisitions de compétences et à la précipitation du développement cognitif des enfants […]. (Giampino, Guyon, 2012, p. 8).

3À l’époque de la réalisation de cet entretien, le mouvement de scolarisation de l’école maternelle était en effet déjà largement en œuvre. Rappelons qu’au cours des décennies 1980, 1990 et 2000, l’école maternelle a connu un grand nombre de transformations administratives et curriculaires. Jadis, l’école maternelle était légitimée par plusieurs finalités : finalités de garde, finalités de préparation à la suite de la scolarité et finalités de prise en charge psychologique de l’enfant. À partir des années 1980, la logique de justification scolaire s’impose de plus en plus par rapport aux autres logiques, devenant peu à peu quasi hégémonique. Au cours de ces décennies, dans les programmes, les activités de lire, écrire, compter, ou censés y préparer (phonologie, par exemple) gagnent largement du terrain par rapport à des objectifs du type « vivre ensemble » ou relatifs à « l’affectivité ». Avec la loi d’orientation de 1989, l’école maternelle devient le début de la scolarité, son cycle 1, alors qu’elle était précédemment considérée comme un « avant », voire un « ailleurs », par rapport au système éducatif proprement dit. Dans le même temps, les logiques évaluatives (d’ailleurs évoquées dans l’entretien, Giampino, Guyon, 2012, p. 11), censées attester la réalisation de ces nouvelles ambitions scolaires, progressent. Dès 1990, un livret scolaire devient obligatoire à l’école maternelle. D’abord décrié, son usage est depuis devenu ordinaire.

Un rapport éducatif plus vertical

4Au-delà des dimensions curriculaires, ce sont aussi les normes éducatives, relatives à ce que doit être la relation adulte/enfant à l’école maternelle, qui évoluent au cours de cette période. Dans les années 1970, cette institution avait été en partie marquée par des visions éducatives libertaires. Les programmes de 1977 invitaient l’adulte à la retenue dans l’imposition de comportements à l’enfant (MEN, 1977), pour l’encourager à faire preuve d’initiative et pour qu’il développe sa créativité. Dès les orientations de 1986 (MEN, 1986), une remise en cause de ces valeurs a lieu. L’importance que l’enfant accepte les contraintes est soulignée. Ce phénomène se durcira dans les programmes ultérieurs. Sous le ministère de Xavier Darcos paraissent de nouveaux programmes (MEN, 2008) qui font l’éloge de la « morale », de l’obéissance vis-à-vis de l’enseignant, appelant par ailleurs l’enfant à savoir « contrôler » ses émotions, au rebours total des instructions de 1977, bien plus accueillantes à leur égard (Leroy, 2020b).

5Il est vrai que les approches libertaires des années 1960-1970 avaient parfois engendré des dérives (Leroy, 2022). Il est également vrai qu’à cette période, on pouvait parfois rapprocher un peu vite déprise enseignante et créativité de l’enfant (alors que cette créativité est aussi un apprentissage, supposant un accompagnement, une initiation, adultes). De nombreux travaux psychologiques des années 1980 (Bruner, 1983) ont montré l’importance de l’étayage adulte, et de la transmission, pour que l’enfant apprenne, tout ne pouvant pas naître de ses seules initiatives. Il n’en reste pas moins que ce retour de l’autorité à partir des années 1980 a aussi à voir avec le fait que l’école maternelle est alors de plus en plus sollicitée pour produire des résultats scolaires. Dès les années 1980, l’école maternelle est encouragée à résoudre les questions désormais prégnantes d’« échec scolaire ». Mais surtout, au cours des années 1990, on attend de plus en plus que l’école maternelle donne à voir des résultats scolaires, pour justifier son existence et ses coûts, de plus en plus questionnés, dans un contexte de développement de la nouvelle gestion publique et des valeurs néo-libérales (Bezes, 2009), indissociables d’un soupçon vis-à-vis de la légitimité des institutions publiques. On cherche à les rendre moins onéreuses, par des objectifs de performances censés être asymptotiques des professionnels qui y exercent, en reprenant des logiques d’évaluation du travail qui se sont peu avant développées dans l’entreprise privée (Paradeise, Lichtenberger, 2001). On comprend dès lors qu’il existe, à l’époque, des liens intimes entre l’attente renforcée de résultats scolaires de l’école maternelle et le retour de la valorisation du rapport d’autorité entre l’adulte et l’enfant. L’enfant n’a plus le temps de faire preuve d’initiative ; il doit rapidement être élève pour que l’école maternelle produise les résultats qu’on attend d’elle. Voilà qui peut mettre à mal son statut de « sujet » auquel se réfère Sylviane Giampino (Giampino, Guyon, 2012, p. 10).

École maternelle et psychologie

6Le déclin du possible rapport subjectif à l’enfant se caractérise, au cours de la période, par un remaniement dans les rapports entre école maternelle et psychologie. Voilà qui nous amène à nous pencher sur les différents usages sociaux de la psychologie, variés au cours du temps.

  • 1 On pense ici à un article de Watanabe (2010) montrant le savoir-faire d’une éducatrice japonaise, c (...)

7À la fin des années 1970, la psychanalyse a une grande influence dans les textes officiels de l’école maternelle. Du même coup, l’enfant n’est pas qu’appréhendé comme élève, mais aussi avec un souci relatif à sa vie psychique intime et émotionnelle. Cela est encore le cas dans les orientations de 1986 qui, bien qu’elles rétablissent l’importance des finalités scolaires, proposent encore maints développements sur la question de la bonne prise en charge émotionnelle de l’enfant. On y trouve par exemple des passages sur l’importance de respecter le besoin d’isolement de l’enfant, ainsi que de le secourir en cas de chagrin, par exemple avec des objets transitionnels. Dans mon ouvrage L’école maternelle de la performance enfantine en 2020, j’ai pu montrer qu’à partir des programmes de 1995, les thématiques psychologiques affectives de ce type disparaissent quasiment. La psychanalyse n’est d’ailleurs plus citée. Les justifications psychologiques, insistant sur l’importance de la libre initiative de l’enfant, disparaissent tout autant, dans un contexte de valorisation croissante de l’organisation concertée des apprentissages. C’est aussi que, du côté des professeurs des écoles, l’« improvisation » est de plus en plus mal vue, alors même que des travaux ont montré qu’elle pouvait être une compétence clé des professionnels de la petite enfance1 ; mais ici, il s’agit bien sûr plutôt de prendre pour modèle l’enseignant de l’école élémentaire. Une chaîne d’obéissance doit en réalité être à l’œuvre, du professeur des écoles de maternelle, censé appliquer dûment les nouveaux programmes scolarisant, par une densification du temps d’apprentissage, aux enfants.

  • 2 Pascale Garnier est professeure des universités en sciences de l’éducation (université Sorbonne Par (...)

8Dans les décennies ultérieures, et notamment depuis cet entretien de 2012, ces grandes orientations n’ont pas changé. Sous la présidence de François Hollande, de nouveaux programmes sont élaborés. Certains chercheurs qui jouent un rôle dans leur élaboration, tels que Pascale Garnier2, tentent de faire en sorte qu’un retour des approches psychoaffectives s’y mette en œuvre, ainsi qu’une revalorisation de l’initiative enfantine, mais avec un succès très relatif. Les thématiques affectives, ou relatives au jeu libre de l’enfant, sont accueillies un peu froidement par les enseignants de l’école maternelle de l’époque, et surtout l’Inspection générale, qui bloque les tentatives de déscolarisation, fussent-elles partielles (Leroy, 2017).

9À la fin de la décennie 2010, des travaux soulignent pourtant les liens entre la logique de scolarisation et les situations de mal-être enfantin. J’ai pu identifier des situations de stress enfantin précoce et de violences physiques à l’encontre des enfants dans certains contextes où la demande de performance est particulièrement à l’œuvre (Leroy, 2019). Les attentes de conformation scolaire peuvent parfois devenir très insistantes de la part de certains enseignants et éloigner largement l’école maternelle d’un accueil inconditionnel de l’enfant :

Notre société exerce une sorte de violence, car elle oublie que les petits sont des petits. (Giampino, Guyon, 2012, p. 10)

10Garnier et Brougère (2017) s’inquiètent également des conséquences de l’usage précoce de classifications scolaires aboutissant de facto à « trier » les enfants.

  • 3 Stanislas Morel est maître de conférences en sociologie (université Sorbonne Paris Nord, laboratoir (...)
  • 4 Dans le contexte scolarisant actuel, ce type d’usage de la psychologie se retrouve souvent. Ce n’es (...)

11Des liens forts demeurent bien sûr aujourd’hui entre l’école maternelle et la psychologie, mais parfois dans un sens différent de celui que nous venons d’évoquer. Avec les travaux de Stanislas Morel3 (2012), nous voyons qu’à un usage libertaire de la psychanalyse dans les années 1970 pourrait avoir succédé un usage tout autre, permettant au fond de déresponsabiliser l’école de la difficulté scolaire, en lui trouvant des causes extérieures à l’école, comme dans des liens familiaux supposément « névrotiques » et troublés (un rapport vite qualifié de « fusionnel » entre une mère et un enfant pouvant par exemple être allégué pour « expliquer » les difficultés de ce dernier4).

Montessorisme et performance enfantine

12Depuis cet entretien avec Sylviane Giampino, l’école maternelle a également connu le renouveau d’approches pédagogiques se disant inspirées de Montessori. Nous ne trancherons pas ici sur leur fidélité ou non à Maria Montessori, nous centrant plutôt sur le sens social de ces nouvelles pratiques, et ce qu’elles disent de l’évolution du rapport éducatif à l’enfant à l’école maternelle. Dès 2010, des enseignants de maternelle ont vu des ressources dans ce type d’approche, qui ont connu aussi un fort développement après le grand succès de l’ouvrage de Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant (2016). Cet ouvrage fait le récit d’une expérimentation pédagogique d’inspiration montessorienne à Gennevilliers, qui aurait permis de faire réussir les enfants de façon spectaculaire. Nous avons en 2017-2018 mené une vingtaine de jours d’observation dans des classes mettant en œuvre ce type de pédagogie. Il a été frappant de constater que ces pratiques reposaient souvent sur une forte déprise enseignante, et une responsabilisation accrue des enfants par rapport à leurs propres parcours d’apprentissage. La classe n’adopte désormais plus un développement unitaire. Chaque enfant suit son parcours d’apprentissage, lié à ses propres désirs spontanés, se dirigeant vers les activités de son choix. La perspective sociologique est ici utile pour mettre en lumière que, selon leurs socialisations familiales différenciées, les enfants ne vont pas vers les mêmes types d’activité, et n’utilisent pas ces temps d’apprentissage avec le même rythme ou le même zèle (Leroy, 2020a). On peut dès lors s’interroger sur les liens potentiels entre ce montessorisme contemporain et une logique de renforcement des inégalités sociales. D’autant plus que la logique de très forte personnalisation qui est alors mise en œuvre permet, chez les enfants les mieux dotés, de travailler bien plus précocement que jadis les compétences les plus scolairement rentables. Ainsi, j’ai eu l’occasion de voir, dans ces classes, des enfants favorisés apprendre à lire à 3 ans, ce que je n’avais jamais vu dans mes observations précédentes, notamment au début de la décennie 2010. Enfin, cette approche montessorienne contemporaine ne consiste en rien en un retour d’une approche psychoaffective de l’enfant, telle que décrite plus haut, qui avait une certaine influence dans les années 1960 et 1970. Elle est bien plutôt très largement justifiée par son efficacité scolaire supposée. En quoi elle ne rompt en rien, selon nous, avec la logique scolarisante qui a pris tant d’importance à l’école maternelle dans les dernières décennies.

Transformation du rapport éducatif à l’enfant au-delà de l’école maternelle

Parcours éducatifs élitaires dans la petite enfance

  • 5 Voir l’article paru dans Le Monde, « Mixité scolaire : des écarts socio-économiques parfois immense (...)

13Depuis cet entretien de 2012, les parcours éducatifs scolaires sont de plus en plus inégalitaires. La publication des IPS5 (indice de position sociale) en 2022 a permis de voir que l’enseignement privé était non seulement en croissance, mais recrutait également moins d’enfants populaires que jadis. Il est devenu encore plus naturel qu’avant pour les classes supérieures de recourir à cette voie. Par ailleurs, au « privé » classique, par exemple catholique, s’est aussi ajoutée toute une nouvelle offre alternative bigarrée. En France, on dénombrait 125 écoles revendiquant une appellation Montessori en 2012 contre 169 en 2017, soit un taux de progression de plus de 6 % par an (Viaud, 2017). Mais nous pouvons également évoquer les écoles Steiner, démocratiques, ou encore l’instruction en famille. Toutes ces institutions sont différentes, et peuvent prendre des formes très variées, mais il n’est pas rare qu’elles mettent en œuvre des parcours scolaires fondés sur des logiques d’entre-soi social, voire d’élitisme, même si ce n’est pas toujours le cas. Quoi qu’il en soit, de nouveaux types d’écoles maternelles privées apparaissent, notamment d’inspiration montessorienne, répondant à ces besoins élitaires croissants dès le jeune âge des milieux supérieurs.

14À ce titre, comme le disait déjà Sylviane Giampino dans cet entretien, des effets de ricochet ont lieu ; la concurrence scolaire croissante s’invite également de plus en plus avant l’école maternelle proprement dite :

Ce qui me semble problématique aujourd’hui, c’est que non seulement les écoles maternelles fonctionnent de plus en plus sur le modèle de l’école primaire, mais que les modes d’accueil collectifs fonctionnent de plus en plus sur le modèle de l’école maternelle. (Giampino, Guyon, 2012, p. 10)

15Au-delà, encore, de ces intuitions, se développe aujourd’hui toute une nouvelle offre de crèches privées très qualitatives, assurant une prise en charge éducative hautement personnalisée et maximisant la préparation scolaire (mettant en avant le bilinguisme, par exemple). Nous avons eu l’occasion d’étudier ce type de crèche. Elles sont souvent payées en large partie par des comités d’entreprises ayant des moyens importants. Plus généralement, dans un grand nombre de crèches plus ordinaires semblent aussi parfois progresser des logiques scolarisantes, pour préparer à une école maternelle qui elle-même ne prépare plus à l’école, mais en constitue dorénavant le début. Le développement de la recherche d’« autonomie » dès la crèche en est un exemple. Plusieurs sociologues ont identifié la formidable croissance des attentes d’autonomie à l’école (Lahire, 2001), et à l’école maternelle en particulier, depuis les années 2000. Cette valeur est liée à des attentes croissantes de responsabilité de l’enfant quant à sa propre réussite, dans laquelle il doit s’investir. Nous avons eu l’occasion d’identifier plusieurs crèches dans lesquelles le travail pédagogique autour de l’autonomie de l’enfant était présenté comme plus important que celui autour de la découverte de l’autre, et/ou du vivre ensemble. Nous retrouvons des évolutions semblables à ce que nous avons évoqué plus haut en ce qui concerne les évolutions de l’école maternelle.

Quid des parcours éducatifs populaires ?

16Si l’offre se diversifie pour les parents bien situés socialement, on s’interroge en revanche sur les possibles offerts en crèches aux familles les plus populaires (tout en ayant conscience que les crèches sont quoi qu’il en soit moins fréquentées par ces milieux sociaux). On peut faire l’hypothèse d’une tendance à la baisse de qualité dans plusieurs secteurs de la petite enfance. Les choses semblent avoir évolué défavorablement depuis l’entretien mené avec Sylviane Giampino, qui affirmait : « […] la petite enfance évolue […] vers toujours plus de professionnalisation » (Giampino, Guyon, 2012, p. 11).

17Je coordonne actuellement une recherche CNAF (Caisse nationale des allocations familiales) depuis 2022 sur les « professionnels de crèche et les émotions des enfants ». Nous avons pu constater que les conditions de travail dans de nombreuses crèches publiques évoluent défavorablement, comme dans de nombreuses autres sphères professionnelles, avec des professionnel·le·s usé·e·s, ayant peu de temps pour une prise en charge qualitative des enfants, avec un nombre important d’arrêts de travail, etc. Beaucoup de professionnel·le·s envisagent des reconversions, éreinté·e·s par leurs conditions de travail. Des rapports donnent à voir ces évolutions défavorables qui peuvent être, ici aussi, indissociables de souffrances enfantines (IGAS, 2023). L’offre privée semble également régulièrement offrir des conditions de prise en charge rentabilistes défavorables à une prise en charge psychique individuelle de l’enfant. Il serait caricatural de dire que seuls les enfants issus des classes populaires sont victimes de ces évolutions (nous avons constaté des crèches au fonctionnement dégradé dans des quartiers privilégiés). On peut néanmoins relever que, comme pour l’école publique, les familles capables de s’émanciper de ces environnements dégradés sont, et seront, de plus en plus les familles les mieux situées socialement.

18Peut-être est-il envisageable de faire des liens entre ce type d’évolution, et ce qui se joue dans l’Éducation nationale. Le recours jadis impensable à une main-d’œuvre non formée, recrutée par speed dating (« rencontre rapide »), pour enseigner dans le premier degré (donc également à l’école maternelle), en est un exemple. Si l’école maternelle française est régulièrement montrée du doigt par les organismes internationaux, notamment pour le très fort ratio adulte/enfant, un de ses points forts historiques était la durée de formation des professeurs des écoles (BAC + 5).

Du côté des parents

  • 6 Claude Martin est directeur de recherche au CNRS et enseigne à l’EHESP (École des hautes études en (...)

19La très forte préoccupation contemporaine quant à la réussite des enfants se retrouve dans une mobilisation parentale qui n’a fait que se renforcer depuis la parution de cet article. L’ouvrage collectif « Être un bon parent ». Une injonction contemporaine dirigé par Claude Martin6, paru en 2014, en est un bon témoin. J’ai pu quant à moi mener une recherche sur les manuels parentaux se référant à Montessori, qui ont prospéré depuis 2015 environ. S’y met en place un discours survalorisant les apprentissages précoces de l’enfant plutôt que le lien affectif avec lui. Dès la naissance quasiment, certains de ces manuels appellent à limiter le lien affectif parents/enfants, car il détournerait l’enfant de son attrait supposé pour des jeux éducatifs, dûment mis à sa disposition, pour qu’il s’y adonne en solitaire et travaille, déjà, son autonomie. L’installation d’un lit sans barreaux est du même coup prescrite pour que, le plus tôt possible, l’enfant aille réaliser, seul, des jeux éducatifs préparés par ses parents. Il semble parfois y avoir, dans ces ouvrages, une rupture troublante et inédite depuis les années 1950 avec certaines théories de l’attachement qui avait jadis prospéré (Neyrand, 2000), d’ailleurs évoqué par Sylviane Giampino au sein de l’entretien (Giampino, Guyon, 2012, p. 7). D’ailleurs, c’est aussi ce type de rapport à l’adulte, moins affectif, plus distancié, qui est connexe à la notion d’autonomie. L’enfant idéal contemporain n’est plus tant un enfant enjoint par l’adulte à être performant scolairement précocement, mais un enfant lui-même fortement investi précocement dans un tel devenir de lui-même, y adhérant très largement, et faisant des efforts pour cela. Ce doit être son propre projet.

Quels enfants forme-t-on aujourd’hui ?

20On peut, dans la continuité du point de vue théorique de Sylviane Giampino, s’interroger sur le devenir psychique des enfants dans un tel climat. Il nous semble poser des problèmes différents selon les milieux sociaux des enfants. Les enfants de milieux supérieurs sont précocement socialisés à ces normes de performance croissante. Le fait qu’ils soient appréhendés comme des performers (et appréciés comme tels) nous paraît contraire à une logique sociale d’institution comme sujet, capable, d’ailleurs, d’exprimer des besoins propres. S’il y a néanmoins une chance qu’ils effectuent un parcours scolaire qualitatif, leur assurant une position sociale plus qu’honorable, il nous paraît important de dire qu’une telle éducation peut éloigner d’un rapport de soi à soi heureux. Annette Lareau (2021) a souligné le caractère frénétique de ce type d’éducation, fondé sur la seule focale de l’optimisation des performances scolaires.

21Du côté des enfants issus des classes populaires peuvent à l’inverse se jouer des phénomènes de marginalisation, contraires eux aussi au bon développement psychique. Les institutions de la petite enfance tendent à valoriser de plus en plus la performance scolaire. Les logiques de prise en charge psychoaffectives déclinent. Dès lors, ces enfants peuvent être stigmatisés dans leurs différences (ils possèdent moins de legs familiaux conformes à ce nouvel éthos de la performance précoce). On voit aussi des phénomènes de responsabilisation de ces enfants ou de leurs parents (c’est d’eux que viendrait le problème de leur inadaptation), dans un contexte de baisse d’ambition politique globale des institutions publiques, allant de pair avec le déploiement d’une logique de mérite individuel, qui justifie d’ailleurs à dessein le désengagement de la collectivité. Dans un tel contexte, ces enfants issus des classes populaires ne sont pas non plus accueillis comme sujets.

Pour conclure…

22Ainsi, ce texte de Sylviane Giampino résonne avec beaucoup de nos travaux menés depuis, et d’enquêtes de nombreux sociologues. Ils concordent pour s’interroger sur un déclin du rapport subjectif à l’enfant et d’une responsabilité collective adulte à l’endroit du bon développement psychique des enfants. Le contexte néo-libéral et de nouvelle gestion publique pourrait tendre à rendre désuète l’appréhension de l’enfant comme un sujet psychique singulier, que ce soit à l’école maternelle, dans les crèches ou encore dans les sphères familiales. C’est aussi qu’il est des liens entre ces nouvelles tendances politiques et la question de l’ordre précoce dans l’enfance. Il n’est plus question d’enseigner la subversion à l’enfant comme dans certaines approches des années 1970 (Leroy, 2022). Il s’agit au contraire que, précocement, il concoure lui-même, sincèrement, à sa propre normalisation. Nous terminerons en soulignant la complémentarité selon nous d’une certaine psychologie de l’enfant, telle que celle défendue dans cet entretien, et de l’analyse sociologique, pour démasquer, confondre, et combattre ce type de rapport à l’enfant et aux individus, que nous jugeons hautement inique. D’autres éducations, d’autres individus, d’autres vies, sont possibles et très largement souhaitables, indissociables d’autres visions et pratiques politiques.

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Notes

1 On pense ici à un article de Watanabe (2010) montrant le savoir-faire d’une éducatrice japonaise, capable de rebondir sur des initiatives enfantines, tel que le fait de ramener une bouteille dégageant un certain parfum, pour les prolonger, les nourrir, en faire des situations d’apprentissage, mais aussi de convivialité entre enfants.

2 Pascale Garnier est professeure des universités en sciences de l’éducation (université Sorbonne Paris Nord, laboratoire EXPERICE).

3 Stanislas Morel est maître de conférences en sociologie (université Sorbonne Paris Nord, laboratoire EXPERICE).

4 Dans le contexte scolarisant actuel, ce type d’usage de la psychologie se retrouve souvent. Ce n’est pas à dire qu’il n’existait pas dans les années 1960 et 1970.

5 Voir l’article paru dans Le Monde, « Mixité scolaire : des écarts socio-économiques parfois immenses entre des collèges voisins », 13 avril 2023. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/04/13/mixite-scolaire-des-ecarts-socio-economiques-parfois-immenses-entre-des-colleges-voisins_6169317_4355770.html#:~:text=Cr%C3%A9%C3%A9%20en%202016%2C%20et%20longtemps,de%20demandes%20insistantes%20de%20journalistes

6 Claude Martin est directeur de recherche au CNRS et enseigne à l’EHESP (École des hautes études en santé publique, Rennes).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ghislain Leroy, « Des institutions sociales de moins en moins enclines à considérer les enfants comme des sujets ? »Diversité [En ligne], 203 | 2023, mis en ligne le 25 novembre 2023, consulté le 14 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/diversite/4279

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Auteur

Ghislain Leroy

Maître de conférences HDR en sciences de l’éducation. Université Rennes 2, laboratoire CREAD.

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